La séance est ouverte à neuf heures cinq.
La commission procède à l'audition de M. Alain Carré, président de l'Association interprofessionnelle de la betterave et du sucre (AIBS), et M. Thierry Gokelaere, directeur, et de M. Franck Sander, président de la Confédération générale des planteurs de betteraves (CGB).
Nous entamons cette journée d'auditions avec la filière betteravière et sucrière. Étant élu de l'arrondissement de Sélestat-Erstein, où se trouve une sucrerie, et de la cinquième circonscription du Bas-Rhin, où les planteurs de betteraves sont nombreux, je suis particulièrement sensible à la question.
Je précise que M. Carré est également membre du bureau de Tereos et que M. Sander, en qui je salue un compatriote alsacien, est vice-président de la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA).
La filière betterave-sucre a un poids important dans la production agricole française et contribue de façon significative à l'excédent de notre balance commerciale. Il est à noter que l'enjeu de la souveraineté excède la seule question de l'alimentation, votre filière contribuant largement à la production d'éthanol, dont la France est le premier producteur européen.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(MM. Alain Carré, Thierry Gokelaere et Franck Sander prêtent serment.)
Je commencerai par présenter le contexte économique et géographique dans lequel s'inscrit notre filière. La production de betteraves se situe dans le nord de la France. Elle est cyclique : nous plantons nos betteraves au mois de mars, nous les récoltons à partir du mois de septembre et les usines les transforment de septembre à janvier. Elle est réalisée dans des territoires ruraux par 24 000 planteurs, dans des exploitations d'environ 20 hectares chacune, et transformée dans une vingtaine de sucreries. La filière représente environ 70 000 emplois directs et indirects.
Jusqu'en 2017, le marché était organisé en quotas. La production collait à la consommation, ce qui assurait l'équilibre du marché en dépit des importations réalisées dans le cadre des accords commerciaux conclus par l'Union européenne avec le Mercosur et avec les pays de la zone Afrique-Caraïbes-Pacifique (ACP).
En 2017, la suppression du régime des quotas nous a fait entrer sur les marchés européen et mondial. Pour la filière, ce fut un séisme. Nous avions alors 480 000 hectares de betteraves et pensions non seulement subvenir aux besoins européens, mais aussi jouer un rôle sur le marché mondial. Or celui-ci était en crise de surproduction, ce qui a provoqué une crise économique majeure. De 2018 à 2020, le prix de la tonne de betteraves est passé de 500 à 300 euros. Un prix d'environ 500 euros la tonne garantit aux betteraviers non le confort, mais la possibilité de financer normalement leur exploitation. La chute de leur revenu a été un cataclysme, pour eux et pour nos coopératives.
Le secteur du sucre occupe un nombre restreint d'acteurs : deux grands groupes coopératifs – Cristal Union et Tereos – acquièrent 80 % de la production de betteraves ; le reste est écoulé auprès du groupe Saint-Louis Sucre, qui a deux sucreries, et de deux producteurs indépendants de Seine-et-Marne, M. Lesaffre à Nangis et M. Ouvré à Souppes. En raison de l'évolution des conditions du marché, nous avons dû restructurer ce tissu économique, ce qui a fait passer le nombre de sucreries de vingt-cinq à vingt.
La descente ne s'est pas arrêtée là. En 2020, nous avons subi une crise sanitaire en raison de l'entrée en vigueur, en 2018, de l'interdiction des néonicotinoïdes prévue par la loi du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages. Le néonicotinoïde est un insecticide en enrobage de semence. Il protège efficacement la betterave du virus de la jaunisse, dont le vecteur est le puceron. En son absence, en 2020, une attaque massive de pucerons a provoqué une forte jaunisse virale, donc des pertes de rendement colossales, notamment dans la Beauce, en Seine-et-Marne, dans l'ancienne région Champagne-Ardenne et, dans une moindre mesure, dans les Hauts-de-France. La chute a parfois été supérieure à 50 %, certaines exploitations passant de 100 à 30 tonnes par hectare. Ce fut un traumatisme aux dommages importants, qui est encore dans les mémoires des agriculteurs et des industriels. Le Gouvernement a versé une aide pour compenser les pertes, loin d'atteindre 100 % pour les agriculteurs et nulle pour les industriels. Chacun a donc dû puiser dans ses réserves.
Par ailleurs, le plan national de recherche et d'innovation (PNRI) a été lancé pour identifier des solutions alternatives aux néonicotinoïdes. Trois ans plus tard, il a été renommé PNRI consolidé (PNRI-C). Le résultat est mi-probant, mi-décevant. Aucune solution n'a été identifiée ni n'est sur le point de l'être, mais nous avons progressé en matière d'identification des réservoirs viraux et nous plaçons beaucoup d'espoir dans les progrès de la génétique ; or celle-ci progresse lentement, au rythme du cycle de production d'environ un an, ce qui est bien plus long que le temps de l'espoir politique.
Nous sommes donc toujours dans une impasse s'agissant des néonicotinoïdes, ce qui pose d'autant plus problème que nous subissons des distorsions de concurrence à l'échelle européenne, et plus encore à l'échelle mondiale, dans la mesure où nos concurrents utilisent des produits interdits chez nous. Notre agriculture est vertueuse mais n'est pas reconnue comme telle par nos pairs.
Le secteur bénéficie tout de même d'une embellie des prix, car l'équilibre entre l'offre et la demande joue en notre faveur. Mais ce n'est qu'un peu de baume au cœur d'un secteur fragilisé. Nous anticipons, pour cette année, un retournement de situation qui nous fait craindre le pire.
La question de la souveraineté alimentaire est indissociable de celle de la sécurité alimentaire, à l'échelle de la France et de l'Europe.
Il faut avoir de la filière betteravière une vision englobant l'exploitation agricole dans son ensemble, et non pas réduite à la seule betterave sucrière. Celle-ci fait partie de notre assolement et elle contribue à diversifier les cultures dans nos exploitations, dans la mesure où une parcelle ne peut être emblavée en betterave qu'une année sur quatre – autrement, la pression parasitaire est trop forte et le rendement diminue. Par ailleurs, le marché du sucre n'est pas celui de céréales telles que le colza, ce qui permet de réduire le risque pour nos exploitations.
La betterave sucrière contribue à la souveraineté alimentaire. Elle sert à produire les carreaux de sucre vendus par la grande distribution, à hauteur de 10 % à 15 % du volume de production, et le sucre industriel utilisé dans les produits transformés, tels que les petits gâteaux et le Coca-Cola. Elle contribue aussi à la souveraineté énergétique, dans la mesure où 30 % du volume de production sert à produire l'éthanol utilisé dans l'E10 vendu dans les stations-service.
Nous avons également contribué à la souveraineté sanitaire pendant la crise du covid, en fournissant l'éthanol utilisé pour produire le gel hydroalcoolique. Sans betteraves, nous aurions été en grande difficulté. Nous aurions connu des manques analogues à celui que nous avons connu en matière de masques. La filière a répondu présent, tirant avantage de la diversité des produits issus de la betterave, sur notre territoire.
La betterave sucrière contribue également à la lutte contre le changement climatique en offrant un puits de carbone. Comme les céréales, elle pousse dans le sol mais, contrairement à celles-ci, son cycle ne s'arrête jamais. Plante bisannuelle ne fleurissant pas la première année, elle gagne à être semée le plus tôt possible, par exemple vers le 15 mars, car elle bénéficie ainsi de la hausse des températures et pousse jusqu'à l'automne, tant que les conditions météorologiques le permettent, par exemple jusqu'à la mi-novembre. Tel n'est pas le cas du blé, récolté sitôt mûr.
Le rendement moyen de la culture de betteraves sucrières est de 85 tonnes par hectare. Sachant que chaque betterave contient en moyenne 16 % de sucre, cela représente environ 13,5 tonnes de sucre par hectare. Après extraction du sucre, il reste quatre ou cinq tonnes de matière sèche, la pulpe, qui sert à nourrir le bétail, qu'il s'agisse de taurillons à l'engraissement ou d'animaux de l'élevage laitier.
Par comparaison, la canne à sucre dispose d'un avantage compétitif dans la mesure où le résidu de l'extraction du sucre, la bagasse, peut être brûlé pour produire de l'électricité selon le principe de la cogénération, ce qui dispense d'utiliser de l'énergie fossile et permet même de vendre une part de l'électricité ainsi produite. Pour évaporer les 80 tonnes d'eau que contiennent 100 tonnes de betterave, il faut de l'énergie. L'enjeu est de réduire la consommation énergétique et d'identifier l'énergie de demain. Parmi nos compétiteurs européens, les Polonais utilisent du charbon, dont le bilan carbone est mauvais mais la compétitivité très avantageuse lorsque les prix du gaz naturel, qu'utilisent nos usines, flambent. La question de savoir quelle sera la bonne énergie à l'avenir se pose, sachant que la pulpe de betterave peut être utilisée pour la méthanisation et pour la cogénération.
La betterave est donc utile à plusieurs titres.
J'en viens à la filière betteravière, qui fait partie de celles dont le marché était historiquement régulé par un régime de quotas et de prix minimum – que je n'appellerai pas « plancher » pour éviter toute confusion. Le prix minimum était de 420 euros la tonne ; le prix moyen oscillait autour de 600 euros. La libéralisation du marché a eu pour effet de faire varier le prix moyen de 300 à 1 000 euros. Sa moyenne n'a donc pas été modifiée. En revanche, nous avons perdu des usines et des planteurs, les uns n'allant pas sans les autres. Cette perte est définitive : les productions des territoires qui sont arrêtées ne redémarrent pas.
La politique consistant à abandonner les quotas a donc desservi le monde agricole, les salariés des usines et la ruralité, sans profiter au consommateur – le prix de la bouteille de Coca-Cola n'a pas baissé lorsque le cours de la betterave était à 300 euros la tonne. La régulation du marché s'avère indispensable. Les agriculteurs n'ont pas la capacité de résister à la fluctuation des prix. Quant aux industriels, ils ont beaucoup souffert pendant ces années difficiles.
De façon systématique, la diminution de la production en France – les surfaces sont tombées à 370 000 hectares l'an dernier, pour des raisons tenant aux moyens de production, à la compétitivité et aux prix – laisse place à une hausse des importations et profite à nos concurrents européens, dont les surfaces emblavées augmentent. Sous l'angle de la compétitivité, la France a reculé. Les politiques imposées au monde agricole, qui l'ont notamment empêché de se défendre contre les attaques de pucerons, ont fait perdre aux agriculteurs 70 % de leur récolte dans le sud de la région parisienne en 2020.
« La filière aurait dû travailler, faire des efforts et investir davantage dans la recherche-développement (R&D) », nous a-t-on dit. Or nous l'avons fait, en contrepartie de la dérogation à l'interdiction de l'utilisation des néonicotinoïdes, accordée par la loi du 14 décembre 2020 relative aux conditions de mise sur le marché de certains produits phytopharmaceutiques en cas de danger sanitaire pour les betteraves sucrières, portée par Julien Denormandie. Dans le cadre du PNRI, nous avons fait travailler la recherche publique et privée, notamment l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (INRAE). Trois ans plus tard, nous sommes toujours sans solution. Entre les prises de parole de certains et la réalité du terrain, il y a un décalage total.
L'an dernier, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a interdit l'enrobage des semences. La pression parasitaire a été modérée, ce qui nous a permis de franchir le cap, même si quelques agriculteurs sont en cours d'indemnisation. Pour 2024, tous les modèles prédisent une année semblable à 2020. Les betteraves ne sont pas encore semées en raison des pluies incessantes de ce début de printemps. Lorsqu'elles en seront au stade sensible de leur développement, aurons-nous, comme l'an dernier, quinze jours de vent d'est dispersant un peu les pucerons ? Nous ne le savons pas. Les pucerons se reproduiront-ils moins que la normale ? Nous ne le savons pas. Leur pouvoir virulifère sera-t-il celui de l'an dernier ? Nous ne le savons pas. Pour l'heure, les modèles nous placent dans le rouge et indiquent un risque élevé.
Les planteurs s'apprêtent donc à semer des betteraves sans filet de sécurité, ce qui est un comble quand on sait que l'Union européenne a la possibilité de protéger ses betteraves ! Nous dénonçons régulièrement cette distorsion de concurrence, ce qui ne nous empêche pas d'être des Européens convaincus, évoluant au sein d'un marché européen et conscients qu'il faut plus d'Europe, mais aussi que la France, malheureusement, n'est pas au rendez-vous.
Nous avons un autre problème : l'Ukraine, dont les importations ont cassé notre marché. À l'heure actuelle, l'agriculture et le secteur agroalimentaire, notamment notre filière, supportent l'effort de guerre. Que celui-ci pèse sur tous les citoyens par le biais de l'impôt est tout à fait normal, qu'il pèse sur les seuls agriculteurs ne l'est pas.
Avant la guerre, l'Ukraine exportait 20 000 tonnes de sucre vers l'Union européenne. À présent, elle en exporte 800 000, soit 5 % des 16 millions de tonnes produites en Europe, laquelle n'est plus autosuffisante en sucre, elle qui était exportatrice nette avant la suppression des quotas. Nous avons réduit nos surfaces et nos volumes ; nous avons perdu notre compétitivité ; en fait, nous avons tout perdu.
Le marché européen est protégé. Certains sucres y entrent à droits réduits, d'autres à droits pleins, soit 400 euros la tonne. Les sucres d'Ukraine, qui étaient taxés à droits pleins en quasi-totalité, ne le sont plus du tout, ce qui a complètement déstabilisé le marché en faisant chuter les cours de 1 000 à 700 euros la tonne. Sachant que la filière française produit 4,5 millions de tonnes par an, soit à peine cinq fois plus que les volumes provenant d'Ukraine, chacun comprend les sommes qui sont en jeu et la difficulté à laquelle nous sommes confrontés.
La disposition en cours d'examen au Conseil européen, dont l'examen s'achèvera mardi prochain, nous est favorable. Plafonner les importations exemptées de droits de douane à leur niveau de 2021 permettrait d'en limiter le volume à environ 200 000 tonnes, ce qui n'est pas parfait mais permettrait au moins d'atténuer la casse.
Le monde agricole est dans une situation difficile. Avant la guerre, le coût de production d'une tonne de betterave était de 25 euros. Il est désormais de 35 euros et rien n'indique qu'il diminuera : le prix des machines, notamment les bineuses et les tracteurs, a augmenté, ainsi que ceux du gazole non routier (GNR) et des semences. Toutes nos charges ont flambé. Le coût de fonctionnement et d'entretien des usines a aussi augmenté. Un prix du sucre à 600 euros la tonne permet tout juste d'atteindre l'équilibre.
Quel effet la suppression des quotas a-t-elle eu sur la production de sucre en France ? Celle-ci a-t-elle augmenté ou diminué ? Est-elle restée stable ?
En 2017, certains étaient inquiets de la disparition d'un prix de référence, d'autres étaient optimistes quant à la compétitivité des producteurs français. La culture de la betterave a fait l'objet d'un engouement, ce qui a porté les surfaces emblavées à 480 000 hectares, augmentant les quantités de sucre mises sur le marché. Qui plus est, 2017 fut une excellente année, qui a bénéficié de la conjugaison de la hausse des surfaces et des rendements. Mais, le marché mondial était saturé, ce qui a entraîné le prix du sucre dans une descente aux enfers jusqu'à 300 euros la tonne.
Je comprends que la suppression des quotas a eu pour effet d'augmenter la production de l'année.
Exactement, comme celle des quotas laitiers.
Non. L'atonie du marché a entraîné une régulation par réduction des surfaces emblavées. Ni les agriculteurs ni les entreprises ne voulaient travailler à perte. L'erreur initiale a été corrigée et les surfaces emblavées ramenées à 400 000 hectares. Par la suite, elles sont tombées à 360 000 hectares en raison de la perte de confiance des agriculteurs dans la culture de la betterave en raison de la crise de la jaunisse.
Il est heureux que l'envolée des prix due à la guerre en Ukraine ait compensé la diminution des surfaces emblavées. La perte de confiance des agriculteurs est certes due à la crise de la jaunisse, mais aussi à la faiblesse des prix. Si la récolte de 2023 a été très rentable, les trois précédentes ont souffert de la crise de la jaunisse et de la faiblesse des prix. Si le cours du sucre était resté stable, nous aurions perdu, d'après nos estimations, de 30 000 à 50 000 hectares de surfaces de betterave, soit un total à peine supérieur à 300 000 hectares. Il faut en avoir conscience.
S'agit-il d'une bulle ? L'année 2024 profitera de la précédente, car les groupes sucriers écoulent leur production à cheval sur deux exercices fiscaux, de sorte qu'une partie du sucre commercialisé en juin dernier à des prix élevés sera vendue d'ici au mois de septembre prochain, ce qui devrait nous éviter la catastrophe. Les prix tiendront-ils ? À l'échelle mondiale, ils tiennent à peu près. La logique voudrait que l'Union européenne se protège, dans la mesure où elle est importatrice nette. Tel n'est pas le cas s'agissant des sucres d'Ukraine, exemptés de droits. Il est heureux que le marché mondial soit porteur. Cela nous évite un désastre.
Jusqu'en 2017, la progression des rendements agricoles était assez régulière, de l'ordre d'une tonne par an. Depuis, elle est orientée à la baisse, avec un écart-type entre les années assez élevé. La stabilité du rendement est entravée par la pression des normes sanitaires et climatiques. Un revenu est un rendement multiplié par un prix. Si le rendement varie dans une proportion de 30 % à 40 %, il est difficile de forger une économie durable.
Je vous remercie pour ces réponses claires.
J'en viens à vos relations avec les autres pays. D'après l'épais rapport « Souveraineté alimentaire : un éclairage par les indicateurs de bilan » publié par FranceAgriMer, le taux d'auto-approvisionnement en sucre de la France est très élevé, à 169 %. Nous produisons largement plus que la consommation nationale, ce qui signifie que nous exportons aussi beaucoup. Quels sont nos principaux marchés d'exportation au sein de l'Union européenne et au-delà ?
Nous exportons surtout vers les autres pays européens, notamment l'Italie et l'Espagne, ainsi que le Royaume-Uni dans une moindre mesure et les pays des Balkans, lesquels ne produisent pas de sucre.
Ce que nous exportons hors de l'Union européenne sert à équilibrer le marché, car l'Europe importe beaucoup de sucre. Dans le cadre des accords commerciaux, nous concluons des contrats dits CXL, qui allouent à un pays donné un contingent d'importation à droits nuls ou réduits. Il s'agit notamment des pays des Balkans et des pays du Marché commun du Sud (Mercosur) ainsi que de la Colombie. Chaque année, des négociations ont lieu, au cours desquelles un peu de notre souveraineté s'en va car nous importons toujours davantage, à notre détriment.
Quant aux importations en provenance d'Ukraine exemptées de droits, elles sont passées de 20 000 à 400 000 puis 800 000 tonnes, ce qui a complètement déstabilisé le marché en un an. Nous importions d'ores et déjà 1,5 million de tonnes des pays de la zone ACP, ce qui est pour eux une aide majeure. En résumé, l'Union européenne produit de 15 à 16 millions de tonnes de sucre par an et en consomme 18. La France en produit 4,5 millions de tonnes.
Par ailleurs, l'Europe importe environ 800 000 tonnes par an sous forme de produits transformés. Il y a une forme d'équilibre.
