La séance est ouverte à quinze heures.
La commission procède à l'audition, ouverte à la presse, de M. Raphaël Yven, président de l'association Le Lierre, et de M. Matthieu Combaud, copilote du groupe de travail Agriculture et alimentation.
Nous accueillons M. Raphaël Yven, président de l'association Le Lierre, et M. Matthieu Combaud, copilote du groupe de travail sur l'agriculture et l'alimentation. Votre audition, messieurs, répond à une demande qui s'est fait jour au sein du bureau de la commission d'enquête. Vous nous présenterez votre association et ses positions en matière agricole et alimentaire et vous nous direz comment vous articulez votre engagement associatif avec les responsabilités que vous exercez au sein de l'administration.
L'article 6 de l'ordonnance de 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(MM. Raphaël Yven et Matthieu Combaud prêtent serment.)
Le réseau Le Lierre, fondé en novembre 2019, rassemble un large spectre de personnes investies dans le domaine de l'action publique et engagées dans la transformation écologique des politiques et des services publics. Il compte aujourd'hui plus de 1 700 membres, incluant des fonctionnaires, des agents publics, des chercheurs, des consultants en politique publique, des experts, ainsi que des salariés d'entreprises publiques, d'ONG et de grandes fondations. Nous avons des groupes locaux dans les principales métropoles du territoire ainsi qu'en outre-mer, à Bruxelles et à Washington.
Les membres du Lierre sont unis par la conviction qu'une transformation profonde est nécessaire pour répondre à l'urgence des crises environnementales, dont les manifestations deviennent chaque jour plus violentes à travers le monde. Nous partageons également l'idée que les services publics sont en première ligne face à ces défis vitaux et qu'ils doivent s'adapter aux conséquences des crises afin de conduire cette transformation écologique, jouer leur rôle social et rester un pilier fort de notre démocratie. Le Lierre offre à ses membres un espace pour partager leurs expériences, développer leurs connaissances et leurs compétences et réfléchir de manière décloisonnée sur ces enjeux. Cette approche constitue une véritable plus-value du réseau et nos membres y sont sensibles parce qu'ils ne rencontrent pas toujours une telle opportunité dans le cadre professionnel.
Les principes du service public, la volonté d'agir collectivement pour l'intérêt général, la protection du vivant et des futures générations et la justice sociale forment la boussole de notre engagement. Notre action au sein de l'association est bénévole et se déploie sur notre temps personnel. Pour les fonctionnaires et les agents publics, elle se déroule dans le respect du devoir de réserve et de toutes nos obligations, comme stipulé dans le code général de la fonction publique, notamment aux articles L. 121-1 et L. 121-2. Nos activités sont variées. Elles prennent la forme de rencontres, de débats, de formations, de codéveloppement ou de mentorat entre membres. Nous nous sommes également engagés dans des travaux de réflexion et d'analyse sur des sujets de fond en structurant des groupes thématiques sur des sujets d'intérêt pour nos membres, ce qui a conduit à la publication de notes et de tribunes sur ces différents sujets. Nous avons abordé la sobriété en général, l'Europe, la transformation écologique des services publics, notamment l'hôpital, auquel j'ai consacré une note sur son adaptation au changement climatique. Nous avons également travaillé sur la transformation de l'université, l'énergie, l'agriculture et l'alimentation. Tous ces travaux sont accessibles sur notre site internet et sont publics.
Nos travaux s'appuient sur les compétences et les expériences de nos membres, sur les rapports scientifiques nationaux et internationaux disponibles, ainsi que sur les rapports officiels des administrations et des pouvoirs publics. Nous tenons également compte des échanges que nous avons avec d'autres acteurs professionnels et scientifiques qui réfléchissent à ces mêmes enjeux. Nos travaux prennent également en considération les objectifs fixés par la législation, les réglementations et les accords internationaux. Ces derniers se heurtent souvent à des blocages et des freins que nous souhaitons contribuer à lever. Nous sommes convaincus qu'atteindre nos objectifs requiert de faire évoluer les modalités de l'action publique, notamment en renforçant les modalités de coopération et l'action territoriale. Ces conditions sont essentielles pour mettre en œuvre des politiques environnementales ambitieuses, tout en prenant en compte les dimensions sociales et démocratiques de ces changements. Nos contributions s'inscrivent dans ces ambitions et visent à nourrir le débat. En tant qu'acteurs engagés pour le service public et l'intérêt général, nous sommes des praticiens au fait des politiques publiques dans leur dimension concrète et opérationnelle, tant dans les institutions et les administrations que dans les territoires où beaucoup d'entre nous travaillent. Nous pensons que la participation d'un réseau comme le nôtre au débat public, ainsi que la pluralité des voix, sont plus que jamais nécessaires aux débats politiques et démocratiques.
