Commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté alimentaire de la france

Réunion du jeudi 30 mai 2024 à 14h30

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • ANSES
  • abattoir
  • contractualisation
  • egalim
  • indicateur
  • producteur
  • substance
  • viande
  • éleveur

La réunion

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La séance est ouverte à quatorze heures trente.

La commission procède à l'audition de Mme Sarah Lacoche, directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) (ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique).

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Nous recevons cet après-midi les représentants de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, la DGCCRF : Mme Sarah Lacoche, directrice générale, Mme Marie Suderie, directrice de cabinet, M. Thomas Pillot, chef du service de protection des consommateurs et de régulation des marchés, et Mme Odile Cluzel, sous-directrice des produits et marchés agroalimentaires. Sur les questions relatives à l'agriculture et à l'agroalimentaire, auditionner la DGCCRF allait de soi, en particulier pour parler du contrôle de la qualité des produits alimentaires et de l'application des lois Egalim du 30 octobre 2018, du 18 octobre 2021 et du 30 mars 2023.

L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Sarah Lacoche, Mme Marie Suderie, M. Thomas Pillot et Mme Odile Cluzel prêtent serment.)

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Sarah Lacoche, directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes

La notion de souveraineté alimentaire, au centre de votre commission d'enquête, renvoie à l'autonomie et à la sécurité alimentaires, ainsi qu'à l'alimentation de qualité, tous champs relevant du périmètre du ministère de l'agriculture. L'aspect économique est également essentiel. En mars 2024, le Gouvernement a publié le rapport « Évaluation de la souveraineté agricole et alimentaire de la France », qui établit un lien entre la souveraineté et la résilience économique des exploitations agricoles et des filières.

La DGCCRF peut contribuer à atteindre les objectifs de souveraineté alimentaire. En effet, nous veillons au bon fonctionnement des marchés, à la loyauté des relations entre les entreprises, à la bonne information des consommateurs et à la protection contre les pratiques trompeuses.

Nous effectuons des enquêtes et des contrôles pour veiller à la loyauté des produits alimentaires. De plus en plus souvent, les fabricants allèguent la protection de l'environnement, la rémunération des producteurs agricoles, les bénéfices pour la santé. Nous nous assurons que les mentions concernées sont fiables. Nous contrôlons également les mentions relatives à l'origine, aux caractéristiques et à la composition des produits. Nos actions tendent à améliorer la confiance des consommateurs et à protéger les acteurs, producteurs et industriels, respectueux des réglementations. Nous sanctionnons les fraudeurs pour mettre fin à leurs pratiques. Cette année, nous avons par exemple renforcé la lutte contre la francisation parce que les consommateurs sont sensibles à l'origine française des produits.

Nous intervenons également pour préserver la loyauté et l'équilibre des relations commerciales. Nous assurons le respect des dispositions issues des lois Egalim, au long de la chaîne qui va du producteur agricole au distributeur. En 2022, nous avons contrôlé 100 relations contractuelles établies dans la partie amont ; en 2023, nous avons intensifié notre action et mené 175 contrôles ; cette année, nous avons prévu de porter leur nombre à 250. Dans la partie aval, nous contrôlons le respect des dispositions du code de commerce, comme la date butoir et le formalisme, ainsi que la sanctuarisation des matières premières agricoles et la clause de révision automatique des prix issues de la loi Egalim 2. En 2022, nous avons ainsi analysé 500 contrats ; plus de 1 000 en 2023. Cette année, nous visons la vérification de 1 400 contrats. Nous pouvons également sanctionner les pratiques restrictives de concurrence, de l'amont à l'aval, en particulier celles de nature à créer un déséquilibre significatif. Avec l'Autorité de la concurrence (ADLC), nous veillons au respect de la concurrence sur les marchés, pour garantir l'équité entre les opérateurs. Nous examinons par exemple les demandes d'extension des accords interprofessionnels.

En menant à bien ses missions, la DGCCRF participe la lutte contre la crise agricole. À la demande du ministre, nous avons rehaussé nos objectifs de contrôle : 10 000 sont prévus cette année sur l'origine des produits alimentaires et sur la loyauté en général ; nous en avons effectué près de 4 000. Nous intensifions ceux des relations contractuelles entre les producteurs agricoles et les premiers acheteurs. En mai, nous avons effectué trente-sept visites. Au début de l'année, les enquêteurs se sont concentrés sur la partie aval, pour vérifier le respect de la date butoir. Par ailleurs, le Premier ministre a confié à Mme Anne-Laure Babault et à M. Alexis Izard l'évaluation des lois Egalim ; nous contribuons à leur réflexion.

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Un audit flash de la Cour de comptes précise qu'entre 2022 et 2023, vous avez mené soixante-quatre contrôles, principalement chez les grands acheteurs, pour vérifier la bonne application des lois Egalim dans les contrats. Confirmez-vous ce chiffre ?

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Sarah Lacoche, directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes

Cette évaluation concernait la filière bovine. Nous contrôlons également d'autres filières.

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Pouvez-vous repréciser le nombre de contrôles Egalim par année ?

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Sarah Lacoche, directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes

En 2022, nous avons mené 100 contrôles sur l'amont de la filière agricole ; 175 en 2023 ; nous visons la vérification de 250 relations contractuelles en 2024. En début d'année, les équipes se concentrent davantage sur le volet aval, à cause de la date butoir ; nous sommes donc encore loin d'avoir atteint l'objectif visé, mais elles intensifieront les contrôles sur l'amont dans la deuxième moitié de l'année.

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La même publication indique qu'en 2022 et 2023, la DGCCRF n'aurait sanctionné aucun des manquements constatés, se contentant de pédagogie et de simples rappels à la loi. Pouvez-vous nous expliquer cette décision ?

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Sarah Lacoche, directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes

La réglementation de la filière viande était récente. En général, après un changement de réglementation, nous adoptons d'abord une approche pédagogique. C'est ce qui s'est passé. Néanmoins, les contrôles menés à la fin de 2023 ont donné lieu à quatre premières procédures, en particulier des pré-injonctions. Engagées au début de 2024, elles sont en cours.

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S'agit-il de procédures administratives ou judiciaires ?

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Sarah Lacoche, directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes

Ce sont des mesures administratives.

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Certaines centrales d'achat de la grande distribution sont situées hors du territoire français. Le sujet est désormais connu du grand public. Comment analysez-vous cette décision des entreprises concernées ? Lorsque la centrale est implantée à l'étranger, dans quelle mesure accédez-vous à leurs données ? Si vous constatez des manquements, quels sont vos pouvoirs de sanction ?

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Sarah Lacoche, directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes

Ces dernières années, nous avons suivi la structuration des centrales d'achat européennes. En lui-même, ce dispositif n'est pas interdit. L'une des centrales, avec laquelle nous avons discuté, a choisi de respecter la réglementation française ; nous sommes en train de vérifier qu'elle applique bien les règles formelles, notamment celle relative à la date butoir. Néanmoins, toutes ne le font pas. Nous avons déjà mené des actions – qui sont parfois en cours – contre certaines pour non-respect de la date butoir ou pour des pratiques déséquilibrées au regard du droit de la concurrence. Cette année, nous avons identifié deux centrales européennes qui n'avaient pas respecté la date limite de signature. Globalement, les autres acteurs ont essayé de jouer le jeu.

L'implantation des centrales à l'étranger peut compliquer notre intervention. Nous avons un contentieux avec l'une d'entre elles, qui conteste notre action devant la justice belge. Cependant nous pouvons dialoguer avec les fournisseurs situés en France qui sont en relation avec elles, donc obtenir les contrats, ou constater que certains contrats n'ont pas été signés, ou ne l'ont pas été avant la date butoir.

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Quelles règles, hormis celle relative aux dates, ne sont pas respectées ?

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Sarah Lacoche, directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes

Les analyses sont en cours. Nous nous assurerons notamment que les autres dispositions des lois Egalim sont appliquées, notamment la sanctuarisation des matières premières agricoles. Nous nous sommes d'abord concentrés sur le respect de la date limite, parce que c'était la première obligation formelle ; maintenant, nous vérifions que les centrales et les autres acteurs appliquent les mesures restantes.

Selon moi, la décision d'implanter les centrales à l'étranger s'explique par la volonté de regrouper les achats. Plusieurs distributeurs s'associent parfois ; cela renforce leur pouvoir de négociation. Pour certaines, nous nous demandons si cela vise à contourner la réglementation française.

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Vous dites que vous nourrissez des interrogations. En discutez-vous avec elles ?

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Sarah Lacoche, directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes

Nous discutons avec certaines, mais dans le cadre d'actions répressives. Avec d'autres, le dialogue a eu lieu en amont, plutôt à leur initiative : elles nous ont présenté leur démarche. C'est le cas de celle qui voulait respecter le droit français. Nous discutons ainsi de manière informelle avec de nombreux acteurs économiques. Pour d'autres, les échanges sont de nature juridique.

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Sans révéler de secrets ni de noms, pouvez-vous nous dire si vous êtes à l'origine des actions menées en cas de non-respect de la réglementation ou si vous recevez des plaintes d'autres entreprises, de citoyens, d'associations, de syndicats agricoles ? Qui déclenche les contrôles ?

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Sarah Lacoche, directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes

Depuis plusieurs années, nous lançons des enquêtes et des contrôles à l'issue des négociations commerciales pour nous assurer que les réglementations sont respectées. Nous définissons dans notre programme annuel d'enquête des domaines spécifiques de contrôle, en fonction des nouvelles normes. Par ailleurs, des entreprises peuvent nous solliciter, en particulier s'agissant de déséquilibres. Dans ce cas, nous examinons le dossier. Les signalements émanent aussi des fédérations professionnelles. Pour résumer, nous établissons un programme d'enquête et nous nous adaptons, par exemple en ciblant un acteur que nous n'avions pas prévu de contrôler ou en définissant une thématique d'enquête qui nous a été signalée par un acteur économique ou par une filière.

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Les syndicats agricoles effectuent-ils des signalements ?

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Sarah Lacoche, directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes

Cela pourrait arriver, mais je n'en ai eu aucun exemple depuis ma prise de fonction.

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Thomas Pillot, chef du service de protection des consommateurs et de régulation des marchés

Nous avons créé une adresse e-mail pour les structures de cette nature afin de faciliter les signalements, mais nous avons été peu sollicités. Ce n'est pas spécifique à ce secteur : dans l'ensemble de l'économie, les structures collectives font peu de signalements aux autorités de contrôle, en tout cas à la DGCCRF.

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C'est une information intéressante pour les parlementaires, qui peuvent ainsi mieux évaluer la distance entre les discours et les actions menées pour vérifier la conformité à la loi.

La restauration hors domicile représente une part non négligeable de l'alimentation des Français, or l'origine des denrées constitue une zone grise. Comment vérifie-t-on l'origine des viandes les plus consommées – volaille, bœuf, porc – dans la restauration hors domicile, en particulier dans la restauration rapide, comme les tacos et les kebabs, désormais massive ? L'importation est-elle plus forte dans ce secteur ? Si les viandes proviennent plutôt de l'étranger, de quelle zone géographique ? Le sujet de la restauration hors domicile a été abordé dans plusieurs de nos auditions, or il est très difficile d'obtenir des informations fiables en la matière.

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Sarah Lacoche, directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes

Nous ne pourrons pas vous donner de chiffres. Nous contrôlons l'origine de la viande, bovine notamment. Nous vérifions par exemple que les informations sur l'origine de la viande bovine – pays de naissance, d'élevage et d'abattage – sont exactes et disponibles, mais nous n'établissons pas de statistiques permettant de constater des évolutions.

Nous menons des contrôles dans la restauration hors domicile, qu'elle soit classique ou rapide. Nous vérifions le respect de nombreuses autres obligations, comme l'affichage des prix et les mentions ; nous nous assurons de la bonne application de la réglementation sectorielle. Toutefois, je ne pense pas que nous classions les données par type d'établissement. Nous vous transmettrons celles dont disposons. En 2023, nous avons contrôlé 614 établissements sur les produits d'origine animale.

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Quelles obligations les restaurants, quelle que soit leur catégorie, doivent-ils respecter s'agissant de l'affichage de l'origine des viandes ?

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Sarah Lacoche, directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes

La réglementation est la même pour tous les établissements de restauration.

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Odile Cluzel, sous-directrice des produits et marchés agroalimentaires

Un décret récent a étendu l'obligation d'informer les consommateurs de l'origine de la viande aux établissements de restauration proposant seulement des repas à livrer ou à emporter, qu'on appelle couramment des dark kitchens. Les restaurants ont l'obligation d'indiquer l'origine de la viande bovine ; pour les volailles et les viandes ovine et porcine, la situation est compliquée. Un décret prévoyait d'appliquer aux restaurateurs les mêmes informations sur l'origine de toutes ces viandes. En 2022, il a été notifié à la Commission européenne, qui s'apprêtait à réviser le règlement INCO concernant l'information des consommateurs sur les denrées alimentaires ; la Commission avait demandé que l'obligation s'applique pendant une durée limitée. Le décret était donc en vigueur jusqu'au 29 février. La Commission n'ayant pas encore engagé la révision du règlement INCO, nous lui avons notifié un nouveau projet de décret tendant à prolonger l'obligation d'information. Cela a créé un statu quo provisoire, qui s'achèvera à la fin du mois. Le décret qui maintiendra durablement l'obligation va pouvoir être publié ; l'obligation, suspendue, sera donc prochainement rétablie.

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En l'état, tout type de restaurant a donc l'obligation d'afficher l'origine de la viande de bœuf, de la viande ovine et de la viande de volaille ?

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Odile Cluzel, sous-directrice des produits et marchés agroalimentaires

C'est le cas pour la viande de bœuf. Pour les autres catégories, l'obligation est suspendue depuis le 29 février, mais sera prochainement rétablie. Les enquêteurs ont pour consigne de faire de la pédagogie, en expliquant aux opérateurs qu'ils contrôlent que la suspension n'est que temporaire et en les incitant vivement à maintenir l'information.

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Je vous ai envoyé un questionnaire il y a quelques semaines. Vous avez eu l'amabilité d'y répondre précisément, madame la directrice générale, et je vous en remercie.

La loi Egalim 2 prévoit que les interprofessions publient des indicateurs de coût de production. Vous nous avez transmis un tableau récapitulatif. J'avoue que je n'ai pas vérifié si toutes les filières avaient bien publié leurs indicateurs, mais vous écrivez dans vos réponses au questionnaire : « D'une manière générale, aucune interprofession viticole n'a élaboré ou diffusé d'indicateurs de référence au sens de l'article L. 631-24 du code rural et de la pêche maritime. La filière, qui a fait l'objet de condamnations par l'Autorité de la concurrence, émet des doutes sur l'articulation de ces dispositifs avec le droit de la concurrence. Elle considère en effet que la publication d'indicateurs pourrait être analysée comme la diffusion de consignes de prix. »

Je m'interroge sur la faculté des interprofessions de remettre en cause la volonté du législateur. Êtes-vous parvenus à les rassurer et à les contraindre à satisfaire à cette obligation légale ?

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Sarah Lacoche, directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes

Nous avons beaucoup de contacts avec les différentes interprofessions et nous les encourageons à publier des indicateurs, mais il est vrai que certaines décisions de l'Autorité de la concurrence ont suscité des craintes, notamment dans cette filière. Il faut les aider à faire ce travail méthodologique qui n'est pas toujours simple.

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Thomas Pillot, chef du service de protection des consommateurs et de régulation des marchés

Certes, c'est une obligation pour les interprofessions, mais elle n'est pas soumise à une sanction. C'est pourquoi nous sommes plutôt dans une posture d'accompagnement de ces interprofessions, sachant qu'il faut qu'elles trouvent un accord pour retenir un indicateur. La réponse que nous vous avons faite traduit leurs arguments.

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J'en conclus qu'il faudra réfléchir à l'introduction de sanctions dans la loi Egalim 4. En effet, si les interprofessions ne fournissent pas d'indicateurs, je ne vois pas bien comment on pourra construire le prix en marche avant.

Je note que d'autres interprofessions n'ont pas eu de difficulté particulière à publier des indicateurs. Par ailleurs, lorsque nous avons auditionné le président du Comité national des interprofessions des vins à appellation d'origine et à indication géographique (CNIV), qui est aussi vice-président du Conseil interprofessionnel du vin de Bordeaux (CIVB), il nous a dit qu'il avait des chiffres et qu'il ne voyait pas d'inconvénient à les publier.

Disons les choses clairement : il semble que l'appréhension de la loi Egalim par la filière viticole soit assez particulière et que si cette filière ne publie pas ses indicateurs, c'est plutôt par principe, alors qu'elle n'a pas le choix.

Vous avez fait, dans les réponses que vous m'avez remises, un relevé précis de tous les contrôles auxquels vous avez procédé. Je vais laisser de côté 2018, année d'adoption de la première loi Egalim. En 2019, vous avez procédé au contrôle des dispositions de cette loi, relatives aux contrats de première cession dans les secteurs du lait de vache, de la viande porcine et du blé dur : pour 24 contrôles effectués, vous n'avez pris aucune sanction. L'année suivante, sur le même périmètre, vous avez fait 75 contrôles et formulé deux avertissements, relatifs à l'information sur les prix et l'étiquetage de sécurité, et une injonction, relative à la délivrance et au formalisme de la facture. En 2021, sur la prise en compte des indicateurs Egalim au long de la chaîne alimentaire, vous avez fait 28 contrôles et n'avez pris aucune sanction, même si vous notez que « cette enquête a montré la difficulté à apprécier un lien effectif dans la chaîne des opérateurs entre les différents maillons de la chaîne s'agissant de la prise en compte des indicateurs ». La même année, vous avez effectué 60 contrôles relatifs aux pratiques anticoncurrentielles dans le secteur de l'œuf : vous avez formulé 2 avertissements et n'avez pris aucune sanction. En 2022, alors que la loi Egalim 1 s'appliquait déjà depuis trois ans et que la loi Egalim 2 était entrée en vigueur, sur 100 contrôles effectués à l'amont agricole, aucune sanction n'a été prononcée. En 2023 enfin, sur 175 contrôles effectués, vous avez prononcé deux avertissements et engagé trois procédures de pré-injonction et 1 injonction.

Les années défilent, vous avez une approche pédagogique mais vous ne prenez pas de sanctions, alors même que vous notez que la contractualisation progresse peu dans la filière bovine, où c'est une obligation depuis la loi Egalim 2. On continue de légiférer et de renforcer la loi en partant du principe qu'elle ne fonctionne pas alors qu'elle n'est tout simplement pas appliquée. À titre personnel, je trouve que le temps de la pédagogie est très long. Certes, à la fin de l'année 2023 et au début de l'année 2024, la mobilisation du monde agricole a mis la pression sur le législateur, mais je me demande tout de même si le Parlement n'est pas entré dans une logique de « surlégislation » alors que le vrai problème, c'est le défaut d'application des dispositions législatives sur le terrain.