Oui, car le sucre se conserve très bien, et se transporte facilement à bas coût en raison de sa densité.
S'agissant de l'Ukraine, je souligne qu'elle exporte davantage par la mer Noire qu'avant la guerre. Tout le monde pense que les ports ont sauté, mais quand on regarde les flux, on s'aperçoit que les exportations ont augmenté. En revanche, qu'elles concernent les céréales ou d'autres productions, elles ne sont plus dirigées vers les marchés historiques, notamment du Moyen-Orient et d'Afrique, elles le sont vers l'Union européenne. La guerre qui se déroule à nos portes a pour conséquence d'inonder les marchés européens de ces produits, qui entrent par la mer en Italie et en Espagne, ou à Rotterdam pour remonter le Rhin ; dans beaucoup de filières, les prix sont craqués. L'Ukraine nous inonde et la Russie est en train de prendre place dans des marchés historiquement occupés. Dans Géopolitique du sucre, Sébastien Abis et Thierry Pouch expliquent que la Russie possède le plus gros potentiel sucrier : elle a de bonnes terres et le changement climatique lui est profitable, notamment en rendant cultivable des terres qui ne l'étaient pas. Il faut qu'on se méfie.
Pour conserver sa souveraineté, la France ne doit pas se reposer ; il faut réfléchir à la production sucrière à l'échelle européenne. On parle beaucoup du puceron vecteur de jaunisse, mais un autre insecte, la cicadelle, transmet le syndrome des basses richesses – je l'ai constaté l'année dernière en Allemagne. Celui-ci fait chuter la teneur en sucre des betteraves de 16 % à 12 %, et diminue les rendements. À moins de 100 kilomètres de Strasbourg, la cicadelle se développe fortement. Dans le secteur, les gros concurrents européens sont Südzucker, numéro un, et Nordzucker en Allemagne, Tereos et Cristal Union en France. Or une grande partie du bassin de production de Südzucker est atteinte par cette maladie qui s'est développée en deux ou trois ans. Chaque fois qu'on est privé de moyens de protéger les plantes, d'insecticides en particulier, on est confronté à de nouvelles maladies. Si celle-ci arrive en France, ce sera une catastrophe. Pour nous, l'enjeu est de conserver des moyens de production sans lesquels nous risquons de perdre rapidement des filières complètes et des pans entiers de l'économie.
Pour que les choses soient parfaitement claires, pouvez-vous répéter quels sont les chiffres de la production et de la consommation européenne de sucre ?
La production européenne de sucre s'élève à environ 16 millions de tonnes par an, dont 4,5 en France ; la consommation est de 18 millions de tonnes.
Votre intervention sur l'Ukraine était intéressante. Ses exportations sont possibles parce que la république de Turquie a fait jouer la convention concernant le régime des détroits, dite convention de Montreux, qui assure la libre circulation dans les détroits du Bosphore et des Dardanelles : l'ordre international permet à l'Ukraine de continuer à exporter des produits agricoles.
Entre la consommation et la production européenne, la différence est de 2 millions de tonnes. L'Union est-elle capable de la combler, ou les surfaces et la production sont-elles insuffisantes, nous faisant quoi qu'il en soit partiellement dépendre de l'importation ?
Historiquement, l'Union européenne produisait entre 20 et 21 millions de tonnes de sucre ; sous le régime des quotas, elle était exportatrice nette sur le marché mondial. Le marché intérieur était protégé, les surfaces et les volumes étaient adaptés en fonction des années ; les 1 ou 2 millions de tonnes excédentaires étaient exportées.
Vous avez dit que la production française était à peu près constante, si l'on excepte le pic lié à la fin des quotas. Cela signifie que la baisse globale correspond à une diminution dans d'autres pays. Pouvez-vous indiquer lesquels ?
M. Carré répondra à la question européenne. En tant que président de la CGB, je suis très déçu de ce qui s'est passé en France. Nous avons fermé des usines. Saint-Louis Sucre, filiale de Südzucker, a fermé une usine dans le Calvados alors que c'était une des meilleures de France, grâce à un potentiel agronomique et climatique exceptionnel. La rentabilité était remarquable : la campagne était longue, les agriculteurs motivés. La proximité d'un port était favorable à l'exportation. L'entreprise a également fermé le site d'Étrépagny. Cristal Union a fermé deux usines : la plus petite sucrerie de France, à Clermont-Ferrand, et celle de Toury. Dans ce dernier cas toutefois, il s'agissait d'une restructuration car deux sites étaient voisins : ni les planteurs ni la production n'ont été affectés. Quoi qu'il en soit, la fin des quotas sucriers a coûté cher à la France et a mangé une partie du potentiel de développement.
L'Italie – le groupe Eridania Beghin-Say était italien – et l'Espagne sont les deux grands pays qui ont perdu presque toute leur économie sucrière. L'Angleterre a toujours joué un double jeu.
Oui.
Dans ce cas, il faut peut-être lisser le calcul en fonction du Brexit, mais on comprend que la production européenne a baissé.
Cela a profité à deux pays tiers, en particulier le Canada, qui peut maintenant exporter vers l'Union européenne sans droits de douane. Le Royaume-Uni importe les sucres de ses anciennes colonies ; il a désormais le droit de les exporter vers l'Union européenne, également sans droits. Tout cela fait que nous sommes attaqués de toutes parts, mais obligés de maintenir l'équilibre. Nous, sucriers français, et européens, sommes obligés d'exporter nos sucres hors de l'Union européenne pour équilibrer le marché, parfois à perte parce que le sucre se vend beaucoup moins cher dans le reste du monde.
Vous avez expliqué que les betteraves produites en France étaient utilisées dans trois secteurs : l'alimentation, les carburants et le sanitaire. J'imagine que le troisième est résiduel. Quels sont les ordres de grandeur des deux premiers débouchés ?
Peut-être avez-vous reçu le document « Mémo statistique, Sucre et autres débouchés », publiés par Cultures sucre. Il contient de nombreuses informations. La page 7 détaille la ventilation de la production betteravière : 39 % des betteraves sont transformées en sucre commercialisé sur le marché français, 34 % en sucre commercialisé sur le marché européen – les volumes sont comparables –, 10 % en sucre commercialisé dans les pays tiers, 17 % sont transformées en carburant – alcool et éthanol.
La Réunion et la Guadeloupe en produisent. Leur économie est insulaire, donc les coûts de production sont très élevés et la production est très faible, par rapport à celle du Brésil, par exemple. Cependant, cette activité leur est indispensable, en particulier à La Réunion pour la production d'énergie. La France les soutient donc fermement et leur sucre est généralement vendu dans notre pays.
S'agissant de la jaunisse et des néonicotinoïdes, vous avez souligné que les résultats des recherches étaient décevants. Le plan national de recherche et d'innovation est-il public ?
C'est un programme public-privé.
Plusieurs organismes publics ont été cités. Je voudrais savoir quels moyens les entreprises privées de la filière, et plus largement les grands groupes de l'industrie chimique, consacrent à la recherche. Selon vous, l'effort est-il suffisant ? On parle souvent de l'INRAE, mais on peut penser que le secteur privé doit aussi y contribuer.
Dans le secteur public, l'INRAE n'a pas travaillé sur la jaunisse avant la crise de 2020. Mon intention n'est pas de le critiquer, mais j'ai besoin de recherches qui m'apportent des solutions concrètes pour ma ferme, parce que je suis d'abord agriculteur. Il est maintenant très impliqué dans le PNRI, aux côtés de l'Institut technique de la betterave (ITB), et des appels à projets ont été lancés, pour trouver des solutions en partenariat avec des entreprises, notamment des start-up.
Nous avons désormais une meilleure connaissance de l'arrivée des pucerons et du modèle climatique le plus efficace pour la prédiction. Les agriculteurs sont donc mieux sensibilisés et plus à même, en cas d'attaque, de protéger les plantes en utilisant des produits phytosanitaires. Il nous reste deux insecticides, moyennement efficaces. Sachant que la betterave reste sensible tant qu'elle est petite et que ses feuilles ne couvrent pas le sol, et que la durée limitée des produits oblige parfois à y recourir plusieurs fois en fonction de l'attaque, si je n'ai plus, demain, de produit autorisé, je n'ai plus d'autre perspective que la recherche variétale. C'est la seule capable d'offrir à l'avenir des variétés résistantes aux virus de la jaunisse, qui sont au nombre de quatre, ce qui rend les recherches plus complexes. Cette solution sera effective d'ici trois à quatre ans.
Nous avons absolument besoin des variétés NBT, New Breeding Techniques, correspondant aux recherches européennes en cours pour accélérer les croisements. On constate que la canne à sucre est un OGM, un organisme génétiquement modifié ; l'Ukraine ne cultive quasiment que des betteraves OGM : par l'importation, ce que nous ne produisons pas en Europe se retrouve quand même dans nos assiettes et celles de nos enfants. L'Ukraine emploie vingt-trois molécules interdites dans l'Union européenne : ses cultivateurs ont tous les produits qu'ils veulent pour protéger leurs cultures, il faut en être conscients. Nous avons l'agriculture la plus sûre du monde ; tout n'est pas parfait, mais entre le moyennement parfait et le très imparfait, il faut sans doute choisir. Les variétés offriront peut-être une solution ; certains grands groupes de semenciers en cherchent.
À ce stade, nous n'avons pas beaucoup d'autres possibilités. Nous avons essayé d'associer des espèces, par exemple en semant de l'avoine en même temps que la betterave, mais l'avoine prend le dessus et c'est très peu efficace : cela fonctionne un an sur deux, selon l'humidité des sols. Ensuite, il faut détruire l'avoine, ce qui implique de désherber.
Dire qu'on fait de la politique ne doit pas être péjoratif, mais quand on fait des annonces, il faut qu'elles aient une réalité. Aujourd'hui, j'ai prêté serment – pour la première fois. Quand, par voie de presse, a été affirmé publiquement que des haies auraient pu sauver tous les champs de betterave en 2020, c'est faux et archifaux. Dans le bocage normand, on trouve des haies, des cultures diversifiées, de la prairie, tout ce qu'on veut, pourtant les betteraves fourragères y étaient aussi jaunes qu'ailleurs. Ce n'était pas la solution. Une étude a été menée sur les haies dans le cadre du PNRI : elles sont parfois avantageuses, mais il arrive qu'elles aggravent le phénomène. Certains préconisent donc une solution parfaite inexistante. Nous, nous avons besoin de moyens concrets de protection. Dans l'économie compétitive que nous connaissons, nous ne pouvons pas nous permettre de perdre 5, 10, voire 70 % de notre récolte : les agriculteurs n'y résisteront pas.
En plus des variétés, il existe un produit de biocontrôle auquel je crois beaucoup : la start-up Agriodor associe des odeurs capables de repousser les pucerons et de freiner leur multiplication. Toutefois, il y en aura toujours : la protection des betteraves passera à la fois par de nouveaux produits, par des variétés résistantes – mais elles ne le sont jamais totalement – et, quand il le faudra, par des produits phytosanitaires.
Nous sommes frustrés, remontés comme vous n'imaginez pas. J'habite à 20 kilomètres de la frontière allemande ; tous mes collègues allemands ont les moyens de protéger leurs betteraves grâce à l'acétamipride et au flupyradifurone. Le premier est un néonicotinoïde foliaire dont la durée d'action est très limitée. Son autorisation, valable jusqu'en 2035, est en cours de révision par l'Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) ; apparemment, l'étude arrive à son terme. Le Gouvernement nous dit que l'autorisation sera retirée : j'attends de voir. Si c'est le cas, il restera le flupyradifurone, qui n'est pas un néonicotinoïde mais qui agit de la même manière sur les insectes. S'il reste autorisé, tous nos collègues européens continueront à protéger leurs cultures jusqu'en 2035. C'est une distorsion de concurrence inacceptable : les marchandises circulent et les autres économies sont protégées quand nous assumons un risque total. Or le marché se rétracte. L'année dernière, on nous avait assuré une compensation en cas de perte. Ce mécanisme ne peut jouer qu'en cas de crise extrême – mais nous ne sommes pas agriculteur pour cela ! Cette année, nous n'avons aucune garantie. Si les prix diminuent et qu'une grosse crise de la jaunisse survient en 2024, avec le risque de perdre 10, 20, 30, 40 % ou plus de la récolte, il est certain que les surfaces baisseront, beaucoup.
Nous ne demandons pas une dérogation, nous voulons que la France nous autorise à utiliser l'acétamipride, homologué au niveau européen.
Par dérogation, j'entends le renouvellement du dispositif appliqué en 2020 par le ministre de l'agriculture sur le fondement d'une loi adoptée par le Parlement. Il s'agit d'un sujet important, il faut que les organisations se positionnent clairement.
En 2020, en application d'une dérogation européenne, nous avions fait le choix de l'enrobage, mais la Cour de justice a interdit cette technique. Là, nous parlons de produits homologués au niveau européen jusqu'en 2035. Le problème vient de la loi Pompili du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, qui interdit l'usage en France des néonicotinoïdes et de tout autre produit ayant le même mode d'action. Il suffit donc de revenir sur la loi de 2016 pour autoriser les agriculteurs à utiliser ces produits, comme le font tous leurs homologues européens. Si l'EFSA, qui est l'équivalent européen de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES), les autorise, c'est bien qu'elle a estimé qu'il n'y avait pas de risque. Le flupyradifurone est bien homologué.
En France, l'acétamipride est interdit dans la culture de la betterave, mais on le trouve dans les produits contre les mouches employés dans les élevages. Dans tous les foyers, les colliers des chiens contiennent des néonicotinoïdes. Autrement dit, ces produits sont toujours en circulation, et parfois directement au contact de l'homme. Mais là, a priori, ils ne sont pas dangereux !
Pour revenir à la question précédente, les études menées à 360 degrés dans le cadre du PNRI ont toutes été consacrées aux produits de remplacement et aucunement à la lutte chimique par produits de synthèse, qui reste le domaine des grandes firmes phytosanitaires. Malheureusement, le secteur n'offre pas beaucoup de perspectives de nouveautés. Il est donc primordial de trouver d'autres moyens de lutte.
Avec le PNRI, nous avons testé cinquante-trois nouvelles procédures de biocontrôle, qui se sont toutes révélées d'une efficacité quasi nulle, à l'exception de l'Agriodor. Nous voudrions qu'il soit homologué, mais l'ANSES refuse de le faire dans un délai approprié. Nous ne savons pas du tout quel est leur temps d'action, s'il faut compter un mois ou trois ans, ni s'ils vont redemander des informations complémentaires. Nous sommes face à un mur : même les produits de biocontrôle sont examinés sous toutes les coutures, quasiment jusqu'à empêcher une production française. Selon moi, c'est très dommageable.
Il y a eu un accompagnement des semenciers, mais qui n'était pas à la hauteur. Les firmes concernées sont capables de dégager des revenus, donc on les a laissées mener les recherches. Nous avions l'espoir que des variétés résistantes seraient disponibles plus rapidement, mais les délais sont plus longs que prévu. Il faudrait pouvoir utiliser cette année l'acétamipride et le flupyradifurone pour combler ce vide. Une fois que nous aurons ces variétés, nous n'en aurons plus besoin, mais aujourd'hui nous manquons vraiment de solutions. Les deux molécules encore autorisées le sont quasiment par dérogation, grâce au soutien régulier de la direction générale de l'alimentation (DGAL).
En moins de dix ans, votre filière a été confrontée à trois grands maux de l'agriculture française : la dérégulation, l'ouverture à la concurrence déloyale et la surtransposition.
Vous avez expliqué qu'à court terme, la fin des quotas avait entraîné une augmentation de la production, qui s'est ensuite stabilisée, en réussissant à s'adapter – vous pouvez me contredire, les questions sont là pour vous permettre de réagir. Par ailleurs, si j'ai bien compris, la dérégulation a également provoqué de l'incertitude, le manque de cadre étant préjudiciable à la production.
Pourriez-vous rappeler quelle a été la position de la France sur la suppression des quotas ?
À l'instant t, vous avez raison, on observe une stabilisation. Cependant, je pense que nous sommes totalement déstabilisés. Même si la production était stabilisée, la dérégulation a eu pour conséquences des fermetures d'usines, des suppressions d'emplois, une diminution de la diversité de la production dans certaines exploitations, puisque des secteurs entiers ont disparu – le Calvados, l'Auvergne. Le consommateur ne s'y est absolument pas retrouvé. Surtout, l'Union européenne a perdu sa souveraineté et sa sécurité, passant de 21 à 16 millions de tonnes. En fait, on a tout perdu. En raison de phénomènes climatiques, le Brésil a moins produit et la Thaïlande a moins exporté ; sans les évolutions du marché qui en ont résulté, nous serions tombés l'année dernière de 370 000 à 320 000 hectares. À la prochaine inversion du marché, nous perdrons beaucoup de surfaces : le nombre de cultivateurs a diminué et les surfaces dans les fermes n'ont pas augmenté en proportion. Il y a eu un effet d'aubaine : les agriculteurs se sont dit que le prix de la betterave en 2023 était très bon – plus de 45 euros la tonne –, tandis que celui du blé s'était effondré, qu'ils allaient donc faire un effort dans le cadre de la rotation et augmenter les surfaces de betterave. Mais ils reviendront à la normale quand le cours baissera. Nous aurons quelque 390 000 hectares cette année, mais nous ne les tiendrons pas dans la durée. Donc, nous sommes déstabilisés.
Je le redis, il faut ajouter au tableau la distorsion de la concurrence européenne. La politique agricole commune (PAC) prévoit des aides couplées pour certaines productions. En Pologne, la betterave est couplée, et les planteurs reçoivent, je crois, environ 500 euros par hectare, tandis que la France a choisi de coupler l'élevage bovin, lait et viande. La Pologne a opté pour une vraie stratégie de développement et de présence sur les marchés.
Nous sommes donc dans un monde très concurrentiel. La situation est comparable avec celle de la fin des quotas, dont je peux peut-être parler plus librement qu'Alain Carré. À l'époque, en 2017, chaque groupe sucrier a espéré que son concurrent ne résisterait pas à la crise, qu'en craquant les prix pendant deux ans, les surfaces diminueraient et que les plus solides pourraient prendre la place des autres, ce qui s'est traduit par une concurrence féroce sur les marchés.
La France a soutenu au maximum ce régime de quotas, l'Europe aussi. Nous étions attaqués par l'Organisation mondiale du commerce (OMC) et il nous a fallu arrêter sous peine de payer des amendes hors de prix. Comme l'a dit Franck Sander, l'augmentation des volumes voulue en 2017 visait à faire baisser les coûts pour conquérir de nouveaux marchés et promouvoir nos produits.
Vous avez évoqué la fermeture de sucreries, ce qui ne peut qu'inquiéter notre commission car, dans votre filière contrairement à d'autres, l'outil industriel est intimement lié à la production. Autant on peut se permettre d'exporter des pommes de terre en Belgique et de les réimporter sous forme de frites, autant on ne peut produire de betterave sans outil industriel pour les transformer. Pourriez-vous nous indiquer le nombre de sucreries fermées et nous renseigner sur l'état de santé de celles qui sont encore en fonctionnement ?