Les questions d'agriculture et d'alimentation, qui motivent la constitution de votre commission d'enquête, sont des priorités de notre action. Il s'agit d'un enjeu majeur, tant pour la souveraineté que pour l'accompagnement des agriculteurs, en première ligne face aux crises actuelles. Il y va également des enjeux de santé pour l'ensemble de la population, de la protection de notre environnement et du droit de chacun à une alimentation de qualité. Je laisserai Mathieu Combaud, animateur de la thématique agriculture et alimentation au sein de l'association, vous présenter des éléments plus précis sur le contenu de nos travaux publiés et sur l'état de nos réflexions sur les enjeux de souveraineté alimentaire.
Je précise que je n'interviens pas au titre de mes fonctions professionnelles mais bien dans le cadre du Lierre. La notion de souveraineté alimentaire est essentielle pour envisager un système alimentaire résilient et durable, tant du point de vue économique et social qu'écologique. Cependant, cette notion doit être clairement définie. Nous la comprenons comme la capacité d'un État à instaurer un système alimentaire qui assure de manière pérenne et en toutes circonstances la couverture des besoins alimentaires de la population, tout en garantissant le contrôle démocratique par la population des choix opérés.
La première dimension de cette définition, qui implique d'assurer la disponibilité des denrées pour couvrir les besoins, requiert des évolutions significatives. Elle nécessite des choix démocratiques et une planification. Cette dimension englobe deux grandes problématiques. La première est celle de la garantie d'une forme de résilience face aux chocs géopolitiques et économiques, notamment en réduisant la dépendance aux intrants importés depuis l'extérieur de l'Union européenne. La seconde suppose de prendre en compte les contraintes biologiques et physiques qui limitent notre capacité de production à court et long terme, en particulier les changements climatiques et les impacts négatifs de systèmes intensifs en intrants ou autres pratiques.
Selon nous, trois grands leviers permettent d'assurer la couverture des besoins alimentaires. Le premier consiste à généraliser les systèmes agroécologiques, qui améliorent la résilience aux crises, maintiennent une capacité de production à long terme, préservent la qualité de l'eau et favorisent la santé. Le deuxième levier suppose de s'assurer qu'un nombre suffisant d'agriculteurs dispose d'un accès satisfaisant aux terres agricoles. Nous savons que la situation économique est difficile pour une part significative des agriculteurs et qu'il est nécessaire de réparer cette injustice en sécurisant des revenus agricoles suffisants. Notre souveraineté alimentaire et agroécologique, nous insistons sur ce point, ne se réalisera pas contre les agriculteurs, mais bien avec eux et pour eux. Le troisième levier consiste à mieux et davantage prendre en compte les limites physiques de notre capacité de production, particulièrement en raison du changement climatique. Si nous souhaitons relocaliser certaines productions stratégiques, nous devons nous interroger sur notre capacité à maintenir les exportations dans leur volume et leur composition actuels. Il est également pertinent de réfléchir à notre consommation, notamment celle des produits animaux. Nous pourrions envisager une réduction de cette consommation, ce qui impliquerait d'abord une diminution des importations, puis une réflexion plus générale sur l'élevage.
La deuxième dimension de la souveraineté alimentaire est la gouvernance, qui doit inclure tous les acteurs pertinents du système agricole et alimentaire. La troisième dimension concerne l'équité. Une partie significative de la population se trouve actuellement en situation de précarité alimentaire. Nous ne pouvons prétendre à la souveraineté alimentaire sans résoudre ce problème.
En novembre 2019, convaincus de la nécessité de constituer un réseau spécifique, nous avons décidé de réunir des personnes travaillant sur les enjeux de transition. Les premières réunions ont débuté à cette période et nous avons formé notre association en mai 2020 pour répondre à des besoins logistiques et juridiques. Il n'y avait donc aucune antériorité à ces échanges initiaux et au lancement du projet en novembre 2019.
