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Intervention de Véronique Le Floc'h

Réunion du jeudi 4 avril 2024 à 9h00
Commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté alimentaire de la france

Véronique Le Floc'h, présidente de la Coordination rurale :

Tout en considérant que la France n'a pas vocation à nourrir le monde, la Coordination rurale s'inscrit dans le cadre européen tel qu'il résulte des traités de Rome, fondateurs de la politique agricole commune (PAC) et de la préférence communautaire.

Il faut distinguer sécurité, autonomie et souveraineté alimentaire. La sécurité alimentaire signifie que l'on peut s'approvisionner n'importe où. Elle a ses limites, comme on l'a constaté pendant le covid ou comme on le voit en période de guerre.

L'autonomie alimentaire pourrait être un choix mais constitue une forme de repli sur soi auquel nous ne sommes pas entièrement favorables. Il est toutefois à noter que certains pays, telles l'Algérie ou la Suisse, refusent toute importation lorsqu'ils constatent, en cours d'année, que les productions sont suffisantes sur leur sol.

La souveraineté alimentaire peut être définie comme la capacité à choisir son régime alimentaire. Elle est inscrite dans le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), notamment en son article 39. Par cette disposition, la France a, en quelque sorte, délégué sa souveraineté alimentaire à l'Union européenne.

La Coordination rurale est surprise que le projet de loi d'orientation agricole définisse la souveraineté alimentaire comme le fait d'assurer la sécurité alimentaire de nos concitoyens tout en s'approvisionnant sur le marché intérieur de l'Union européenne et en respectant les accords internationaux. Cette définition a pour effet, à nos yeux, de nous priver de protection, contrairement à ce qui a été promis pour relancer l'agriculture et lui donner un avenir. Le Président de la République avait affirmé que le fait de déléguer notre alimentation était une grave erreur, opinion que nous partageons. Il nous faut la reconquérir.

Pour comprendre les raisons de notre perte de souveraineté alimentaire, il faut revenir sur l'état de l'agriculture française. La profession d'agriculteur n'est plus soutenable pour des raisons humaines, économiques et financières. En premier lieu, la diminution du nombre d'exploitations s'accélère : la France en compte aujourd'hui 416 000, dont 16 000 outre-mer. La diminution est davantage marquée dans le secteur de l'élevage. Nous sommes confrontés à un manque de repreneurs. Un sondage indique que seuls 26 % des agriculteurs partant prochainement à la retraite savent à qui ils transmettront leur exploitation, qu'il s'agisse d'un enfant – pour 20 % d'entre eux – ou d'un tiers – pour 6 %. En outre, dans 6 % des cas, la consolidation ou l'agrandissement d'une autre exploitation est envisagée. Par conséquent, l'avenir de près de 60 % des exploitations demeure inconnu. Je ne m'étendrai pas, par ailleurs, sur la diminution de la surface agricole utile (SAU).

L'absence de soutenabilité financière et économique est illustrée par le fait que 20 % des non-salariés agricoles ont un revenu courant avant impôt inférieur à 6 100 euros par équivalent temps plein (ETP). Avant d'appliquer l'impôt, il faut de surcroît déduire les charges sociales. En 2020, le revenu courant avant impôt moyen en France s'élevait à un peu plus de 18 000 euros, selon les comptes de la nation, ce qui n'est rien pour un agriculteur qui fait tant d'heures, pour un jeune qui souhaite s'installer. La taxe foncière et la contribution sociale généralisée (CSG) sur les loyers perçus conduisent à une taxation de l'ordre de 35 %. Et il faut ajouter, pour le jeune qui vient de s'installer, le remboursement de ses parts sociales. Tout cela réduit quasiment à néant le résultat disponible.

Pour assurer une rémunération correcte, de l'ordre de deux SMIC nets, à un non-salarié agricole, il faudrait un revenu de 60 000 euros, duquel seront déduits 40 à 45 % de charges sociales.