Vingt-cinq sucreries en 2017, contre vingt aujourd'hui. L'outil industriel s'est resserré et nous avons perdu deux bassins de production : la Normandie et l'Auvergne. Mais les industries ont volontairement augmenté leur production par usine, dont certaines ont vu leur capacité d'écrasement passer de 20 000 à 22 000, voire à 23 000 tonnes par jour.
Enjeu industriel majeur, la décarbonation en cours mobilise d'énormes capitaux – le groupe Tereos prévoit, par exemple, de consacrer 800 millions d'euros en cinq ans à son projet de décarbonation –, entraînant une distorsion immédiate de concurrence avec nos amis polonais ou même allemands, qui travaillent toujours avec du charbon alors qu'en France une seule usine, toute petite et censée fermer l'année prochaine, utilise encore ce combustible.
À ces lourdes pertes de compétitivité industrielle s'ajoute la surtransposition, notamment au sujet de l'eau. Réglementations environnementales et normes administratives s'empilent les unes sur les autres et se contredisent parfois. L'épandage en sortie d'usine devient particulièrement difficile. La betterave est constituée de sucre mais aussi, à plus de 70 %, d'eau, mise à décanter dans des bassins avant d'être épandue sur les champs de production – opération soumise à une réglementation prévoyant notamment des durées et des zones d'interdiction de plus en plus contraignantes.
Concrètement, plusieurs usines subissent une forte pression, à l'image de la sucrerie d'Erstein. Les surfaces cultivées ayant diminué faute de rentabilité pour les agriculteurs, la durée de campagne était passée sous les cent jours. Les surfaces ont repris parce que les prix sont rentables ; nous verrons si cela tient dans la durée.
Dans le sud de paris, certaines usines ont fermé pendant que d'autres augmentaient leur capacité. Pour autant trois usines de taille moyenne – celle d'Artenay, pour le groupe Tereos, et celles de Pithiviers et de Corbeilles, pour Cristal Union – ne sont pas chargées en ce moment. Cette baisse de production a entraîné des effets considérables dans la Beauce. Que la charge baisse encore un peu, le manque de confiance aidant, et nous risquerons de nouvelles fermetures si la conjoncture se retourne. En tant que planteur, j'ai connaissance de deux bassins présentant de tels risques ; d'autres existent sans doute.
Vous avez évoqué des distorsions provoquées par la surréglementation ; un document à ce sujet nous intéresserait vivement.
S'agissant de l'enrobage contre le puceron, pourquoi la France était-elle le seul pays à le pratiquer ? Je comprends l'aspect préventif, mais j'ai du mal à comprendre les raisons de l'interdiction d'une technique qui n'a pas d'effet sur les abeilles puisqu'on arrache la betterave avant la floraison : en quoi l'épandage, plus risqué et du reste également interdit en France, représenterait-il une solution ?
Le grand reproche adressé à l'enrobage par les écologistes – notamment certains grands responsables écologistes qui se sont exprimés publiquement – tient au caractère systématique de cette technique, employée en amont des semis sans connaître la pression des ravageurs, l'épandage foliaire d'acétamipride n'intervenant au contraire qu'en cas d'attaque de pucerons. Nous avions, pour notre part, fait le choix de l'enrobage parce que nous savons qu'il y a toujours des cas, plus ou moins nombreux, de jaunisse. Même en ayant fait trois traitements insecticides l'année dernière, bien positionnés au vu de notre expérience, nous recevrons cette année pour au moins 5 millions d'indemnisation à cause de la jaunisse ; sachant qu'il y a une franchise, ce virus causera donc quelque 10 millions de pertes. L'acitamipride ayant une durée de vie extrêmement brève – à peine sept jours – le puceron reste un problème majeur.
Par ailleurs, nombre de néonicotinoïdes sont toujours en vente : vous pouvez, par exemple, acheter du thiaméthoxame pour traiter vos rosiers. Sur Ebay, la molécule que nous utilisions à l'époque en enrobage est au prix de 4,70 euros. Le site indique : « 97 % d'évaluations positives, livraison estimée entre le jeudi 2 mai et le lundi 3 juin ». Ces produits se retrouvent partout, des colliers antipuces des chiens aux cheveux de nos enfants – vous voyez ce dont je veux parler.
Un mot sur la technique de l'enrobage : la sève véhicule le produit, ce qui permet de cibler vraiment les insectes piqueurs-suceurs – le puceron, essentiellement –, préservant tous les auxiliaires. Les insecticides foliaires que nous utilisons aujourd'hui tuent, au contraire, une partie des auxiliaires en plus des pucerons. Nous insistons beaucoup sur le flupyradifurone : utilisée uniquement en enrobage et n'étant active que sur une courte durée, cette molécule ne concernerait que le stade jeune, durant lequel la jeune betterave est particulièrement sensible à la jaunisse. Malheureusement, nous ne sommes pas entendus pour l'instant.
Pourriez-vous nous expliquer les raisons de l'interdiction de ce produit ? Est-ce au même titre que l'acitamipride ?
Bien qu'il n'appartienne pas à la famille des néonicotinoïdes, le produit agit sur les mêmes centres nerveux des insectes, ce qui explique qu'il leur soit assimilé.
Il est donc interdit par la loi Pompili. Une ouverture se présente, qui pourrait faire consensus même si certains courants politiques seraient peut-être plus volontaristes : autorisons au moins ce produit, qui a certes le même mode d'action, mais n'est pas un néonicotinoïde et offrirait une solution.
J'ai envie de reprendre les paroles prononcées sur CNews par le Président de la République au moment des manifestations, le matin du salon de l'agriculture, en réponse à l'interpellation d'un agriculteur : pas d'interdiction sans solution ! Il s'agit de revenir sur toutes les interdictions créant une distorsion de concurrence entre la France et le reste de l'Union européenne. Je me fonde là-dessus ; je crois à la parole publique, qu'il faut finir par assumer.
Attention toutefois à ne pas se focaliser sur un produit, au risque de limiter les moyens de lutte contre les ravageurs. Il faut pouvoir varier les traitements, sinon des résistances apparaissent. La durée de vie du flupyradifurone en enrobage étant, en outre, très limitée et les betteraves mettant parfois plus de temps à couvrir le sol, il se peut que nous ayons aussi besoin de l'acitamipride, d'ailleurs homologué partout en Europe, avec au moins trois passages autorisés en Allemagne. En effet, ce produit n'est actif que durant sept jours et les vols de pucerons viennent par vagues successives. Nous ne disposons plus du produit parfait qu'on a connu : on enrobait une fois, protégeant tout le cycle de la betterave, l'agriculteur ne prenait pas de risque, seuls les insectes piqueurs-suceurs étaient en contact avec le produit.
Vous avez fort justement rappelé les propos du Président de la République. J'ai écouté le discours du ministre de l'agriculture au congrès de la FNSEA : la question des surtranspositions a complètement disparu. Pour votre filière, c'est incompréhensible. Au sujet de la recherche, vous avez souligné qu'avant 2020 l'INRAE n'avait pas travaillé sur les substituts – le problème était pourtant déjà dans l'air. Que faisait cet établissement jusque-là ? Car, si je synthétise vos propos sur les solutions de rechange, à court terme nous n'en avons pas.
Le PNRI, lancé pour cinq ans, a esquissé des solutions ; elles ne seront pas parfaites, les variétés ne seront pas totalement résistantes – l'INRAE le confirme. Nous aurons donc besoin d'une palette de mesures, notamment les années à forte pression de pucerons. Depuis 2020, tout le monde s'est mis au travail, je n'adresserai pas de critique à l'INRAE. Le problème est d'ailleurs européen.
Nous n'avons pas de solution. Comme beaucoup d'autres filières végétales confrontées à des impasses techniques, la betterave demande de l'acitimapride. Avec les semenciers en général, les producteurs de pommes de terre, également démunis face aux virus, ceux des filières noisette et pomme-poire, nous sommes unis pour plaider cette cause auprès des parlementaires. Deux députés ont d'ailleurs déposé des propositions de loi en ce sens – d'autres voudraient peut-être en déposer sans pouvoir le faire : une proposition du député Luc Lamirault a déjà recueilli plus d'une trentaine de signatures, le député Jean-Louis Thiériot en a également déposé une.
L'INRAE s'éloigne de plus en plus de la recherche de moyens de lutte et de remplacement pour s'orienter vers un remodelage paysager complet, aux conséquences difficiles à imaginer : les agriculteurs devraient faire de grandes concertations pour mettre les bonnes cultures les unes à côté des autres – chose quasiment impossible à faire et qui remet en cause notre liberté.
On dit aussi qu'il faut replanter des haies. Certains secteurs en ont vraiment besoin et les agriculteurs le conçoivent. Mais les haies ne constitueront pas une solution de substitution pour lutter contre les parasites, qui ne logeront pas moins que les auxiliaires dans ces systèmes paysagers : les pucerons peuvent très bien hiberner dans les cultures hautes – on ignore pour l'instant où cet insecte passe l'hiver. Beaucoup de travail est encore nécessaire au sujet du puceron et de la jaunisse. On ne peut se contenter du regard de l'INRAE sur ces questions.
Au plus haut niveau, certains conseillers portent d'ailleurs un regard un peu dogmatique qui est dommageable. De hauts fonctionnaires, qui sont parmi vous, notamment regroupés au sein de l'association Le Lierre, défendent une façon de penser unique, pas du tout partagée, alors que votre assemblée doit débattre de toutes ces questions – ce que je trouve grave : vous êtes comme spoliés de certaines idées. Je voulais y insister car cela me perturbe aussi en tant que citoyen.
Sans doute serait-il pertinent que nous auditionnions Le Lierre.
Vos remarques sont intéressantes concernant les haies, censées apporter une solution. Comme viticulteur, j'ai beaucoup de haies, plantées depuis des dizaines d'années, autour de mes parcelles, et je rencontre presque plus de problèmes que les autres avec toutes sortes d'insectes. On est parti d'un principe qui n'a jamais été prouvé scientifiquement.
Vous avez évoqué, monsieur Sander, une nouvelle cicadelle qui n'est pas encore présente en France. Avons-nous une solution contre cet insecte ? Vous avez par ailleurs fait une distinction entre le prix minimum et le prix plancher, pourriez-vous nous l'expliquer ?
Les travaux du PNRI sur les haies ont mis en évidence des effets positifs et négatifs. On voit que ce n'est pas la solution : on ne sait même pas expliquer certains phénomènes. J'ai vu ce matin que le Conseil d'État a retoqué beaucoup de dispositions de la loi de simplification, n'en laissant presque rien. Qui plus est, cette loi ne tient pas compte des lois Egalim, ni des surtranspositions dont vous parliez toute à l'heure, pourtant marquantes pour la France du végétal – l'arboriculture, la viticulture, les grandes cultures et les cultures spéciales. En tant qu'agriculteur je voudrais vous sensibiliser à la question de la haie, aujourd'hui sanctuarisée à vie : on ne peut même pas faire du un pour un et, demain, certains produits devront respecter une zone de non-traitement (ZNT) à dix, quinze, vingt ou trente mètres de distance de la haie, pour peu que celle-ci soit considérée comme un réservoir d'arthropodes. Si on veut faire planter des haies, il faut dire aux agriculteurs qu'il restera du bénéfice : allez-y, plantez, et puis si vous voulez la décaler, vous la décalez ! Sinon, nous ne serons pas volontaires. L'agriculteur n'a pas de réticence de principe à planter des haies, mais l'instabilité politique, sociale ou sociétale rend la chose risquée.
Concernant la cicadelle, les néonicotinoïdes, notamment en enrobage, ont aidé. Nous misons beaucoup sur la génétique, qui résoudra bien des problèmes mais rencontre aussi ses limites. Le maïs jouera aussi un rôle : si l'Alsace n'est pas autant concernée que l'Allemagne, elle le doit à cette céréale, adaptée à la rotation alsacienne. Les chercheurs allemands ont montré que la cicadelle se nourrit de la betterave, de la pomme de terre et des racines du blé, mais boude apparemment celles du maïs. En planter permettrait donc de couper son cycle, ce qui expliquerait qu'il n'y en ait pas encore en Alsace ou qu'elles n'y fassent pas encore de dégâts.
Quant au prix minimum, sous le régime des quotas, 420 euros la tonne, je sais ce que c'est ; le prix plancher, je ne sais pas. Sur ce point, on pourrait améliorer les lois Egalim, de manière à inclure à peu près 75 % des coûts de production dans le calcul des prix. Le monde agricole craint que le prix minimum ne devienne aussi le prix maximum : quand les marchés flambent, un prix plancher risque d'être considéré comme la quote-part de l'agriculteur, suffisant à le faire vivre. À qui va le bénéfice ? Ne serait-ce que pour pouvoir réinvestir, la question se pose. Dans beaucoup de filières, la répartition de la valeur pose problème : une fois que toutes les négociations ont été faites en amont, on laisse à l'agriculteur le peu qui reste. La véritable question est donc : comment organiser une véritable répartition au sein des filières françaises ?
Pour la filière sucre, toute importation est dommageable. Nous n'y sommes évidemment pas très favorables. Le CETA touche à tant de choses hors de mon champ de compétences qu'il m'est difficile de vous répondre.
Au sujet du libre-échange, il ne faut pas nous replier sur nous-mêmes, mais bien continuer de commercer comme nous l'avons toujours fait. En revanche, des mesures de protection doivent éviter que certaines filières à risque, souvent agricoles, ne fassent les frais de tels accords qui profitent à d'autres filières, souvent industrielles – les pays en voie de développement exportent davantage de produits agricoles que de machines-outils. Du reste, beaucoup d'importations se font hors accords de libre-échange, dans lesquels les clauses miroirs ne devraient jamais être oubliées, sous peine de voir affluer, à la place de ce que nous ne produirons plus, des produits importés échappant à nos normes de production.
Pour en revenir aux prix planchers, s'agissant des revenus agricoles, la question des prix, si importante soit-elle, n'est pas la seule composante à prendre en compte ; il faut aussi travailler sur les coûts de production. Prenez la crise du bio : entre 30 % et 40 % du lait bio est vendu en conventionnel parce que le consommateur n'a pas les moyens de se le payer. À ne travailler que sur le prix plancher sans nous soucier des coûts de production, nous risquerions de produire tellement cher que les produits importés, moins chers et donc privilégiés par les consommateurs et la grande distribution, prendraient la place des nôtres. Nous finirions par ne plus rien vendre du tout ! Il faut protéger l'agriculture et lui assurer des prix raisonnables, mais sans négliger nos coûts de production. Quand vous perdez, comme en bio, 20 % à 30 % de rendement faute de moyens de lutte contre certains ravageurs ou certaines maladies, vos coûts de production s'en ressentent.
Au sujet du CETA, le Canada se montre réticent aux importations de sucre ; ils imposent toujours des clauses de sauvegarde pour leurs usines, au détriment de la réciprocité. Nous en importons beaucoup d'éthanol qui transite par les États-Unis.
Députée de Maine-et-Loire, je n'ai pas de culture de la betterave et j'ai trouvé vos propos très enrichissants. Vous avez évoqué la perte de souveraineté. L'enjeu de cette commission d'enquête consiste déjà à comprendre et à définir la souveraineté alimentaire. Comment l'entendez-vous, vous-mêmes ? Et quelles sont, à vos yeux, les causes de perte de souveraineté dans ce domaine ?
S'agissant des molécules interdites sur le territoire national mais autorisées en Europe, pourriez-vous aller plus loin à propos du rôle joué par l'ANSES en matière d'interdiction ?
Nous avons envisagé, avec le rapporteur et le président, d'auditionner plusieurs associations qui promeuvent des dispositions entravant nos agriculteurs. Pourriez-vous en dire davantage au sujet des associations de hauts fonctionnaires que vous dénoncez ?
Comme agriculteurs, nous demandons des autorisations de mise sur le marché (AMM) équivalentes à celles qui prévalent en Europe, conformément aux décisions de l'EFSA. Si les produits se retrouvent dans les matières premières de toutes les fermes d'Europe, puis dans nos assiettes, il n'y a pas de raison que nous subissions des distorsions de concurrence au nom d'une idéologie alors qu'on nous place sur un marché européen libre, ou en tout cas commun. L'ANSES pose un vrai problème. Comme responsable agricole et comme citoyen, la possibilité qu'a cette agence de s'autosaisir me choque. C'est l'élu, le responsable politique, qu'il soit député, maire ou ministre, qui doit garder la main et prendre les décisions finales. L'ANSES se doit de faire bénéficier nos dirigeants de ses lumières pour éclairer leurs décisions, elle n'a pas à faire sa propre politique.
Je l'ai dit à la tribune de la FNSEA, nous voulons des actes et non plus des paroles. La parole du politique se trouve parfois décrédibilisée ou écorchée : l'élu nous donne sa parole, s'engage à nos côtés, mais, six mois après, les dossiers n'ont toujours pas avancé ou bien les lois sont appliquées dans nos exploitations agricoles de façon totalement différente de ce qui a été voté.
L'association Le Lierre regroupe 1 500 hauts fonctionnaires qui, publiquement, cherchent à imposer un nouveau modèle agroécologique. Un pays a besoin de fonctionnaires pour fonctionner, mais ce pouvoir dans le pouvoir est très surprenant – du moins, c'est ainsi que nous le ressentons. Pour moi, le pouvoir est ici, au sein de l'Assemblée nationale. La loi doit s'appliquer comme elle a été votée. En tant que corps intermédiaire, nous respectons la démocratie ; nos prises de parole montrent que nous en voulons davantage, et qu'elle soit appliquée jusqu'au bout.
N'importons pas ce que nous ne voulons pas manger. Le Green Deal, lui aussi, est incohérent par rapport à ce qu'on nous impose en Europe. C'est bien la distorsion de concurrence qui est responsable de la situation.
Dans ma circonscription du nord de l'Aube, de nombreux emplois directs et indirects dépendent de la betterave. Avec les nouvelles graines sans néonicotinoïdes (NNI), qui devraient arriver entre 2026 et 2030, anticipez-vous une perte de rendement généralisée ?
La nouvelle PAC a-t-elle modifié la donne pour la filière betteravière dans le plan stratégique national (PSN) ?
Les météorologues prévoient davantage de précipitations l'hiver et moins l'été, durant les quatre derniers mois avant la récolte de la betterave. Dans les dix à cinquante ans prochains, la filière aura-t-elle besoin de quotas d'eau ? Pensez-vous que la science et les nouvelles semences permettront de s'adapter au réchauffement climatique ?
Si le rendement diminue, la compétitivité baisse – on ne peut pas se le permettre. Il faut obtenir ce rendement moyen tant pour assurer le revenu de l'agriculteur que pour absorber les coûts fixes de nos sucreries.
L'eau reste le facteur primordial de la croissance des plantes et de la chaîne alimentaire. L'irrigation est très disparate selon les territoires : certains l'autorisent, d'autres l'interdisent. Dans les secteurs comme l'Aube, où les phénomènes climatiques sont de plus en plus inquiétants, il est certain que l'irrigation permettrait de maintenir les rendements. Il faut y réfléchir sérieusement et mesurer tout cela.
Chaque fois que l'on améliore les variétés en ajoutant une résistance, le rendement diminue et met du temps à retrouver son niveau. On perd en potentiel, c'est pourquoi le rendement moyen stagne.