Les adhérents de votre association sont-ils exclusivement des fonctionnaires ou des agents de l'administration ? Votre site internet mentionne que Le Lierre accueille un ensemble diversifié de fonctionnaires contractuels, d'agents publics, d'experts, de consultants, ainsi que des acteurs et actrices des politiques publiques.
Je comprends que l'énumération de ces catégories puisse prêter à confusion et votre question me permet d'apporter des clarifications. Un nombre significatif de nos adhérents, peut-être une majorité, sont fonctionnaires. Cependant, il ne s'agit pas d'une condition sine qua non pour adhérer à notre association. Nous comptons parmi nos adhérents des personnes travaillant dans le secteur privé ou au sein d'ONG, mais aussi des contractuels et des chercheurs. Notre objectif est de mettre en réseau et de faire collaborer divers profils que nous définissons comme des professionnels de l'action publique, œuvrant dans les politiques publiques. Nous valorisons la diversité des parcours et des expertises, ce qui enrichit les échanges et les perspectives. À ce titre, nous accueillons avec intérêt toute personne engagée dans les politiques publiques, qu'elle soit issue du secteur public ou privé, tant que son expertise et son engagement sont en adéquation avec les objectifs de notre association.
Vous dites avoir déposé les statuts de l'association en 2020. Cependant, votre déclaration à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) date de 2024. Pouvez-vous expliquer les raisons de ce délai ?
Nous sommes une association composée de bénévoles et nous avons embauché deux salariés récemment. Comme toute association, nous n'avons pas envisagé toutes les questions au moment de notre création. Initialement, nous n'avions pas de contacts avec des élus ou des institutions qui auraient pu soulever la question d'une déclaration à la HATVP, car cela n'était pas l'objet de nos activités. Nous n'étions pas certains d'être soumis à l'obligation de déclaration compte tenu des conditions dans lesquelles se déroulaient ces échanges. Cependant, par souci de transparence totale, nous avons pris la décision de procéder à une déclaration à la HATVP afin d'éviter tout reproche ou critique. De plus, nous souhaitons rendre nos activités les plus lisibles et transparentes possible, tout en respectant les règles auxquelles nous sommes assujettis. Notre déclaration a été mise en ligne cette semaine, après plusieurs relances et transmissions d'informations.
Vous avez indiqué que votre association comprend des fonctionnaires, mais également des chercheurs ou des membres d'ONG. Pourriez-vous nous indiquer la répartition précise entre ces diverses catégories d'adhérents ?
Je vais répondre aussi précisément que possible à votre question, en espérant que vous puissiez nous éclairer, monsieur le rapporteur, sur le lien entre le fonctionnement interne détaillé du Lierre et le sujet de la souveraineté alimentaire, qui est l'objet de votre commission.
Un décompte, qui n'est pas tout à fait récent, nous a permis de constater qu'environ 30 % de nos membres étaient fonctionnaires de l'État ou agents travaillant dans le champ de l'État, environ un tiers étaient agents des collectivités et 15 % étaient issus de la fonction publique hospitalière ou de la sécurité sociale. Le reste des profils était assez diversifié, comprenant des membres d'ONG, des chercheurs et des consultants en politique publique, entre autres. Je ne saurais préciser davantage les statuts des uns et des autres, non plus que la proportion de contractuels et de fonctionnaires.
Je vais répondre à votre interrogation, même s'il n'est pas courant que nous soyons nous-mêmes questionnés dans le cadre d'une commission d'enquête. Si je me permets de poser ces questions, c'est parce que votre association est relativement récente. Il est donc toujours utile de mieux vous connaître. Le nom de votre association a été mentionné lors d'une audition antérieure par une organisation interprofessionnelle, les betteraviers me semble-t-il. C'est ce qui nous a conduits à solliciter votre audition, d'autant que vous avez pris position sur des questions liées à la souveraineté alimentaire. C'est dans cet esprit que se tient cette audition et je tiens compte de cette particularité de votre association qui est de rassembler une part significative de fonctionnaires, ce qui n'est pas dénué d'intérêt. Je pose donc des questions ouvertes, n'étant pas moi-même expert de la fonction publique.