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Sarah Lacoche, directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes

Il faut avoir en tête que, dans la loi, la contractualisation est une responsabilité partagée : le producteur et l'acheteur sont pour ainsi dire sur un pied d'égalité. Or, à la différence des producteurs de la filière laitière, qui ont beaucoup avancé en matière de contractualisation, ceux de la filière bovine n'étaient pas désireux de contractualiser. C'est ce qu'ils nous ont dit lorsque nous les avons auditionnés.

Quand il n'y a pas de contractualisation, ce peut être parce que des acheteurs n'ont pas fait de proposition, mais aussi parce que des producteurs ne souhaitent pas s'engager dans cette voie. Il nous semble important d'encourager la contractualisation car elle donne davantage de visibilité sur les prix et les volumes, mais nous prenons en compte la manière dont chaque filière accueille des dispositions qui sont les mêmes pour toutes. Notre objectif est d'accompagner le mouvement et de nous assurer que tous les acteurs se mettent en conformité avec la loi, mais aussi de veiller à ce que les producteurs, que la loi cherche à préserver, le soient effectivement. Dans une filière où les acteurs n'ont pas le souhait de contractualiser, il n'est pas évident d'appliquer une politique de sanctions.

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Thomas Pillot, chef du service de protection des consommateurs et de régulation des marchés

Il faut aussi rappeler le contexte. En 2022, nous avons fait notre première enquête pour contrôler les contrats écrits à l'amont qui, auparavant, n'étaient pas obligatoires : c'est pourquoi nous avons adopté une approche pédagogique. C'est sur la base des contrôles effectués en 2023 que nous avons engagé les premières suites correctives. D'autres contrôles ont eu lieu sur la même filière à l'amont, relatifs à d'autres obligations, mais dans un contexte où il n'y avait pas de contrat écrit obligatoire : il était donc difficile de donner des suites répressives à ces contrôles.

En 2022, l'approche a été intégralement pédagogique. En 2023, nous avons engagé les premières suites correctives, en commençant par les acteurs qui nous semblaient les plus structurants et les plus à même de se mettre en conformité avec la loi : c'est généralement de cette manière que nous cherchons à lancer une transformation.

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Il ne m'a pas échappé que la contractualisation n'est devenue obligatoire, sauf dérogation, qu'à partir de la loi Egalim 2, mais les contrats signés avant n'en devaient pas moins respecter les dispositions du code rural, notamment le fait que la proposition de contrat doit être émise préalablement par le producteur et contenir certains éléments, dont les indicateurs de coûts de production. Entre l'adoption des lois Egalim 1 et Egalim 2, des contrats ont été signés, qui devaient respecter la loi.

Par ailleurs, faut-il comprendre que, dans la mesure où certaines filières ne jugent pas opportun de contractualiser, il faut s'adapter à elles ? Si tel est le cas, cela pose un problème, puisque la loi n'est pas facultative. Lorsque le législateur a rendu la contractualisation obligatoire avec la loi Egalim 2, je ne suis pas sûr qu'il considérait qu'il fallait s'adapter aux envies des uns et des autres.

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Sarah Lacoche, directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes

Je ne dis pas qu'il faut s'adapter à chaque filière, mais au moment où une nouvelle réglementation entre en vigueur – et ce n'est pas spécifique à l'agriculture –, nous laissons le temps aux acteurs de s'adapter. Cela nous permet de repérer les filières qui ont besoin d'un accompagnement. Sur certains sujets, il faudrait que les organisations professionnelles se structurent autrement pour pouvoir accompagner les producteurs. Dans le secteur de la viande bovine, par exemple, on a 134 000 élevages, de tailles très différentes. L'idée est de tenir compte de la situation de départ des différents acteurs.

En 2023, nous nous sommes dit qu'après avoir fait de la pédagogie, nous devions passer à une autre étape. C'est ce que nous avons commencé à faire, en ciblant les gros acteurs car c'est une manière de pousser la filière à aller dans le sens de la contractualisation.

S'agissant du contrôle des contrats, il faut savoir que les formulations sont relativement ouvertes, concernant par exemple la présence de tel ou tel indicateur. On peut donc avoir quelque chose qui fonctionne formellement, mais qui n'est pas satisfaisant pour les acteurs concernés. C'est la même chose pour la partie aval, où l'on a aussi des formules relativement souples pour permettre une négociation : on peut avoir des clauses de révision automatiques qui fonctionnent formellement, mais qui ne satisfont pas les acteurs.

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Devons-nous comprendre qu'avant de voter la loi Egalim 4, il faut d'abord mettre en application les lois existantes ? Ce que l'on voit, c'est qu'en pratique elles ne sont pas appliquées. Dans le secteur de la viande bovine, celui que vous contrôlez le plus, la contractualisation ne progresse pas et les lois Egalim 1 et 2 ne s'appliquent pas.

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Sarah Lacoche, directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes

Ce que nous avons entendu au cours des auditions que nous avons faites, c'est que la contractualisation peut être très exigeante pour des petits producteurs : certains nous ont dit que c'était trop compliqué pour eux, trop difficile. C'est ce qui m'a fait dire qu'il faut des organisations professionnelles capables de les accompagner. Les filières plus structurées ont réussi à le faire. Il ne me paraît pas inutile de réfléchir aux moyens de s'adapter à des acteurs très variés, par la taille et le degré de structuration, car proposer des contrats avec des indicateurs est relativement complexe. Ce qui est certain, c'est que la contractualisation en amont est importante pour les acteurs concernés.

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Comme vous l'avez dit, la mise en œuvre de ces dispositions ne peut passer que par les interprofessions. Je ne sais pas si c'est votre rôle, mais pouvez-vous nous dire si un travail a été fait pour pousser les interprofessions à proposer des contrats types à leurs adhérents ? Je peux vous faire part de mon expérience de terrain : je suis viticulteur, dans une interprofession qui contractualise beaucoup, et nous n'avons jamais entendu parler de ces dispositions. Et, pour en avoir parlé avec des acteurs d'autres filières, eux non plus n'avaient pas connaissance de ces obligations. N'y a-t-il pas un manque de pédagogie ? Ne faudrait-il pas, surtout, taper du poing sur la table et dire que le problème doit être réglé dans les six mois ? On ne peut pas continuer de voter des lois qui ne s'appliquent pas.

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Sarah Lacoche, directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes

Je crois effectivement que les interprofessions ont un rôle clé à jouer puisqu'elles ont la capacité de proposer des outils aux acteurs. Nous avons des échanges réguliers avec l'ensemble des interprofessions. Nous pouvons les aider à rédiger des modèles types ou répondre à leurs questions sur la manière de travailler, par exemple sur la question des indicateurs. Au moment de la crise agricole, nous avons eu beaucoup d'échanges avec les représentants de certaines filières.

Tout ce qui concerne le soutien aux interprofessions relève plutôt du ministère de l'agriculture ; nous, nous essayons de les accompagner sur les sujets que nous contrôlons par la suite, notamment le volet de la contractualisation à l'amont. Comme vous le dites, faire de la pédagogie et s'assurer que tous les acteurs ont bien connaissance de la réglementation est essentiel et nous continuerons d'y travailler.

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Odile Cluzel, sous-directrice des produits et marchés agroalimentaires

L'interprofession bovine a fait un travail de pédagogie et diffusé des guides méthodologiques et des contrats types. Après l'adoption des lois Egalim, l'État a par ailleurs ouvert une foire aux questions pour faire de la pédagogie auprès des opérateurs. Les interprofessions et les fédérations, y compris de producteurs, se prononcent en faveur de la contractualisation et font ce travail pédagogique vis-à-vis de leurs membres et des opérateurs de leur filière pour la développer. Mais il est vrai que ce travail peut être long, puisqu'il implique un changement significatif des habitudes et des pratiques de certains opérateurs.

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Dans vos réponses au questionnaire, vous notez qu'« une atténuation au principe de la proposition préalable du producteur agricole est tolérée dans la filière viticole comme cela est précisé dans un courrier signé des ministres chargés de l'agriculture et de l'économie daté du 20 février 2020 ». Je ne comprends pas sur quelle base légale cette atténuation, ou cette tolérance, a pu être décidée, dans la mesure où cet article de loi ne prévoit aucune dérogation. Comment se fait-il qu'une filière entière puisse déroger à un article de loi qui s'impose à tous ?

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Odile Cluzel, sous-directrice des produits et marchés agroalimentaires

C'est une tolérance, comme vous l'avez dit, qui a été décidée à la demande des opérateurs concernés. Il faut que je vérifie, mais je crois que ce courrier ne s'applique qu'aux appellations qui ne sont pas soumises à l'obligation de contractualisation. En effet mieux, vous savez mieux que moi que seule une partie de la filière viti-vinicole est dans le périmètre de l'obligation de contractualisation et qu'une partie en est exemptée. Je vais vérifier, mais je crois que ce courrier ne s'applique qu'aux appellations qui décident de signer un contrat, même si elles n'en ont pas l'obligation.

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Je me permets de vous reposer la question. Un ministre peut-il autoriser une filière agricole à ne pas respecter un article de loi qui est d'ordre général et qui ne souffre aucune exception ? Est-ce conforme au droit français ?

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Thomas Pillot, chef du service de protection des consommateurs et de régulation des marchés

Je peux déjà vous confirmer que le courrier du ministre est la réponse à une question concernant des viticulteurs qui ne sont pas soumis à une obligation de contractualisation et qui y ont recours volontairement. La question posée est la suivante : leur reprocherait-on, alors qu'ils ont volontairement recours à une contractualisation écrite, d'avoir donné mandat à leur cocontractant d'écrire le contrat ? La réponse que le ministre a faite, au sujet d'une situation qui me semble beaucoup plus compliquée que celle envisagée par la loi, est qu'on n'allait pas le leur reprocher.

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L'article est très clair : il dispose que même si la contractualisation n'est pas obligatoire, la signature d'un contrat impose une première proposition. Et vous nous expliquez que le ministre a fermé les yeux !

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Sarah Lacoche, directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes

Encore une fois, nous ne sommes pas dans le champ de l'obligation mais dans un domaine qui relève du volontariat.

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Oui, mais à partir du moment où vous signez un contrat, vous êtes tenu de respecter cette modalité, donc je ne comprends pas comment un ministre a pu signer un courrier pour exempter cette filière viticole de respecter la loi. Ce courrier est-il conforme au droit ?

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Sarah Lacoche, directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes

Pour moi, le point clé, c'est qu'on n'est pas dans le champ de l'obligation.

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Je suis désolé d'insister, madame la directrice générale, mais cette question me paraît fondamentale et vous bottez en touche. À partir du moment où il y a un contrat, et même si la contractualisation n'est pas une obligation, il faut respecter le principe de l'offre préalable du producteur. Cette disposition législative peut-elle souffrir une exception ?

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Sarah Lacoche, directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes

Nous reviendrons vers vous après cette audition.

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Je pense, madame la directrice générale, que vous avez la réponse et qu'il faut nous la donner.

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Sarah Lacoche, directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes

Non, je n'ai pas cette réponse. Je vais refaire le point et revoir l'analyse juridique.

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Il nous faudrait une réponse écrite avant la fin de cette commission d'enquête, et même avant l'audition du ministre de l'économie, qui aura lieu la semaine du 10 juin.

S'agissant des prix abusivement bas, vous écrivez que quatre-vingt-douze contrôles ont été effectués et qu'ils n'ont donné lieu à aucune procédure. Comment l'expliquer ?

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Sarah Lacoche, directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes

Effectivement, ces contrôles n'ont pas eu de suites. Toute la difficulté, dans ce type de situation, est d'arriver à prouver qu'il y a eu une pression. C'est vraiment une analyse au cas par cas et, dans certaines enquêtes, nous n'avons pas pu matérialiser la pression et le contexte de la négociation. Dès lors que nous n'avions pas assez d'éléments, nous ne pouvions pas prononcer de suites répressives.

Cela fait partie des difficultés que nous pouvons rencontrer dans l'application des textes. L'Autorité de la concurrence a relevé des faisceaux d'indices sur lesquels on doit s'appuyer pour caractériser un prix abusivement bas : elle invite à tenir compte des indicateurs de coûts de production – une formule relativement ouverte –, mais aussi du rapport de force entre opérateurs, du climat et du contexte des négociations. Or, je le répète, il est très difficile de prouver que les acheteurs ont fait pression sur le producteur.

Une décision du juge a été prise très récemment, qui fait référence de façon assez précise à un prix moyen de marché. Elle devrait faire jurisprudence et nous permettre de préciser sur quels critères nos contrôles pourront désormais s'appuyer.

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Il est fait référence au prix du marché. Cette décision est donc fondée sur une absence d'indicateur.

Dans l'esprit du législateur, il était nécessaire de légiférer pour remédier à la domination de cinq centrales d'achat sur 400 000 agriculteurs. La discussion devant le tribunal de Bordeaux a porté sur la notion de « faire pratiquer » un prix abusivement bas. La sanction ne vise que l'acheteur, et non le vendeur. Je ne comprends pas le débat sur l'ambiguïté de ce terme : le texte mériterait peut-être d'être mieux écrit, mais il est compréhensible sur ce point.

Par ailleurs, je suis assez surpris par votre réponse. Vous indiquez que vous vous fonderez sur la jurisprudence alors qu'aucun des quatre-vingt-douze contrôles que vous avez effectués n'a débouché sur une action en justice. Le tribunal de commerce de Bordeaux, dans l'affaire précitée, n'a pas été saisi par la DGCCRF mais par un viticulteur qui a pris son bâton de pèlerin. Sans son action, nous n'aurions jamais obtenu de jurisprudence et une disposition fondamentale de la loi Egalim 1 n'aurait pas été appliquée. C'est d'autant plus problématique qu'un agriculteur qui envoie un de ses clients au tribunal prend le risque de voir ses relations commerciales se détériorer. En l'occurrence, il a fallu qu'un viticulteur qui venait de prendre sa retraite décide d'agir en justice. Si la DGCCRF ne déclenche pas des actions en justice pour faire respecter cette disposition, celle-ci ne vivra jamais.

Pourriez-vous nous dire si vous rencontrez une difficulté dans l'interprétation du texte ? Celui-ci vous semble-t-il conforme à l'esprit du législateur ? Selon Stéphane Travert, un prix abusivement bas est un prix qui se situe au-dessous des coûts de production.

Par ailleurs, si cette décision de justice devient définitive, la DGCCRF adoptera-t-elle une lecture stricte du prix abusivement bas ?

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Sarah Lacoche, directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes

Les débats parlementaires s'inscrivaient clairement dans un constat de déséquilibre structurel des marchés. Néanmoins, et en nous fondant sur l'analyse de l'Autorité de la concurrence, nous examinons chaque cas non seulement sous l'angle du critère du prix mais également en recontextualisant l'affaire. Nous ne pouvons pas, dès lors qu'un marché est structurellement déséquilibré, nous appuyer sur le seul critère du prix.

Quant à la jurisprudence, nous l'intégrons dans notre doctrine ainsi que dans la façon dont nous menons nos enquêtes et déterminons la politique de sanction, en complément des dispositions législatives.

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Selon vous, les prix abusivement bas sont fondés sur des indicateurs de coûts de production et sur les indicateurs de marché. Or, la décision du tribunal ne fait pas référence aux indicateurs de marché. Confirmez-vous que les prix abusivement bas se fondent seulement sur des indicateurs de coûts de production ? Ce serait du reste conforme à l'esprit du législateur. En effet, Stéphane Travert nous a indiqué qu'un prix était abusivement bas lorsqu'il était fixé au-dessous du coût de production. Si on tient compte également des indicateurs de prix de marché, on n'a plus besoin de voter de lois : il suffit de suivre le prix du marché.

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Thomas Pillot, chef du service de protection des consommateurs et de régulation des marchés

L'article L. 442-7 du code du commerce comporte bien deux critères. Le premier dispose qu'il faut « faire pratiquer par son fournisseur » : il faut donc démontrer que l'acheteur a exercé une contrainte sur son fournisseur pour aboutir à ce prix. Ce critère nécessite de caractériser un comportement, et pas uniquement un niveau du prix. C'est assez classique : dans d'autres domaines qui ne présentent pas le même niveau d'exigence, le droit de la concurrence sanctionne des prix prédateurs en recherchant les mêmes éléments, tenant tant à la pratique des acteurs qu'aux niveaux économiques mis en œuvre.

La deuxième partie de l'article nous invite à caractériser un prix de cession abusivement bas en tenant compte « notamment » des indicateurs de coûts de production « ou, le cas échéant, de tous autres indicateurs disponibles, dont ceux établis par l'Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires ». Il existe donc deux familles d'indicateurs.

La formulation de cette disposition sous-entend que nous sommes dans une logique de faisceau d'indices et que l'on prend en compte l'ensemble des éléments économiques du cas d'espèce. Une conjoncture particulière peut en effet expliquer une situation très éloignée de la moyenne, dans un sens ou dans l'autre. On peut imaginer que, dans le cadre d'une enquête, les professionnels concernés explicitent eux-mêmes les circonstances qui ont amené à la formation du contrat ; je ne pense pas qu'on puisse les rejeter par principe. Nous vérifions alors la cohérence des informations qui nous sont communiquées. C'est ce raisonnement en faisceau d'indices qui permet de conclure si l'on est ou non face à un prix de cession abusivement bas.

À ce jour, sur les plus de quatre-vingt-dix contrôles que nous avons effectués, nous n'avons pas rencontré de situation susceptible de réunir les deux types d'éléments, à la fois sur une éventuelle contrainte de l'acheteur et sur un aspect plus quantitatif qui permettrait de qualifier un prix d'abusivement bas.

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Je déduis de la lecture que vous avez faite de cette disposition qu'elle n'est pas applicable.

Vous dites qu'il faut prouver la contrainte de l'acheteur. Or celle-ci est prouvée par le déséquilibre structurel du marché ; j'ai du mal à voir où est la difficulté. Si c'est une question d'interprétation, ne conviendrait-il pas de remplacer, dans le texte, l'expression « faire pratiquer » par « acheter », tout simplement ? Cela permettrait de clarifier la situation. Concernant les indicateurs, le mot « notamment » a été inséré pour éviter les pratiques anticoncurrentielles. Ne pourrait-on combiner un indicateur d'une interprofession avec les coûts individuels de l'exploitation, qui pourraient être communiqués par le comptable afin d'individualiser ce coût de production ?

Concernant la complexité de ce dispositif, évoquée à plusieurs reprises au cours des auditions, nous pouvons nous mettre d'accord sur le fait que si cela permet aux agriculteurs de vivre de leur métier, le jeu en vaut peut-être la chandelle.

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Sarah Lacoche, directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes

Nous avons du mal à caractériser les situations individuelles. Des ajustements du texte pourraient en effet aider à mieux interpréter la notion de prix abusivement bas et, par conséquent, à appliquer plus souvent cette disposition.

