Ce site présente les travaux des députés de la précédente législature.
NosDéputés.fr reviendra d'ici quelques mois avec une nouvelle version pour les députés élus en 2024.

Intervention de Franck Sander

Réunion du jeudi 4 avril 2024 à 9h00
Commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté alimentaire de la france

Franck Sander, président de la Confédération générale des planteurs de betteraves (CGB) :

La question de la souveraineté alimentaire est indissociable de celle de la sécurité alimentaire, à l'échelle de la France et de l'Europe.

Il faut avoir de la filière betteravière une vision englobant l'exploitation agricole dans son ensemble, et non pas réduite à la seule betterave sucrière. Celle-ci fait partie de notre assolement et elle contribue à diversifier les cultures dans nos exploitations, dans la mesure où une parcelle ne peut être emblavée en betterave qu'une année sur quatre – autrement, la pression parasitaire est trop forte et le rendement diminue. Par ailleurs, le marché du sucre n'est pas celui de céréales telles que le colza, ce qui permet de réduire le risque pour nos exploitations.

La betterave sucrière contribue à la souveraineté alimentaire. Elle sert à produire les carreaux de sucre vendus par la grande distribution, à hauteur de 10 % à 15 % du volume de production, et le sucre industriel utilisé dans les produits transformés, tels que les petits gâteaux et le Coca-Cola. Elle contribue aussi à la souveraineté énergétique, dans la mesure où 30 % du volume de production sert à produire l'éthanol utilisé dans l'E10 vendu dans les stations-service.

Nous avons également contribué à la souveraineté sanitaire pendant la crise du covid, en fournissant l'éthanol utilisé pour produire le gel hydroalcoolique. Sans betteraves, nous aurions été en grande difficulté. Nous aurions connu des manques analogues à celui que nous avons connu en matière de masques. La filière a répondu présent, tirant avantage de la diversité des produits issus de la betterave, sur notre territoire.

La betterave sucrière contribue également à la lutte contre le changement climatique en offrant un puits de carbone. Comme les céréales, elle pousse dans le sol mais, contrairement à celles-ci, son cycle ne s'arrête jamais. Plante bisannuelle ne fleurissant pas la première année, elle gagne à être semée le plus tôt possible, par exemple vers le 15 mars, car elle bénéficie ainsi de la hausse des températures et pousse jusqu'à l'automne, tant que les conditions météorologiques le permettent, par exemple jusqu'à la mi-novembre. Tel n'est pas le cas du blé, récolté sitôt mûr.

Le rendement moyen de la culture de betteraves sucrières est de 85 tonnes par hectare. Sachant que chaque betterave contient en moyenne 16 % de sucre, cela représente environ 13,5 tonnes de sucre par hectare. Après extraction du sucre, il reste quatre ou cinq tonnes de matière sèche, la pulpe, qui sert à nourrir le bétail, qu'il s'agisse de taurillons à l'engraissement ou d'animaux de l'élevage laitier.

Par comparaison, la canne à sucre dispose d'un avantage compétitif dans la mesure où le résidu de l'extraction du sucre, la bagasse, peut être brûlé pour produire de l'électricité selon le principe de la cogénération, ce qui dispense d'utiliser de l'énergie fossile et permet même de vendre une part de l'électricité ainsi produite. Pour évaporer les 80 tonnes d'eau que contiennent 100 tonnes de betterave, il faut de l'énergie. L'enjeu est de réduire la consommation énergétique et d'identifier l'énergie de demain. Parmi nos compétiteurs européens, les Polonais utilisent du charbon, dont le bilan carbone est mauvais mais la compétitivité très avantageuse lorsque les prix du gaz naturel, qu'utilisent nos usines, flambent. La question de savoir quelle sera la bonne énergie à l'avenir se pose, sachant que la pulpe de betterave peut être utilisée pour la méthanisation et pour la cogénération.

La betterave est donc utile à plusieurs titres.

J'en viens à la filière betteravière, qui fait partie de celles dont le marché était historiquement régulé par un régime de quotas et de prix minimum – que je n'appellerai pas « plancher » pour éviter toute confusion. Le prix minimum était de 420 euros la tonne ; le prix moyen oscillait autour de 600 euros. La libéralisation du marché a eu pour effet de faire varier le prix moyen de 300 à 1 000 euros. Sa moyenne n'a donc pas été modifiée. En revanche, nous avons perdu des usines et des planteurs, les uns n'allant pas sans les autres. Cette perte est définitive : les productions des territoires qui sont arrêtées ne redémarrent pas.

La politique consistant à abandonner les quotas a donc desservi le monde agricole, les salariés des usines et la ruralité, sans profiter au consommateur – le prix de la bouteille de Coca-Cola n'a pas baissé lorsque le cours de la betterave était à 300 euros la tonne. La régulation du marché s'avère indispensable. Les agriculteurs n'ont pas la capacité de résister à la fluctuation des prix. Quant aux industriels, ils ont beaucoup souffert pendant ces années difficiles.