Quelle était la proportion de fonctionnaires parmi les fondateurs de votre association ? Le statut de fonctionnaire impliquait-il de prévenir vos administrations respectives de cette initiative ? Si oui, avez-vous demandé une autorisation ?
Les personnes qui ont réfléchi à ce projet associatif et qui l'ont lancé étaient principalement des fonctionnaires. Cependant, les profils se sont très rapidement diversifiés. En outre, certaines personnes, après avoir été fonctionnaires, deviennent consultants dans des entreprises de conseil et apportent des réflexions et des compétences à partager.
Sauf erreur de ma part, constituer une association telle que la nôtre n'implique pas de demander l'autorisation de son administration. Il s'agit d'un engagement bénévole, extérieur au champ professionnel et en dehors du temps de travail. Par conséquent, aucune autorisation, ni individuelle ni collective, n'était requise pour la création de ce réseau. À titre personnel, j'ai informé mes employeurs par souci de transparence, car certaines de mes expressions et activités sont susceptibles de devenir publiques. J'ignore si d'autres membres de l'association ont pris une initiative similaire. Encore une fois, je ne crois pas qu'il y ait une obligation de demander une autorisation auprès de l'administration pour exercer une activité bénévole associative.
Vous dites : « je ne crois pas qu'il y ait une obligation ». Voulez-vous dire qu'il existe une incertitude à ce sujet ? Votre incertitude est-elle due à un manque d'information de votre part ou bien existe-t-il réellement une ambiguïté concernant cette obligation ?
Non, je parle avec prudence, simplement parce que je ne voudrais pas produire une affirmation catégorique sans connaître toutes les références juridiques. Pour le dire autrement, la question de l'autorisation ne se pose pas. Je travaille dans le domaine de la santé et dans la fonction publique hospitalière et d'État depuis près de dix ans. Je suis impliqué dans divers réseaux et associations sur différentes questions. Cet engagement est pour moi très naturel dans le cadre des politiques publiques et de la fonction publique. Par ailleurs, je rappelle que la liberté d'association et de conscience, y compris les engagements politiques, syndicaux et associatifs, est garantie. C'est en référence à toutes ces considérations, que nous avions à l'esprit lors du lancement du projet, que j'affirme que la question ne se pose pas. Toutefois, cela ne signifie pas que nous souhaitions dissimuler quelque chose à nos employeurs. Je crois que chacun est libre de signaler ou non à son employeur sa participation à un projet associatif de ce type.
Les travaux que vous réalisez ont pour objet une forme de sensibilisation, notamment dans les choix de politique publique. De quelle manière entreprenez-vous de contacter, au nom de l'association, les personnels des ministères et les parlementaires ?
Je sais que l'usage veut que les personnes auditionnées ne posent pas de question. Néanmoins, je m'interroge sur l'objectif de cette discussion et je m'étonne que l'objet de votre commission d'enquête semble porter davantage sur le fonctionnement interne du Lierre que sur la réflexion relative à la souveraineté alimentaire et la manière dont Le Lierre est en mesure d'y contribuer par ses travaux sur l'agriculture et l'alimentation.
Cela étant précisé, je vais vous répondre sur les contacts que nous avons avec les personnels politiques. Nous menons des réflexions sur des sujets de fond. Parfois, ces réflexions en restent au stade de l'échange entre pairs, du retour d'expérience, de la formation ou de la sensibilisation interne sur des sujets ou encore du partage de compétences. Parfois, ils se traduisent sous la forme d'écrits et de notes publiées, dont vous vous avez pu voir plusieurs exemples sur notre site internet. Parfois, à l'instar d'autres réseaux similaires, nous rédigeons des articles ou signons des tribunes dans la presse. Ces travaux publics, accessibles, suscitent souvent de l'intérêt et nous valent d'être sollicités par différentes organisations, par des élus, voire par l'exécutif, pour échanger sur le contenu de nos travaux. Nous acceptons généralement de rencontrer les personnes qui nous sollicitent. Il me semble que ce mode de fonctionnement est très courant.