La betterave présente l'avantage de ne pas mourir en période sans eau, mais elle ne pousse pas – aucune plante ne pousse sans eau pendant trois mois. La résistance à la sécheresse ou aux aléas climatiques est certes utile, mais il faudra toujours de l'eau ! Un passage d'irrigation à 20 ou 25 millimètres peut sauver la récolte : la betterave restera verte et elle repartira dès l'arrivée de la pluie – il n'y aura pas à redémarrer tout le cycle.
La politique agricole commune est une vraie contrainte administrative, mais elle ne change pas tout pour nos grandes plaines céréalières, qui sont plutôt diversifiées.
Pour ce qui est de la dérogation sur les néonicotinoïdes, une fois que le ministre s'est couché devant la décision de la Cour de justice de l'Union européenne, n'est-on pas allé trop vite vers une compensation à l'euro près ? N'aurait-on pas dû lancer des mouvements de grève agricoles pour contester la décision et faire pression sur le politique ?
Les agriculteurs se sont mobilisés : 1 500 tracteurs se sont retrouvés sur l'esplanade des Invalides. Le ministre s'était engagé à compenser l'intégralité de la perte. Le dispositif est en place ; les agriculteurs seront indemnisés. Il n'est pas parfait, mais il existe.
Le problème est que le dispositif est lié aux aides de minimis, qui représentent 20 000 euros tous les trois ans pour un agriculteur. Un exploitant indemnisé en 2023 ne pourra pas l'être à nouveau cette année. Si une crise de la jaunisse survient, on se trouvera confronté à de grosses difficultés. En 2020, des agriculteurs ont perdu plus de 100 000 euros. Le dispositif de minimis ne suffira de toute façon pas, je tiens à vous en alerter.
Malgré la décision de la Cour de justice, les pays qui avaient décidé d'enrober leurs graines ont tout de même semé et récolté leurs betteraves NNI en 2023. Cela n'a pas été le cas de la France.
Non.
La filière de la betterave sucrière a été planifiée et coorganisée entre nos forces agricoles, nos territoires et l'État. J'ai noté les injonctions contradictoires que vous receviez sur l'écologie et la décarbonation – la planification n'est pas forcément suivie. Or si une production peut jouer un rôle écologique important pour un continent qui n'a ni pétrole, ni gaz, c'est bien la betterave, par l'intermédiaire de la chimie verte ou de l'éthanol. Avez-vous des échanges de structuration avec l'État, le ministère ou l'Union européenne afin de fixer des objectifs de production, de souveraineté, de décarbonation ou d'autosuffisance ?
Pour vous répondre en toute transparence, je dirai que nous n'avons aucun échange de ce type. Depuis quatre ans que je suis président de l'interprofession, jamais nous ne sommes assis autour d'une table pour définir vers où aller.
Ni avec l'État français ni avec l'Union européenne.
Si, mais jamais pour fixer des objectifs – ceux-ci ne sont pas partagés. Hormis la préservation de l'outil industriel, sur laquelle il n'y a pas de discordance, on ne discute jamais de « planification ». Par exemple, les professions agricoles et la filière revendiquent leur part dans le développement durable grâce à l'éthanol et à ses vertus en matière de décarbonation, mais elles le font sous leur propre bannière, et avec grande difficulté.
Les sucriers ont été reçus par le Président de la République lors d'une rencontre avec les cinquante plus gros émetteurs de gaz à effet de serre. Ils disposent donc tout de même d'une feuille de route en matière de décarbonation.
Pour ce qui est d'une feuille de route en matière de production de sucre ou d'éthanol, ce que l'on voit, c'est qu'avec la fin du moteur thermique en 2035, la France, d'exportatrice d'éthanol, deviendra importatrice nette – on est encore en train de perdre cette souveraineté. La consommation de cette essence pourtant augmente très régulièrement ; pour le consommateur, le boîtier flexfuel au superéthanol E85 est un moyen de rouler moins cher et de façon décarbonée, même si ce n'est que partiellement ; mais nous restons dans l'incertitude. En particulier, des pressions très fortes sur la fiscalité pourraient avoir des conséquences immédiates sur notre production. Il n'y a pas de ligne politique claire qui nous assure de la stabilité de la fiscalité ou nous garantit des volumes jusqu'en 2035 et après – puisqu'il restera de l'éthanol et du thermique jusqu'en 2050.
Si on allait au bout du raisonnement, avec une vraie vision, il faudrait même inciter les sucriers à construire des usines d'éthanol issu de betteraves et de céréales. En même temps que cela permettrait d'assainir le marché européen du blé, totalement saturé – il est tombé à 150 euros la tonne pour des coûts de production de 220 euros ; on en trouve même à moins de 100 euros en Pologne –, ce serait l'occasion de définir une vraie stratégie de décarbonation à l'échelle européenne. C'est ce que font les États-Unis, qui convertissent une grande part de leurs cultures de maïs en éthanol. Même si la stratégie de la France est tournée vers le véhicule électrique, il y aura encore une demande pour l'éthanol au niveau mondial, et pendant longtemps. Comment allons-nous nous positionner ? À ce stade, nous n'avons pas de visibilité pour le savoir, et c'est pourquoi nous n'investissons plus.
Le secteur de l'aviation en fournit une belle illustration. Les carburants durables d'aviation (SAF) sont en cours de développement au Brésil et aux États-Unis ; la France en est aux balbutiements et garde les deux pieds sur le frein.
La Somme, pour prendre cet exemple, a connu la fermeture de deux sucreries, à Abbeville et à Eppeville, en 2020. Parallèlement, des industries comme le secteur pneumatique ou la chimie carbonée connaissent des difficultés. Et malgré de nombreuses initiatives et annonces sur les biocarburants ou la chimie verte, il n'y a ni encouragement, ni structuration, ni accompagnement technique ou ingénierie d'État pour construire de nouvelles filières en lien avec la production de betteraves.
On présente la stagnation ou la préservation des surfaces et de la production comme un objectif en soi mais on peut imaginer qu'il faille développer la production de betterave pour la décarbonation. La stagnation de la production ne peut figurer parmi les objectifs que se fixerait une nation accomplissant sa troisième révolution industrielle.
Je n'ai rien à redire à cela. Une commission pourrait être constituée pour réfléchir aux perspectives de production à l'avenir. Avec les betteraves on produit non seulement du sucre, mais également de la pulpe, pleine de fibres, dont les débouchés sont nombreux. Or on se restreint.
Depuis plusieurs mois, on constate une déconnexion significative entre les cours mondiaux et européens du sucre, qui semble contradictoire avec la suppression des quotas et la mondialisation. Pourquoi des prix plus élevés en Europe n'améliorent-ils pas la situation de la filière ?
Les coûts de production en Europe sont supérieurs à ceux enregistrés au niveau mondial, et cela a toujours été. Dans les productions de canne à sucre, on utilise du glyphosate sur la feuille pour faire mûrir les cannes ou des organismes génétiquement modifiés (OGM), moyens dont nous ne bénéficions pas. Dans certains pays, la main-d'œuvre est peu chère ; dans d'autres, la production est très mécanisée. En France, la superficie moyenne des fermes produisant des betteraves est de 20 hectares alors qu'elle se compte en milliers d'hectares dans les exploitations cannières du Brésil ou en Ukraine – là-bas, une petite ferme s'étend sur 1 500 hectares ; j'en connais peu d'une telle taille chez nous.
Ce décalage total de compétitivité explique pourquoi le marché a toujours été protégé. Du sucre entre « à droits zéro » ; les contingents dits CXL bénéficient de droits réduits, à 98 euros la tonne ; d'autres sucres, qui ne bénéficient pas d'un accord, sont soumis au plein tarif des droits de douane, soit plus de 400 euros la tonne. Cette protection explique que les prix du marché européen soient plus élevés. Depuis que les 800 000 tonnes de sucre provenant d'Ukraine sont entrées dans l'Union « à droits zéro » au lieu d'être soumises à ces droits de plus de 400 euros, on est passé de 1 000 euros à 600 euros la tonne, soit presque le prix du marché mondial.
Le sucre dit mondial est du sucre roux. En Europe, nous consommons majoritairement du sucre blanc, raffiné. Il faut donc ajouter le coût du raffinage.
Ce coût est d'environ 100 euros la tonne.
Un des défis les plus importants à relever pour préserver notre souveraineté alimentaire réside dans le renouvellement des générations d'agriculteurs. Le Gouvernement fait-il ce qu'il faut pour maintenir nos agriculteurs en place ? Quelles actions devraient être menées ?
Chaque fois que l'on ajoute des contraintes ou des normes administratives, que l'on abaisse la rentabilité, que l'on surtranspose, on perd des exploitations et on favorise l'agrandissement des fermes. On ne peut pas être agriculteur quand on passe 20 % de son temps dans le bureau à remplir de la paperasse ou à gérer des salariés. Aujourd'hui, il faudrait être à la fois éleveur, agriculteur, transformateur, commerçant et comptable – on ne sait plus tout faire !
On est en train de tuer le petit modèle d'agriculture familiale. Comme on n'accorde aucune avancée en matière de compétitivité ou de prix, on pousse à massifier. Demain, salades, carottes ou betteraves devront être produites en masse pour rester compétitives : on est poussé vers un modèle où les marges sont très faibles. Voilà ce qui décourage l'installation.
L'échec de la politique agricole européenne est flagrant : l'Union européenne a perdu beaucoup d'agriculteurs – la France en perd 100 000 tous les dix ans. Les chiffres parlent d'eux-mêmes.
Avec une économie rentable, les agriculteurs resteront. Le succès réside dans un modèle économique viable.
La commission procède à l'audition de Mme Véronique Le Floc'h, présidente de la Coordination rurale.
Nous avons le plaisir d'accueillir Mme Véronique Le Floc'h, présidente de la Coordination rurale. Nous recevrons cet après-midi la Confédération paysanne et, dans quelques jours, la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA). Nous souhaitons également auditionner le Mouvement de défense des exploitants familiaux (MODEF). Nous aurons ainsi eu des échanges avec l'ensemble des courants syndicaux agricoles.
Nous en sommes à notre troisième semaine d'auditions. Nous avons entendu des chercheurs, des universitaires, des responsables de filière, qui ont porté des appréciations différentes sur l'état de l'agriculture française et la question de la souveraineté alimentaire. Nous aurons grand intérêt à entendre la voix de la Coordination rurale, deuxième syndicat agricole français, qui est très présent dans le débat agricole depuis quelques semaines.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Véronique Le Floc'h prête serment.)
Tout en considérant que la France n'a pas vocation à nourrir le monde, la Coordination rurale s'inscrit dans le cadre européen tel qu'il résulte des traités de Rome, fondateurs de la politique agricole commune (PAC) et de la préférence communautaire.
Il faut distinguer sécurité, autonomie et souveraineté alimentaire. La sécurité alimentaire signifie que l'on peut s'approvisionner n'importe où. Elle a ses limites, comme on l'a constaté pendant le covid ou comme on le voit en période de guerre.
L'autonomie alimentaire pourrait être un choix mais constitue une forme de repli sur soi auquel nous ne sommes pas entièrement favorables. Il est toutefois à noter que certains pays, telles l'Algérie ou la Suisse, refusent toute importation lorsqu'ils constatent, en cours d'année, que les productions sont suffisantes sur leur sol.
La souveraineté alimentaire peut être définie comme la capacité à choisir son régime alimentaire. Elle est inscrite dans le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), notamment en son article 39. Par cette disposition, la France a, en quelque sorte, délégué sa souveraineté alimentaire à l'Union européenne.
La Coordination rurale est surprise que le projet de loi d'orientation agricole définisse la souveraineté alimentaire comme le fait d'assurer la sécurité alimentaire de nos concitoyens tout en s'approvisionnant sur le marché intérieur de l'Union européenne et en respectant les accords internationaux. Cette définition a pour effet, à nos yeux, de nous priver de protection, contrairement à ce qui a été promis pour relancer l'agriculture et lui donner un avenir. Le Président de la République avait affirmé que le fait de déléguer notre alimentation était une grave erreur, opinion que nous partageons. Il nous faut la reconquérir.
Pour comprendre les raisons de notre perte de souveraineté alimentaire, il faut revenir sur l'état de l'agriculture française. La profession d'agriculteur n'est plus soutenable pour des raisons humaines, économiques et financières. En premier lieu, la diminution du nombre d'exploitations s'accélère : la France en compte aujourd'hui 416 000, dont 16 000 outre-mer. La diminution est davantage marquée dans le secteur de l'élevage. Nous sommes confrontés à un manque de repreneurs. Un sondage indique que seuls 26 % des agriculteurs partant prochainement à la retraite savent à qui ils transmettront leur exploitation, qu'il s'agisse d'un enfant – pour 20 % d'entre eux – ou d'un tiers – pour 6 %. En outre, dans 6 % des cas, la consolidation ou l'agrandissement d'une autre exploitation est envisagée. Par conséquent, l'avenir de près de 60 % des exploitations demeure inconnu. Je ne m'étendrai pas, par ailleurs, sur la diminution de la surface agricole utile (SAU).
L'absence de soutenabilité financière et économique est illustrée par le fait que 20 % des non-salariés agricoles ont un revenu courant avant impôt inférieur à 6 100 euros par équivalent temps plein (ETP). Avant d'appliquer l'impôt, il faut de surcroît déduire les charges sociales. En 2020, le revenu courant avant impôt moyen en France s'élevait à un peu plus de 18 000 euros, selon les comptes de la nation, ce qui n'est rien pour un agriculteur qui fait tant d'heures, pour un jeune qui souhaite s'installer. La taxe foncière et la contribution sociale généralisée (CSG) sur les loyers perçus conduisent à une taxation de l'ordre de 35 %. Et il faut ajouter, pour le jeune qui vient de s'installer, le remboursement de ses parts sociales. Tout cela réduit quasiment à néant le résultat disponible.
Pour assurer une rémunération correcte, de l'ordre de deux SMIC nets, à un non-salarié agricole, il faudrait un revenu de 60 000 euros, duquel seront déduits 40 à 45 % de charges sociales.
Bien qu'ils ne s'en sortent pas financièrement, les agriculteurs font preuve d'une certaine résilience. Je vous transmettrai un tableau des comptes de la nation montrant, production par production, que la ferme France suremprunte pour couvrir ses besoins de trésorerie ainsi que, depuis quelques années, les variations des stocks, qui ont atteint un niveau élevé. De fait, les prêts débloqués excèdent de beaucoup les investissements nets. En moyenne, les investissements nets d'une ferme française s'élevaient à moins de 27 000 euros en 2022, pour un montant de prêt de 43 000 euros. À l'échelle nationale, le suremprunt pourrait atteindre 6 milliards – je vous invite toutefois à vous rapprocher des banques pour connaître le montant exact des prêts débloqués, qui n'ont pas toujours d'objet déterminé. Autrement dit, nous finançons notre revenu par nous-mêmes, en quelque sorte, ce qui n'est pas tenable.
Le coût du travail est près de dix fois plus élevé en France qu'au Maroc, par exemple, pays dans lequel la semaine de travail est plus longue. Le rapport du sénateur Laurent Duplomb indiquait que, sur la période 2010-2017, le coût de la main-d'œuvre avait augmenté plus fortement – dans une proportion de 58 % – en France qu'en Allemagne.
En outre, lorsque nous cherchons des solutions pour faire face à nos besoins de financement et répondre à nos besoins techniques liés à la production, nous nous heurtons à une lourdeur administrative et à de longs délais.
J'insisterai sur l'accès à l'eau, qui est décrié dès lors qu'il est le fait du monde agricole. Beaucoup d'organismes, et même le ministère de la transition écologique, confondent prélèvements et consommation. L'agriculture consomme de l'eau, certes, mais elle la restitue : c'est pourquoi il convient de parler de prélèvements. Après les centrales nucléaires et les collectivités publiques, nous sommes les troisièmes préleveurs d'eau, juste devant l'industrie. Nous prélevons l'équivalent de 3 milliards de mètres cubes, dont 1,2 milliard d'eau souterraine. Les collectivités publiques, quant à elles, prélèvent 1,8 milliard de mètres cubes d'eau de surface, qui s'ajoutent aux 3,5 milliards de mètres cubes d'eau souterraine.
Nos prélèvements représentent moins de la moitié du volume d'eau importé en France. En effet, les produits alimentaires que nous faisons venir dans notre pays équivalent à l'importation annuelle de 15 milliards de mètres cubes d'eau, volume dont il faut déduire les 7 milliards correspondant à l'eau exportée. Autrement dit, nous importons 8 milliards de mètres cubes d'eau. Selon un rapport du Conseil général de l'alimentation, de l'agriculture et des espaces ruraux (CGAAER), 3 de ces 8 milliards proviennent de l'irrigation des cultures. Pourquoi, dans ces conditions, refuser à l'agriculture française l'accès à l'eau dont elle a besoin ? Les autres nations n'entameront pas leurs réserves d'eau sans limites pour nous. Il faut cesser la désinformation : l'agriculture ne représente que 10 % des prélèvements d'eau. Par ailleurs, il convient de rappeler que des fuites surviennent régulièrement sur les réseaux des collectivités – pour ne citer que celles-ci – et que les stations d'épuration connaissent des dysfonctionnements. Entraver l'accès à l'eau, c'est entraver l'accès à notre souveraineté alimentaire.
J'en viens à un sujet auquel la Coordination rurale attache une grande importance. Les industries agroalimentaires n'ont pas nécessairement à l'esprit l'objectif de la souveraineté alimentaire, du moins dans le sens que nous attendons, à savoir apporter aux Français de l'alimentation essentiellement française. Notre balance commerciale avec l'Union européenne était positive, à hauteur de 2,5 milliards d'euros, en 2014. Elle est aujourd'hui négative, à peu près du même montant. Nous accusons un déficit élevé pour les légumes – 1 milliard d'euros – et les fruits – 3 milliards.
Pour les tomates, il nous manque l'équivalent de 1 500 à 2 500 terrains de football. Dans le cadre de l'accord de libre-échange avec le Maroc, l'Europe importe 285 000 tonnes de tomates, dont 85 % sont attribuées à la France. La question est de savoir si, en contrepartie de nos importations de tomates du Maroc, on doit déverser dans ce pays de la poudre de lait dans des volumes qui ont été multipliés par deux entre 2005 et 2015 – je n'ai pas vérifié l'évolution depuis cette date. La réflexion sur cet accord mériterait d'être approfondie.
Nous avons également perdu le marché de l'asperge. Il y a une petite vingtaine d'années, nous avions une production, de l'ordre de 10 000 hectares, qui était équivalente à celle des Allemands ; aujourd'hui, nous n'en sommes même plus à la moitié, quand les Allemands ont plus que doublé. C'est une question de volonté politique.
Les exportations de pommes, quant à elles, ont été divisées par deux, étant précisé que les prix à l'export sont deux fois plus élevés que ceux des pommes importées. Nous pouvons à l'évidence trouver des débouchés avant d'arracher tous nos pommiers.