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Le fait de combiner l'indicateur de coût de production de l'interprofession avec un indicateur de coût individuel permettrait-il d'éviter les pratiques anticoncurrentielles ?

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Thomas Pillot, chef du service de protection des consommateurs et de régulation des marchés

Il n'y a pas de réponse simple. Qu'entend-on par « combiner » ? Prenons un exemple extrême : s'il s'agissait d'interdire que le prix soit inférieur au niveau des coûts de production ou inférieur à la proposition initiale du producteur, on aurait un problème au regard du droit de la concurrence. Ce n'est évidemment pas votre proposition. S'il s'agit d'inventer des systèmes plus complexes, cela nécessite une véritable analyse, que nous n'avons pas faite. Il faudrait examiner en détail la nature de la proposition.

En général, l'Autorité de la concurrence vérifie attentivement que l'on n'ait pas des systèmes qui poussent un élément de prix sur le marché de l'ensemble des acteurs, parce que cela pose un vrai problème au regard du droit de la concurrence. Ensuite, elle veut pouvoir examiner un mécanisme précis avant de statuer sur ses effets potentiels, et donc mener une analyse au titre du droit de la concurrence. On ne peut pas le faire sur une famille de mécanismes donnés. Je ne suis donc pas capable de vous répondre sur la grande famille que vous évoquez.

Probablement faut-il aussi laisser la possibilité de prendre en considération certaines circonstances. Vendre une unité supplémentaire une année où les volumes sont élevés, ce n'est pas tout à fait la même situation que les années où les volumes sont plus faibles. On ne peut donc pas forcément fixer de règle générale, comme si toutes les unités étaient vendues exactement au même prix. Pour reprendre un champ juridique qui est très différent, celui des prix prédateurs, la jurisprudence a distingué des règles différentes selon qu'il s'agit d'unités marginales ou de prix marginaux, ou bien quand on commence à faire des comparaisons avec des coûts complets pour l'unité. Le raisonnement est relativement fin et peut difficilement être traduit par une formule mathématique dans la loi.

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Je lance une bouteille à la mer : il serait souhaitable que vous puissiez, dans le cadre des réflexions sur un Egalim 4, formuler des propositions sur la question des indicateurs, qui est importante.

La DGCCRF a-t-elle été consultée pour la rédaction du courrier en date du 20 février 2020 adressé aux filières viticoles ?

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Sarah Lacoche, directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes

Nous ne travaillions pas encore dans cette direction à l'époque. Il faudrait que nous consultions les archives.

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Je vous remercie de nous faire parvenir cette information avant l'audition de Bruno Le Maire.

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Des agriculteurs, pendant la crise agricole, ont intercepté des cargaisons d'œufs en provenance d'Ukraine destinés à la grande consommation ; ces informations ont été vérifiées par des enquêtes d'investigation, en particulier de Radio France. Les emballages portaient, en très gros caractères, la mention « œufs frais » et, en petits caractères, l'indication de leur provenance, l'Ukraine, avec la précision suivante : « non conformes aux normes CE ». Ma question est simple : comment est-il possible que des œufs non conformes soient disponibles dans le commerce ?

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Sarah Lacoche, directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes

La réglementation européenne n'interdit pas d'importer des œufs venant de l'extérieur de l'Union européenne mais exige la mention du pays d'origine et, en l'absence d'indication précise sur les modes d'élevage et sur leur équivalence à ceux exigés dans l'Union européenne, la mention visible que le produit est non conforme aux normes CE.

Nous n'avons pas été saisis de cette affaire mais nous allons l'examiner. Chaque année, nous faisons des contrôles sur les œufs, et nous lancerons une nouvelle enquête au troisième trimestre. Il faut que nous puissions nous assurer que ces lots sont conformes à la réglementation européenne. En tout cas, c'est une spécificité du secteur des œufs ; à ma connaissance, il n'y en a pas d'autres.

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Odile Cluzel, sous-directrice des produits et marchés agroalimentaires

Je n'ai pas d'information concernant cette affaire mais c'est une mention qui est autorisée et même prévue par la réglementation européenne dans l'hypothèse où l'on n'a pas d'information précise sur les modalités d'élevage des poules ayant produit les œufs. Ce n'est donc pas une fraude.

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J'avoue que votre réponse m'étonne, non pas que je remette en cause sa véracité juridique mais en raison de ce qu'elle sous-entend. Il y a des normes sanitaires de production en France et en Europe – je ne suis pas vétérinaire mais on sait que l'œuf peut être contaminé non seulement par des bactéries mais aussi par des polluants. Je m'étonne donc que cette dérogation soit permise pour les œufs, si j'ai bien compris ce que vous venez de dire. De plus, à quoi servent les normes si on peut importer des œufs qui ne les respectent pas, du moment qu'on le précise sur l'emballage ? Et encore faut-il le voir ! À quoi tout cela sert-il si on peut commercialiser des œufs qui ne respectent aucune norme, simplement en l'écrivant en tout petit sur l'emballage, alors qu'il est précisé de façon très visible « œufs frais », autrement dit propres à la consommation ?

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Thomas Pillot, chef du service de protection des consommateurs et de régulation des marchés

Si l'on peut regretter que le libellé de la mention obligatoire soit difficilement compréhensible, il ne signifie pas pour autant que les œufs en question ne respectent aucune réglementation. La direction générale de l'alimentation a indiqué qu'il n'y avait pas de difficulté connue sur le plan sanitaire. Cela ne veut pas dire que cela les exempte des autres éléments de la réglementation européenne, mais simplement qu'on n'est pas capable de donner l'information aux consommateurs sur le mode d'élevage des poules. Or quand ce mode d'élevage n'est pas connu pour des œufs venant d'un pays tiers à l'Union européenne, la mention obligatoire pour dire qu'on n'a pas cette information est « non conforme aux normes de l'Union européenne ». Je conviens que c'est difficile à interpréter comme tel et probablement anxiogène – je comprends votre réaction de ce point de vue – mais cela traduit uniquement une absence d'information sur le mode d'élevage.

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Sarah Lacoche, directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes

C'est un sujet qu'il convient d'aborder au niveau européen : si l'on souhaite que les informations soient plus compréhensibles pour le consommateur, il faut porter ce point à l'attention des nouvelles autorités européennes.

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Pourquoi n'est-il pas tout simplement interdit de les importer dès lors que l'on ne peut pas vérifier ce point ?

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Sarah Lacoche, directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes

Je n'étais pas là au moment où cela a été discuté mais un consensus a dû être trouvé pour laisser importer des œufs sans connaître le mode d'élevage. Nous ne disposons pas des éléments pour vous répondre aujourd'hui ; il faudrait que nous reprenions les débats pour comprendre ce qui a pesé dans cette décision et pour vous donner des précisions.

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Serait-il possible, monsieur le président, d'obtenir la liste des produits concernés par cette même faille ?

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Nous ajoutons cette demande aux questions que le rapporteur a déjà posées. La réponse sera à nous adresser par mail, en l'envoyant également à M. Tanguy puisqu'il est l'auteur de cette question.

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L'intérêt de cette commission d'enquête est de porter un regard profane sur ces sujets. Ce qui me frappe, c'est la très grande confusion qui règne dans l'organisation qui assure le respect de ces règles. Pour avoir une information simple sur l'importation d'œufs, il faut interroger trois directions différentes – ce n'est pas un reproche que je vous adresse, mais un constat. Au cours de nos auditions, nous nous sommes rendu compte que les règles étaient soit mal écrites, soit incompréhensibles, voire les deux, avec autant de risques de failles, et que tout prenait un temps fou.

De votre point de vue, et compte tenu des missions de service public qui vous incombent, comment faire pour que tout cela soit plus efficace, plus simple, plus offensif ? Je sors de cette audition avec un sentiment d'atterrement, en dépit de vos qualités personnelles et de votre dévouement au service public, parce que je ne comprends absolument rien.

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Sarah Lacoche, directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes

Une réforme a eu lieu sur ces sujets : nous sommes désormais chargés de la loyauté pour le volet alimentaire, et la direction générale de l'alimentation pour le volet sécurité sanitaire. Nous coopérons très étroitement au niveau des administrations centrales – nous avons signé un protocole en ce sens – mais également sur le terrain. Nous nous transmettons tous nos résultats d'analyses et de contrôles, nous invitons nos équipes au niveau local à se coordonner autant que possible pour faire des contrôles et pour partager leur ciblage et leurs résultats.

La réglementation étant complexe, nous pouvons aussi améliorer la façon de présenter le texte. L'enjeu est que cela soit le plus parlant possible pour les consommateurs. C'est un défi parce que nous avons beaucoup d'informations mais pas forcément celle qui est la plus importante pour les consommateurs. L'exemple des œufs est parlant puisqu'il n'était pas clair que la mention de non-conformité concernait le mode d'élevage ; si cela avait été précisé, cela aurait été plus simple. Sans doute faut-il faire plus de pédagogie en nous plaçant du point de vue d'un consommateur afin d'expliciter comment nous nous coordonnons et quels sont nos périmètres de compétences respectifs. Communiquer davantage et faire de la pédagogie de façon conjointe, sur ce sujet comme sur d'autres, constituent notre priorité.

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Je ne remets absolument pas en cause les efforts accomplis par vos services, au contraire, mais certains choix politiques ont conduit à une grande ouverture de nos marchés. Le commerce est libre au sein du marché unique et les flux commerciaux sont très importants, encadrés par un nombre de règlements et de normes également très important. En conséquence, le nombre de contrôles à réaliser, en qualité et en quantité, est phénoménal.

Parallèlement, la concentration de l'industrie alimentaire, de la logistique et de la distribution place les services juridiques des multinationales de l'agroalimentaire en position de force face aux administrations de certains États membres, par exemple Chypre ou Malte. Si vous croisez tous ces phénomènes, pensez-vous disposer des armes nécessaires, du point de vue des ressources humaines, de l'organisation et de la coopération, pour affronter cette multiplication de puissants acteurs ? La multiplication des règlements ne constitue-t-elle pas une faille ?

Enfin, les réglementations ne sont de toute évidence pas les mêmes au sein du marché commun – il suffit de comparer la France avec les Pays-Bas, l'Italie et la Grèce. Nous sommes des législateurs et j'aimerais sortir de cette commission en sachant comment mieux vous armer et mieux répondre aux attentes de nos concitoyens, qu'ils soient agriculteurs, producteurs ou consommateurs. Mon but est d'éviter qu'un jour, un scandale n'émerge et que vous ne soyez mis en accusation – vous aurez beau expliquer que c'était compliqué, ce sera pour votre pomme. Loin de penser que vous êtes incompétents, je me demande comment vous faites pour vous démerder avec des textes incompréhensibles, des réglementations en tous sens et un flux de produits à contrôler, en volume et en qualité, qui me paraît inhumain. Nous devons impérativement nous améliorer.

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Sarah Lacoche, directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes

L'application uniforme et coordonnée des normes est un enjeu à l'échelle européenne. Nous coopérons avec nos homologues – italiens et belges, notamment – en vue de faciliter leurs contrôles, en partageant nos méthodes et nos points de vigilance. Les textes à appliquer sont nombreux ; le Gouvernement a fixé un objectif de simplification, qui nous aide et qui aide les acteurs.

La DGCCRF intervient dans tous les pans de l'économie ; de ce fait, elle ne peut pas contrôler tous les flux ni tous les opérateurs. Chaque année, nous faisons des choix, quitte à les ajuster en cours d'année, et nous ciblons des risques qui pourraient être préjudiciables aux consommateurs ou aux entreprises, tant en termes de sécurité que de non-conformité aux textes. Nous revisitons régulièrement nos thématiques et nos cibles de contrôle.

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Au sein du marché unique, y a-t-il des pays que vous considérez comme non fiables ou non coopératifs ? Les douanes, interrogées dans le cadre d'une autre commission d'enquête, avaient apporté une réponse qui m'a étonné. Le cas échéant, cela pose-t-il problème ? Y a-t-il une différence entre la théorie du marché unique – normes unifiées, absence de corruption des administrations et des acteurs – et sa pratique ?

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Sarah Lacoche, directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes

Je n'ai pas eu connaissance de difficultés vis-à-vis de nos homologues européens. Il existe un système structuré de coopération entre États membres : si l'alerte est donnée dans un pays, la Commission assure la circulation fluide de l'information. C'est à elle que nous nous adressons. Hors de l'Union européenne, ces échanges passeraient par la voie diplomatique.

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Vous avez expliqué que la prise de sanctions succédait à une phase initiale de pédagogie. Est-ce vous qui déterminez ce changement ou recevez-vous des consignes de votre ministère de tutelle ?

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Sarah Lacoche, directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes

Cela fait l'objet d'échanges avec les ministères concernés, car nombre de nos contrôles portent sur des champs sectoriels qui font intervenir d'autres ministères. Nous proposons l'approche qui nous semble la plus adaptée ; elle dépend notamment du secteur, de l'acteur, de l'ancienneté de la réglementation et de l'historique de contrôle.

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J'ai corédigé, avec Nicole Le Peih, le rapport de la mission d'évaluation de la loi Egalim 2, dont la conclusion était la suivante : « Vos rapporteurs estiment, enfin, nécessaire d'imposer l'application pleine et entière de la loi, en en assurant un contrôle rigoureux. La DGCCRF joue, en la matière, un rôle crucial. Vos rapporteurs appellent à une multiplication des contrôles, en ces premiers mois d'application de la loi, afin d'en assurer l'entrée dans les mœurs. Ils insistent, en outre, sur la nécessité, le cas échéant, d'appliquer avec fermeté les sanctions prévues par la loi, afin de dissuader tout contournement de celle-ci. » Le rapport date de juillet 2022 ; les sanctions ont été prises un an et demi plus tard.

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Sarah Lacoche, directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes

Les enquêtes ont été lancées dès 2023, mais le temps de l'instruction est toujours long : il y a un volet documentaire, puis des phases de contradictoire avec les acteurs. Le choix de délaisser la pédagogie pour une approche différente a été fait avant que vous n'ayez eu connaissance des dossiers de sanctions.

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Vous avez dit, concernant les dossiers liés aux prix abusivement bas, que vous comptiez vous appuyer sur la jurisprudence. Or, sans l'action en justice lancée par le viticulteur, il n'y aurait pas eu de jurisprudence, et les quatre-vingt-douze contrôles n'auraient pas eu de suite. Pourquoi n'avez-vous pas tenté d'obtenir une jurisprudence sur le cas qui vous paraissait le plus solide ? En outre, le ministère de l'économie avait la possibilité d'appuyer l'action en justice en demandant une amende administrative. Pourquoi le viticulteur n'a-t-il pas reçu le soutien de l'État ?

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Thomas Pillot, chef du service de protection des consommateurs et de régulation des marchés

Nous ne pensions pas que les quatre-vingt-douze contrôles que nous avons effectués n'auraient aucune conséquence en l'absence de jurisprudence. Nous avons l'habitude de prendre des risques raisonnables, y compris celui de la censure par les tribunaux, lors de la première application de nouveaux textes, si nous pensons qu'une entreprise enfreint la loi ; nous adaptons ensuite notre pratique à la lumière de la jurisprudence. Toutefois, après analyse, il ne nous a pas semblé légitime d'engager des poursuites. Si l'infraction avait été caractérisée, nous aurions poursuivi les entreprises en justice et, si l'une d'entre elles les avait contestées, nous aurions eu l'occasion de voir si le juge confirmait notre position.

Les négociants poursuivis par le viticulteur que vous citez n'ont pas fait l'objet d'une enquête préalable de la DGCCRF, qui se serait conclue par une amende administrative, mais d'une amende civile, ce qui suppose de saisir le juge. Nous intervenons en justice quand nous avons des éléments d'enquête de nature à éclairer le tribunal en complément de ce que présentent les parties. Ce n'était pas le cas dans cette affaire.

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Cela aurait peut-être mérité d'être tenté ; la preuve en est que l'unique requérant a gagné en première instance. Ne faudrait-il pas revoir votre position et faire plus de tentatives, quitte à essuyer quelques échecs au tribunal ? En outre, dans la mesure où la décision du tribunal était en grande partie fondée sur l'absence de proposition préalable, le courrier ministériel rendant cette proposition optionnelle pour la viticulture n'a-t-elle pas dissuadé de la DGCCRF de lancer des poursuites ?

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Thomas Pillot, chef du service de protection des consommateurs et de régulation des marchés

Nous parlons toujours des infractions liées aux prix abusivement bas ? Il n'y a pas de tolérance pour une infraction de cette nature. L'infraction doit être poursuivie en toutes circonstances lorsqu'elle est caractérisée. Je n'ai pas interprété le courrier du ministre comme ouvrant la voie à une plus grande tolérance dans la filière viticole.

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Sarah Lacoche, directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes

Certains de ces contrôles ont eu lieu dans le secteur du lait. Je le répète, nous prenons des risques lorsque les dossiers sont jugés suffisamment solides. Ce n'est pas une question de principe sur ce texte de loi ; dans certains domaines, nous avons beaucoup de contentieux.

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Lors de votre audition à huis clos par la mission d'évaluation sur l'application de la loi Descrozaille, vous aviez évoqué les effectifs contraints de la DGCCRF au regard des missions qui lui étaient confiées – en l'occurrence, le contrôle des centrales d'achats européennes. La commission d'enquête a le pouvoir de formuler des recommandations. Avez-vous des propositions à faire pour remplir plus efficacement les missions qui vous sont confiées dans le domaine agricole, notamment en matière d'effectifs ?

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Sarah Lacoche, directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes

Je peux vous donner quelques chiffres concernant le volet agroalimentaire. Cette année, nous menons trente-neuf enquêtes dans le secteur de l'alimentation ; nous y consacrons environ cinq ETPT (équivalents temps plein travaillé) en amont et une trentaine en aval. Les brigades des relations interentreprises rassemblent, au total, cent treize enquêteurs, et nous consacrons environ quarante ETPT à la francisation, ce qui nous permet de réaliser environ 10 000 contrôles. Vingt brigades sont consacrées au vin, dont neuf couvrent les principaux bassins viticoles, avec un peu moins de cinquante enquêteurs.

Les acteurs sont plus concentrés en aval qu'en amont, où les acteurs sont plus nombreux. C'est la raison pour laquelle nous ciblons nos enquêtes sur certaines thématiques – même si nous menons chaque année une enquête sur le vin, une autre sur le volet des relations commerciales, etc. Ce serait le cas même avec des renforts. Je vous laisse apprécier notre capacité de couverture, mais nous assurons tout de même un grand volume de contrôles, quoique variable selon les secteurs.

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Je ne vois pas en quoi la notion de contrainte figurant dans l'ordonnance prise en application de l'article 17 de la loi Egalim 1 pose des difficultés d'interprétation. Cela me semble clair. Stéphane Travert a rappelé hier, en audition, qu'il fallait étendre les dispositions de l'article 442-7 du code du commerce pour interdire les cessions à des prix abusivement bas.