Je vais poursuivre sur cet aspect afin que vous compreniez parfaitement où je souhaite en venir. Je n'ai aucune intention de vous piéger, je souhaite simplement comprendre votre action. J'ai lu plusieurs de vos notes publiées sur votre site internet. J'ai remarqué que, dans le projet de loi d'orientation agricole (PLOA), le diagnostic modulaire avait été introduit de manière quelque peu surprenante dans la rédaction initiale. J'ai personnellement eu l'impression que le ministre, ainsi que la majorité, n'étaient pas très à l'aise avec cette rédaction, qui a d'ailleurs évolué au cours des débats à l'Assemblée nationale. Or il se trouve que cette proposition figurait dans l'une de vos notes. En êtes-vous à l'origine ? Dans quel cadre cette proposition a-t-elle été formulée ? Répondait-elle à une demande formulée par le ministère ou par certains parlementaires ou bien était-ce une initiative de votre part ? Avez-vous constaté que certaines de vos propositions, publiées ou communiquées par divers moyens, ont été reprises ?
Le Lierre n'a jamais rédigé des amendements ou proposé des modifications législatives et n'aura jamais vocation à le faire. De nombreuses organisations se livrent à cette pratique et je suppose que vous recevez régulièrement diverses propositions d'amendements issues de toutes sortes d'organisations, y compris certaines qui disposent de moyens considérables et sont porteuses d'intérêts sous-jacents, dans tous les champs d'activité.
Je n'en doute pas. En tout cas, cette pratique n'est pas l'objet du Lierre. Je rappelle que le cas échéant, et en guise de réponse supplémentaire aux questions de monsieur le rapporteur, nous sortirions de notre cadre et de nos obligations juridiques en tant que fonctionnaires si nous nous engagions dans ce type de travaux. Je le redis : Le Lierre n'a jamais fait, et ne fera jamais, de travaux sur des propositions d'amendements, ni de manière directe et formalisée, ni pour les susciter. Nos travaux sont publics et constituent des contributions aux débats et aux réflexions publics. Si des personnes, y compris des élus, s'emparent de ces travaux pour élaborer des propositions politiques, cela ne relève plus de notre responsabilité.
Sur ce point précis du diagnostic modulaire intégré dans le PLOA, je confirme que nous ne sommes pas à l'origine de cette initiative. Nous n'avons entrepris aucune action en ce sens. J'ajoute que notre note sur le foncier, qui contient cette proposition, a été publiée le 27 mars. À cette date, le projet de loi avait déjà, depuis longtemps, été examiné par le Conseil des ministres et le Conseil d'État avant d'être transmis à l'Assemblée nationale le 3 avril. Si je me souviens bien, des réflexions sur l'opportunité d'introduire un tel diagnostic circulaient dans la presse depuis l'automne précédent, à une époque où nous ne faisions qu'entamer nos propres réflexions sur le sujet. Nous avons trouvé l'idée d'un diagnostic intéressante et nous avons décidé de l'explorer davantage avant de l'intégrer dans notre note sur le foncier.
Sur le fond, il nous semble qu'il s'agit d'une proposition pertinente puisqu'elle permet aux agriculteurs et agricultrices, lorsqu'ils s'installent, de connaître l'état de leur sol et d'évaluer les potentialités de leur projet.
Je ne remets pas en cause vos propos, cependant je fais observer la note a pu exister avant sa publication.
Je souhaite préciser, car je viens de recevoir les informations, que les propos auxquels j'ai fait allusion précédemment émanaient bien de syndicats de betteraviers. Je cite les propos en question : « En règle générale, on a un regard dogmatique de certains conseillers qui sont au plus haut niveau. Je trouve cela très dommageable. Des associations de hauts fonctionnaires sont présentes parmi vous » – je pense que cette remarque visait plutôt le Gouvernement – « notamment Le Lierre. C'est une façon de penser unique, et c'est très grave. » Lors d'une réunion à l'Assemblée nationale, non publique, certains députés se sont plaints d'avoir subi des pressions exercées par des membres de la haute fonction publique sur des questions relatives à la préservation de l'écologie. Je pense qu'il est pertinent de vous interroger à ce sujet. Considérez-vous que le fonctionnement de votre association respecte l'indépendance des choix des parlementaires ? Vous n'êtes pas obligé de répondre personnellement, mais cette question mérite d'être posée.