Les veaux d'élevage en vif qui sortent de nos exploitations ne trouvent pas toujours de débouchés en France. Pour les veaux de moins de 80 kilogrammes, âgés d'environ un mois, l'excédent de notre balance commerciale n'a cessé de croître entre 2018 et 2023, passant de 61 à 87 millions. L'Espagne est destinataire de plus de 90 % de ces exportations. Le nombre global de veaux exportés a également augmenté, passant, entre 2018 et 2022, de 269 000 à 378 000. Autrement dit, on a moins d'animaux mais on en exporte un plus grand nombre, vers l'Espagne. On ne les engraisse plus, bien que l'on ait de la poudre de lait et que l'on puisse trouver d'autres débouchés. Les veaux de race laitière comme le Holstein, voire le Normand, sortent de nos exploitations à un prix compris entre 10 et 80 euros mais sont vendus autour de 250 euros à leur entrée en Espagne. Voilà un secteur où l'on aurait besoin d'un surcroît de transparence. En effet, nous importons beaucoup plus de veau engraissé – entre 80 et 100 kilogrammes –, voire de veau de race bouchère – entre 160 et 300 kilogrammes –, en provenance principalement des Pays-Bas et de la Belgique.
La viande bovine est un secteur qui, pour le vif, se porte relativement bien. Mais qu'en sera-t-il le jour où la Commission européenne décidera de mettre un terme à l'export de vif pour les transports de plus de huit heures, ou lorsque nous signerons – si cela devait se produire – un accord avec le Mercosur (Marché commun du Sud) ? Depuis 2018, notre balance commerciale se dégrade, exception faite de 2020, année du covid. Entre 2018 et 2022, notre déficit a été multiplié par deux dans le secteur de la viande ; le déficit de 2023 devrait s'approcher de 1 milliard, alors que nous enregistrons un excédent de 1,6 milliard pour le vif. On peut se demander si les importations de viande vont continuer à se rapprocher des exportations de vif. Ne sommes-nous plus capables d'engraisser sur notre territoire, de garder les emplois pour la transformation et la découpe ?
Nous ne sommes pas favorables aux accords de libre-échange, qui sont, à nos yeux, un non-sens environnemental. Dans le domaine de l'agroalimentaire, on subit la prédominance de multinationales qui sont implantées sur tout le continent. Les multinationales françaises ont plus de sites en dehors de nos frontières que sur le territoire national. Comme l'a souligné François Lenglet, ces entreprises investissent 2,60 euros à l'étranger pour 1 euro en France – contre 1,60 euro investi à l'étranger pour les Allemands et 0,60 euro pour les Espagnols.
Nous n'obtiendrons la souveraineté protéique que lorsque nous aurons réussi à dénoncer les accords du GATT (Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce) et de Blair House, et que nous nous serons engagés sur la voie du rééquilibrage des protéines par rapport aux céréales.
S'agissant de la souveraineté environnementale, nous devrions commencer à regarder de plus près les émissions de carbone liées aux flux d'échanges et cesser d'importer des viandes qui ont parcouru parfois plus de 18 000 kilomètres. Cela concerne, par exemple, l'agneau, qui est privé d'oxygène et perd en partie sa traçabilité.
La souveraineté sanitaire consiste notamment à faire en sorte que nous soyons prêts à affronter tous les sinistres sanitaires sans devoir appliquer des solutions radicales, comme la suppression de la moitié de nos surfaces de pêchers face à la propagation de la sharka. On pourrait citer aussi les dommages causés par le charançon rouge sur les palmiers et par la mouche sur les cerises. Par ailleurs, la maladie hémorragique épizootique (MHE) devrait bientôt réapparaître. Nous espérons que ce ne sera pas le cas de la grippe aviaire.
La souveraineté sociale et administrative, enfin, implique que l'on s'attache à résoudre les problèmes de main-d'œuvre. En outre, il faudrait veiller à ce que les personnes qui s'occupent de nous au sein de l'administration ne deviennent pas plus nombreuses que celles qui travaillent dans nos exploitations.
La Coordination rurale définit la souveraineté alimentaire, dans une fiche de 2022 que l'on trouve sur votre site, comme la « capacité de choisir son régime alimentaire, en quantité suffisante pour nourrir sa population […] » Cela correspond peu ou prou aux définitions que nous avons entendues dans nos premières tables rondes, qui ont réuni des scientifiques, des chercheurs et des économistes appartenant à différentes obédiences agricoles, même si la notion de souveraineté alimentaire a un peu évolué en une trentaine d'années. On peut considérer que l'article 39 du traité de Rome fixe un objectif de souveraineté alimentaire, bien que le concept n'y figure pas, en tant que tel, pas plus que dans les autres textes européens. On considère, rétrospectivement, que la PAC fixait un objectif de souveraineté alimentaire, même si celui-ci n'existait pas, à proprement parler, à l'époque.
J'ai retenu de nos premières tables rondes et du rapport de l'Établissement national des produits de l'agriculture et de la mer (FranceAgriMer) que la souveraineté alimentaire de la France est assurée. De fait, le tableau figurant page 14 dudit rapport montre que, pour les productions alimentaires majeures – cela concerne quasiment l'intégralité des céréales, des viandes et des oléoprotéagineux, ainsi que le sucre –, nous sommes, dans certains cas, proches des 100 % d'auto-approvisionnement et, dans d'autres cas, nettement au-dessus de ce seuil.
Il n'en reste pas moins que certaines filières, identifiées de longue date, sont en proie à des fragilités ou à des difficultés particulières. Outre les fruits tropicaux – pour des raisons qui s'expliquent aisément –, cela concerne les fruits tempérés et les légumes frais, qui ont connu une tendance peu favorable au cours des dernières années mais pour lesquels les taux d'auto-approvisionnement demeurent satisfaisants, puisqu'ils atteignent respectivement 82 et 84 %.
Pour ce qui est du poulet, l'auto-approvisionnement s'élève à 81 % mais la dynamique pourrait être meilleure.
En dehors des fruits tropicaux, les filières les plus problématiques sont le riz – là aussi, pour des raisons bien compréhensibles – et les ovins, qui constituent un cas spécifique.
La lecture que j'en fais – et qui a été beaucoup faite lors de nos premières tables rondes – est que, si l'on prend en considération ces éléments globalement – l'agriculture formant un ensemble –, on ne peut pas en conclure qu'il n'existe plus de souveraineté alimentaire en France et en Europe, compte tenu de la définition que l'on a donnée de cette notion. Notre représentant permanent auprès de l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) nous a confirmé que cette institution n'identifiait pas de difficultés affectant la souveraineté alimentaire sur le continent européen.
Cela ne signifie pas, évidemment, que l'agriculture n'est pas en butte à un certain nombre de problèmes. Étant élu d'une circonscription agricole et viticole, je vois bien les difficultés existantes.
Ne pensez-vous pas que le concept de souveraineté alimentaire a été tordu dans tous les sens dans le débat public ? J'ai le sentiment qu'on lui fait dire un peu ce que l'on veut. Si, demain, on fermait les frontières de la France ou de l'Union, nous n'éprouverions pas de difficultés à nourrir notre population. Dans beaucoup d'autres régions ou pays du monde, la fermeture des frontières conduirait, en quelques semaines, à des problèmes d'alimentation majeurs, voire à une famine.
Je partage l'essentiel de votre propos, si ce n'est qu'il ne faut pas confondre le taux d'autoapprovisionnement, qui est certes important dans la plupart des productions, avec la souveraineté alimentaire. Je prendrai l'exemple du porc et de la crème.
Dans le secteur de la viande porcine, la balance commerciale est positive en volume et en valeur, pour la partie porcs vifs et viande. En revanche, dès lors que l'on intègre la partie porc transformé, les volumes exportés restent positifs, mais on perd de l'argent. Cela n'est pas possible pour établir une véritable souveraineté alimentaire. Qui plus est, nos concitoyens veulent savoir ce qu'ils mangent. Ils sont d'accord pour dire que, dans la mesure du possible et au nom de la protection de l'environnement, ils préfèrent manger français.
Quand on voit que l'on exporte 300 000 tonnes pour perdre jusqu'à 300 000 euros en 2018, on se dit qu'il y a moyen, en théorie, de réorganiser la production. Là où l'on perd de l'argent, on en perd beaucoup. On pourrait en effet relocaliser de l'emploi et de la valeur et réindustrialiser le pays en même temps que l'on éviterait la désagriculturation. En porc, on fait aussi face à la baisse des effectifs, avec de nombreux départs à la retraite. Se pose également un problème de transmission, car les exploitations passées à l'échelle semi-industrielle, avec 600 à 1 000 truies, sont difficilement reprenables.
Les industriels se mettent aux abonnés absents dès qu'il s'agit d'appliquer les règles des lois d'Egalim sur les coûts de production, au prétexte qu'un tiers étant exporté et un autre tiers étant transformé par le biais des grossistes, Egalim ne s'appliquerait donc que sur le dernier tiers.
Le pire, vous le lirez dans une lettre sur la souveraineté alimentaire que je vous ferai suivre. Je l'avais adressée à Emmanuel Macron en 2020, à propos d'un problème sur la crème, qui existe toujours. On importe de la crème en vrac plus cher qu'on ne l'exporte. Je reviens au problème des multinationales agroalimentaires, implantées un peu partout, qui peuvent, grâce à des jeux d'écriture, importer cher et exporter pas cher afin de délocaliser leurs profits. Le même problème se pose pour la volaille. Dans le secteur de la découpe, les prix d'import et d'export étaient équivalents en 2019, autour de 2,50 euros. Aujourd'hui, les prix d'import sont plus élevés que ceux de l'export. Vous avez tout un travail d'enquête à mener pour savoir si ces flux de valeur hors de nos territoires ne nuisent pas à notre souveraineté alimentaire. L'industrie agroalimentaire est un maillon essentiel et il faudrait que notre alimentation voyage le moins possible et corresponde le plus à nos standards.
Selon le rapport de FranceAgriMer, page 14, le taux d'autoapprovisionnement pour la crème est de 103 %, et il est exactement le même pour le porc. On lit, page 40, que celui de l'Union européenne pour la viande porcine est de 124 %. Il n'y a donc pas, en apparence, de problème d'autonomie. Comment expliquez-vous une telle différence entre les chiffres et la réalité que vous décrivez ?
Je vous ferai suivre notre note réactualisée sur le porc. Pour le vif, le prix au kilo des exportations est chaque année inférieur de 70 centimes au prix d'import. La balance commerciale demeure néanmoins positive. On peut se demander pourquoi on exporte à des prix inférieurs à ceux de l'import. Pour la viande fraîche et la viande congelée, la conclusion est la même, avec un différentiel autour de 70 centimes. La viande congelée, on l'importe au même prix qu'on l'exporte. La viande fraîche, on l'importe 1 euro de plus qu'on l'exporte. Pourquoi ? Pour ce qui est du jambon et de l'épaule non désossée, la balance est positive avec 52 000 tonnes exportées. Mais les prix d'importation sont supérieurs de 1,30 euro au prix d'exportation. Cela se gâte dans la filière des produits transformés. On pourrait transformer mais on ne le fait pas. C'est un problème d'organisation de filière.
J'ai démarré mes travaux au moment d'Egalim. Quand chacune des interprofessions a été invitée à faire état de son plan de filière, je m'attendais à un travail très détaillé. On ne peut pas concevoir, en effet, que de grosses entreprises comme Cooperl se développent à l'international, en Chine notamment où elle fait même de la sélection génétique, sans que cela rapporte quoi que ce soit aux producteurs. Nous ne sommes pas contre ce commerce, mais il doit être loyal et d'un certain rapport pour les agriculteurs dans le cas de coopératives. L'élevage du porc tourne essentiellement autour de la Cooperl, qui représente environ 50 % des producteurs de France.
Pour autant, notre fonctionnement n'est pas adéquat. Les holdings de plusieurs coopératives détiennent les filiales de la transformation, lesquelles réalisent des bénéfices qui y restent bloqués : les producteurs ne touchent pas de dividendes. Cooperl a repris, il y a quelques années, la Financière Turenne Lafayette, alors même que sa holding avait des capitaux propres négatifs. Cette dernière a fait passer la dette de 30 millions à la coopérative, son détenteur de parts, elle les a remontés au bilan et a procédé à l'acquisition. Il nous faut une loi sur les coopératives pour que les filiales dépendent de la coopérative et non plus de holdings, de sorte que le résultat soit consolidé pour les agriculteurs et qu'on les encourage à poursuivre dans ce modèle, qui est certainement le plus abouti mais qui connaît aussi des dérives.
La baisse du nombre d'exploitants justifie pour beaucoup que l'on parle de désagriculturation, sans vraiment en expliquer les raisons profondes d'ailleurs, liées à des évolutions sociétales et à des gains de productivité. On peut aussi se référer à deux autres indicateurs : la part de l'agriculture dans le produit intérieur brut (PIB) et la balance agroalimentaire.
C'est le premier indicateur qui est utilisé pour expliquer la désindustralisation française, bien réelle. En revanche, les chiffres de la Banque mondiale sur l'agriculture sont assez contre-intuitifs. Sa part dans le PIB français en 1995 était de 2,4 %. En 2007, elle était de 1,6 %, avant d'atteindre un creux à 1,3 % en 2009, pour remonter jusqu'à 1,9 % en 2022. On considère les mandats de Jacques Chirac comme l'âge d'or de l'agriculture française, alors même que la part de celle-ci dans le PIB chutait.
Le deuxième indicateur, c'est la balance agroalimentaire de la France. D'après les données de l'Insee, en 2000, il y avait 7,2 % d'excédent agroalimentaire. Depuis une vingtaine d'années, les chiffres du solde agroalimentaire tournent autour de 6 ou 7 milliards d'euros, avec un nouveau creux en 2009. Un pic est atteint en 2021 à 7,9 milliards. La balance agroalimentaire reste positive, globalement dans les mêmes ordres de grandeur au cours des années.
L'utilisation du terme de désagriculturation peut donc sembler étonnante au vu de ces chiffres.
La balance commerciale est certes un indicateur, mais elle inclut les vins et les spiritueux, les céréales et, en partie, le lait, ce qui explique qu'elle soit positive. Il y a quand même un secteur dans lequel la désagriculturation est manifeste : la baisse des effectifs de bovins se traduit par une dégradation de la balance commerciale. C'est d'ailleurs valable pour toutes les viandes, puisque la balance commerciale doit être déficitaire de près de 3 milliards d'euros, alors qu'elle est positive autour de 10 milliards d'euros au niveau européen, je crois.
On arrive à exporter grâce à la PAC. Si nous actualisions les chiffres d'affaires de la ferme France année après année, on constaterait que la PAC est revenue aux industries de l'agroalimentaire. C'est bien parce que les industriels ont bénéficié de ces aides, même à l'export – quand on n'exporte pas cher, on exporte en quelque sorte ces aides de la PAC –, qu'il y a un danger. La valeur de production ne se définit plus par rapport à la valeur de nos produits mais en partie par les aides de la PAC. Il ne s'agit que de moyennes. Nos jeunes, eux, font face à des coûts de production différents.
La part de l'agriculture dans le PIB est certes stable, mais à regarder les comptes de la nation, on voit que la ligne des stocks contribue à notre valeur ajoutée. Du fait de la prise de valeur de nos bovins et de nos céréales en stock, le résultat ne correspond pas à la réalité de la trésorerie des agriculteurs. Si nous obtenons de tels chiffres, en réalité, c'est parce que les agriculteurs prennent sur eux et qu'ils n'ont pas investi à la hauteur de ce qu'ils auraient dû pour entretenir leurs outils et faire ce qu'ont fait les industries de l'agroalimentaire.
Je pourrai vous faire suivre les résultats d'une étude que nous menons chaque année avec l' European Milk Board qui montre qu'en moyenne, sur les dix dernières années, l'investissement moyen chez les agriculteurs français tourne autour de 0 euro, quand il est en moyenne de 16 ou 17 euros les 1 000 litres, en Europe, et qu'il va jusqu'à 52 euros. L'effet investissement est nul dans nos exploitations. Il témoigne d'un vrai retard dans les investissements qui a été souligné dans des rapports de l'IDELE (Institut de l'élevage) et de l'INRAE (Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement). Une étude de 2010, de mémoire, disait ainsi qu'une vache laitière sur trois était à reloger.
J'ai compris que vous étiez opposée au CETA, alors même que les chiffres du traité montrent qu'il est bon pour l'agriculture française et que le solde agricole entre la France et le Canada a augmenté ces dernières années au bénéfice de l'agriculture française. Comment justifiez-vous votre opposition ?
La Coordination rurale ne s'oppose pas qu'au CETA : elle est contre les accords de libre-échange. L'agriculture n'a pas à être une monnaie d'échange ; elle n'a pas à entrer dans un troc contre des services ou des voitures. Nous défendons l'exception agriculturelle pour protéger toutes les agricultures mondiales et ne pas déverser des excédents ailleurs, notamment sous forme de dumping. Nous ne faisons pas aux autres ce que nous ne voudrions pas qu'ils nous fassent.
En valeur unitaire, on assiste à une importation de la baisse des prix. Les accords de libre-échange sont un non-sens. Lactalis est le principal bénéficiaire des quotas alloués à l'Europe pour exporter des produits laitiers vers le Canada, puisqu'il en exporterait presque la moitié. À l'inverse, le Canada a décidé de continuer à protéger son marché laitier, qui est bien encadré par des quotas, et d'indemniser non seulement les agriculteurs qui seraient touchés, pour les œufs, la volaille ou les produits laitiers, mais aussi les industriels. Lactalis Canada a ainsi bénéficié d'une subvention de 3,2 millions de dollars.
Ces échanges ne nous paraissent pas cohérents non plus d'un point de vue environnemental. On nous reproche nos pratiques alors que nous stockons du carbone à notre échelle, que nous faisons tous les efforts nécessaires et que, de nous-mêmes, nous nous essayons à des expériences. On voudrait taxer davantage notre carburant, alors que les carburants utilisés pour le fret et l'importation de produits venus de l'autre bout de la planète ne subissent pas ces taxes. Cela n'est pas concevable pour l'avenir de nos productions ni leur protection.
Des députés canadiens s'étaient opposés à ces accords il y a quelques années déjà. Nous ne sommes pas naïfs. Si le Canada ne produit pas aujourd'hui la viande correspondant à notre cahier des charges, sans hormones notamment, il peut très bien se mettre à le respecter demain et nous inonder. La balance commerciale de la viande est déficitaire de près de 1 milliard d'euros : les importations ont augmenté de 23 %, de mémoire, entre 2021 et 2022, mais de 50 % en valeur. Nous espérons que, dans le rapport que le Gouvernement remettra au Parlement sur la souveraineté alimentaire, nous pourrons voir qui importe, pour chacune des catégories de production agricole, avec la part de la restauration collective, celle des industriels, des abattoirs et de la grande distribution.
Dans les bilans comptables de nos multinationales et de nos grandes entreprises de l'agroalimentaire, il y a une ligne pour ce qui est produit sur le territoire national et une pour ce qui est produit à l'export. Or, pour l'achat des matières premières, cette distinction entre l'achat en France et l'achat importé n'existe pas.
Hier, la Coordination rurale a réagi au projet de loi d'orientation agricole en indiquant dans un communiqué : « La loi d'orientation agricole soumet l'objectif de souveraineté agricole au dogme de la transition énergétique. » Quel est ce dogme ? Que signifie cette phrase ?
Les termes « revenu » et « rémunération » ne figurent pas dans le texte, alors que celui de « transition » y est employé plus de trente fois : l'avenir de l'agriculture dépendrait de sa résilience face au changement climatique. En réalité, celle-ci est du ressort de tous les agriculteurs, à tout moment de leur carrière : elle n'a pas sa place dans un projet de loi s'intéressant au renouvellement des générations. Elle est importante, certes, mais ce qui est primordial, c'est notre soutenabilité économique et financière. Quant à la soutenabilité environnementale, nous l'assumerons ensuite à partir des revenus dégagés dans nos fermes.