Bien qu'ils ne s'en sortent pas financièrement, les agriculteurs font preuve d'une certaine résilience. Je vous transmettrai un tableau des comptes de la nation montrant, production par production, que la ferme France suremprunte pour couvrir ses besoins de trésorerie ainsi que, depuis quelques années, les variations des stocks, qui ont atteint un niveau élevé. De fait, les prêts débloqués excèdent de beaucoup les investissements nets. En moyenne, les investissements nets d'une ferme française s'élevaient à moins de 27 000 euros en 2022, pour un montant de prêt de 43 000 euros. À l'échelle nationale, le suremprunt pourrait atteindre 6 milliards – je vous invite toutefois à vous rapprocher des banques pour connaître le montant exact des prêts débloqués, qui n'ont pas toujours d'objet déterminé. Autrement dit, nous finançons notre revenu par nous-mêmes, en quelque sorte, ce qui n'est pas tenable.

Le coût du travail est près de dix fois plus élevé en France qu'au Maroc, par exemple, pays dans lequel la semaine de travail est plus longue. Le rapport du sénateur Laurent Duplomb indiquait que, sur la période 2010-2017, le coût de la main-d'œuvre avait augmenté plus fortement – dans une proportion de 58 % – en France qu'en Allemagne.

En outre, lorsque nous cherchons des solutions pour faire face à nos besoins de financement et répondre à nos besoins techniques liés à la production, nous nous heurtons à une lourdeur administrative et à de longs délais.

J'insisterai sur l'accès à l'eau, qui est décrié dès lors qu'il est le fait du monde agricole. Beaucoup d'organismes, et même le ministère de la transition écologique, confondent prélèvements et consommation. L'agriculture consomme de l'eau, certes, mais elle la restitue : c'est pourquoi il convient de parler de prélèvements. Après les centrales nucléaires et les collectivités publiques, nous sommes les troisièmes préleveurs d'eau, juste devant l'industrie. Nous prélevons l'équivalent de 3 milliards de mètres cubes, dont 1,2 milliard d'eau souterraine. Les collectivités publiques, quant à elles, prélèvent 1,8 milliard de mètres cubes d'eau de surface, qui s'ajoutent aux 3,5 milliards de mètres cubes d'eau souterraine.

Nos prélèvements représentent moins de la moitié du volume d'eau importé en France. En effet, les produits alimentaires que nous faisons venir dans notre pays équivalent à l'importation annuelle de 15 milliards de mètres cubes d'eau, volume dont il faut déduire les 7 milliards correspondant à l'eau exportée. Autrement dit, nous importons 8 milliards de mètres cubes d'eau. Selon un rapport du Conseil général de l'alimentation, de l'agriculture et des espaces ruraux (CGAAER), 3 de ces 8 milliards proviennent de l'irrigation des cultures. Pourquoi, dans ces conditions, refuser à l'agriculture française l'accès à l'eau dont elle a besoin ? Les autres nations n'entameront pas leurs réserves d'eau sans limites pour nous. Il faut cesser la désinformation : l'agriculture ne représente que 10 % des prélèvements d'eau. Par ailleurs, il convient de rappeler que des fuites surviennent régulièrement sur les réseaux des collectivités – pour ne citer que celles-ci – et que les stations d'épuration connaissent des dysfonctionnements. Entraver l'accès à l'eau, c'est entraver l'accès à notre souveraineté alimentaire.

J'en viens à un sujet auquel la Coordination rurale attache une grande importance. Les industries agroalimentaires n'ont pas nécessairement à l'esprit l'objectif de la souveraineté alimentaire, du moins dans le sens que nous attendons, à savoir apporter aux Français de l'alimentation essentiellement française. Notre balance commerciale avec l'Union européenne était positive, à hauteur de 2,5 milliards d'euros, en 2014. Elle est aujourd'hui négative, à peu près du même montant. Nous accusons un déficit élevé pour les légumes – 1 milliard d'euros – et les fruits – 3 milliards.

Pour les tomates, il nous manque l'équivalent de 1 500 à 2 500 terrains de football. Dans le cadre de l'accord de libre-échange avec le Maroc, l'Europe importe 285 000 tonnes de tomates, dont 85 % sont attribuées à la France. La question est de savoir si, en contrepartie de nos importations de tomates du Maroc, on doit déverser dans ce pays de la poudre de lait dans des volumes qui ont été multipliés par deux entre 2005 et 2015 – je n'ai pas vérifié l'évolution depuis cette date. La réflexion sur cet accord mériterait d'être approfondie.

Nous avons également perdu le marché de l'asperge. Il y a une petite vingtaine d'années, nous avions une production, de l'ordre de 10 000 hectares, qui était équivalente à celle des Allemands ; aujourd'hui, nous n'en sommes même plus à la moitié, quand les Allemands ont plus que doublé. C'est une question de volonté politique.