Je répète ce que j'ai déjà dit. Nos activités sont celles que nous avons décrites. Nos modes d'intervention dans le débat public consistent à conduire des réflexions susceptibles, parfois, de déboucher sur des publications de notes, toutes publiques et accessibles sur notre site internet, ou sur des tribunes également publiques et signées. Nous ne disposons d'aucun mode de pression ou de lobbying organisé et structuré pour influencer les choix, les votes ou les avis des parlementaires. Je suis conscient que certaines organisations, quels que soient leurs avis ou les intérêts qu'elles poursuivent, exercent une forme de lobbying de manière structurée et en s'appuyant sur des moyens parfois considérables. Ce n'est pas notre objet, et ce n'est pas la manière dont nous fonctionnons. Je ne peux pas en dire plus, si ce n'est répéter que Le Lierre n'exerce aucune forme de lobbying et encore moins de pression.
J'ignore comment le syndicat des betteraviers a pu parvenir à la conclusion que Le Lierre avait fait pression et serait une entrave à l'indépendance et aux choix des parlementaires. Je suppose que cette conclusion vise, à travers l'idée de pensée unique, à décrédibiliser une voix dans le débat public, à savoir celle de praticiens des politiques publiques ayant des fonctions opérationnelles dans leur mise en œuvre, éclairant ainsi le débat public tout en restant à leur place, distincte de celle des élus, des syndicats ou d'autres organisations citoyennes. Je crois que les choses sont assez claires. On rencontre parfois des tentatives pour caricaturer certaines organisations et certains propos. Ce n'est pas notre conception du débat public.
Je souhaite apporter quelques précisions concernant l'emploi du terme « dogmatique » et souligner trois points. Premièrement, Le Lierre est un espace d'échange entre professionnels qui permet de croiser des expériences provenant de diverses institutions, à différents niveaux géographiques et de gouvernance. Cela favorise un décloisonnement des expériences et évite de raisonner en silos et répond ainsi à une critique régulièrement adressée à l'administration. Deuxièmement, ses contributions enrichissent les débats publics, non pas sous la forme d'un dogme à imposer, mais comme des éléments destinés à engager un dialogue constructif. Troisièmement, nous sommes pleinement ouverts au dialogue avec les acteurs du secteur ainsi qu'avec les chercheurs. Bien que nous n'ayons pas encore eu l'opportunité de rencontrer tous les intervenants, notamment en raison de la nouveauté de nos travaux sur l'agriculture, notre intention est clairement de favoriser cette ouverture au dialogue.
Votre association a publié la semaine dernière un comparateur des programmes des candidats aux élections européennes. Ce comparateur analyse les programmes sous l'angle de la transition écologique et attribue des notes aux candidats, représentées par des pastilles vertes, orange, rouges et noires. Il me semble que vous jouez là avec les limites de l'obligation de réserve des fonctionnaires. Les articles L. 121-1 et L. 121-2 du code de la fonction publique, que vous avez mentionnés, sont relativement flous. Ne pensez-vous pas être sur une ligne de crête concernant l'obligation de réserve, puisque votre association, majoritairement composée de fonctionnaires, pourrait être perçue comme s'exprimant au nom de la fonction publique ?
Nous nous exprimons en tant qu'association et je rappelle une nouvelle fois que notre engagement est bénévole et se déroule sur notre temps personnel. Au sein de l'association, nous laissons une certaine autonomie aux membres et aux différentes activités, ce qui peut parfois conduire à des expressions personnelles.
Nous assumons pleinement la production de cette analyse et de ces visuels, qui ne constituent ni un classement ni une notation des candidats et des programmes. Il s'agit d'une analyse croisée, comme nous l'indiquons dans notre document, basée sur des réflexions formulées dans une note sur les politiques européennes en lien avec la transition écologique. Cette note, publiée il y a près de deux ans, est également accessible sur notre site internet. Notre analyse compare non seulement les programmes européens des différents partis, mais aussi les programmes nationaux des différentes listes candidates, ainsi que les réponses à un questionnaire auquel presque toutes les équipes de campagne ont répondu. Il s'agit donc d'une analyse comparée, s'appuyant sur ces divers éléments et sur une analyse antérieure produite par l'association. Il est important de préciser que les institutions des membres fonctionnaires de l'association ne sont en aucun cas impliquées. Encore une fois, cet engagement est associatif, et c'est bien l'association Le Lierre qui a réalisé cette comparaison qui ne comporte ni classement ni notation, et encore moins d'appel au vote.