L'écologie appliquée, les agriculteurs la pratiquent au quotidien. Nous connaissons la science, nous l'intégrons à notre travail. Nous ne voudrions pas qu'à cause de faux débats, on perde de vue le fait que nous avons intérêt à produire en respectant l'environnement puisque c'est notre lieu de travail.
Quoi qu'il en soit, la priorité est bien que l'agriculture soit résiliente dans tous les sens du terme – en premier lieu sur le plan économique.
Je citerai un exemple : les accusations à l'encontre de l'élevage, que l'on dit émetteur de gaz à effet de serre, pourraient conduire à son déclin au profit de la viande de synthèse. Pourtant, des études établissent que le bilan carbone de celle-ci serait cinq à vingt et une fois plus élevé que celui de la viande d'élevage ! Et nous, agriculteurs, ne devrions pas à avoir à nous battre là-dessus ? Il est évident que l'élevage contribue à l'entretien de l'environnement, notamment en stockant du carbone. À aucun moment, les agriculteurs ne nuisent à l'environnement. Nous avons l'impression de devoir nous justifier face aux organisations écologistes et environnementales. On ne peut pas leur reprocher de faire leur travail, certes, mais il serait beaucoup plus judicieux qu'elles se penchent sur les productions qui ne respectent pas nos normes.
Notre commission d'enquête est traversée par un débat portant à la fois sur la définition de la souveraineté alimentaire et sur sa réalité dans notre pays aujourd'hui. M. le président a soulevé un point intéressant. Celui-ci a toutefois besoin d'être précisé, car les conclusions de certaines analyses pourraient remettre en question la pertinence même de cette commission d'enquête.
D'abord, ce n'est pas cette commission qui a mis en exergue l'enjeu de la souveraineté alimentaire mais le Gouvernement lui-même qui a jugé bon, il y a quelque temps, d'inscrire cette notion au fronton du ministère de l'agriculture. Quant à M. Fesneau, il rappelle régulièrement l'importance de la reconquérir. Cela corrobore l'idée selon laquelle il y a bien là un enjeu : nous pourrions la perdre ou l'avoir déjà perdue.
Je le répète : dans le rapport de l'Établissement national des produits de l'agriculture et de la mer (FranceAgriMer) sur la souveraineté alimentaire, il ne faut pas se contenter de lire la colonne consacrée au taux d'autoapprovisionnement. Elle est bien verte, en effet, mais quatre autres colonnes permettent de caractériser notre dépendance aux importations. Le taux de couverture de la consommation par la production nationale, par exemple, présente des chiffres très contrastés, traduisant une inadaptation de certaines productions à la consommation. Nous exportons par exemple des pattes et des crêtes de poulet, ainsi que des oreilles et des pieds de cochon, dont la consommation est relativement limitée sur le sol national. De la même façon, la production de lait n'est pas suffisante pour couvrir nos besoins en matières grasses. Si l'on importe du blanc de poulet en grande quantité et que l'on exporte des pattes de poulet, on comprend l'origine de la différence de valeur que vous avez soulignée, madame la présidente, entre exportations et importations.
Le tableau figurant en page 14 du rapport de FranceAgriMer montre que la France importe 37 % de sa consommation de fruits tempérés, 33 % de celle de légumes frais, 42 % de celle de poulet, 53 % de celle d'ovins, 21 % de celle de viande bovine, 25 % à 40 % de celle de produits laitiers, 75 % de celle de blé dur, 67 % de celle soja et 37 % de celle de sucre. Celui de la page 19 présente l'évolution de ces indicateurs : le nombre de cases rouges par rapport au nombre de cases vertes n'est pas rassurant.
N'oublions pas qu'il est indispensable, pour préserver notre souveraineté alimentaire, de disposer d'un outil industriel agroalimentaire qui nous permette de transformer nos matières premières.
La Coordination rurale définit la souveraineté alimentaire comme « la capacité à choisir son régime alimentaire, en quantité suffisante pour nourrir sa population en fonction de son origine, mais aussi de sa qualité et de son mode de production ». Pour elle, « cette notion implique donc d'avoir la capacité, pour un pays ou un groupe de pays, de produire suffisamment pour pouvoir faire ce choix, mais aussi d'accéder aux marchés extérieurs si le choix qui est fait est de s'approvisionner ailleurs en tenant compte des mêmes limites que celles de la sécurité alimentaire ».
Cette définition est bien différente de celles que nous avons entendues au cours des précédentes auditions : certains considèrent en effet que la souveraineté alimentaire, c'est la maîtrise des importations, en oubliant la notion de production nationale.
L'article 1er du projet de loi d'orientation agricole définit la souveraineté alimentaire comme la « capacité [de la France] à assurer son approvisionnement alimentaire dans le cadre du marché intérieur de l'Union européenne et de ses engagements internationaux ». Cela vous semble-t-il une bonne définition ?
Cette définition ne nous semble pas protectrice pour les agriculteurs. Elle traduit la volonté de ne rien changer à la situation actuelle : on continue avec l'Europe. Pourtant, même si l'on peut parler de balance commerciale positive, la situation devient tout autre si l'on enlève les vins et spiritueux ! Surtout, en une dizaine d'années, notre balance commerciale avec l'Europe s'est inversée : alors qu'elle atteignait 2,4 milliards d'euros en 2014, elle est aujourd'hui négative. La France ne devrait pas avoir à chercher des débouchés dans des pays tiers pour se voir envahie par des produits européens !
Je vous ferai suivre la lettre que j'ai rédigée sur la souveraineté alimentaire en 2020. J'avais calculé à l'époque que la France importait chaque jour l'équivalent de cinquante camions de volaille, dont quarante-sept en provenance d'autres pays européens. Dans la mesure où elle en exportait trente-huit, il lui en manquait treize pour être autosuffisante.
Or les agriculteurs acceptent de moins en moins d'exporter en dehors d'Union européenne des poulets entiers congelés. Ne croyez pas qu'ils continueront longtemps à répondre aux ordres d'industriels qui les tiennent avec les contrats d'intégration. Le modèle de l'intégration n'a pas prouvé sa rentabilité et son efficience à long terme. En Bretagne, 1 million de mètres carrés de poulaillers sont vides parce que les agriculteurs ne voient plus l'intérêt de produire avec des organismes tiers. Entre l'intégration et la politique agricole commune (PAC), ils se retrouvent sous une double dominance économique.
Prenons l'exemple de la société LDC, dans le secteur de la volaille : tout le monde y est lié est de près ou de loin ! Yer Breizh et Huttepain Bretagne, par exemple, en sont mandataires.
Très bien ! Ils viennent d'ailleurs de faire une nouvelle acquisition en Pologne.
Je vous conseille d'inviter aussi MM. Julien Denormandie et Erik Orsenna, qui viennent de publier Nourrir sans dévaster. Si vous voulez vous passer de médicaments, achetez du poulet du Brésil, vous y trouverez des antibiotiques !
Quoi qu'il en soit, est-ce l'alimentation dont nous voulons ?
Pourriez-vous nous rappeler dans quel contexte et pourquoi la Coordination rurale a été créée ?
Elle a été créée autour de 1992, au moment de la réforme de la PAC. Jacques Laigneau, l'un de ses cofondateurs, était un dissident de la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA), tout comme nombre de ceux qui l'ont rejoint. Tous refusaient qu'une partie de la production des agriculteurs soit payée par l'Europe, à des prix théoriquement concurrentiels pour nos industriels.
Nous le répétons : la PAC a été conçue au profit des industriels. On braque les projecteurs sur les agriculteurs, mais demandons-nous quelle part des 8,5 milliards d'euros que perçoit la ferme France est finalement exportée.
Les petits industriels agroalimentaires, comme la Biscuiterie de Bretagne, se plaignent aussi de la faiblesse des marges. La hausse des prix des matières premières industrielles les étouffe.
Nous craignons justement que ne se poursuive dans l'industrie agroalimentaire le mouvement de concentration qu'a connu la distribution. Certains industriels peinent à survivre car l'intérêt des multinationales est de se saisir de leurs marques et de les faire disparaître ! C'est ainsi que la laiterie de Saint-Saviol a été reprise par l'entreprise Bongrain, devenue Savencia, ou que l'Amoricaine Laitière a été rachetée par le groupe Laïta.
Ce n'est pas le modèle que nous souhaitons ! Les PME sont tout aussi concurrentielles que les grands groupes à partir du moment où elles peuvent exercer leur activité sans être étouffées par ceux qui jouent sur plusieurs tableaux et accaparent les bénéfices. Quoi qu'il en soit, nous sommes favorables à la poursuite du développement de relations contractuelles avec ces industriels-là, qui sont à notre échelle, qui utilisent des produits du terroir et avec lesquels nous sommes fiers de travailler.
Lors de l'audition des représentants des interprofessions, j'ai eu le sentiment que certains avaient tendance à minimiser les difficultés des agriculteurs. On observe parfois un décalage entre la situation satisfaisante qu'ils présentent et les revendications des agriculteurs. Quel est votre avis à ce sujet ?
Pour être honnête avec vous, la question de participer aux interprofessions s'est souvent posée au sein de la Coordination rurale – sachant que nous avons dû attendre que le seuil de représentativité soit fixé à 70 % pour pouvoir y entrer. Lorsque je m'occupais de la filière lait, j'ai d'abord voulu que nous rejoignions l'interprofession laitière en même temps que la Confédération paysanne, afin qu'ensemble nous ayons un poids plus important et que nous puissions mettre d'emblée nos conditions sur la table. Les agriculteurs et les industriels n'ont pas le même poids au sein de l'interprofession, du fait du montant de leur contribution respective. En termes de décision, l'intérêt qu'ont les agriculteurs à participer aux interprofessions n'est pas évident. Quant à l'interprofession laitière, la Confédération paysanne y étant entrée avant nous, nous avons finalement dû l'intégrer malgré nous.
Le travail y est très difficile. Nous avons eu du mal, par exemple, à établir les indicateurs de coûts de production qui nous étaient demandés dans le cadre de la loi Egalim. Les fermes de référence, en effet, ont été choisies dans les années 1990 : elles ont amorti leurs outils et ne sont plus représentatives de nos exploitations d'aujourd'hui ni de celles de demain. Ce n'est pas ainsi que l'on prépare un avenir serein, d'autant que les industriels ne nous aident pas : ils savent qu'à défaut de pouvoir s'approvisionner chez nous, ils pourront le faire ailleurs. C'est ce qui explique qu'ils cherchent à se développer non pas seulement en France mais aussi à l'international.
Le premier jour du Salon de l'agriculture, les syndicats agricoles ont tous été conviés à participer à une réunion avec le Président de la République. Au cours du débat improvisé qui a suivi et auquel vous avez participé, il a annoncé deux mesures : les aides à la trésorerie, en réponse à une demande de la Coordination rurale, et les prix planchers. Les avaient-ils déjà évoquées lors de la réunion à huis clos avec les syndicats ?
L'annonce concernant la trésorerie a été faite lors de la conférence de presse du Président, à la sortie de notre réunion. Nous lui avions fait part de nos demandes mais lui ne nous avait pas parlé de cette mesure. À ce jour, nous ne sommes toujours pas satisfaits car nous n'avons pas obtenu de réponse à nos interrogations sur le dispositif de garantie des prêts.
S'agissant des prix planchers, Emmanuel Macron en a fait l'annonce lors du débat – sans que Marc Fesneau en soit averti, je crois. La question revient de façon récurrente, puisque la loi Sapin 2, relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, prévoyait déjà en 2016 des prix minimums – que l'on n'est pas parvenu à mettre en application.
La chronologie de la matinée au Salon de l'agriculture me semble importante. Vous nous dites qu'une conférence de presse a eu lieu entre la rencontre avec les syndicats et le débat improvisé. Ce qui me frappe, c'est que les annonces importantes n'ont pas été faites aux syndicats lors de la réunion à huis clos. Cela pousse à s'interroger sur le degré de préparation de ces annonces. Avaient-elles été prévues, réfléchies ? Comment analysez-vous cette séquence ?
Le débat improvisé a eu le mérite d'exister. Il nous a permis de prouver au Président et au ministre que nos revendications étaient fondées, que notre mal-être était réel et que tout ce qui avait été annoncé jusqu'alors n'était pas satisfaisant. Chacun des agriculteurs a demandé comment il pouvait encore espérer être là demain. L'un d'entre eux a annoncé avoir reçu une amende de 28 000 euros pour des chardons : tout est disproportionné ! Il n'y a que dans le secteur agricole que l'on cherche à prélever ainsi le moindre centime gagné ! Il en va de même avec nos charges sociales. À quel moment un agriculteur aura-t-il le droit de vivre dignement ?
Une étude que je vous ferai suivre montre que seulement 20 % des futurs retraités seraient remplacés par leurs enfants. Quand on paye en droits de mutation, sur trois générations, l'équivalent du prix d'une exploitation, on sait que l'on ne travaille pas pour soi ! Il n'est plus acceptable qu'un grand nombre d'agriculteurs travaillent l'équivalent de deux temps pleins salariés pour percevoir finalement une retraite misérable ! Ce n'est pas l'avenir dont nous voulons pour nos jeunes !
La question du libre-échange et celle des normes étaient très présentes dans les revendications des agriculteurs. Même si le Pacte vert pour l'Europe n'est pas encore appliqué, il y a déjà des surtranspositions. Pourtant, ces deux questions n'ont pas reçu de réponse de la part du Gouvernement. Au Parlement européen, des députés de la majorité ont même pris des positions en faveur du libre-échange ou de nouvelles normes. Croyez-vous que le Gouvernement puisse formuler une réponse qui soit à la hauteur sans traiter ces deux questions ?
La Coordination rurale soutient l'« exception agriculturelle », c'est-à-dire la sortie de l'agriculture des accords de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Avant le Salon de l'agriculture, nous avions indiqué à Emmanuel Macron que la Conférence ministérielle d'Abou Dhabi serait l'occasion d'évoquer le sujet, sachant que Gabriel Attal avait parlé d'exception agricole française. Ç'aurait été un honneur pour la France que de proposer cette voie et de protéger les agriculteurs, les éleveurs et les cultivateurs. Aujourd'hui, 60 % des intervenants sur les marchés spéculent, à Chicago ou ailleurs ! Tant qu'il n'y aura pas d'exception agriculturelle, des accords de libre-échange continueront d'être signés.
Au sujet de l'accord avec le Mercosur, M. Macron s'est efforcé de rassurer en indiquant que les autres États membres tiendraient compte de l'avis de la France. Mais la France n'a pas retiré son mandat à la Commission européenne, elle est toujours partie aux négociations. Je pourrai vous faire suivre les plans de développement de l'agriculture au Brésil et en Argentine : ils prévoient, entre 2018 à 2028, une augmentation de 30 % de la production de viande de volaille, bovine et porcine – ainsi qu'un déficit en 2032 en Europe. Bien évidemment, ils savent que tôt ou tard leurs marchandises pénétreront notre marché. Voilà ce que prévoient les accords de libre-échange ! Et demain, tous les industriels comme Tyson Foods ou JBS commercialiseront la viande du Mercosur ! À qui Bigard transmettra-t-il son outil de production dans quelques années ? Vous pourriez l'auditionner lui aussi.
Bigard, quoi qu'on en dise, achète de la viande à des agriculteurs. Comment ferons-nous demain s'il n'y a plus de faiseurs ? Et à qui vendrons-nous notre viande s'il en arrive suffisamment de l'étranger ? Personne n'en voudra !
S'agissant de la simplification des normes, nous avons incité dès notre première réunion M. Marc Fesneau à rencontrer ses homologues européens. La crise, qui n'est pas française mais européenne, invitait en effet à une renégociation totale et profonde de la PAC : les normes relatives aux jachères ou aux prairies, notamment, doivent être redéfinies pour plusieurs années.
Notre commission d'enquête ne porte pas principalement sur ce qui sera l'objet du futur projet de loi d'orientation agricole. J'ai toutefois été surprise de découvrir que le Gouvernement faisait dépendre notre agriculture de la question environnementale, plaçant la transition écologique avant la pérennité de notre agriculture et la transmission des exploitations agricoles. Plutôt que d'inscrire la souveraineté alimentaire dans l'ordre juridique, il serait préférable d'indiquer clairement que les agriculteurs sont les premiers protecteurs de la biodiversité. La transition écologique fait partie intégrante de votre fonction, qui consiste à travailler la terre pour nourrir les humains.
S'agissant du poids des normes, pouvez-vous nous faire part de votre expérience de représentante syndicale agricole en la matière ? Les normes sont souvent contradictoires, incompréhensibles et parfois fort peu connues de l'administration comme des agriculteurs. Elles occupent pourtant une place de plus en plus importante dans notre corpus juridique.
Pour ma part, à la suite d'un travail que j'ai effectué sur les contrôles dans les exploitations agricoles, j'ai déposé une proposition de loi dont le Président de la République a repris une disposition, lors du Salon de l'agriculture, concernant le droit à l'erreur. Parler de simplification ne suffit pas : il faut accorder aux agriculteurs un droit à l'erreur fondé sur leur bonne foi, à charge pour l'administration d'apporter la preuve de leur mauvaise foi. J'espère que mes collègues de la majorité nous suivrons sur ce point, le Président de la République ayant lui-même reconnu que la loi qu'il avait voulue en 2018 excluait les agriculteurs du bénéfice de cette disposition, en particulier sur les questions environnementales.
J'aimerais également vous entendre sur le rôle des associations qui prennent position sur les projets des agriculteurs, notamment les réserves d'eau. Pouvez-vous nous faire part de votre expérience, étant entendu que nos principes juridiques reconnaissent un droit au recours ? Dans quelle mesure convient-il de sécuriser l'aval afin que les projets agricoles ne fassent pas l'objet de contestations permanentes et que les agriculteurs ne soient pas entravés dans leurs initiatives ?
Le poids des normes est un sujet de préoccupation constant. Le dossier de la PAC ne doit plus être rempli par beaucoup d'agriculteurs, tant il est devenu complexe de respecter chacune des BCAE (bonnes conditions agricoles et environnementales).
Tout ce qui nous est imposé est conçu loin de nos champs. Pour être éligible à l'aide aux MLG (mélanges légumineuses-graminées), la composition des semences doit être déterminée non pas en fonction des variétés mais du poids de mille grains : je ne sais même pas comment un contrôleur, si ce n'est à vue d'œil et à condition qu'il connaisse les variétés, peut nous contrôler. Les factures affichent des kilogrammes de semences, mais ce n'est pas cela qui sort de nos terres !
Concernant les haies, les agriculteurs ne savent plus ce qu'ils ont le droit de faire. Le dossier PAC étant souvent délégué, si des arbres isolés ou des haies ont été intégrés dans les surfaces d'intérêt écologique, que se passe-t-il si les agriculteurs y touchent ou s'ils autorisent des voisins ou des collègues à venir faire un peu de bois ?
Quant aux cours d'eau, nous les respectons. Mais nos anciens curaient les fossés pour permettre l'écoulement normal des eaux. On l'a bien vu dans le Lot-et-Garonne, où nos collègues sont intervenus en amont de la période des pluies : ils ont ainsi évité tout problème de mauvais écoulement ou d'écoulement d'excès d'eau vers la mer.