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Thomas Pillot, chef du service de protection des consommateurs et de régulation des marchés

Il y a deux éléments à démontrer pour caractériser l'infraction. D'une part, il faut démontrer, au cas par cas, que c'est l'acheteur qui a poussé à la conclusion de ce prix ; c'est un élément que nous apprécions, entre autres, selon son pouvoir de marché. D'autre part, pour juger si le prix de cession est abusivement bas, il faut le comparer à des éléments pertinents, comme les indicateurs de coûts de production. Au total, la démonstration n'est pas évidente et le standard de preuve est élevé. Nous pouvons tenter une analyse, mais nous n'avons aucune certitude sur ce que dira la justice si elle est saisie comme elle l'a été par le viticulteur de Bordeaux.

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Je conserve le sentiment d'un décalage entre l'esprit du législateur et l'interprétation que vous en faites. J'entends qu'il y ait une ambiguïté dans la rédaction de l'ordonnance concernant la notion de contrainte ; cependant, il me semble que l'intention du législateur a une valeur devant le tribunal, et il n'a jamais été fait mention de la contrainte exercée par l'acheteur sur le vendeur lors des débats sur la loi Egalim 1.

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Sarah Lacoche, directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes

L'esprit du législateur compte, évidemment, de même que les avis de l'Autorité de la concurrence. Nous croisons différents éléments pour interpréter les textes.

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Odile Cluzel, sous-directrice des produits et marchés agroalimentaires

L'esprit de la loi est pris en compte quand le texte est ambigu ou laisse subsister un doute. En l'espèce, le texte est clair : le terme « faire pratiquer » implique un élément de contrainte. C'est ce qui explique notre analyse.

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Il serait souhaitable de revenir sur cette ordonnance, qui reprend un texte de 2003. Plus largement, je reste sur une incompréhension : je ne comprends pas une telle absence de volonté de faire appliquer les lois Egalim, sachant que la majorité qui les a votées est toujours au pouvoir. On peut se demander, quitte à être caricatural, si l'on ne cherche pas délibérément à ne pas appliquer la loi.

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Sarah Lacoche, directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes

Nous avons bien cherché à appliquer la loi. Nous avons effectué des contrôles et constitué des dossiers, même si nous avons buté sur certaines difficultés dans la caractérisation des infractions comme cela arrive pour d'autres pratiques, par exemple les pratiques restrictives de concurrence. Je comprends que notre lecture de la loi vous interroge, mais le droit de la concurrence implique une démonstration au cas par cas.

La commission procède à l'audition de M. Jean-Paul Bigard, président-directeur général du groupe Bigard.

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Mes chers collègues, nous accueillons M. Jean-Paul Bigard, président-directeur général du groupe Bigard, dont les différentes marques, Bigard, Charal et Socopa sont bien connues.

Monsieur Bigard, votre groupe est un acteur majeur de l'industrie agroalimentaire française et européenne. Il était donc naturel de vous interroger dans le cadre de cette commission d'enquête relative à la souveraineté alimentaire de la France.

L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Jean-Paul Bigard prête serment.)

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Jean-Paul Bigard, président-directeur général du groupe Bigard

Mon père a fondé l'entreprise dans les années 1970, j'y travaille depuis une cinquantaine d'années. Nous sommes toujours une structure familiale, puisque ma famille détient la totalité des actions du groupe – à l'exception de la Socopa, où un groupe de coopératives, qui approvisionnent les outils Socopa et Bigard du grand Ouest de la France en bœuf et en porc, détient une participation minoritaire.

Notre groupe réalise un peu moins de 6 milliards d'euros de chiffre d'affaires et emploie un peu plus de 15 000 salariés répartis dans toute la France. Nous disposons d'une cinquantaine d'outils industriels, dont une trentaine d'abattoirs de porcs, bœufs, veaux et agneaux. Nous possédons également, pour l'activité dite de cheville, d'outils de distribution à destination des boucheries, des charcuteries et des petits supermarchés. Nous sommes présents sur tous les secteurs de distribution et de consommation de viande, soit en produit direct, soit en business to business pour les produits élaborés.

À la fin du premier trimestre de 2024, au titre de volet industriel, d'abattage et de découpe, nous détenions 38,5 % des parts de marché de l'approvisionnement en viande bovine, 22,4 % pour la viande porcine, 19,5 % pour le veau et 27 % pour les ovins. Nous abattons environ 1 million de tonnes de viande par an.

Dans le prolongement de nos activités industrielles, nous fabriquons des steaks hachés surgelés, des saucisses et d'autres produits élaborés. La production oscille entre 3 800 et 4 000 tonnes par semaine ; en période estivale, la moyenne s'établit entre 4 200 et 4 300 tonnes par semaine.

Les réalisations de 2023 sont en retrait par rapport à celles de 2022. Depuis la fin de la crise du covid, la demande fléchit. En outre, nous avons dû nous adapter à des réductions de la production d'animaux en France dans tous les secteurs – bovin, porcin et même ovin ; et puisque notre activité est fondée quasiment exclusivement sur l'abattage d'animaux issus du territoire français, nous avons dû adapter nos sites industriels eux-mêmes.

Dans le secteur porcin, pour des raisons de qualité, notre groupe a choisi de ne travailler qu'à partir de truies ou de porcs castrés. Nous refusons donc les porcs non castrés, ce qui réduit sensiblement notre capacité d'approvisionnement.

Une première opération de restructuration de la filière porcine a malheureusement été accélérée par l'incendie d'un outil industriel, à Celles-sur-Belle. Nous avons immédiatement fermé le site. Cet incendie dramatique a coûté la vie à un travailleur extérieur du service de nettoyage de nuit.

Dans le secteur bovin, nous nous sommes adaptés à la production, assez hétérogène. Nous abattons des animaux mâles et femelles, jeunes ou vieux, de nombreuses races différentes ; certains ont été produits en vue de l'exportation, d'autres sont plus adaptés à la fabrication de steak haché. La production a diminué, de 8 à 10 % selon les établissements, entre 2022 et 2024. Pour certains outils, nous avons donc concentré l'abattage sur quatre jours au lieu de cinq et nous travaillons à concentrer les approvisionnements dans cette fenêtre.

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Quelle part des porcs, bœufs, veaux et agneaux qui transitent par vos établissements est d'origine française ?

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Jean-Paul Bigard, président-directeur général du groupe Bigard

Elle est de 100 % pour l'abattage, qui constitue notre cœur d'activité. Seule la division Bigard consacrée à la distribution, qui s'appuie sur huit implantations dans le sud de la France, peut s'approvisionner en Allemagne notamment, pour des viandes particulières.

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Vous êtes l'acteur majeur de la filière de l'élevage et votre entreprise a une longue histoire. Le malaise du monde de l'élevage, notamment bovin, s'est exprimé durant la crise agricole de cette année. Quelle en est selon vous la cause ?

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Jean-Paul Bigard, président-directeur général du groupe Bigard

Lors des manifestations de ce début d'année, je n'ai pas perçu, de la part des éleveurs, de critiques fortes sur les prix que nous payons en amont. Cela n'a pas toujours été le cas.

Le prix de la viande bovine a connu une très forte inflexion juste avant la crise du covid. J'avais alors dialogué avec la FNB – Fédération nationale bovine –, pour m'engager à des relèvements tarifaires, dans la mesure où la demande nous permettait d'ajuster nos tarifs, et où je pourrais répercuter ces hausses en aval, auprès de la distribution, aussi bien pour les viandes en vente directe que pour les produits élaborés.

Un fabricant de voitures achète des pièces détachées, les assemble, puis vend ses véhicules. Notre métier, lui, s'apparente plutôt à celui d'un ferrailleur, à une industrie de démolition. Nous coupons les animaux en petits morceaux, du museau – ou du groin – jusqu'à la queue. Certes, nous recomposons parfois ces morceaux pour des produits élaborés tels que le steak haché, mais, la plupart du temps, nous les vendons séparément. C'est seulement quand le dernier morceau de viande est vendu que nous connaissons le résultat économique, car le cours de chaque morceau varie selon les périodes, en fonction d'une multitude de critères, dont la météo.

Nous sommes parvenus à revaloriser certains tarifs – avec un peu moins de 40 % de parts de marché, j'ai un impact important sur la définition des prix. Certains pourront toujours me contredire, mais les prix que nous pratiquons dans la filière bovine sont actuellement parmi les plus élevés d'Europe.

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Vous ne répondez que partiellement à ma question, qui n'était pas accusatoire. Nous constatons un malaise chez les éleveurs. Selon vous, celui-ci n'est pas lié au prix. Comment l'expliquez-vous, alors ? Ou niez-vous ce malaise ?

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Jean-Paul Bigard, président-directeur général du groupe Bigard

Le malaise est énorme. La question, vaste, implique de revenir sur la PAC – politique agricole commune –, le verdissement, les contraintes de bientraitance animale, les problématiques phytosanitaires et les contrôles. L'an dernier, lors du Salon de l'agriculture, je m'étais permis de signaler à M. le Président de la République que la pression montait. Il n'a pas fallu attendre longtemps pour que cela se vérifie.

Beaucoup a été écrit sur le sujet. L'agriculture est très réglementée – il ne me revient pas de juger si c'est une bonne ou une mauvaise chose. La stratégie « De la ferme à la fourchette » a fixé les étapes de la production de nourriture et son évolution. Il a été notamment prévu de réduire tant le chargement des exploitations et des prairies que l'emploi de produits phytosanitaires et de subordonner l'octroi de prime à la réalisation de ces objectifs.

L'économie de l'agriculture est administrée, politisée, dirigée. Quant à moi je dois trouver, dans le cadre d'un marché, un équilibre entre les producteurs et les acheteurs. Des tensions émergent ponctuellement, car certains producteurs nous reprochent de ne pas enlever les animaux assez vite, ou de ne pas les payer assez cher. À l'inverse, quand l'offre d'animaux est insuffisante, les cours montent ; c'est la loi de l'offre et de la demande.

Le problème est également d'ordre sociologique. Dans le monde agricole, il n'est pas question des 35 heures ni de week-ends de deux jours. De moins en moins d'actifs veulent donc travailler dans ce secteur, les gens se débinent partout, sans parler de l'insuffisance des revenus, déterminés par le prix de vente des productions mais aussi par la PAC. Pour notre part, nous sommes totalement étrangers à la fixation du montant de ces aides, qui résulte d'une bagarre, d'arbitrages politiques entre les différents syndicats de production animale et végétale. Nous devons composer avec.

En tout cas, le malaise agricole ne résulte pas d'une insuffisance des tarifs d'achat. Je ne connais aucun pays européen où ils sont supérieurs à ceux pratiqués en France. Aux États-Unis, les éleveurs et les céréaliers sont fortement subventionnés à travers le Farm Bill ; les subventions européennes, à côté, c'est de la rigolade.

Je constate que l'Espagne, pays où les contraintes sont peut-être moins nombreuses qu'en France, développe ses exportations de viande. L'Allemagne, en s'appuyant sur une main-d'œuvre à bas coût et sur un accompagnement de la filière porcine notamment, a également ouvert grand les vannes de l'exportation. En France, en revanche, la production animale n'a pas connu d'emballement. Nous constatons même un mouvement de décapitalisation, qui a commencé avant la crise agricole. Les exploitations laitières, les productions animales et les cheptels se réduisent. Plus de 1 million de bovins sont exportés chaque année, notamment en Italie ou en Espagne. Nous essayons, depuis un an, de conserver ces productions en France, en accompagnant financièrement des coopératives, des groupements de producteurs, pour sécuriser l'avenir.

Le ras-le-bol général du monde agricole qui s'est manifesté sur les barricades n'est pas parti, selon moi, des éleveurs.

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Au nom d'un modèle français qui reposerait sur des exploitations à taille humaine, de cinquante, soixante ou soixante-dix bêtes, certains refusent le modèle américain ou les « fermes industrielles » – expression souvent mal définie. Selon vous, pourrons-nous conserver des exploitations familiales, à taille humaine, notamment dans l'élevage bovin, ou le mouvement de regroupement est-il inéluctable ? La semaine dernière, nous avons longuement débattu de ces questions dans l'hémicycle, dans le cadre de l'examen du projet de loi d'orientation agricole.

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Jean-Paul Bigard, président-directeur général du groupe Bigard

Je ne sais pas si la viande bovine connaîtra la même concentration que les productions végétales et si les élevages atteindront la taille de fermes de culture.

La production de viande bovine se divise en deux secteurs qui ne se parlent pas. D'un côté, les producteurs de cheptel allaitant, concentrés dans le centre de la France, sont souvent à la tête de petites exploitations ; ils élèvent des animaux de race charolaise ou limousine, des bœufs de Salers ou d'Aubrac, et destinent les broutards à l'exportation. Plus de 1 million de têtes quittent ainsi notre pays tous les ans. C'est le cœur du dispositif, même si de nombreuses exploitations du centre de la France suivent un autre modèle.

Nous essayons de capter les broutards pour qu'ils soient engraissés et abattus en France, mais nous ne parviendrons pas à changer le modèle du centre de la France, qui s'explique par la tradition et la géographie. Le syndicalisme le défend fortement, au moins depuis la création de la PAC.

Toutefois, comment pourrons-nous continuer à produire de la viande si nous continuons à exporter aussi massivement des animaux ? Je rappelle que notre pays comptait 22 ou 23 millions de bovins il y a peu ; ils ne sont plus que 17 millions. Même si la France garde le premier cheptel européen, la réduction est sensible et notre avance s'est réduite. Le niveau actuel du cheptel est sûrement suffisant pour satisfaire les besoins de nos concitoyens, mais la baisse du nombre de têtes conduira à une diminution des exportations et à une moindre activité des outils d'abattage : il faut le prendre en considération.

La ferme des mille veaux et la ferme des mille vaches ont été attaquées car elles constituent un symbole épouvantable, mais des exploitations tout aussi importantes existent dans notre pays sans attirer l'attention. Ces exploitations n'ont cependant absolument rien à voir avec les feedlots d'Amérique du Nord ou les élevages très concentrés d'Amérique du Sud. Quand une exploitation française double de taille, elle passe de 60 à 100, 120 ou 150 vaches. La façon d'engraisser les animaux est une autre question.

Ces concentrations foncières, avec les concentrations de cheptel qu'elles impliquent, sont indispensables, ne serait-ce qu'en raison de l'évolution démographique. Lorsque des fermes assurant une production animale sont vendues, les nouveaux exploitants tentent toujours, dans la mesure du possible, de retourner les terres utilisées pour l'élevage afin de les consacrer à la production de céréales : c'est alors que le cheptel disparaît.

Il faut distinguer, disais-je, cheptel allaitant et cheptel destiné à la production laitière. M. Besnier et d'autres pourront vous expliquer que, malgré la baisse du nombre de vaches à lait, la production laitière est toujours supérieure aux besoins domestiques et que le surplus doit donc être exporté. On pourrait donc penser qu'il est possible de réduire encore les cheptels… Cependant, s'il n'y a plus de femelles, il n'y aura plus de veaux ; or ces derniers sont indispensables à la production de lait par la mère. Cet enchaînement montre qu'il ne faut pas tout casser. La taille des deux cheptels a varié – ces dernières années, celui des vaches allaitantes a pris le dessus –, mais dans les deux cas, elle est en train de se réduire. Le cheptel laitier est relativement industrialisé, ce qui n'est pas le cas du cheptel allaitant.

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J'ai trouvé sur votre site internet une carte très claire montrant vos sites de production en France. Il semble que vous soyez aussi présents à l'étranger, sur un certain nombre de continents. Êtes-vous implantés dans d'autres pays de l'Union européenne ?

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Jean-Paul Bigard, président-directeur général du groupe Bigard

Je tiens à corriger vos propos. Je suis rentré ce matin du Salon international de l'alimentation (SIAL) de Shanghai, où j'ai passé quatre jours. Nous expédions chaque semaine trente à cinquante conteneurs de viande à destination du Japon et de la Chine ; nous avons d'ailleurs un bureau au Japon. En dehors de ces contacts et de ces échanges commerciaux, nous ne sommes pas implantés à l'étranger.

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J'ai effectivement mal lu votre carte, qui pourrait sans doute être plus précise. Elle présente vos exportations, non vos implantations. Pouvez-vous nous confirmer que l'intégralité des sites de Bigard et de ses filiales se trouvent en France ?

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Jean-Paul Bigard, président-directeur général du groupe Bigard

Absolument, à l'exception d'un bureau commercial à Tokyo.

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Je suppose que la concurrence des importations est pour vous un enjeu. Les représentants d'un autre groupe industriel nous ont expliqué qu'ils avaient des sites à l'étranger, notamment en Europe de l'Est, depuis lesquels ils pouvaient exporter de la marchandise vers le territoire national. Tel n'est donc pas votre cas.

Dans le contexte de concurrence internationale que vous subissez, quelles difficultés rencontrez-vous avec certains pays ? La situation est-elle plus compliquée au sein du marché unique, où la concurrence est plus directe qu'avec les pays tiers ?

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Jean-Paul Bigard, président-directeur général du groupe Bigard

Notre chiffre d'affaires à l'exportation représente un peu plus de 15 % de notre chiffre d'affaires global. Nous exportons essentiellement de la viande de bœuf et de porc – les quelques dizaines de tonnes de viande ovine et de veau sont anecdotiques. Nous expédions ainsi chaque semaine, quasiment depuis le début de l'année, des carcasses de viande bovine fraîche – c'est-à-dire des animaux simplement abattus et coupés en quatre – en Turquie. Je vous ai déjà parlé de la Chine, à qui nous vendons des pièces de viande congelées, généralement de porc, que je pourrais qualifier de coproduits – des pieds ou des petits morceaux. Au Japon, où nous sommes traditionnellement présents depuis longtemps, principalement par le biais de la Socopa, et où nous assurons la promotion du porc français, nous exportons des muscles et des découpes de porc.

En France, nous ne sommes pas confrontés à la concurrence des productions sud-américaines. Lorsque nous la subissons, en Chine ou ailleurs, nous ne pouvons pas lutter. Nous parvenons à nous positionner sur des niches qualitatives ou alliant les produits à des services, mais nous ne sommes pas en mesure de rivaliser, tant en termes quantitatifs qu'en matière de prix, avec les Brésiliens, qui approvisionnent la Chine en viandes désossées à des niveaux tarifaires très inférieurs aux prix pratiqués en France pour des viandes avec os.

La concurrence dont nous souffrons au sein du marché européen concerne la viande porcine. La France importe en effet des viandes désossées provenant d'Espagne et destinées à l'industrie de la charcuterie-salaison, à des tarifs très bas correspondant à des prix de dégagement que les Espagnols pratiquent également avec la Chine et le Japon. Peut-être avez-vous remarqué que, depuis le début de la semaine, la Chine fait courir le bruit d'une éventuelle procédure antidumping à l'encontre de l'Europe concernant la viande porcine. Ce n'est pas la France qui est visée mais l'Espagne, devenue le premier producteur de porc européen. Dans ce pays, la grande majorité des abattoirs appartiennent à des producteurs, qui sont également des marchands d'aliments. Le schéma industriel se caractérise donc par une certaine verticalité : l'élevage, l'abattage, la découpe et la transformation sont assurés par les mêmes acteurs. Le modèle économique français est tout à fait différent : les producteurs, plus ou moins maîtres de l'aliment, élèvent leurs animaux et les vendent aux industriels, lesquels gèrent ensuite la vente des découpes. Chaque acteur doit essayer de gagner de l'argent, ce qui peut poser des problèmes.