Les exportations de pommes, quant à elles, ont été divisées par deux, étant précisé que les prix à l'export sont deux fois plus élevés que ceux des pommes importées. Nous pouvons à l'évidence trouver des débouchés avant d'arracher tous nos pommiers.

Les veaux d'élevage en vif qui sortent de nos exploitations ne trouvent pas toujours de débouchés en France. Pour les veaux de moins de 80 kilogrammes, âgés d'environ un mois, l'excédent de notre balance commerciale n'a cessé de croître entre 2018 et 2023, passant de 61 à 87 millions. L'Espagne est destinataire de plus de 90 % de ces exportations. Le nombre global de veaux exportés a également augmenté, passant, entre 2018 et 2022, de 269 000 à 378 000. Autrement dit, on a moins d'animaux mais on en exporte un plus grand nombre, vers l'Espagne. On ne les engraisse plus, bien que l'on ait de la poudre de lait et que l'on puisse trouver d'autres débouchés. Les veaux de race laitière comme le Holstein, voire le Normand, sortent de nos exploitations à un prix compris entre 10 et 80 euros mais sont vendus autour de 250 euros à leur entrée en Espagne. Voilà un secteur où l'on aurait besoin d'un surcroît de transparence. En effet, nous importons beaucoup plus de veau engraissé – entre 80 et 100 kilogrammes –, voire de veau de race bouchère – entre 160 et 300 kilogrammes –, en provenance principalement des Pays-Bas et de la Belgique.

La viande bovine est un secteur qui, pour le vif, se porte relativement bien. Mais qu'en sera-t-il le jour où la Commission européenne décidera de mettre un terme à l'export de vif pour les transports de plus de huit heures, ou lorsque nous signerons – si cela devait se produire – un accord avec le Mercosur (Marché commun du Sud) ? Depuis 2018, notre balance commerciale se dégrade, exception faite de 2020, année du covid. Entre 2018 et 2022, notre déficit a été multiplié par deux dans le secteur de la viande ; le déficit de 2023 devrait s'approcher de 1 milliard, alors que nous enregistrons un excédent de 1,6 milliard pour le vif. On peut se demander si les importations de viande vont continuer à se rapprocher des exportations de vif. Ne sommes-nous plus capables d'engraisser sur notre territoire, de garder les emplois pour la transformation et la découpe ?

Nous ne sommes pas favorables aux accords de libre-échange, qui sont, à nos yeux, un non-sens environnemental. Dans le domaine de l'agroalimentaire, on subit la prédominance de multinationales qui sont implantées sur tout le continent. Les multinationales françaises ont plus de sites en dehors de nos frontières que sur le territoire national. Comme l'a souligné François Lenglet, ces entreprises investissent 2,60 euros à l'étranger pour 1 euro en France – contre 1,60 euro investi à l'étranger pour les Allemands et 0,60 euro pour les Espagnols.

Nous n'obtiendrons la souveraineté protéique que lorsque nous aurons réussi à dénoncer les accords du GATT (Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce) et de Blair House, et que nous nous serons engagés sur la voie du rééquilibrage des protéines par rapport aux céréales.

S'agissant de la souveraineté environnementale, nous devrions commencer à regarder de plus près les émissions de carbone liées aux flux d'échanges et cesser d'importer des viandes qui ont parcouru parfois plus de 18 000 kilomètres. Cela concerne, par exemple, l'agneau, qui est privé d'oxygène et perd en partie sa traçabilité.

La souveraineté sanitaire consiste notamment à faire en sorte que nous soyons prêts à affronter tous les sinistres sanitaires sans devoir appliquer des solutions radicales, comme la suppression de la moitié de nos surfaces de pêchers face à la propagation de la sharka. On pourrait citer aussi les dommages causés par le charançon rouge sur les palmiers et par la mouche sur les cerises. Par ailleurs, la maladie hémorragique épizootique (MHE) devrait bientôt réapparaître. Nous espérons que ce ne sera pas le cas de la grippe aviaire.

La souveraineté sociale et administrative, enfin, implique que l'on s'attache à résoudre les problèmes de main-d'œuvre. En outre, il faudrait veiller à ce que les personnes qui s'occupent de nous au sein de l'administration ne deviennent pas plus nombreuses que celles qui travaillent dans nos exploitations.

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