Autre aberration, les jours de pâturage : quand une ferme a des prairies autour de ses bâtiments, on sait très bien que c'est pour que les animaux sortent.
Avec un tel système, nous devrions noter tout ce que nous faisons. Ce serait possible si nous étions aux 35 heures, mais notre charge de travail est telle qu'il est déjà compliqué de se reposer. C'est bien pour cela que beaucoup d'agriculteurs sont en détresse, et pas seulement ceux qui vont mal financièrement : de nombreux agriculteurs sont épuisés par les tâches administratives.
Nous défendons bien entendu le droit à l'erreur, avec un seul contrôle pédagogique. Certaines choses nous paraissaient inutiles, comme le CSP (conseil stratégique phytosanitaire). Nous préférerions accéder à de la formation continue pour nous remettre à jour, pour prendre le temps également de nous retrouver entre agriculteurs. Encore faut-il que les personnes qui interviennent dans ces formations pour nous conseiller sur la réactualisation des pratiques et les rendre plus favorables à l'agroécologie soient elles-mêmes formées. Vous l'avez lu comme moi, le projet de loi d'orientation agricole vise à former les 50 000 personnes qui nous encadrent déjà – mais visiblement pas comme il le faudrait !
Concernant les associations, les agriculteurs ne s'opposent pas à elles. Il est possible et même souhaitable de discuter avec elles. J'ai récemment été invitée à participer à un débat sur l'eau avec un député européen tendance Europe Écologie-Les Verts, des membres des associations Bretagne vivante et Eau et rivières de Bretagne ainsi que de la Confédération paysanne : dès mon arrivée, on m'a félicitée parce que j'étais la seule femme et seule représentante de l'opposition – alors que je ne m'étais pas encore exprimée ! Ils m'ont applaudie à au moins deux reprises, signe qu'il y a moyen de discuter avec eux. Beaucoup de messages doivent être rééquilibrés : il faut leur faire comprendre le métier et combattre les influences néfastes qui sont très dangereuses pour l'avenir de nos jeunes.
Ma deuxième fille, étudiante en BTS ACSE (analyse, conduite et stratégie de l'entreprise agricole), a effectué dans ce cadre un déplacement, la semaine dernière, au cours duquel trois des interventions au moins relevaient de l'écologie pure. Même dans le Finistère, il faudrait apprendre à vivre avec le loup, en indemnisant si nécessaire les agriculteurs touchés : voilà le discours que l'on transmet aux futurs agriculteurs ! De même, l'agriculture serait responsable de la pollution aux algues vertes : ce n'est pas comme cela qu'on résout les problèmes ! Le message doit être non biaisé et formateur pour tout le monde.
On a parfois l'impression que, quel que soit le projet, celui-ci sera contesté. En Finistère Sud, un collectif s'est récemment créé pour dénoncer le passage d'une exploitation porcine de 150 à 180 truies, alors que c'est un couple qui exploite cette ferme. En Bourgogne-Franche-Comté, une association environnementale s'est opposée à un projet de 15 000 poules pondeuses en plein air au motif qu'il était préférable d'avoir quatre petits élevages de 4 000 poules. On ne sait plus où on va ! Dans tous les cas, il ne faut pas faire de l'opposition par principe.
Ce qui compte pour nous, c'est que notre modèle soit viable, vivable et transmissible, en ayant la certitude qu'il ne finira pas entre les mains de la finance.
Vous avez évoqué la baisse de la part de l'agriculture dans le PIB sous la présidence de Jacques Chirac. Il faut relativiser ce genre de remarques parce que le PIB a évolué lui aussi, avec une augmentation de la part de l'industrie et de la part des exportations de services. Je rappelle qu'à l'époque, la France était le premier ou le deuxième exportateur mondial de produits agricoles bruts et transformés – cela a bien changé depuis. Vous avez mentionné une forte dégradation ces dix dernières années : c'est une perte de parts de marché, plus qu'une dégradation de la balance commerciale, qu'il faut déplorer, notamment sur le marché européen où nous étions extrêmement puissants à l'origine.
Avant d'en venir à la question de la souveraineté alimentaire et des accords de libre-échange, j'aimerais vous interroger sur la filière viande. Vous avez abordé la question de l'engraissement, qui serait une des causes de notre perte de souveraineté dans le domaine de la consommation de viande bovine. Je ferai deux remarques à ce sujet. La première, c'est qu'il y a un problème de structure de consommation. Nous savons que les Français mangent beaucoup d'arrière et peu d'avant : nous importons donc de l'arrière, qui vaut plus cher, et nous exportons de l'avant, qui vaut moins cher – c'est très schématique. Il en allait ainsi il y a quelques années : est-ce toujours vrai ? Cela ne doit-il pas être pris en considération dans l'explication de la dégradation de notre balance commerciale concernant la viande bovine ?
Ma deuxième remarque concerne l'engraissement. Je viens d'une région d'élevages allaitants, je connais par cœur les éleveurs de limousines ou de charolaises – je suis moi-même issu de ce milieu. Le problème est culturel : cela fait trente ou quarante ans que je me bats, comme élu local, pour mettre en place des aides à l'engraissement. Mais les éleveurs sont en réalité des naisseurs, et non des engraisseurs : ils ont beaucoup de mal, culturellement, à devenir engraisseurs. Ce n'est pas une critique mais un constat. C'est très lié aussi aux modes de production. Acceptez-vous cette remarque ? Ne vient-elle pas pondérer un peu vos remarques sur le sujet ?
De même, la France, qui a été un grand exportateur de viande avicole, a perdu beaucoup de parts de marché, notamment dans les pays du Moyen-Orient. Cela n'est-il pas lié tout simplement à nos coûts de production, qui nous rendent peu compétitifs ?
Vous avez raison : la hausse du PIB en France est certainement le résultat d'une exportation plus importante de services. Je pourrais vous faire suivre un communiqué de presse que j'ai trouvé sur le site de l'ambassade de France à Wellington, qui vantait les accords de libre-échange avec la Nouvelle-Zélande en indiquant qu'ils étaient favorables à vingt-quatre sociétés du CAC40. La part de la finance se développant, celle de l'agriculture diminue ; mais tout cela est à vérifier.
La Coordination rurale a toujours milité non pas pour transformer les naisseurs en engraisseurs, mais pour développer les ateliers d'engraissement. Cela présente l'avantage de contourner tout blocage sanitaire. En effet, avec le développement de la MHE (maladie hémorragique épizootique), des animaux sains mais avec des tests PCR positifs ne peuvent pas partir à l'export. Nous avons dit au ministre de l'agriculture qu'il aurait été logique que ces animaux puissent être engraissés chez nous et que l'État devrait peut-être intervenir, comme cela se passe au niveau européen.
Quoi qu'il en soit, il faut retrouver une structuration par des agriculteurs, faute de quoi le système d'intégration existant pour la volaille s'appliquera également à la viande bovine et se matérialisera par un chèque. Je pourrais vous faire suivre le témoignage d'une agricultrice qui avait négocié l'engraissement de ses animaux avec un gros faiseur de viande à un tarif de 200 euros par animal. Le problème est qu'au lieu de rester quelques mois, ils sont restés plus d'un an : le coût n'est pas le même. Il faut que les choses soient claires, certes, mais il faut aussi que ce ne soit pas toujours les mêmes qui gagnent.
Je suis très surpris par la véhémence de vos propos à l'égard des grands groupes industriels ou des grandes coopératives, qui sont assez minoritaires dans la structure de l'industrie agroalimentaire française, composée à 98 % ou 99 % de PME. Certaines de ces 18 000 entreprises sont des filiales de coopératives ou de groupes importants mais, dans l'ensemble, la structuration de cette industrie reste très proche de nos territoires.
Pourquoi votre approche de la relation entre l'industrie agroalimentaire et le monde agricole n'est-elle pas plus constructive ? Cela m'a toujours beaucoup frappé : il n'y a pas énormément de liens entre l'ANIA (Association nationale des industries alimentaires) et les grandes organisations professionnelles agricoles, qui ne sont pas extrêmement intégrées. Vous tenez un discours très combatif à l'encontre des coopératives alors que celles-ci ont grandement servi le monde agricole en lui offrant des débouchés. Dans ma région, Avril et Axéréal sont des grands groupes coopératifs qui ont structuré la filière céréalière en Centre-Val de Loire et en Bourgogne.
Vous parliez d'une réforme : je n'y suis pas totalement opposé, au contraire. Mais le problème ne serait-il pas plutôt celui de la démocratie interne et du degré d'implication des coopérateurs face au management, ce dernier prenant souvent la main sur le monde agricole ? Ne devrions-nous pas adopter une approche plus pragmatique et plus constructive à l'égard des groupes industriels ? Je pense à Lactalis, à Bigard et à bien d'autres. Je connais des groupes industriels qui ont pris des initiatives formidables, comme la commercialisation du lait « C'est qui le patron ?! » par LSDH (Laiterie de Saint-Denis-de-l'Hôtel) – et pourtant, c'est une grosse boîte !
Je suis la première à regretter cette distance mais je pense qu'il faut en passer par là si l'on veut parvenir à un rééquilibrage. Si, pendant longtemps, les agriculteurs n'ont rien dit, si les coopérateurs ne se sont pas impliqués, c'est certainement parce que les coopératives sont très fermées et aux mains de quelques-uns. On aurait besoin de davantage d'ouverture. Je pourrai vous laisser une note que j'avais rédigée à la suite de la publication de rapport de Stéphane Travert ; elle comprend plusieurs préconisations pour remédier aux dysfonctionnements des coopératives agricoles.
Si certaines coopératives fonctionnent très bien et assurent un véritable retour aux agriculteurs, ce n'est pas le cas de toutes. Je prendrai un exemple qui a suscité une manifestation de la Coordination rurale à Lacq, chez Vertex Bioenergy, qui produit du bioéthanol à partir de maïs fourni par Océol. Celle-ci rassemble plusieurs coopératives sur la base d'un contrat d'approvisionnement de 540 000 tonnes. Dès 2022, du maïs en provenance d'Ukraine a été valorisé au même prix que celui prévu dans le contrat, soit 220 euros la tonne, alors qu'il a été acheté 100 euros. Dans le même temps, les stocks sont pleins, dans les fermes comme dans les silos des coopératives, mais la valorisation n'est pas partagée avec les agriculteurs. Ces derniers, qui ont des coûts de production autour de 200 euros la tonne, ont perçu après séchage entre 130 et 150 euros : ils perdent donc de l'argent, tandis que la holding Océol en gagne. C'est cela qui ne va pas. C'est ce fonctionnement que l'on doit revoir s'agissant des coopératives.
Concernant le privé, vous avez cité LSDH, qui met aussi le lait FaireFrance en bouteille. On ne peut qu'approuver ces initiatives. Nous avons de très bonnes relations avec ces groupes, qui sont encore des structures familiales. Mais, au-delà, il y a ces grands faiseurs qui n'améliorent pas la situation – Lactalis et d'autres. On ne voit pas pourquoi eux ne seraient pas à même de payer le juste prix aux agriculteurs. Dans le cadre d'Egalim, ils affirment que, leurs marchés en France ne représentant que 50 %, ils ne vont pas négocier la couverture des coûts de production. Or, si les entreprises vont à l'export, c'est bien parce que c'est à elles de trouver la rentabilité : elles n'ont pas à rentabiliser leurs exportations sur le dos des agriculteurs.
Je ne sais pas si j'ai entièrement répondu à votre question. Concernant les coopératives, les revendications me viennent même d'agriculteurs possédant 1 000 hectares, qui dénoncent le fonctionnement de leur coopérative.
Nous vivons dans un pays qui a tendance à toujours taper sur les puissants et sur les groupes importants. Je ne dis pas qu'il ne faut pas de contrôle ni de transparence, aussi bien dans les groupes privés que dans les grosses coopératives, mais ces entreprises font de la France un des grands pays agroalimentaires. Elles nous ont aidés à conquérir des parts de marché ou à ne pas trop en perdre ces dernières années, rendant ainsi un très grand service à l'agriculture. Je ne me fais pas leur avocat mais je pense qu'il faudrait tenir un discours plus équilibré. Cela étant, j'entends ce que vous dites sur la transparence : garantir la démocratie interne dans les coopératives ne peut qu'aller dans le sens de la souveraineté alimentaire française.
Par ailleurs, j'ai du mal à vous comprendre concernant les accords de libre-échange. Vos propos sont contradictoires : vous déplorez la fragilité de notre excédent commercial – si l'on retire les vins et spiritueux, les céréales et les produits laitiers, nous sommes même très proches du déficit – et, dans le même temps, vous nous dites qu'il ne faut pas d'accords de libre-échange. Or ceux-ci sont très profitables pour le monde agricole français. C'est particulièrement le cas du CETA (Accord économique et commercial global), dont je regrette, je le dis ici très officiellement, le rejet au Sénat, particulièrement par mon groupe. Le CETA s'est révélé positif pour la filière lait, en particulier les fromages, et la filière vins et spiritueux. De plus, cela n'a absolument rien coûté à la filière bovine – à peine 52 tonnes d'importations de viande canadienne l'année dernière. On peut toujours craindre le pire mais ce n'est pas comme cela que l'on fait une politique de souveraineté alimentaire.
La souveraineté alimentaire se définit de différentes manières mais c'est un concept statique. Ne devrait-on pas voir les choses de façon plus dynamique ? Le vrai sujet n'est pas de se protéger contre le reste du monde en garantissant à nos agriculteurs qu'ils seront prioritaires pour vendre – c'est un peu ce que l'on ressent quand on vous entend – mais de savoir comment répondre au défi alimentaire mondial. D'ici à 2050, la planète comptera 2 milliards d'habitants supplémentaires : il faudra non seulement les nourrir, mais également répondre aux nouveaux besoins de centaines de millions de personnes qui, parce qu'elles en acquièrent les moyens – je pense aux classes moyennes dans les pays émergents –, voudront consommer comme nous le faisons dans les pays industrialisés, ce qui nécessitera de produire davantage. Nous avons donc tout intérêt, y compris pour garantir notre souveraineté alimentaire au sens strict du terme, à nous inscrire dans une logique de développement et de structuration du commerce.
Les accords de libre-échange sont nécessaires, même s'ils sont imparfaits, voire dangereux, et même s'il faut vingt ou trente ans pour les établir, comme c'est le cas pour le Mercosur. Ils offrent en outre un cadre plus sécurisant que la faculté laissée aux très grands groupes internationaux d'aller s'installer à l'étranger pour échapper au contrôle du monde agricole. Ne trouvez-vous pas qu'il y a une contradiction dans vos propos ?
Je ne pense pas être contradictoire. Je maintiens ma position sur les accords de libre-échange et sur la défense de l'exception agriculturelle.
Je veux juste vous rappeler que, depuis 2000, nos importations ont été multipliées par 2,2, peut-être un peu plus, et que nous exportons aussi pratiquement deux fois plus. Est-il opportun, à l'heure où l'on parle de bilan carbone et où chacun doit faire attention, de privilégier tous ces échanges qui ne font que polluer notre planète ? Le CETA prévoit que l'Union européenne importe 70 000 tonnes de porc, alors que la production européenne est excédentaire de 70 000 tonnes : cela signifie que nous devrions exporter 140 000 tonnes de viande de porc ! Est-ce cohérent ? Voilà ce que dénonce la Coordination rurale.
Dans une tribune que j'ai publiée sur WikiAgri, j'ai démontré que l'application provisoire du CETA avait conduit à une importation de prix à la baisse : c'est cela qui tue les agriculteurs ! On ne peut pas en être fier, d'autant que les produits ne s'équivalent pas, les normes de production n'étant pas les mêmes. Pour notre syndicat, c'est l'intérêt des agriculteurs qui doit primer.
Nous avons adopté une mesure visant à prendre en compte les vingt-cinq meilleures années dans le calcul des retraites agricoles. Le Gouvernement nous a dit de patienter un peu parce que la MSA (Mutualité sociale agricole) avait besoin de temps pour mettre en place la procédure ; or la MSA renvoie la balle dans le camp du Gouvernement. Comment analysez-vous cela ? Quelles réponses avez-vous obtenues du ministre de l'agriculture ?
On nous a répondu que le système des vingt-cinq meilleures années était difficilement applicable parce que les chiffres concernant nos revenus n'étaient connus que depuis 2016. Or le nombre de points acquis chaque année est, lui, parfaitement connu : il suffirait d'effacer les années avec le plus faible nombre de points et l'affaire serait classée.
Nous rencontrons également des difficultés avec la loi Chassaigne, au point que nous avons dû recourir à un cabinet d'avocats pour déterminer le calcul des compléments différentiels afin qu'ils bénéficient à qui de droit. Il y a la règle applicable et il y a ce qui est réellement fait : manifestement, il faut tout contrôler.
Le Pacte vert pour l'Europe et la stratégie De la ferme à la table, soutenus au Parlement européen par la majorité présidentielle, poursuivent un objectif de décroissance. Comment analysez-vous cette dernière ? Le développement des traités de libre-échange vise-t-il à appliquer une vision ultralibérale ou bien s'agit-il tout simplement de réduire la production agricole française ?
C'est une illustration du « en même temps » : en même temps ultralibéral et en même temps ultraécolo. Mais cela donne surtout le sentiment que l'Europe entend réduire, voire anéantir l'agriculture à l'ouest du continent européen. C'est très inquiétant. Avec le règlement sur la restauration de la nature, on risque de perdre 700 000 bovins en Irlande et je ne sais combien en France et aux Pays-Bas, ce qui détruirait tous les emplois qui participent à la création de valeur à partir de ces matières premières.
Dans mon département de l'Aube, on a beaucoup subventionné les jeunes agriculteurs pour les inciter à faire du bio. Or on se rend compte que cela ne fonctionne pas bien parce qu'il n'y a pas nécessairement de débouchés. Même si le bio est nécessaire dans le cadre de la diversification des modes de production, les objectifs chiffrés – 25 % en 2030, mais cela change tout le temps – semblent inatteignables. Quelle est la vision de votre syndicat sur l'agriculture biologique ?
La Coordination rurale défend tous les types d'agriculture. Dès lors qu'un chef d'entreprise fait le choix d'un mode de production, c'est qu'il a anticipé et fait ses calculs. Le problème avec le bio, surtout pour les jeunes qui se sont installés très récemment, avant la crise du covid, est que le coût de l'énergie a été multiplié par deux, de même que celui de la fiente de volaille, tandis que les prix des céréales ont été divisés par deux. Bien entendu, cela fait partie des risques et des enveloppes ont été prévues pour compenser ce type d'événement, qui n'était pas prévisible.
Cela étant, la loi Egalim impose à la restauration collective de proposer 20 % de produits bios. Lorsque la loi a été adoptée, en 2019, le marché de la restauration collective était évalué à 26 milliards d'euros, ce qui offrait un potentiel considérable pour les produits bio. Le Gouvernement a alors mis le holà. Il a précisé que la loi ne s'appliquait pas à toute la restauration collective : il fallait exclure la restauration collective commerciale et ne garder que la partie institutionnelle. De 26 milliards, on passait à 11, ce qui représentait encore un peu plus de 2 milliards pour le bio. À l'époque, les dépenses pour le bio dans la restauration collective s'élevaient à 400 millions d'euros. Il y avait donc un potentiel considérable. L'Agence française pour le développement et la promotion de l'agriculture biologique, dite Agence bio, indiquait dans un document récent, production par production – lait, volaille, charcuterie… –, l'origine des importations, mais ce document ne figurait plus dans le rapport suivant. On a besoin de transparence sur la concurrence que représentent les produits bio importés.