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J'aimerais revenir sur les prix pratiqués avec les éleveurs. J'ai l'impression que, désormais, ces derniers expriment moins leur mécontentement – en tout cas, je trouve moins d'articles à ce sujet sur Google, si ce n'est un témoignage. Vous avez reconnu tout à l'heure que les choses n'avaient pas toujours été convenables mais qu'elles avaient évolué. Qu'est-ce qui vous a fait avancer dans ce domaine ? Les lois Egalim, qui imposent la prise en compte d'indicateurs relatifs aux coûts de production, ont-elles eu un impact sur vos pratiques ? Pouvez-vous nous assurer que les prix auxquels vous achetez le bétail couvrent bien les coûts de production des éleveurs ?

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Jean-Paul Bigard, président-directeur général du groupe Bigard

Je n'en sais rien.

Je ne connais pas vraiment les coûts de production des éleveurs bovins, d'autant que leurs revenus dépendent aussi des primes et des aides perçues. Quant aux éleveurs porcins, les chiffres montrent qu'ils sont, depuis deux ans, dans une conjoncture de revenus exceptionnellement favorable. Ils s'interdisent de parler d'Egalim : cela ne les concerne pas ! Alors que nous traitons, dans les deux cas, avec des marchands de viande, on nous demande de trouver des solutions et d'appliquer la loi Egalim pour la viande bovine mais de ne surtout pas toucher à cela pour la viande porcine…

Pourquoi les cours se sont-ils redressés avant la période du covid ? Nous avons voulu prendre en compte une certaine détresse des acteurs en amont de la filière. Un dialogue s'est instauré avec les organisations syndicales et nous avons constaté que la situation devait changer, faute de quoi les choses ne se passeraient pas bien. Nous nous sommes alors engagés dans une revalorisation du prix des productions animales. Dans le même temps, nous avons entamé une démarche visant à revaloriser le steak haché vendu par la grande distribution, en expliquant les raisons de notre requête. Dans une période où la demande était relativement bonne, les planètes se sont alignées et, du fait de la revalorisation des coproduits et d'un certain nombre d'éléments extérieurs, nous avons pu retrouver un bon équilibre carcasse et procéder à de bonnes revalorisations.

C'est alors qu'est arrivé le covid. Le pays s'est fermé, les importations ont cessé et nous avons vécu en vase clos. Nous avons connu un véritable black-out européen : l'ensemble des productions ont fortement diminué et les tarifs des animaux se sont fixés, dans toutes les catégories d'élevage, à des niveaux élevés. Il a bien fallu que nous répercutions ces hausses sur le prix des muscles et des produits élaborés. Autrement dit, nous avons dû revaloriser nos propres tarifs. Je ne vous rappellerai pas les discours politiques entendus en 2022, lorsque l'on nous demandait d'aider les producteurs.

Dix-huit mois plus tard, cependant, l'inflation a commencé à fatiguer tout le monde et le consommateur s'est mis à dire qu'il allait manger moins. Les politiques, qui nous demandaient auparavant d'aider les éleveurs, ont alors un peu changé leur discours : il fallait désormais que les prix se calment. Dans le même temps, nous avons subi une explosion du coût de l'énergie, si bien que la hausse des prix de nos produits a parfois été supérieure à 30 %. Je vous passe le débat sur la distinction entre les marques industrielles et les marques propres des distributeurs.

Pour les consommateurs, la hausse des prix a donc été terrible. Il en a résulté une chute de la consommation, provoquant elle-même une chute de la production contribuant à la baisse de la consommation. Nous avons atteint un équilibre très instable laissant de nombreuses entreprises en grande difficulté. De surcroît, comme un malheur n'arrive jamais seul, nous avons assisté à un effondrement du cours des coproduits et du cinquième quartier à l'échelle mondiale.

Aujourd'hui, alors que la loi Egalim nous impose une contractualisation assez forte avec les acteurs de l'amont de la filière, que nous continuons d'accompagner, les ventes sont à la baisse et les prix, qui restent élevés, sont un peu malmenés. Parallèlement, les acteurs de la distribution veulent en découdre en mettant en avant des marques de distributeur (MDD) et en nous livrant une guerre des prix que je qualifierai de farouche.

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L'intégralité de vos achats font-ils l'objet d'un contrat avec les éleveurs ?

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Jean-Paul Bigard, président-directeur général du groupe Bigard

Non.

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Vous contrevenez donc aux dispositions de la loi Egalim 2.

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Jean-Paul Bigard, président-directeur général du groupe Bigard

Sur les 23 000 bovins que je traite chaque semaine, 3 000 ou 4 000 animaux font l'objet d'un contrat, avec de grosses différences entre les catégories « vaches laitières » et « jeunes bovins ». De nombreux animaux sont toutefois achetés en commerce libre.

Beaucoup d'éleveurs ne sont pas disposés à passer des contrats. Essayez donc de contractualiser avec les fournisseurs d'animaux de réforme : jamais de la vie ! Même avec des éleveurs d'animaux de qualité, destinés à la production de viande, c'est très difficile.

Nombre de contrats conclus l'ont été dans la catégorie « jeunes bovins » parce que nous accompagnons financièrement ce type de production en fournissant des broutards sans contrepartie financière – nous récupérons la mise de départ plusieurs mois plus tard, lorsque nous reprenons l'animal. De même, nous payons une pension pour certains bovins, en réglant la facture au moment de l'enlèvement de l'animal.

Lorsqu'un abattoir place des broutards chez un éleveur censé les engraisser pendant cinq à huit mois, il en perd la propriété, même s'il n'est pas payé. Ainsi est fait le droit rural. Je pourrais vous citer des exemples d'animaux pour lesquels je n'ai pas été payé et qui ont disparu. On me dira que je n'avais qu'à prévoir un warrant … Je peux vous assurer que c'est un parcours du combattant ! Mais ne généralisons pas ces bavures.

Il n'empêche que pour une structure comme la nôtre, c'est déjà un véritable exploit que de contractualiser pour 15 % à 20 % des animaux. Je le répète, de très nombreux éleveurs ne veulent pas en entendre parler. Du reste, tout un tas d'opérations telles que les ventes conclues avec des marchands de bestiaux ou dans le cadre de foires ne sont pas soumises à la loi Egalim et donc à l'obligation de contractualisation.

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Le respect de cette obligation a-t-il fait l'objet de contrôles de la part de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) ? Nous savons que cette administration a mené un certain nombre de contrôles dans votre filière.

Avez-vous été sanctionnés pour ne pas avoir respecté la loi ? Le Premier ministre a annoncé en janvier dernier qu'il allait prononcer trois sanctions à ce titre, mais sans nommer les entreprises visées. Le nom de votre groupe a cependant été évoqué. Êtes-vous effectivement concerné ?

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Jean-Paul Bigard, président-directeur général du groupe Bigard

Le groupe Bigard a effectivement été cité.

Il s'agit là d'une drôle d'affaire… Il se disait partout qu'une entreprise fabriquant des yaourts et deux filiales du plus grand groupe alimentaire français ne respectaient pas les obligations de contractualisation prévues par la loi Egalim et que des sanctions seraient prononcées. Pendant quarante-huit heures, j'ai cherché à savoir ce qui se passait. Un membre d'un cabinet ministériel, à Bercy, m'a assuré que c'était une erreur, qu'il n'y avait pas de problème et qu'il n'y aurait aucune injonction. Huit jours plus tard, j'ai reçu des services de Rennes une missive m'indiquant qu'un contrôle réalisé en mars, avril ou mai 2023 avait révélé des anomalies et me demandant de me rendre dans leurs bureaux pour m'en expliquer. C'est ce que nous avons fait : nous avons répondu à toutes les demandes. Ce genre de contrôle s'est généralisé dans toute la France. Depuis, la procédure semble être restée lettre morte.

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Je regrette de ne pas avoir posé la question aux représentants de la DGCCRF que nous avons auditionnés avant vous.

Vous nous confirmez donc que vous n'êtes pas concerné par ces sanctions.

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Jean-Paul Bigard, président-directeur général du groupe Bigard

Si, j'étais concerné. Il était bien question de deux filiales du groupe Bigard. Mais on ne m'a pas encore notifié les fautes que nous aurions commises.

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Savez-vous quels sont les motifs de ces sanctions annoncées ? L'absence de contractualisation, ou autre chose ?

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Jean-Paul Bigard, président-directeur général du groupe Bigard

On m'a demandé pourquoi notre taux de contractualisation n'était pas plus élevé. Je viens de vous expliquer pourquoi. Qu'on me donne des exemples de structures dont 100 % de l'approvisionnement fait l'objet d'une contractualisation ! Nous essayons de faire davantage, et nous continuons à avancer, mais si l'on veut sanctionner toutes les entreprises dont le taux de contractualisation n'est pas de 100 %, autant dresser des PV à tout le monde ! Ce n'est pas la peine de prendre un bouc émissaire pour montrer à la population que l'on fait respecter les règles.

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En 2019, une association vous a assigné en justice au motif que vous ne publiiez pas vos comptes. Je suppose que c'est ce qui vous a alors conduit à les déposer jusqu'en 2017. Depuis, vous ne remplissez plus cette obligation légale. Pourquoi ?

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Jean-Paul Bigard, président-directeur général du groupe Bigard

Je me suis déjà expliqué à ce sujet. Si vous publiez vos comptes, lorsque vous allez négocier avec la grande distribution, vous trouvez votre bilan sur le bord de la table. Au cours de la discussion, vos interlocuteurs exigent alors tel prix ou tel budget en soulignant que vous en avez les moyens. Cela devient infernal !

J'ai même été convoqué par un ministre, dont je tairai le nom, qui voulait absolument savoir combien je gagnais. Je lui ai présenté nos dépenses d'investissement, rappelé que je devais payer chaque mois 15 000 salariés et expliqué que, pour ce faire, j'étais obligé de travailler et de gagner de l'argent.

J'ai été convoqué devant un certain nombre de tribunaux auxquels j'ai dû expliquer pourquoi j'étais réticent à publier les comptes du groupe. Je n'ai rien à cacher. D'ailleurs, ces comptes existent et, à Bercy, ils sont largement connus. Nous avions trop de problèmes avec la grande distribution, qui nous faisait des commentaires lors des négociations commerciales, et avec le monde agricole, qui nous pointait du doigt en permanence en citant la fortune que me prêtait le magazine Challenges. C'était insupportable !

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Avez-vous été sanctionné pour ne pas avoir publié vos comptes ?

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Jean-Paul Bigard, président-directeur général du groupe Bigard

Non.

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Les enjeux de souveraineté s'exercent en externe, au regard de la concurrence de pays tiers, européens ou non, mais aussi en interne, au regard de situations possiblement monopolistiques dans les filières : les producteurs doivent disposer d'une latitude suffisante. Compte tenu de votre importance – en particulier dans le bassin allaitant et la viande bovine – et de vos prises de participation, ne pensez-vous pas occuper une position quasi monopolistique qui affecte la souveraineté de la filière ? N'avez-vous pas une part de responsabilité dans la décapitalisation que vous avez évoquée ?

Soyez rassuré, nous ne sommes pas la grande distribution : vous pouvez nous communiquer en toute sécurité vos comptes et le détail de vos prises de participation, en particulier dans des sociétés d'élevage allaitant, coopératives ou de droit privé. Votre présence marquée dans des coopératives peut témoigner d'une logique monopolistique qui rend la contractualisation difficile – car, en la matière, tout tient du rapport de force.

Votre filière serait moins affectée par la décapitalisation si les producteurs avaient davantage de revenus. Vous qui êtes un acteur majeur à l'exportation et sur le marché national, quel travail engagez-vous avec les producteurs bovins pour que la filière sorte de cette situation par le haut ? Comment inciter à quitter le modèle que vous avez décrit pour favoriser l'engraissement et faire en sorte que les territoires profitent de la valeur ajoutée ? Vous affirmez que vos interlocuteurs ne veulent pas tous contractualiser, mais, je le répète, tout est question de rapport de force. De votre côté, êtes-vous suffisamment moteur pour inciter à contractualiser ?

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Jean-Paul Bigard, président-directeur général du groupe Bigard

Notre part de marché dans l'abattage est proche de 40 % : c'est important, certes, mais je n'écrase pas le marché. Nous sommes en concurrence avec des coopératives et des structures privées ; tout le monde peut travailler. Je n'ai jamais utilisé notre poids pour écraser l'amont ; je m'emploie plutôt à valoriser les productions finies – il m'est d'ailleurs souvent reproché d'être plus cher que d'autres à la vente. J'ai optimisé, probablement plus que d'autres, la décomposition des animaux et l'équilibre carcasse. Nous avons su construire un système qui n'est pas préjudiciable pour tous nos concurrents. D'ailleurs, on me rapporte plutôt que Bigard tire le marché vers le haut. Je ne fais pas la course aux volumes pour faire baisser les prix et accentuer la décapitalisation.

Par ailleurs je n'ai aucune difficulté à vous communiquer les bilans de la société Bigard, mais j'espère qu'ils ne finiront pas dans la presse.

Vous évoquez nos prises de participations dans des structures coopératives – vous pensez probablement à l'une d'entre elles, dans votre région de la Saône-et-Loire. Dans le cadre d'une contractualisation, j'apporte au partenaire en question des fonds relativement importants. Il se trouve être le premier fournisseur du groupe. J'accompagne le financement de ses mises en place, car, dans ce domaine, les groupements de producteurs ne trouvent plus l'appui des banques. Or les éleveurs ne mettent en place qu'à condition que la coopérative ou le groupement apporte les animaux. Je n'applique pas une politique hégémonique dans ces structures. Elles exportent des broutards et vendent à d'autres marchands de viande ; je n'ai pas d'exclusivité à ce stade.

La Saône-et-Loire est connue pour sa race charolaise, mais aussi, malheureusement, pour la décapitalisation de sa filière – comme partout ailleurs. Grâce à nous, elle profite d'un outil industriel parmi les plus performants de France, à Cuiseaux. Nous l'avons construit pendant l'épisode de la vache folle, il y a un peu plus de vingt-cinq ans – les travaux ont débuté quelques mois avant le déclenchement de la crise et j'ai failli sauter à cause de ce dossier. Le projet a été réalisé en un temps record. L'outil était conçu pour traiter environ 2 500 animaux par semaine. Il présente l'une des plus belles architectures industrielles de France. Il ne traite actuellement que 2 200 à 2 300 bêtes par semaine, car nous n'arrivons plus à trouver le bon équilibre entre les volumes abattus, les productions disponibles sur place et les fabrications de steak haché. La situation commerciale est un peu compliquée, et j'espère que nous retrouverons des jours meilleurs.

L'outil de Cuiseaux a été une véritable locomotive pour le département et la région. Cela n'a pas empêché un outil privé voisin, à Bourg-en-Bresse, de quasiment doubler ses capacités. Nous n'avons empêché personne de travailler et de se développer. Sicarev et d'autres opèrent dans le périmètre et de nombreuses productions animales sortent de la région pour aller vers d'autres.

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Le prix du kilo de viande est difficile à chiffrer, à tel point qu'il semble sous omerta. J'ai néanmoins réalisé une synthèse des marges dans le secteur de la viande bovine : la grande distribution margerait à 3,20 euros par kilo, l'industriel à 1 euro, le boucher à 2,70 euros et l'abattoir à 1,50 euro ; quant à l'éleveur, il perdrait 90 centimes par kilo. Confirmez-vous ou infirmez-vous ces chiffres ?

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Jean-Paul Bigard, président-directeur général du groupe Bigard

J'ignore d'où ils sortent ; je serais incapable de les commenter, à moins d'en avoir le détail. Qu'appelez-vous une marge de 1,50 euro pour l'abattoir ?

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Ces chiffres proviennent d'un article de L'Express.

On vous dit très présent dans les cercles d'influence. Quelle a été votre implication dans l'élaboration des lois Egalim ?

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Jean-Paul Bigard, président-directeur général du groupe Bigard

J'avais entendu certains bruits mais – attachez votre ceinture ! – j'ai véritablement découvert la première loi Egalim lors d'une conférence professionnelle, en présence du ministre Julien Denormandie. L'assistance d'éleveurs, de distributeurs et de producteurs s'est vu expliquer qu'il y aurait un avant et un après : les prix ne se formeraient plus de l'aval vers l'amont, mais de l'amont vers l'aval. La démonstration m'a laissé dubitatif. Je n'ai pas mâché mes mots quand le ministre m'a demandé mon avis : les éleveurs découvraient cette nouveauté qui avait nécessité, nous disait-on, des milliers d'heures de travail et d'échanges avec les professionnels. Je ne voyais pas comment résoudre les problèmes qui se poseraient avec les distributeurs et d'autres partenaires.

Ce projet ne tenait aucun compte de la loi de l'offre et de la demande. Il négligeait aussi la diversité des productions de viande bovine : l'échelle de prix d'un bovin qui entre à l'abattoir va d'un à trois selon le type d'animal – vaches laitières ou à viande, animaux jeunes ou âgés, gros ou petits, maigres ou gras… Bref, c'était une usine à gaz. Inutile de dire que sa mise en œuvre fut une grande partie de plaisir – d'ailleurs, les révisions de la loi se sont succédé. On a essayé de sauvegarder le coût des productions animales ; il a ensuite été question des productions industrielles… Je n'entrerai pas dans le détail des débats et des bagarres avec les distributeurs, mais c'est un joyeux bazar.

Surtout, comment faire cohabiter les productions qui relèvent d'Egalim avec celles qui n'en relèvent pas ? Pourquoi les produits Charal, Bigard et Socopa sont-ils soumis à un arsenal de règles et de contraintes, alors que leurs équivalents sans marque, fabriqués pour des distributeurs, y échappent ? La production de steak haché frais est à 70 % sous marque de distributeur (MDD) ; elle n'est pas couverte par Egalim mais est soumise à des appels d'offres trimestriels ! Le même modèle doit s'appliquer à tous.

J'ajoute que le distributeur, dans sa politique tarifaire et sa guerre des prix, applique un coefficient de distribution minimal aux produits sous MDD, mais 30 % à 50 % supérieur aux produits de marque. Prenons deux produits très proches : une barquette de deux steaks hachés frais de 125 grammes, ou une boîte de 1 kg. Pour une marque de distributeur, si le produit vaut 10 euros, on le passe à 11 euros, après quoi le distributeur applique un coefficient de 1,30 et définit un prix de vente consommateur (PVC). Le même produit Charal vaut 12 euros, auxquels on ajoute 1 ou 1,20 euro ; cependant, on lui applique un coefficient de 1,80 ou 2. En définitive, l'écart de prix entre le produit sous MDD et le produit de marque est énorme pour le consommateur. Personne ne parle de ce problème au sujet d'Egalim. Soyez-y très attentifs : cela met en difficulté toutes les entreprises.