De façon systématique, la diminution de la production en France – les surfaces sont tombées à 370 000 hectares l'an dernier, pour des raisons tenant aux moyens de production, à la compétitivité et aux prix – laisse place à une hausse des importations et profite à nos concurrents européens, dont les surfaces emblavées augmentent. Sous l'angle de la compétitivité, la France a reculé. Les politiques imposées au monde agricole, qui l'ont notamment empêché de se défendre contre les attaques de pucerons, ont fait perdre aux agriculteurs 70 % de leur récolte dans le sud de la région parisienne en 2020.

« La filière aurait dû travailler, faire des efforts et investir davantage dans la recherche-développement (R&D) », nous a-t-on dit. Or nous l'avons fait, en contrepartie de la dérogation à l'interdiction de l'utilisation des néonicotinoïdes, accordée par la loi du 14 décembre 2020 relative aux conditions de mise sur le marché de certains produits phytopharmaceutiques en cas de danger sanitaire pour les betteraves sucrières, portée par Julien Denormandie. Dans le cadre du PNRI, nous avons fait travailler la recherche publique et privée, notamment l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (INRAE). Trois ans plus tard, nous sommes toujours sans solution. Entre les prises de parole de certains et la réalité du terrain, il y a un décalage total.

L'an dernier, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a interdit l'enrobage des semences. La pression parasitaire a été modérée, ce qui nous a permis de franchir le cap, même si quelques agriculteurs sont en cours d'indemnisation. Pour 2024, tous les modèles prédisent une année semblable à 2020. Les betteraves ne sont pas encore semées en raison des pluies incessantes de ce début de printemps. Lorsqu'elles en seront au stade sensible de leur développement, aurons-nous, comme l'an dernier, quinze jours de vent d'est dispersant un peu les pucerons ? Nous ne le savons pas. Les pucerons se reproduiront-ils moins que la normale ? Nous ne le savons pas. Leur pouvoir virulifère sera-t-il celui de l'an dernier ? Nous ne le savons pas. Pour l'heure, les modèles nous placent dans le rouge et indiquent un risque élevé.

Les planteurs s'apprêtent donc à semer des betteraves sans filet de sécurité, ce qui est un comble quand on sait que l'Union européenne a la possibilité de protéger ses betteraves ! Nous dénonçons régulièrement cette distorsion de concurrence, ce qui ne nous empêche pas d'être des Européens convaincus, évoluant au sein d'un marché européen et conscients qu'il faut plus d'Europe, mais aussi que la France, malheureusement, n'est pas au rendez-vous.

Nous avons un autre problème : l'Ukraine, dont les importations ont cassé notre marché. À l'heure actuelle, l'agriculture et le secteur agroalimentaire, notamment notre filière, supportent l'effort de guerre. Que celui-ci pèse sur tous les citoyens par le biais de l'impôt est tout à fait normal, qu'il pèse sur les seuls agriculteurs ne l'est pas.

Avant la guerre, l'Ukraine exportait 20 000 tonnes de sucre vers l'Union européenne. À présent, elle en exporte 800 000, soit 5 % des 16 millions de tonnes produites en Europe, laquelle n'est plus autosuffisante en sucre, elle qui était exportatrice nette avant la suppression des quotas. Nous avons réduit nos surfaces et nos volumes ; nous avons perdu notre compétitivité ; en fait, nous avons tout perdu.

Le marché européen est protégé. Certains sucres y entrent à droits réduits, d'autres à droits pleins, soit 400 euros la tonne. Les sucres d'Ukraine, qui étaient taxés à droits pleins en quasi-totalité, ne le sont plus du tout, ce qui a complètement déstabilisé le marché en faisant chuter les cours de 1 000 à 700 euros la tonne. Sachant que la filière française produit 4,5 millions de tonnes par an, soit à peine cinq fois plus que les volumes provenant d'Ukraine, chacun comprend les sommes qui sont en jeu et la difficulté à laquelle nous sommes confrontés.

La disposition en cours d'examen au Conseil européen, dont l'examen s'achèvera mardi prochain, nous est favorable. Plafonner les importations exemptées de droits de douane à leur niveau de 2021 permettrait d'en limiter le volume à environ 200 000 tonnes, ce qui n'est pas parfait mais permettrait au moins d'atténuer la casse.

Le monde agricole est dans une situation difficile. Avant la guerre, le coût de production d'une tonne de betterave était de 25 euros. Il est désormais de 35 euros et rien n'indique qu'il diminuera : le prix des machines, notamment les bineuses et les tracteurs, a augmenté, ainsi que ceux du gazole non routier (GNR) et des semences. Toutes nos charges ont flambé. Le coût de fonctionnement et d'entretien des usines a aussi augmenté. Un prix du sucre à 600 euros la tonne permet tout juste d'atteindre l'équilibre.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.