Les plans nationaux de la nouvelle PAC complexifient beaucoup le travail des agriculteurs en matière comptable et administrative. Comment pourrait-on simplifier la PAC ? Les plans nationaux ont-ils changé quelque chose dans la gouvernance de cette politique ? Ont-ils avantagé la France ?
Les plans stratégiques nationaux (PSN) se traduisent par une renationalisation de chacune des politiques agricoles des États membres. Ils sont le reflet de la prédominance du respect des accords internationaux. La France et l'Europe pourraient envisager la souveraineté protéique à l'échelle de l'Union, le potentiel de développement se chiffrant en millions d'hectares. Je porterai à votre connaissance l'article qui encadre les surfaces qui pourraient être destinées aux oléagineux. Nous sommes soumis au respect des accords de Blair House et du GATT conclus avec les États-Unis, qui nous obligent à importer leur soja. Plus de trente ans après, on peut se demander quand on réussira à s'en sevrer.
Lors de sa visite dans l'Aube, l'année dernière, le ministre de l'agriculture avait affirmé que les départements comme le nôtre connaîtraient la température de Montpellier d'ici à 2050 et qu'il faudrait en conséquence changer les cultures. Quel est votre point de vue à ce sujet ? Le changement des méthodes de travail – par exemple, l'emploi de retenues collinaires – permettra-t-il de maintenir une culture légumière grande consommatrice d'eau et une culture céréalière qui a également des besoins en eau plus ponctuels ?
Les agriculteurs entreprennent déjà ces adaptations. On emploie de plus en plus de semis directs sur les cultures en place et sous couvert végétal, l'objectif étant de ne plus avoir de sols nus. La Coordination rurale organisera, en septembre, la vingt-quatrième édition du festival du non-labour et semis direct pour mettre en avant les pratiques qui visent à limiter le travail du sol et à faire en sorte que les sols restent vivants et continuent à transpirer.
Pour éviter les sécheresses, on a besoin de sols verts l'été, ce que permet généralement la culture du maïs, laquelle est assez décriée mais freinera davantage un feu de forêt que la broussaille ou d'autres cultures. On va devoir s'adapter au moyen de pratiques agronomiques. Nous ne sommes pas favorables au développement de variétés ou d'espèces végétales moins consommatrices en eau, car cela réduirait certainement le cycle de l'eau. Or les réserves d'eau contenues dans les nuages seraient formées dans une proportion de 60 à 70 % par l'évapotranspiration de nos plantes. Il est donc essentiel de maintenir ce cycle.
Le 12 juin, à Perpignan, nous organisons un colloque sur l'eau au cours duquel nous échangerons avec des associations environnementales et des scientifiques. Notre objectif est de parvenir à des conclusions équilibrées pour permettre aux agriculteurs de continuer à produire et, ce faisant, pour réduire nos importations d'eau.
La souveraineté inclut la capacité des consommateurs à s'offrir un certain nombre de produits essentiels à leur santé. Or on s'aperçoit que des fruits et légumes de saison, tels que les fruits rouges et les asperges, sont vendus à des prix exorbitants. Comment faire pour que la France puisse fournir à nos compatriotes des produits simples à des prix qui ne soient pas ceux d'articles de luxe ? Un certain nombre de produits d'appellation française, à l'image des abricots du Roussillon, sont aujourd'hui présentés dans des restaurants étoilés comme du caviar. Ils sont devenus, du fait de leur rareté, des produits de luxe alors qu'ils viennent du terroir. C'est le cas aussi, par exemple, du citron de Menton.
Pour la Coordination rurale, il faudrait afficher, comme cela a été fait dans plusieurs départements, tels le Lot-et-Garonne et le Tarn-et-Garonne, le prix payé au producteur et le prix de vente. Par ailleurs, on pourrait séparer les produits d'importation des produits français, ce qui éviterait de mélanger des articles comme les pommes, par exemple. Ces pratiques permettraient au consommateur de faire un choix éclairé et de responsabiliser le distributeur. Enfin, il conviendrait de renforcer les contrôles, ce que faciliterait la distinction des rayons.
Pour ce qui est de la francisation, sur les 1 000 contrôles effectués, 372 problèmes ont été détectés, ce qui représente plus d'un tiers des produits. Le rapport de l'OFPM (Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires) sur l'« euro alimentaire » montre que la part des importations y est de 30 %. En comptant la fraude à la francisation, le taux d'importation réel est en fait bien supérieur. Jouons le jeu et faisons en sorte de réduire ces dérives au minimum.
Sur les marchés de terroir, où il n'y a pas de profusion, les prix des produits frais sont encore abordables. J'ai enquêté, dans les travaux menés sur le gaspillage alimentaire, ainsi que dans les lois sur le sujet, que je soutiens par ailleurs, sans rien trouver sur le coût de l'effet de profusion. Vos syndicats ont-ils travaillé sur cette question ? La grande distribution présente des monceaux de fruits et de légumes, qui pourrissent parfois même sur place et ne sont donc pas voués à être vendus mais à créer un effet. Ne le fait-on pas payer aux agriculteurs ?
Nous n'avons pas fait d'étude sur ce sujet. Pour résoudre le problème des marges excessives, qui détournent le consommateur du produit, il faudrait proposer à la grande distribution de faire la même opération que sur le carburant : une vente à prix coûtant, avec un vrai prix, bien sûr, pour les agriculteurs.
J'ai été très intéressé par ce que vous avez dit sur les accords du GATT et de Blair House avec les États-Unis. J'avais cru comprendre que ces accords avaient créé des conditions de marché telles que l'on avait du mal à combler le fossé compétitif qui s'était créé, mais je ne savais pas qu'il y avait encore des obligations d'achat. Est-ce bien le cas ?
Par ailleurs, qu'en est-il de la création de la filière protéines végétales dont j'entends parler depuis au moins dix ans, avec toujours les mêmes promesses sans lendemain ? Est-ce un projet mort-né ? Y a-t-il un manque de moyens ? Quelles conséquences faut-il en tirer pour que nos éleveurs nourrissent leurs bêtes avec des cultures autochtones ?
L'article du règlement européen relatif aux plans stratégiques nationaux dispose, de mémoire, que chaque État membre qui voudra mettre en place des aides couplées aux oléagineux-protéagineux devra rapporter à la Commission européenne les surfaces emblavées sur la période 2016-2019 et qu'une fois toutes les demandes reçues, un retour serait fait à chacun pour leur faire connaître les surfaces éligibles aux aides. Il y a une mainmise de l'Europe pour s'assurer que ces accords sont toujours respectés.
Un des signes de la tiers-mondisation de la France, selon moi, c'est que nous produisons des matières premières que nous ne transformons pas. Pourtant, nous savons faire ; parfois, nous avons même inventé le processus de transformation – je pense à la filière du lin, chère à mon cœur de Picard. La Picardie maritime produit, selon les années, entre 60 et 75 % du lin mondial. L'essentiel de la production est acheté par la Chine, qui a recours à des pratiques déloyales. Elle la transforme avec des machines qu'ont inventées nos aïeux, la Chine n'ayant ni tradition ni consommation linière ; puis les produits transformés repartent en Europe. On nous a expliqué pendant des années que l'on n'allait pas faire de textile en France, alors même que l'on peut utiliser le lin dans des tissus innovants de dernière génération, dotés d'une forte valeur ajoutée. C'est la même chose avec la pomme de terre. Comment voyez-vous les choses ? Comment expliquez-vous notre incapacité à transformer ? La production transformée créant de la valeur ajoutée sur le territoire, il serait plus facile de mieux rémunérer.
La Coordination rurale s'est exprimée plutôt contre le projet de loi d'orientation agricole. Il y a un an, nous avions fait savoir que nous étions davantage en phase avec la proposition de loi des sénateurs pour un choc de compétitivité en faveur de la ferme France. Ce texte comportait un article prévoyant de relancer certaines filières. Un autre prévoyait également un financement à partir d'un prélèvement sur le produit de la TASCOM (taxe sur les surfaces commerciales). Cela allait dans le bon sens, en permettant de relancer certaines filières à forte valeur ajoutée tout en gardant l'ensemble des activités de la filière sur le territoire.
Vous avez abordé plus ou moins indirectement le rôle des multinationales et des industries de l'agroalimentaire dans la dégradation de la souveraineté alimentaire française et de la situation de nos paysans et de nos paysannes. J'entends qu'il existe plusieurs milliers de TPE et de PME qui font de l'agroalimentaire en France, et c'est tant mieux. Mais j'estime qu'elles ont un pouvoir de marché marginal voire nul. On l'a vu avec la crise de l'hyperinflation : ce pouvoir appartient à des entreprises qui se comptent sur les doigts d'une main. Quel est le rôle de ces multinationales ? Un certain nombre de discussions ont tendu à vouloir élargir le pouvoir de marché exorbitant des centrales d'achat de la grande distribution à l'industrie, comme dans la première version de la loi Descrozaille. J'ai peu entendu la Coordination rurale sur cet aspect de la loi.
La crise de l'hyperinflation a révélé certaines pratiques du marché. On se rend compte que certaines lois sont détournées par ces multinationales qui produisent ou revendent des produits transformés au sein du marché commun. Comment voyez-vous leur rôle ? Certaines coopératives ont également un pouvoir de marché et des comportements qui s'apparentent à ceux des multinationales.
Les multinationales ont participé à l'augmentation des exportations et des importations qui leur sont consécutives. Ce qu'il faut vérifier, ce sont les valeurs de transfert des marchandises : il ne faut pas que les entreprises délocalisent leur résultat en exportant vers leurs filiales des produits à bas coût pour réimporter ensuite des produits plus onéreux. Ce phénomène, qui est néfaste, n'est pas forcément visible. Il arrive en effet qu'à l'étranger de grandes multinationales – et même des coopératives, dont je pourrai vous donner les noms en off – s'associent entre elles, au détriment des agriculteurs.
Les plus gros scandales survenus ces dernières années, s'agissant du manque de transparence des comptes, concernent Bigard et Lactalis. Je ne crois pas au hasard : ces entreprises exercent dans le seul secteur où personne ne comprend que l'on puisse travailler soixante-dix heures par semaine sans parvenir à vivre de son travail – une situation qui concerne en particulier les éleveurs.
Comment expliquez-vous que ces entreprises se permettent d'agir ainsi et qu'elles continuent, en dépit des efforts que font certains pour mettre un terme à leurs pratiques ? À ce jour, ni Bigard ni Lactalis ne présentent leurs comptes de façon suffisamment transparente.
Cela leur coûte moins cher de ne pas publier leurs comptes que de les afficher. Les dividendes versés par ces entreprises sont imposés, au titre de la flat tax, à hauteur de 30 % – alors qu'en Suisse, ces mêmes dividendes sont imposés, de mémoire, à 70 % ! On pourrait tout de même imaginer qu'elles soient obligées de rendre une partie de la valeur aux agriculteurs, ou bien qu'elles soient taxées bien plus lourdement.
Le problème est le même avec le groupe Total, contre lequel la Coordination rurale a manifesté. Lorsque l'on interroge Gabriel Attal, il répond que le groupe ne paye peut-être pas beaucoup d'impôts en France mais qu'il en paye beaucoup au Rwanda ou dans d'autres pays. L'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a envisagé une taxation commune de 15 % des multinationales…
D'accord, mais c'est un vrai travail de fourmi : on sait ce que les entreprises produisent en France et ce qu'elles exportent, mais on ne retrouve pas leurs achats de matières premières. Tout dépend ensuite de la volonté des entreprises de partager ou non. L'État devrait mieux accompagner celles qui jouent le jeu, ou prévoir un accompagnement inversement proportionnel à leurs résultats afin d'aider davantage les PME. Les grandes entreprises, en effet, gagnent sur tous les terrains. Au sein des interprofessions par exemple, elles intègrent les commissions export et bénéficient finalement de plus d'aides que les plus petites.
Je le répète, l'imposition des multinationales à hauteur de 15 % a été intégrée à la loi de finances pour 2024 et fait désormais partie de la loi fiscale française.
La taxation des dividendes s'y ajoute-t-elle ?
Non, c'est un autre sujet. Je parlais uniquement de l'impôt sur les sociétés, qui était en discussion à l'OCDE.
Nous arrivons au terme d'une audition au cours de laquelle nous avons eu des débats conceptuels. Il était important que nous puissions confronter les points de vue. Décelant des contradictions dans votre discours, je souhaiterais vous poser deux dernières questions.
La première concerne l'international. Vous avez dit au début de cette audition que la France n'a pas vocation à nourrir le monde. Puis vous avez rappelé, tout au long de nos discussions, que vous étiez défavorable au libre-échange. Je me demande si vous n'êtes pas tout simplement défavorable au commerce international s'agissant de l'agriculture, et si vous ne considérez pas que la production agricole nationale devrait être destinée au seul marché national.
Or de nombreux pays dans le monde n'ont pas la capacité de nourrir eux-mêmes leur population avec leur production agricole nationale. C'est le cas des pays du Moyen-Orient, du Maghreb et d'Afrique subsaharienne, dont les conditions climatiques – qui ne vont pas s'arranger – ne permettent pas l'agriculture diversifiée que nous avons la chance d'avoir en France. Si l'on veut mettre un terme au commerce international de produits agricoles, quid de nos exportations vers ces pays ? Je regrette par exemple que nous n'ayons pas parlé des différentes filières céréalières. Grâce à nos productions très importantes dans ce domaine, nous sommes en mesure d'exporter vers ces pays et de remplir ainsi un objectif non seulement alimentaire mais aussi politique. La France, en effet, ne s'en est jamais cachée : elle considère qu'elle a besoin de stabiliser ces États et qu'il ne serait pas dans son intérêt qu'il y éclate des émeutes de la faim – ni qu'ils soient approvisionnés, à terme, par des puissances qui lui sont hostiles.
La Coordination rurale ne répond pas à cette question, qui est pour elle un impensé : comment faire pour nourrir l'ensemble de la population mondiale, en particulier les habitants des pays qui ne peuvent pas se passer des exportations françaises et européennes ?
En Europe, la Coordination rurale est favorable à un système de régulation des productions s'appuyant sur des observatoires comme il en existe déjà pour le lait et pour la viande. Cette régulation est nécessaire pour éviter les excédents qui ne trouvent des débouchés qu'à l'export, voire qui sont vendus à prix cassé dans des pays où l'on pourrait aider à développer l'agriculture ! Avec le European Milk Board, nous aidons par exemple le Sénégal à développer sa propre production.
Nous sommes opposés aux accords de libre-échange, mais pas au commerce agroalimentaire – sachant qu'il faut distinguer celui qui serait la contrepartie d'un commerce de voitures ou de services. Bien entendu, si des pays ont besoin de cognac ou de fromage, nous exporterons ces produits. Le rôle des entreprises est de savoir pour qui elles travaillent, pour quels marchés. L'exportation, selon nous, ne concerne pas forcément les surplus : c'est un choix d'entreprise. Je ne vais pas demain me lancer dans une production si je n'ai pas les débouchés ; pour les industriels, c'est pareil : ils peuvent choisir de vendre à l'exportation, mais à condition que cela soit rentable et que cela ne soit pas fait sur le dos des producteurs.
Certes, nous sommes exportateurs de céréales – 65 millions de tonnes de blé dur par an –, mais nous importons 60 % des pâtes consommées en France. C'est un problème de filière. Il en va de même pour la pomme de terre : alors que nous sommes des champions de la production, notre balance commerciale pour les plats à base de pommes de terre est négative de 400 à 500 millions d'euros. Ce n'est pas cohérent : nous savons faire un produit, il est exporté, puis il est réimporté après qu'on a délocalisé la plus-value qui aurait pu être réalisée en France. Lorsque nos produits sont exportés sans être transformés, les agriculteurs voient leur échapper tout un potentiel de production de valeur. C'est dommage car cela nous éloigne de la souveraineté alimentaire.
Je comprends votre raisonnement mais nous sommes dans une économie de marché globalement libre, même si des règles existent. Les acteurs économiques eux-mêmes sont libres. Si certaines productions sont très fortes, comme le blé dur, et s'il y a des flux d'importation importants, cela repose sur les choix opérés par les acteurs de l'agroalimentaire et les agriculteurs, et répond à des logiques économiques de chaîne de valeur qui ne sont peut-être pas complètement absurdes.
Ma dernière question concerne le positionnement de la Coordination rurale sur l'Union européenne, que j'ai beaucoup de mal à comprendre. Après avoir dit que la France n'avait pas vocation à nourrir le monde, vous avez déclaré que vous respectiez l'ensemble des traités européens. Dans le même temps, on sent dans vos interventions une forme de véhémence à l'égard de la Politique agricole commune et de la Commission européenne. Vous êtes allée jusqu'à affirmer que certains souhaitaient anéantir l'agriculture à l'ouest de l'Europe. Ce sont des propos très durs, que je ne partage pas. Vous exposez une vision assez autarcique de l'agriculture française, avec un refus du libre-échange alors que, depuis soixante ans, l'Union européenne nourrit les Européens – il n'est plus question de famine. Elle est par ailleurs exportatrice nette sur le plan agroalimentaire et agricole. Je ne comprends donc pas quelle est la ligne de la Coordination rurale sur ce sujet.
La Coordination rurale est solidaire avec la plupart des pays, notamment les pays fondateurs de l'Europe. Chacun doit trouver sa place ; nous n'avons pas à être en concurrence les uns avec les autres.
Quelque chose ne fonctionne plus. Derrière les chiffres se cache une réalité : la perte de compétitivité et la perte de marchés de certaines industries, qui préfèrent aller œuvrer ailleurs. Or nous n'avons pas à leur servir de variable d'ajustement ; nous ne sommes pas de simples fournisseurs de matières premières. Les industriels qui choisissent d'exporter n'ont pas à faire leur business en se rattrapant sur le dos des agriculteurs. Si Lactalis destine 50 % de son lait à l'exportation, nous devrions arrêter de lui fournir ces 50 % et lui conseiller d'aller s'approvisionner ailleurs. Quel est l'avenir des agriculteurs ? Quelle est la protection des agriculteurs ? Les industriels doivent avoir davantage conscience qu'ils créent de la valeur grâce à la matière première qui provient de nos fermes.
Nous souhaitons simplement que notre agriculture soit pérenne et ne tombe pas entre les mains de la finance, faute de quoi notre modèle sera mort, avec une agriculture qui certes explosera en valeur mais qui ne sera plus accessible aux consommateurs.
Je vous remercie pour cette audition très intéressante, qui a permis de mettre en lumière une pluralité de points de vue, avec beaucoup de désaccords mais aussi parfois quelques avis convergents.
La séance s'achève à treize heures cinquante-cinq.
Membres présents ou excusés
Présents. – Mme Anne-Laure Blin, M. Nicolas Forissier, M. Grégoire de Fournas, M. Jordan Guitton, M. Serge Muller, M. Charles Sitzenstuhl, M. Jean-Philippe Tanguy
Excusé. – M. Benoît Bordat