Je le répète, les produits sous MDD sont soumis à des appels d'offres : le fournisseur qui propose le prix le plus bas remporte la mise. Certains y perdront la vie. Je ne prétends pas, pour autant, qu'il faille mettre fin aux MDD. Le sujet est d'autant plus complexe que deux distributeurs possèdent des outils de production de viande ; il n'y a alors plus de règle : ils peuvent pratiquer des prix de cession et des opérations qui nous sont inaccessibles en commerce direct. La loi Egalim, pourquoi pas, mais les dés sont pipés.

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Il serait intéressant de mettre en parallèle l'historique de la concentration d'actifs dans votre groupe et le mouvement de concentration qui touche plus généralement le secteur des abattoirs en France, qui semble l'apparenter à un oligopole. Selon vous, le secteur est-il équilibré sur le territoire ? Une vraie concurrence s'y exerce-t-elle ? Nous avons régulièrement écho d'accusations d'entente. Il semble aussi que des vagues de fermetures d'abattoirs aient profité à certains, et qu'en définitive les éleveurs ne puissent guère choisir leurs débouchés.

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Jean-Paul Bigard, président-directeur général du groupe Bigard

Le groupe Bigard a connu deux grandes périodes. Entre 1975 et 1995, la petite entreprise familiale s'est développée à partir d'un site de production qui avait bénéficié d'importants investissements. Nous étions à la pointe dans la fabrication de steak haché, et la grande distribution était florissante. Ce furent des décennies glorieuses.

Nous avons décidé de prendre des positions en dehors de la Bretagne. Une entreprise coopérative, Arcadie, implantée à Cuiseaux, rencontrait alors de grandes difficultés. Son abattoir avait subi deux fermetures administratives et elle n'avait pas les moyens d'investir. Nous l'avons rachetée. Du jour au lendemain, la famille Bigard, qui n'était jamais sortie de son périmètre, est devenue propriétaire d'une demi-douzaine d'implantations dans l'Est et le Sud-Est. Six mois après le rachat, mon père ayant fait un accident vasculaire cérébral, je me suis retrouvé seul à la barre. J'ai finalisé la remise à niveau de l'abattoir de Cuiseaux, malgré la crise de la vache folle. Nous avons passé le cap et avons introduit notre savoir-faire dans tous les outils d'Arcadie.

Dix-huit mois plus tard, la société Charal s'est trouvée à la veille du dépôt de bilan. Il y avait là du beau monde : des banquiers, le groupe Sucres et denrées, les inventeurs de l'Hebdopack ; ils avaient décidé de vendre de la viande en se passant des professionnels. Mais dans ce métier, on a beau posséder une certaine technicité et des moyens, cela ne suffit pas. En 1997, nous avons racheté cette structure à parts égales avec le groupe coopératif Alliance, basé dans le Nord. Nous nous sommes réparti la responsabilité opérationnelle, entre les abattoirs et les produits transformés. Ce fonctionnement a duré une dizaine d'années. Durant cette période, nous avons seulement réalisé quelques petites opérations de croissance externe.

Je précise que nous avions ciblé la société Charal avant de racheter Arcadie mais, à l'époque, le produit n'était pas vraiment présentable ; il fallait le remettre en forme. Les banques ne nous avaient pas suivis. L'opération a pu se faire trois ans plus tard.

Notre collaboration avec Alliance souffrait de problèmes internes, notamment en matière de concurrence, d'autant que ce groupe possédait des affaires de viande dans le Nord. J'ai engagé des discussions avec son directeur, Jean-Pierre Heusèle, car j'estimais que nous devions changer de modèle. Je lui ai proposé d'aller plus loin, de reprendre les parts de Charal qu'il possédait et de racheter ses implantations dans le nord de la France. En contrepartie, Alliance devenait actionnaire du groupe Bigard à hauteur de 33 %. Le deal fut conclu en ces termes en 2006.

Un an plus tard : nouveau cri d'alarme. Il s'agissait cette fois de la société coopérative Socopa, qui était leader en France et présente à l'exportation ainsi que dans les produits élaborés. Elle était à bout et ne pouvait plus faire face à ses échéances. Ses actionnaires sont venus me voir.

À la troisième demande j'ai pris conscience qu'ils étaient à la veille de déposer le bilan, qu'il fallait ne plus traîner et nous retrousser les manches. Le deal s'est évidemment déroulé avec les plus grosses entreprises coopératives de l'Ouest, mais sous la coupe du Crédit agricole – qui était de facto le banquier le plus engagé. J'ai dû passer un grand oral, comme devant vous, en expliquant comment je ferais si je reprenais l'affaire.

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Jean-Paul Bigard, président-directeur général du groupe Bigard

Je reviendrai sur la question de l'argent public.

Nous avons conclu un deal. J'ai été jugé apte et nous avons racheté cette structure, qui fut donc intégrée au groupe. Mais l'affaire n'était pas terminée puisque le dossier devait être examiné par l'Autorité de la concurrence, ce qui a duré plusieurs mois. Après des analyses en tout genre, on m'a dit que j'étais persona non grata dans l'est de la France et qu'il fallait que je vende des implantations. Dont acte. Nous nous sommes alors séparés de quatre outils industriels qui, de façon arbitraire, ont été repris par la coopérative Terrena.

Nous avons ensuite beaucoup investi pour rénover les outils de Socopa, qui avait développé une activité industrielle pour les produits élaborés mais laissé se dégrader les abattoirs. Nous avons ainsi investi plus de 100 millions dans un abattoir de porcs, à Évron, afin d'automatiser la chaîne d'abattage. Nous engageons également entre 60 et 70 millions à Villefranche-d'Allier pour un abattoir spécialisé dans le bœuf. Tels sont les deux principaux investissements que je peux mentionner. Par ailleurs nous rénovons l'outil de Charal installé à Cholet.

Nous avons fait tout cela sans percevoir le moindre centime d'argent public. Nous avons été soutenus quand nous étions tout petits, au démarrage, grâce à des aides européennes ; mais ensuite les contraintes se sont accrues très rapidement, de même que les exigences de droit de regard sur la distribution de dividendes. Nous avons donc investi de l'argent que nous avions gagné, bien entendu avec des concours bancaires. Aujourd'hui, le groupe est peu endetté. Je ne sais si j'ai ainsi répondu à la question.

Nous avons aussi repris quelques entreprises à droite et à gauche. Je peux même vous dire que je signerai demain matin la reprise de l'abattoir de la Sodem au Vigeant, spécialisé dans le traitement des agneaux. Après avoir été le premier outil de France il est aujourd'hui dans un état de coma très avancé, c'est une catastrophe.

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Nous assistons à une nouvelle crise du secteur des abattoirs, avec beaucoup de fermetures d'établissements. On serait ainsi passé, en quelques mois, d'une fermeture par mois à deux.

Par ailleurs, selon des propos rapportés par la presse, vous auriez déclaré qu'un certain nombre d'abattoirs de classe IV étaient laissés à l'abandon et qu'« une bonne initiative serait d'en fermer » – vous nous indiquerez si vos propos ont été bien retranscrits. Si je comprends bien, vous encouragez donc à aller plus loin encore dans la concentration – ma question est ouverte : nous ne sommes pas un tribunal…

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Jean-Paul Bigard, président-directeur général du groupe Bigard

Je n'encourage rien du tout.

Dans les années 2010, à l'époque où la FNSEA était encore présidée par M. Lemétayer, dix de mes outils ont été fermés sous des prétextes divers. Bruno Le Maire, qui était alors ministre de l'agriculture, m'appelle un matin en me disant : « Qu'est-ce que tu as encore fait ? Je réunis tout le monde dans mon bureau ce soir et tu te débrouilles pour y être. » Je lui réponds que j'ai peut-être autre chose à faire ce jour-là, mais que c'est entendu, que je fais le déplacement pour être dans son bureau le soir même.

Il me reçoit et me dit : « Tu as vu le chantier ? » Je réponds : « Oui j'ai vu, mais que voulez-vous que je vous dise ? Je ne comprends pas pourquoi ils s'acharnent sur le groupe. Jusqu'à présent on a fait ce qu'il fallait

– Ce n'était pas assez », me répond-il, avant d'ajouter : « De toute manière le quadrillage du territoire n'est pas bon. Il y a trop de petits abattoirs et pas assez de gros. Il faut me réformer tout ça. »

Je lui réplique alors : « Monsieur le ministre, si vous avez deux minutes, je vais quand même vous expliquer que la qualité d'un abattoir et sa capacité à gagner ou à perdre de l'argent ne sont pas directement proportionnelles à sa taille.

– Je ne comprends pas pourquoi tu me dis ça.

– Parce que vous pouvez avoir de petits abattoirs, dotés d'un excellent fonds de commerce, dans lesquels on va traiter de 50 à 200 bovins ; ils vont livrer tous les animaux chez les bouchers, avec un travail assez simple mais à la carte, et ils ont relativement peu de frais. Ces établissements vont gagner de l'argent. Inversement, un gros outil industriel capable de traiter 2 000 bovins, s'il gagne de l'argent, va en gagner beaucoup ; mais quand il va en perdre – et ça peut arriver très vite –, il va y laisser des fortunes. La qualité du résultat est fonction, premièrement, de la qualité de l'outil, deuxièmement, de son fonds de commerce, et troisièmement, des personnes qui gèrent. Quand vous avez réuni le bon triptyque, il n'y a pas de problème. Mais quand il vous manque l'un des trois éléments, il y a danger. »

Il avait retenu cette explication – au point d'ailleurs de la reprendre ultérieurement.

Je lui ai alors demandé : « Monsieur le ministre, vous dites qu'il y a trop d'abattoirs, mais les textes prévoient la fermeture de ceux de classe IV car leurs conditions sanitaires ne sont plus satisfaisantes. Pourquoi ne les fermez-vous pas ?

– Tu n'imagines pas », me répond-il, « le nombre de parlementaires qui vont faire la queue dans le couloir pour me dire qu'il ne faut pas fermer tel ou tel outil ! »

Un plan d'investissement est en cours pour sauver les abattoirs. Moi, je ne m'oppose à rien. Mais je fais un seul constat : dans de nombreux cas, ceux qui crient le plus fort ne sont pas ceux qui financent la rénovation de l'abattoir.

Après, il existe des collectivités et des régions. Moi, je construis des outils, et lorsque j'en rachète, je les rénove. J'essaie d'en avoir la propriété. Je ne fais pas supporter aux finances publiques le coût de fonctionnement d'un abattoir. Je dis régulièrement qu'en France on ferme des tribunaux, des hôpitaux et des gares, mais jamais des abattoirs. On comptait 23 millions de bovins il y a un certain temps. On en a 25 à 30 % en moins aujourd'hui. À un moment donné, il faut faire attention.

Je sais que la fermeture d'abattoirs peut poser un problème en termes de couverture du territoire. Mais il faut voir dans quel état sont la plupart des outils publics financés par les budgets de communes ou de communautés d'agglomération… De même, certains petits abattoirs privés, et parfois certains des plus gros, ne se portent pas très bien du fait de la réduction de la production, du métier très difficile, d'une énorme concurrence et de l'absence d'adaptation à l'évolution du métier. Dans la filière bovine, il est assurément difficile de faire vivre des outils et de conserver un équilibre carcasse pour celui qui n'a pas prévu de fabriquer des steaks hachés.

Pour le reste, je n'entrerai jamais en guerre et ne ferai jamais de procès d'intention à des structures qui sont en service. Je constate seulement que nous n'avons pas tout à fait les mêmes règles de fonctionnement et que les conditions d'hygiène qui nous sont imposées – et que nous nous imposons – sont drastiques, même si cela n'évite pas toujours les accidents. Toutefois, on est parfois un peu dans le « deux poids, deux mesures » avec certains outils que je ne nommerai bien évidemment pas.

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Vous confirmez donc que, lorsque Bruno Le Maire était ministre de l'agriculture, des abattoirs de classe IV qui auraient dû fermer sont restés en activité pendant une longue durée. Nous enquêterons sur ce point car je suis surpris, comme ceux qui nous regardent, que l'on ait volontairement laissé fonctionner des installations dans des conditions d'hygiène indigentes. Lorsqu'un scandale de cette nature éclate il a des retombées sur la filière car des vidéos sont diffusées. L'image de tous les acteurs s'en trouve alors dégradée.

Les éleveurs, dites-vous, ne veulent pas de contrats. Soit. J'ai en effet déjà entendu des éleveurs dire qu'ils avaient toujours fait comme vous l'avez décrit ; mais d'un autre côté, et ne le prenez pas mal, on peut aussi concevoir que cela vous arrange.

Vous avez aussi indiqué que vous refusiez de vous conformer à la loi s'agissant de la publication de vos comptes. Je suis toujours étonné lorsque l'on présente des raisons pour refuser d'appliquer la loi. Elle est ce qu'elle est et on peut souhaiter la changer, mais on s'y conforme malgré tout. Par exemple, je ne décroche pas tous les drapeaux européens même si j'en ai une envie dévorante.

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Vous nous avez dit que la publication de vos comptes pourrait être utilisée par les acteurs de la grande distribution pour vous imposer des conditions de négociation extrêmement difficiles. Cela peut s'entendre, mais il n'en demeure pas moins que la loi est la loi.

En outre, votre groupe est lié à la grande distribution par des contrats, ce qui le sécurise. Cette dernière pourrait aussi dire qu'elle ne souhaite pas contractualiser et qu'elle préfère faire comme ça l'arrange. Ce serait d'une certaine manière tout l'État de droit et le capitalisme contemporain qui s'effondreraient. Les contrats entre les acteurs économiques garantissent la sécurité juridique et la transparence, et ils permettent le cas échéant d'engager une procédure contentieuse. Certaines pratiques ont cours avec les éleveurs, j'entends bien, mais on a fini par passer du troc au capitalisme moderne. Je ne comprends donc pas l'argument qui consiste à dire qu'on ne respecte pas la loi parce que cela n'arrange personne.

Sans vouloir vous flatter, nous avons constaté que vous aviez une intelligence supérieure et que vous étiez capable d'avoir une vision d'ensemble. Vos arguments ne sont pas à la hauteur des enjeux. En outre, les pratiques que vous décrivez ne marchent pas puisque la filière française de l'élevage ne va pas bien. Dans votre propos liminaire vous avez déclaré qu'il n'y a pas de problème de revenus, mais ce n'est pas ce que l'on entend lors des auditions ou lorsque l'on rencontre des éleveurs dans les circonscriptions. Bref, je ne comprends pas comment vous pouvez tenir de tels propos sur la contractualisation devant la représentation nationale.

Sans éleveurs, les abattoirs se retrouveraient dans une situation difficile. La baisse du cheptel est supérieure à celle de la consommation de viande et elle est donc compensée par des importations. Vous faites face à la même concurrence que celle que subissent nos éleveurs. Je ne comprends donc pas vos réticences.

Posons la question d'une autre manière : que faudrait-il faire, selon vous, pour que tout le monde soit gagnant au sein de la chaîne de valeur et que les éleveurs puissent comme vous vivre de leur travail ? Dans l'agriculture mondiale, avez-vous observé, tout le monde est subventionné. C'est un peu paradoxal puisque vous vous êtes glorifié de ne pas l'être. Pourquoi refuser aux éleveurs de parvenir au même résultat ?

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Jean-Paul Bigard, président-directeur général du groupe Bigard

J'ai des contrats d'amont. En ce qui concerne l'aval, je ne vais pas vous mettre au défi de trouver des contrats mais, hormis des conditions générales de vente – qui sont plutôt des conditions générales d'achat –, nous avançons au doigt mouillé avec les distributeurs. Il faut savoir que nous prenons les risques tout seuls ou presque. Quand un distributeur ne passe plus de commandes, eh bien il n'y en a plus. Et je peux vous assurer que vous pouvez être déréférencé très vite. En revanche, nous subissons des pénalités quand nous ne livrons pas. C'est donc beaucoup plus simple dans un sens que dans l'autre

Pour le reste, je ne suis pas à l'origine de la PAC. Le système a été conçu d'une certaine manière. Il y a des bagarres entre les différentes composantes du monde agricole, qui se déchirent pour partager un budget en milliards d'euros. Je ne suis pas jaloux ; j'ai mon avis sur la répartition des aides. Je suis triste de voir que le revenu des agriculteurs et des éleveurs est aussi bas, mais les prix d'achat qui sont pratiqués en France – et particulièrement ceux du groupe Bigard – méritent d'être comparés à ceux que l'on trouve dans les autres pays européens. Cela ne veut pas dire que nous sommes des rois et que nous balançons l'argent comme s'il nous brûlait les doigts. Mais je vous mets au défi de trouver des documents qui montreraient que nous écrasons les producteurs agricoles en pratiquant des prix très bas. Je me bats beaucoup et je fais partie des rares industriels en France à avoir suspendu des livraisons à des distributeurs qui ne voulaient pas payer le juste prix. J'ai toujours essayé de proposer les meilleurs tarifs, tout en respectant l'équilibre économique de l'industrie.

Vous avez évoqué la baisse de la production. Elle est irréversible. Nous essayons de stabiliser la production en finançant une forme d'intégration ; elle est déjà presque générale dans la filière du veau et elle est très avancée pour la filière bovine. La filière porcine reste un univers à part, et je ne sais pas comment cela se terminera. En ce qui concerne les ovins, je rappelle que moins de 50 % des besoins des consommateurs sont couverts et que l'on doit importer de la matière première.

Nous sommes en train de prendre une position dans cette dernière filière et nous demandons que des accords soient conclus avec des groupements. Il y a un problème de fond entre le statut des éleveurs individuels et leur appartenance à des groupements ou à des coopératives. Cela devient de plus en plus difficile à gérer.

Indépendamment d'Egalim, nous accompagnons un certain nombre de productions et, lorsque nous avons besoin d'animaux pour faire tourner des abattoirs, la loi de l'offre et de la demande joue, tirant les prix d'achat vers le haut. Mais ce n'est pas en offrant des prix 5 ou 10 % supérieurs à ceux du marché ou à ceux pratiqués dans les pays voisins que nous allons arrêter la décapitalisation.

Quant à la filière du steak haché, que nous avons développée, l'ensemble du secteur de la restauration hors foyer peut s'approvisionner en surgelés en Allemagne, en Pologne et en Italie, voire en Espagne. Et ils le font, alors que ce n'était pas le cas il y a quelques années. Un équilibre européen est en train de s'établir – et je ne parle même pas des viandes importées d'Amérique ou d'ailleurs, car nous ne sommes pas concernés par ce problème-là.

Grâce à ses règles sanitaires, la France a réussi à nationaliser la fabrication de steaks hachés frais. Le code des usages fait que le steak haché français est le produit le plus sécurisé et le meilleur du monde. Il a pris une part importante dans la consommation, puisque c'est grâce à lui que nous allons dépasser la barre des 50 % de consommation de viande bovine. C'est un produit particulièrement bon marché : même si un steak haché de 125 grammes est un peu plus cher qu'un œuf, on en trouve à moins de 10 euros le kilo, ce qui fait moins de 1 euro par portion alimentaire.

Il faut, d'une part, réussir à produire dans ce domaine et, d'autre part, acheter des animaux et les démonter pour pouvoir composer le produit. C'est un équilibre très difficile à atteindre.

Je suis très inquiet au sujet de l'état de la filière bovine, en particulier en Saône-et-Loire et dans toutes les régions d'élevage pour la viande. Le steak haché suppose d'utiliser de plus en plus de muscles qui sont difficiles à valoriser par ailleurs et le travail de la viande bovine demande une énorme technicité. Or le savoir pour démonter un animal est en train de se perdre. On ferme encore plus de boucheries que d'abattoirs. Sans steaks hachés et sans bouchers professionnels, la filière bovine peut se retrouver en assez grande difficulté. Je ne dis pas qu'elle subira le sort de la pêche, car c'est là un autre débat, mais les deux situations ne sont pas sans similitudes : il faut y prêter attention.

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Merci pour ces paroles de vigilance et pour cette audition approfondie.

La commission procède à l'audition de M. Benoît Vallet, directeur général de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES), accompagné de Mme Charlotte Grastilleur, directrice générale déléguée, pôle des produits réglementés.

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Mes chers collègues, nous auditionnons M. Benoît Vallet, directeur général de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES), ainsi que Mme Charlotte Grastilleur, directrice générale déléguée chargée du pôle des produits réglementés. L'ANSES a été mentionnée à plusieurs reprises lors de nos auditions, notamment en ce qui concerne les autorisations de mise sur le marché (AMM) des produits utilisés par les agriculteurs.

Je rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Benoît Vallet et Mme Charlotte Grastilleur prêtent successivement serment.)

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Benoît Vallet, directeur général de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail

L'Agence nationale de sécurité sanitaire exerce au niveau national un rôle d'expertise dans divers domaines visant tous à protéger la santé de nos concitoyens, l'environnement, les végétaux et les animaux. Nous dépendons de cinq tutelles ministérielles – agriculture, santé, écologie, travail et économie, pour la protection des consommateurs et la répression des fraudes – qui sont amenées à traiter conjointement certaines questions.

Depuis 2014, le législateur a confié à l'ANSES la mission de délivrer et de retirer les autorisations de mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques, des matières fertilisantes, des biocides et des médicaments vétérinaires. L'Agence évalue l'efficacité de ces produits ainsi que les risques qu'ils présentent, notamment pour la santé humaine et les écosystèmes. Cette évaluation des risques s'effectue dans un cadre juridique européen détaillé et contraignant, avec une déclinaison nationale spécifique pour les produits phytopharmaceutiques – non pour les substances – sur lesquels nous devons rendre des décisions d'autorisation, de refus ou de retrait.

En 2023, plus de 4 000 décisions ont été rendues, dont 1 423 pour des produits phytopharmaceutiques et des matières fertilisantes ou leurs supports de culture et adjuvants ; 286 pour les biocides, sur 1 499 produits ; et 2 356 pour les médicaments vétérinaires.

L'Agence réalise donc un travail considérable d'évaluation des produits réglementés et d'autorisation de mise sur le marché. Elle s'appuie sur une expertise interne ainsi que sur des comités d'experts spécialisés externes garantissant une vision scientifique rigoureuse et déontologiquement irréprochable. Les déclarations d'intérêts personnelles et publiques de ces experts sont scrutées avec soin pour prévenir toute influence. Cette expertise collective, pluridisciplinaire, contradictoire et indépendante garantit la qualité scientifique des avis de l'Agence, qu'ils soient demandés par les tutelles ou des tiers – associations, organisations syndicales – ou qu'ils concernent les produits réglementés.

Chaque année, environ 80 demandes d'autorisations de mise sur le marché concernent les produits réglementés. Dans la zone sud de l'Europe, l'ANSES est l'agence qui accorde le plus grand nombre d'autorisations et qui évalue le plus de dossiers relatifs aux substances actives, en lien avec le niveau européen. La division en zones nord, centre et sud permet de regrouper des pays aux conditions agropédoclimatiques similaires.

L'Agence se préoccupe également des intérêts des professionnels ; elle est attentive à leurs retours concernant son travail. Des plateformes de dialogue réunissent toutes les parties prenantes dans le domaine des produits phytopharmaceutiques – instituts techniques, syndicats agricoles, organisations non gouvernementales, firmes pharmaceutiques, etc. Elles nous permettent d'expliciter nos travaux et d'identifier les difficultés liées à leur compréhension ou leur utilisation, fournissant des éléments de dialogue importants pour la société. Un comité de suivi des autorisations de mise sur le marché examine par ailleurs les conséquences des usages ou de l'utilisation des produits pour les filières.

Les experts de l'Agence, issus de la vie réelle, notamment des organisations du monde agricole français, possèdent des compétences en agronomie et dans divers secteurs de production. L'ANSES travaille étroitement avec le ministère de l'agriculture et participe quotidiennement à des travaux avec ses équipes ainsi que dans des groupes constitués pour rechercher des solutions dans les domaines où des interdictions ont été ou pourraient être prononcées. Certaines interdictions nationales ont été des décisions politiques plus que des avancées proposées par l'ANSES. Le législateur, soucieux d'améliorer une situation qu'il considère comme préoccupante, peut aller plus vite que l'expertise scientifique ou sanitaire – son engagement contre les néonicotinoïdes ou le glyphosate l'a montré.

Pour l'ANSES, l'objet de votre commission d'enquête, la souveraineté alimentaire, renvoie à la sécurité, que nous envisageons d'abord à l'échelle européenne. Les problématiques rencontrées dans le domaine sanitaire ne respectent – hélas ou heureusement – pas les barrières nationales. La réglementation à laquelle nous sommes soumis est de niveau européen. Les discussions et les difficultés que rencontrent nos filières font apparaître des tensions, des contradictions et des disparités à ce niveau, qui sont sources de mauvaise compréhension de la nécessité de la sécurité sanitaire ou de son application au niveau national, pouvant mettre en porte-à-faux les filières ou l'Agence.

Le cadre européen est perfectible ; nous contribuons à son amélioration par nos travaux scientifiques, notamment auprès de l'EFSA ( European Food Safety Authority, Autorité européenne de sécurité des aliments). Ces travaux visent, par exemple, à compléter les guides d'utilisation des produits phytosanitaires. Nous participons à nombreux groupes de travail ainsi qu'au forum consultatif de l'EFSA, dont je suis membre du conseil d'administration. Les écarts dans la façon dont les différents pays respectent les lignes directrices de la réglementation européenne invitent à harmoniser leur application et à l'améliorer.

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Comment se prenaient les décisions de mise sur le marché et de retrait avant 2014 ?

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Benoît Vallet, directeur général de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail

J'ai suivi ce dossier de près en tant que directeur général de la santé, de 2013 à 2017. Mon ministère avait considéré comme une amélioration le transfert des autorisations du ministère de l'agriculture à l'ANSES, qui évaluait déjà les risques. Le texte proposé par le ministre de l'agriculture, M. Stéphane Le Foll, visait notamment à améliorer les délais d'approbation, considérant que les navettes étaient trop longues. Depuis le transfert effectif en 2015, les délais de gestion des dossiers se sont beaucoup raccourcis.

Avant cette date, l'expertise de l'ANSES guidait déjà la marge d'interprétation des décideurs. Cette marge est faible : dans la réglementation européenne, elle ne prend pas en compte les aspects liés aux intérêts des filières ou à l'impact économique.

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Charlotte Grastilleur, directrice générale déléguée, chargée du pôle des produits réglementés

Dès 2006, l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments (AFSSA), ancêtre de l'ANSES, a reçu pour mission d'évaluer les produits et de rendre des conclusions au ministère. Compte tenu du grand nombre de dossiers, la signature des décisions relevait généralement non du ministre mais de la direction générale de l'alimentation. La délégation allait même jusqu'au sous-directeur, qui s'appuyait sur les analyses de l'Agence pour rendre les AMM. Ce geste administratif correspond au travail qu'effectue l'ANSES aujourd'hui, avec davantage de facilité, puisqu'elle est plus proche de ses équipes d'évaluation, et dans des délais plus contraints qu'à l'époque.

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Benoît Vallet, directeur général de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail

Le ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire reste compétent pour délivrer, dans des situations d'urgence phytosanitaire, des autorisations de mise sur le marché d'une durée maximale de cent vingt jours. Cette dérogation lui permet de contourner un arrêt ou un refus d'autorisation, ou d'anticiper une autorisation.

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Benoît Vallet, directeur général de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail

Elles peuvent être renouvelées, par exemple si une AMM est attendue de l'ANSES. Les équipes travaillent ensemble pour déterminer le temps nécessaire à cette obtention.

Lorsque les experts se prononcent contre une substance, la dérogation peut aussi être renouvelée pour tenir compte de difficultés d'une filière, mais une décision favorable est difficile à prendre lorsque les signaux sanitaires ne le sont pas.

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Pouvez-vous rappeler le cadre ? L'ANSES délivre une autorisation mais qu'en est-il de l'EFSA ?

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Benoît Vallet, directeur général de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail

L'Autorité européenne de sécurité des aliments s'entoure des compétences de plusieurs États membres pour rendre une expertise sur une substance active, non sur un produit. Son document, qui se conclut par une réapprobation, une approbation ou un refus, est soumis à la Commission européenne, qui prend alors un règlement sur l'utilisation de ladite substance active. Il y a donc un niveau politique : les États membres et les gouvernements, réunis au sein du comité permanent de la chaîne alimentaire et de la santé animale, doivent rendre un avis, qui est consultatif.

Par exemple, l'EFSA a expertisé la substance active « glyphosate », non le Roundup, produit français. Faute d'accord entre les États membres, la Commission a renouvelé son autorisation pour dix ans.

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Charlotte Grastilleur, directrice générale déléguée, chargée du pôle des produits réglementés

L'approbation d'une substance, fondée sur une expertise européenne, est de l'initiative des autorités compétentes – les représentants gouvernementaux, non l'ANSES. L'évaluation d'un produit, qui comprend les substances et les écoformulants, est zonale. Dans la zone sud par exemple, les dossiers d'évaluation sont partagés entre la France, la Grèce ou l'Italie : aucune évaluation n'est exclusivement française. Un État membre est désigné rapporteur principal mais le dossier vaut pour les autres pays, qui peuvent le commenter. La décision, fondée sur un rapport supranational d'évaluation, reste de compétence et d'initiative nationale.

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Benoît Vallet, directeur général de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail

La France reste seule décisionnaire dans le cadre de la procédure de reconnaissance mutuelle : lorsqu'un produit bénéficie d'une autorisation de mise sur le marché dans une zone, il peut être proposé par les firmes au niveau national. L'ANSES peut présenter, dans son analyse et ses conclusions, des divergences par rapport à ce qu'un autre pays a proposé. Cette procédure concerne un faible nombre de dossiers, qui sont acceptés dans un peu plus de la moitié des cas au niveau national.

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Vous avez déjà détaillé le statut de l'ANSES pour la commission d'enquête sur les produits phytosanitaires. Lors de nos auditions, Julien Denormandie et Didier Guillaume ont présenté deux positions – statu quo ou révision. D'autres États membres ont-ils une structure et un statut comparables ?

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Charlotte Grastilleur, directrice générale déléguée, chargée du pôle des produits réglementés

Les structures sont très variées. Certaines agences ressemblent à l'ANSES, comme le CTGB (College voor de toelating van gewasbeschermingsmiddelen en biociden), aux Pays-Bas, qui évalue et rend des décisions.

Il existe aussi d'autres modèles, dont la fluidité est discutable, notamment en matière d'évaluation : en Italie, les parties du dossier – écotoxicité, exposition humaine, etc. – sont morcelées et prises en charge par des universitaires, puis reviennent, colligées, au ministère de la santé. L'Allemagne s'appuie sur deux établissements pour l'évaluation, et la décision est gouvernementale. Ces différents modèles sont soumis à des contraintes similaires, puisque l'encadrement légal est identique pour tous.

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Benoît Vallet, directeur général de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail

Le ministère de l'agriculture ne prend pas toujours la décision.

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Dans d'autres pays, la décision est confiée à des responsables politiques, au niveau gouvernemental. Est-ce une singularité française d'avoir une agence indépendante qui évalue et décide ?

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Charlotte Grastilleur, directrice générale déléguée, chargée du pôle des produits réglementés

Non. Les Pays-Bas disposent d'une structure hybride, qui n'est pas strictement ministérielle : leur établissement public ressemble beaucoup à l'ANSES. En Belgique, une agence est également chargée de prendre les décisions. Le ministère de l'agriculture pourrait vous fournir un inventaire détaillé. La décision n'est pas toujours gouvernementale, au sens où vous l'entendez, ou prise par une administration centrale.

L'ANSES est un établissement public administratif (EPA) qui rend compte à ses ministères de tutelle. Elle est proche d'une structure administrative, c'est pourquoi j'ai évoqué le fait qu'avant, les décisions étaient prises par la direction générale de l'alimentation, un service ministériel qui se rapproche par certains aspects d'un EPA.

Je ne revendique pas que l'ANSES conserve la décision. Pour nous, il s'agit d'une question de neutralité. Finalement, les schémas sont restés similaires puisque nos homologues de la sphère administrative du ministère prenaient les décisions en discutant avec nos évaluateurs, comme nous le faisons actuellement dans notre établissement.

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Lors de son audition, M. Marc Fesneau a affirmé que les substances cancérogènes, mutagènes et toxiques pour la reproduction de catégorie 1, dites CMR 1, ont été interdites pendant son ministère. La décision a-t-elle été prise par le ministre ou par l'ANSES ?

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Charlotte Grastilleur, directrice générale déléguée, chargée du pôle des produits réglementés

Le classement CMR du produit dépend de celui de ses substances et écoformulants, qui sont passés au crible par l'Agence européenne des produits chimiques (ECHA) et l'EFSA – la législation prévoit une révision périodique de ces classements. Étant donné qu'il s'agit d'un critère d'exclusion, on ne peut pas inclure des substances classées CMR 1 dans un produit phytosanitaire : légalement, il est impossible de demander un renouvellement d'approbation.

Ces substances ont été progressivement éliminées et n'existent presque plus en formulation. Il n'y a pas eu d'anticipation : le calendrier de réexamen des substances actives est respecté. Les produits CMR1 sont devenus rares, y compris sur le plan du volume d'emplois concernés. Ce retrait progressif résulte de l'affinement des classements et de la logique de révision périodique.

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Benoît Vallet, directeur général de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail

Le classement CMR1 et le retrait progressif de ces substances du marché européen sont bien antérieurs à ce gouvernement.

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Charlotte Grastilleur, directrice générale déléguée, chargée du pôle des produits réglementés

Les propriétés de persistance et le caractère avéré de perturbateur endocrinien ont été ajoutés aux critères d'exclusion. On ne peut pas nous proposer de dossiers pour des substances – et a fortiori pour des produits – approuvés par l'Europe mais qui répondraient à ces critères. La connaissance scientifique des dangers et le classement des produits, auxquels concourt fortement l'ECHA, ont conduit à l'extinction progressive de ces substances. Elles n'ont pas passé le crible de l'approbation quand elles ont été réexaminées à la lumière de la révision scientifique.

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Benoît Vallet, directeur général de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail

La plus grosse baisse du nombre de produits phytosanitaires utilisés en France a eu lieu avant 2015 et elle est en grande partie liée à la réduction des CMR1. En revanche, les volumes globaux sont restés stables, certains produits CMR1 ayant été remplacés par d'autres – ce qui est bien. Ce chantier a quand même duré une décennie.

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Ces révisions automatiques obéissant au droit européen, les produits CMR1 interdits en France le sont donc dans tous les pays de l'Union européenne.

Que pouvez-vous nous dire de l'avis récemment rendu par l'EFSA sur l'acétamipride ? L'ANSES va-t-elle produire sa propre analyse ?

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Benoît Vallet, directeur général de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail

En France, le législateur a décidé d'interdire les néonicotinoïdes, acétamipride inclus, notamment en raison de leurs effets sur les pollinisateurs. Nous n'avons donc plus à examiner de dossiers concernant ce type de produits. L'acétamipride restant autorisée au niveau européen, à des doses journalières réduites, si le Gouvernement décidait de reconsidérer la question, il nous faudrait pas mal de temps pour examiner les éventuels dossiers car nous n'en avons jamais étudié.

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Charlotte Grastilleur, directrice générale déléguée, chargée du pôle des produits réglementés

L'avis de l'EFSA doit être replacé dans un contexte assez atypique. L'acétamipride est une substance active relevant d'une approbation à l'échelle européenne sur la base d'un rapport de l'EFSA, qui travaille sur mandat de la Commission européenne ou éventuellement des États membres. Alors que l'acétamipride était en cours d'approbation, la Commission a demandé à l'EFSA de revérifier les valeurs toxicologiques liées à cette substance.

L'EFSA a rendu un rapport que je qualifierais d'autoportant, puisqu'il précise les critères d'approbation de la substance active, ce qui rend inutile une saisine de l'ANSES. Ce n'est pas l'EFSA qui décide, mais la teneur de son rapport permet de considérer que l'approbation reste recevable. Néanmoins, certaines valeurs toxicologiques sont revues de manière plus drastique, ce qui pourrait conduire les États à réviser les conditions d'autorisation des produits utilisés chez eux. L'attention est portée sur les résidus engendrés par la pulvérisation ou appliqués sur des productions à visée alimentaire. Tout cela étant assez clair, l'ANSES n'a pas forcément de précisions à apporter.

En France, l'interdiction a coïncidé avec le processus de révision de l'approbation de l'acétamipride à l'échelle européenne. L'interdiction a bousculé le calendrier. Les dossiers qui nous ont été envoyés à l'époque ont été déclarés irrecevables et n'ont pas été évalués puisque l'interdiction est devenue effective. Ils sont désormais obsolètes. D'un point de vue théorique, la substance est utilisable en formulation, peut-être dans des conditions plus drastiques compte tenu du nouvel avis de l'EFSA. Pour un emploi en France, il faudrait évaluer d'éventuels nouveaux dossiers de firmes ou des dossiers de reconnaissance mutuelle. Cela reste possible, nonobstant le verrou législatif, mais la procédure serait relativement longue.

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Benoît Vallet, directeur général de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail

Dans tous les cas, nous aurons besoin d'un délai pour examiner les dossiers. Encore faut-il que la loi soit revisitée – ce qui ne dépend pas de nous – et que l'on nous soumette des dossiers.

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Vous nous dites qu'il faudrait passer par l'ANSES pour utiliser la substance en formulation. Existe-t-il des usages sans formulation ?

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Charlotte Grastilleur, directrice générale déléguée, chargée du pôle des produits réglementés

Non.

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Quoi qu'il arrive, il faudrait donc passer par l'ANSES. Quel serait alors le délai de réponse ?

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Charlotte Grastilleur, directrice générale déléguée, chargée du pôle des produits réglementés

Quand je parlais de formulation, je faisais allusion aux produits. Les conclusions de l'EFSA concernent la substance. La Commission européenne interroge les autorités gouvernementales des États membres sur ces conclusions et leur éventuelle remise en cause de l'approbation potentielle. A priori, ce ne serait pas le cas. Si les débats sur la substance sont un peu théoriques, ceux qui portent sur les produits contenant la substance sont plus concrets : la décision de mise sur le marché d'un produit contenant de l'acétamipride ou autres s'appréhende à l'échelle zonale ou française – cette phase a été court-circuitée par l'entrée en vigueur de l'interdiction décidée dans la loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages de 2016.

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En ce qui concerne le glyphosate, monsieur Vallet, vous avez dit que le législateur était très engagé. À ce stade, l'approbation de ce produit a été renouvelée au niveau européen, mais ses usages ont été restreints par votre agence au niveau français. Est-ce bien cela ?

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Benoît Vallet, directeur général de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail

Pas tout à fait. À l'époque où l'approbation du glyphosate était en cours de réexamen, pendant les travaux des États membres rapporteurs, le législateur a souhaité instruire le dossier et restreindre les usages du glyphosate quand il existait une solution alternative à ce produit, qu'elle soit chimique ou autre. La démarche s'appuyait sur le 2 de l'article 50 du règlement européen 1107/2009 concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques. L'ANSES et l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (INRAE) ont été chargés d'une évaluation dite comparative, qui comprenne l'examen des substituts possibles au glyphosate, l'idée étant de réduire l'usage de ce produit le plus rapidement possible. Nombre d'observateurs considèrent d'ailleurs que la réduction de l'usage du glyphosate en France est en partie liée à cette évaluation comparative et à la modification consécutive de l'autorisation.

Tel était l'état des lieux avant le renouvellement de l'approbation. Les autorités doivent désormais décider si l'on en reste ou non à la situation actuelle : l'autorisation du glyphosate au niveau national, mais dans le cadre de l'article 50 du règlement européen qui permet une restriction de ses usages en fonction des solutions alternatives possibles. M'exprimant au nom de l'ANSES, d'un point de vue sanitaire et environnemental, je dirais qu'il n'est pas illogique d'en rester à la situation actuelle car la substance n'est pas indemne d'effets sur les milieux où elle est présente, même si cela reste difficile à documenter. Dans ce contexte, le législateur sera tenté de conserver une restriction d'usage quand il existe une alternative. Quoi qu'il en soit, l'Europe a renouvelé l'approbation du glyphosate pour une période de dix ans sans restriction particulière d'usage puisque la position française n'a pas été retenue par les États membres.

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Charlotte Grastilleur, directrice générale déléguée, chargée du pôle des produits réglementés

Nous avons aussi rendu récemment des décisions sur des produits à base de glyphosate qui avaient été autorisés dans le cadre de l'ancienne approbation – décidée en 2017 pour une durée de cinq ans et qui expirait donc en 2023. Une fois la substance approuvée, il fallait examiner les produits. C'est un mécanisme un peu technocratique, je vous l'accorde. Un autre État membre, rapporteur zonal, nous a envoyé très tardivement ses conclusions sur des dossiers de ce type en cours d'examen. D'où nos décisions récentes sur des produits autorisés à cette période. Le calendrier peut étonner, mais nous dépendons aussi de celui des uns et des autres.

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Benoît Vallet, directeur général de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail

Pour vous rassurer, j'indique qu'il y avait une date de fin d'exécution pour cette période. Je reconnais que le processus d'autorisation des produits phytosanitaires est très difficile à comprendre en raison de ces enchaînements temporels, des différentes zones, de la notion de substance au niveau européen, de prises de position qui peuvent varier d'un État à l'autre.

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Pourriez-vous revenir sur l'article 50 du règlement européen ?

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Charlotte Grastilleur, directrice générale déléguée, chargée du pôle des produits réglementés

Cet article prévoit des évaluations comparatives pour les substances actives candidates à la substitution en raison de leur profil toxicologique. L'évaluateur est incité à trouver et à privilégier une solution alternative au produit à base de la substance candidate à la substitution – bien qu'autorisée, celle-ci n'est pas considérée comme idéale. Pour le glyphosate, cette évaluation comparative était facultative. À l'ANSES, nous le faisons systématiquement pour tout produit à base d'une substance active candidate à la substitution, ce qui correspond à un classement toxicologique très précis. À l'époque, nous avions fait cet exercice pour le glyphosate à l'échelle franco-française, à la demande des autorités.

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Benoît Vallet, directeur général de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail

C'était en 2017, dans un contexte de remise en question du glyphosate et de forte implication du législateur. Les chercheurs de l'INRAE avaient été sollicités en même temps que nous, cette cosaisine étant motivée par la volonté d'explorer d'autres pistes que des alternatives chimiques au glyphosate et de favoriser l'innovation.

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Les prises de position différentes, d'un État à l'autre, peuvent conduire à une certaine forme de distorsion de concurrence. J'aimerais aussi que vous nous expliquiez ce que recouvre pour vous la notion de CMR probable.

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Benoît Vallet, directeur général de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail

Dans l'application des lignes directrices sur les produits, concernant leur toxicité pour la faune, la flore et les milieux concernés, il peut y avoir des différences d'appréciation selon les organismes – dont nous avons souligné l'hétérogénéité – qui traitent les dossiers dans les différents États. Ces organismes peuvent aussi avoir une différence d'appréciation sur les dossiers qui leur arrivent incomplets, l'industriel n'ayant pas rempli toutes les catégories sur l'évaluation du produit en question. Tout cela conduit à des décisions différentes selon les États où un même produit peut être autorisé, avec ou sans réserves, ou interdit. C'est ainsi que la Belgique est passée à une interdiction plus franche que nous du prosulfocarbe, substance qui a suscité des échanges intéressants l'année dernière. On pourrait multiplier les exemples, notamment parce que certains pays ont des considérations particulières à l'égard de produits qui peuvent être très urticants.

Avant de parler de distorsion de concurrence, je voulais rappeler ces différences d'appréciation sanitaire qui, de facto, créent une barrière entre pays. D'où la nécessité d'une harmonisation des méthodologies et de l'évaluation des risques à l'échelle européenne. C'est le travail de l'EFSA qui centralise les avis sur les substances actives – elle le fait moins pour la déclinaison opérationnelle, produit par produit, en fonction des zones.

Le zonage peut se comprendre : ne serait-ce pour des raisons météorologiques, on ne cultive pas la même chose – ou de la même manière – au Danemark et en Espagne, ce qui explique un usage différent des produits phytosanitaires. Cela étant, ce zonage donne parfois lieu à des différences de traitement incompréhensibles. La France étant en zone sud et la Belgique en zone centre, Lille et Tournai se voient appliquer des règles différentes alors que les conditions agropédoclimatiques y sont similaires. De telles situations suscitent des revendications. Il faut signaler aussi qu'un produit peut ne pas être utilisé dans tel ou tel pays parce que la société qui le commercialise n'y a pas déposé de dossier.

Un travail a été entrepris sous l'égide de Mme Pannier-Runacher, au sein du comité des solutions, afin de recenser ce que les responsables des filières identifient comme des différences injustifiées, parfois passées inaperçues. Ils peuvent, par exemple, nous signaler qu'un industriel n'a pas déposé de dossier en France alors qu'il en a déposé un dans d'autres pays de l'Union européenne. Cette pixellisation du panorama rend le travail difficile.

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Charlotte Grastilleur, directrice générale déléguée, chargée du pôle des produits réglementés

S'agissant de la notion de CMR probable, elle est liée à des classements qui ne sont pas propres au domaine des produits phytosanitaires, et qui visent à identifier les propriétés de dangers des produits chimiques.

Nous nous référons ici au règlement européen relatif à la classification, à l'étiquetage et à l'emballage des substances chimiques et des mélanges, dit règlement CLP (classification, labelling, packaging), entré en vigueur en 2009. Ce texte faisait suite au règlement REACH (enregistrement, évaluation, autorisation des substances chimiques et restrictions applicables à ces substances), adopté en 2006. Les initiateurs de ces textes étaient mus par l'idée qu'il fallait mieux gérer les substances chimiques en fonction de leurs usages, sur la base de leurs propriétés de dangers, en édictant au besoin des conditions de précaution ou des encouragements à la substitution.

Le classement en CMR1 ou en CMR2 est fondé sur les preuves scientifiques existantes. Dans le cas des CMR1, on considère que les preuves scientifiques sont suffisantes pour dire que le produit est cancérogène, mutagène ou reprotoxique avéré : l'effet est lié à l'exposition à la substance ; il est dû à la propriété de cette dernière. Le produit sera considéré comme cancérogène, mutagène ou reprotoxique supposé ou suspecté quand les preuves scientifiques sont moindres. Dans le monde du travail, on encourage fortement les employeurs à remplacer les CMR1 par des substances moins toxiques, mais il existe des exemptions : au-delà des propriétés de la substance, le risque dépend toujours de l'exposition.

Quand il s'agit du classement, on en reste aux propriétés de la substance et aux preuves scientifiques sur ses effets. Quand les preuves sont fortes, le produit sera considéré comme cancérogène, mutagène ou reprotoxique avéré. À un niveau moindre, il sera toujours classé CMR1, mais comme cancérogène, mutagène ou reprotoxique supposé. Si la littérature montre des signes discrets mais possibles, il sera qualifié de cancérogène, mutagène ou reprotoxique suspecté. Les mesures de gestion sont ajustées en fonction de ces niveaux, reflets des connaissances scientifiques à un moment donné.

Le règlement CLP s'intègre à la réglementation concernant les produits phytosanitaires qui sont des substances chimiques comme les autres. C'est la réglementation sur les produits phytosanitaires qui prévoit l'interdiction de formuler des CMR1, des polluants très persistants ou des perturbateurs endocriniens dans des produits phytosanitaires. Mais que la substance soit destinée à des produits phytosanitaires, à des traitements du mobilier ou autres, le schéma de classification, les procédures et les instances décisionnaires sont les mêmes.

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On peut retrouver des CMR1 dans des usages non agricoles ?

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Charlotte Grastilleur, directrice générale déléguée, chargée du pôle des produits réglementés

Oui, bien sûr : le formol ou le benzène, par exemple. Depuis des années, les employeurs cherchent un substitut au formol, utilisé notamment en thanatopraxie.

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Une décision radicale d'interdiction a donc été prise pour l'agriculture alors que d'autres secteurs en restent à l'incitation à la substitution.

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Benoît Vallet, directeur général de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail

La tendance est à l'homogénéisation de l'évaluation des substances et des règles d'utilisation des produits, indépendamment du contexte. Une fois évalué le danger d'une substance, le risque réel dépend de facteurs liés à son utilisation : la fréquence d'utilisation, le volume employé, les surfaces traitées, etc. Quand un parpaing tombe d'un échafaudage, le danger est la chute du parpaing, le risque est que quelqu'un passe dessous. Si une personne passe toutes les trois heures à cet endroit, le risque est très faible ; si 10 000 personnes défilent sur ce trottoir, le risque est très élevé. L'ECHA classe les CMR en fonction du danger, même si l'agence travaille aussi sur les risques. L'EFSA se préoccupe davantage du risque lié à l'utilisation dans le contexte agricole.

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Charlotte Grastilleur, directrice générale déléguée, chargée du pôle des produits réglementés

Prenons l'exemple de fongicides pour le bois, pouvant être classés reprotoxiques. Comme dans le cas des produits phytosanitaires, les entreprises sont encouragées à utiliser des substituts ou à limiter sinon à supprimer l'exposition de leurs salariés. Dans certains cas, il est possible de maîtriser le risque d'exposition : le traitement d'une poutre ou la peinture d'un volet peut se faire en intérieur, par exemple, dans le confinement total d'une hotte ou d'une cabine close. L'agriculture, elle, se pratique en milieu ouvert. En outre, il faut tenir compte des résidus alimentaires.

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Vous avez devancé ma dernière question, qui portait sur l'exposition, en distinguant clairement les notions de danger et de risque. Au bout du compte, il apparaît que non seulement, malgré les doutes, le caractère cancérogène des CMR2 n'est pas prouvé, mais que leur usage est relativement maîtrisé.

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Charlotte Grastilleur, directrice générale déléguée, chargée du pôle des produits réglementés

Je précise que ce sont les CMR1 qui sont exclus par le règlement. Quant aux CMR2, on en compte près de 200 dans des formulations, – j'ignore s'il faut ou non s'en réjouir : c'est selon que l'on voit le verre à moitié vide ou à moitié plein. La gradation des risques fondée sur les propriétés de danger que vous évoquez est bien intégrée dans la législation relative aux produits phytosanitaires.

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Si donc il n'y a plus de CMR1 et que l'on maîtrise l'exposition aux CMR2, dont l'effet cancérogène n'est pas avéré, quel intérêt y a-t-il à continuer à viser des objectifs de réduction des produits phytosanitaires ?

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Charlotte Grastilleur, directrice générale déléguée, chargée du pôle des produits réglementés

Votre question renvoie à celle de savoir ce que regardent les évaluateurs en examinant les substances et les produits. Ils se fondent certes sur un classement de propriétés de danger, mais il s'agit aussi, indépendamment des critères CMR, d'examiner de nombreux autres effets toxicologiques, à partir de valeurs de référence retenues pour évaluer la sûreté de l'exposition et généralement issues de la toxicologie mesurée in vivo sur l'animal. Pour retenir ou non certains produits, l'enjeu est de calculer les valeurs auxquelles nous sommes exposés. Il s'agit de vérifier que l'exposition de l'applicateur – en l'occurrence l'agriculteur – reste inférieure à la valeur toxicologique de référence. Les modélisations et les calculs que nous effectuons permettent de constater si les conditions fixées en vue de l'autorisation du produit peuvent entraîner une éventuelle surexposition de l'applicateur, auquel cas nous refusons cette autorisation. Cette évaluation en fonction de valeurs toxicologiques, au nom de la sécurité, est indépendante du classement du produit en CMR1 ou CMR2.

Parallèlement à l'AOEL, ou niveau acceptable d'exposition pour l'opérateur, sur lequel nous nous appuyons pour protéger les riverains et les applicateurs, nous nous fondons, pour ce qui concerne les produits alimentaires, sur la dose journalière admissible pour calculer si le fait de manger tous les jours un produit contenant une certaine quantité de résidus n'expose pas à un risque particulier lorsque le taux est inférieur à la valeur toxicologique. Toutefois, je le répète, ce qui est en cause n'est pas nécessairement un effet cancérogène, mutagène ou reprotoxique.

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Benoît Vallet, directeur général de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail

Une partie de la toxicologie repose sur les effets observés. Il peut s'agir d'observations faites en contexte humain, comme dans le cas du chlordécone, où les premières observations cliniques, à des doses très élevées, ont suscité des interrogations quant aux effets sanitaires de ce pesticide. Il peut aussi s'agir de travaux expérimentaux menés chez l'animal – qui peut être aussi bien le ver de terre que le poisson rouge ou les oiseaux – et segmentés selon différents types de profils. D'autres considérations entrent en ligne de compte, comme le caractère de perturbateur endocrinien qu'a évoqué Charlotte Grastilleur, bien plus difficile à évaluer, ce qui explique le temps qu'il a fallu pour définir les critères appliqués à cette catégorie. La toxicité d'une substance peut aussi être liée à sa présence dans le sol ou dans l'eau. Ce peut être encore le cas du chlordécone ou – pour évoquer un dossier que nous avons traité l'an dernier – du S-métolachlore, dont la présence ubiquitaire en très grandes quantités dans les eaux souterraines pose inévitablement, si ces eaux sont destinées à la consommation humaine, un problème d'élimination.

Dès 2015, le Luxembourg a anticipé sur son territoire la décision prise au niveau européen en 2023, avec néanmoins des délais de grâce pour la vente et l'utilisation des stocks – plus courts, au demeurant, que ceux que nous avions accordés à l'échelle nationale.

Pour ce qui est de ces délais de grâce, je précise que, si nous n'imposons pas brutalement un arrêt immédiat, c'est parce que les effets des produits concernés correspondent à une exposition chronique de très long cours ou à une accumulation, comme dans le cas des eaux souterraines. Si nous observions que leur utilisation a des effets aigus ou brusquement avérés chez l'homme, il est évident que le délai de grâce serait réduit à zéro.

L'utilisation du prosulfocarbe pose la question de l'exposition des riverains, notamment des enfants – exposition certes théorique mais qu'on ne peut pas négliger, compte tenu de la volatilité de cette molécule. Nous avons considéré que le recours à des outils permettant une pulvérisation plus resserrée pour l'usage agricole autorisait la dispersion de doses différentes tout en réduisant l'AOEL et en faisant disparaître le risque pour les riverains. Nous devrions recevoir en juin de la part des pétitionnaires des données dont nous ne disposions pas sur les usages agricoles. En la matière, à la différence de la Belgique, qui a directement refusé l'autorisation, nous avons retenu notre décision, et l'avons fait en connaissance de cause compte tenu du risque sanitaire. Nous aurions sans doute donné des délais de grâce mais nous avons finalement imposé, jusqu'à la réception des données demandées, une réduction des doses pulvérisées ou, à défaut, le respect d'une distance de sécurité augmentée pouvant atteindre 20 mètres dans le cas du prosulfocarbe.

Dans ce dossier exemplaire, le problème principal a été la présence de ce produit très volatil sur des objets de culture qui n'étaient pas destinés à en recevoir. Les premiers contentieux adressés à l'ANSES étaient donc des demandes de retrait du prosulfocarbe au motif que l'on en retrouvait dans des produits agricoles bio, censés ne comporter aucun résidu de quelque pesticide que ce soit. Nous n'avons toutefois pas pris de décision de retrait, la question n'étant du reste pas sanitaire, mais d'utilisation du produit en fonction des parcelles voisines.

Voilà quelques éléments sur l'interprétation que nous pouvons faire et sur les variations possibles de l'application des principes de sécurité sanitaire – cette dernière restant évidemment la boussole qui nous guide.

La séance s'achève à dix-neuf heures quarante-cinq.

Membres présents ou excusés

Présents.– M. Grégoire de Fournas, M. Jordan Guitton, M. Serge Muller, M. Rémy Rebeyrotte, M. Charles Sitzenstuhl, M. Jean-Philippe Tanguy

Excusés. – Mme Anne-Laure Blin, Mme Mélanie Thomin