Il me semble qu'il s'agit pourtant d'une forme de notation et de classement. En page 4 figure une synthèse des notes thématiques, et nous constatons que le Rassemblement national est noté en noir, ce qui, me semble-t-il, n'a rien de très élogieux. Les Républicains sont notés en rouge, Besoin d'Europe en orange, tandis que Place publique, Les Écologistes et La France insoumise sont notés en vert. À moins que vous ne m'expliquiez que le noir a une connotation positive et le vert une connotation négative, je crois qu'il s'agit bien d'un classement.
Je vous accorde que les différentes couleurs contiennent une connotation. Ce code couleur a été choisi pour mettre en rapport l'analyse des différents programmes avec la note publiée par Le Lierre sur les politiques européennes en lien avec la transition écologique. Je laisse à chacun le soin de juger du caractère plus ou moins volontariste en matière de transition écologique des différents programmes pour ces élections européennes. Cela ne va pas plus loin.
La publication de ces notes par des fonctionnaires, certes en dehors de leur activité de fonctionnaires mais en revendiquant leur statut de fonctionnaires, ne relève-t-elle pas, pour chacun d'eux pris individuellement, d'une dérogation au devoir de réserve ?
Je rappelle à nouveau que la liberté de conscience, d'association et de participation à différentes organisations est garantie pour les fonctionnaires. En outre, Le Lierre ne se limite pas aux seuls fonctionnaires puisqu'il inclut des personnes sous différents statuts, tant publics que privés.
Le document que nous avons produit ne consiste ni en une critique envers tel ou tel candidat, ni en un appel à voter pour tel candidat, ni en un classement entre les différentes candidatures. Il s'agit d'une analyse des programmes en rapport avec notre note. En tout état de cause, ces travaux sont produits par l'association Le Lierre et non par un fonctionnaire dans le cadre de ses activités. Dès lors, je suis convaincu qu'il n'y a aucune dérogation au devoir de réserve.
Je regrette de devoir insister, mais je peine à saisir le lien entre l'objet de votre commission d'enquête et les questions très détaillées que vous nous posez sur les activités du Lierre, son fonctionnement et son positionnement. Néanmoins, nous y répondrons de la manière la plus transparente possible.
Je vois, au contraire, un lien direct avec le sujet de nos travaux. Dans la mesure où une part importante des membres de votre association occupent des fonctions dans l'administration publique et où vous publiez un travail considérable sur la transition écologique en lien avec l'agriculture, il nous semble absolument naturel d'évaluer ce sujet, sur la base des remarques formulées par les syndicats de betteraviers.
Je ne vous surprendrai pas en disant que certains représentants du monde agricole éprouvent le sentiment que les responsables publics expriment, parfois, des positions qui se traduisent différemment dans le travail de l'administration. Pour être tout à fait honnête, il n'est pas rare de voir des députés de la majorité se plaindre d'un décalage entre la ligne directrice d'un ministre et l'action menée par la fonction publique. Par conséquent, je réaffirme que mes questions s'inscrivent pleinement dans le cadre de cette commission d'enquête et que vos réponses nous apportent un éclairage précieux.
Je tiens à souligner que les fonctionnaires, qu'ils soient membres de l'association Le Lierre ou non, ont parfaitement conscience de la responsabilité et des enjeux induits par le statut de fonctionnaire. En tant que fonctionnaires, nous sommes tenus de respecter le pouvoir hiérarchique, de faire preuve de loyauté envers notre administration et de respecter une obligation de probité. Ces obligations ne sont en aucun cas incompatibles avec la participation à un projet associatif en dehors de notre cadre professionnel, même sur des sujets sensibles tels que la transition écologique ou la protection de l'environnement, qui peuvent déplaire à certains représentants du monde agricole.
Le débat que nous avons est essentiel, car il démontre que l'on peut agir de manière loyale et respectueuse vis-à-vis de ses obligations professionnelles dans le cadre public tout en jouissant du droit de s'engager dans un projet citoyen. Vous considérez qu'il existe des interférences entre ces deux engagements, je vous réponds qu'il n'en est rien concernant le projet de l'association Le Lierre. Tous nos travaux sont publics, accessibles et assumés. Les accusations portées lors de précédentes auditions, insinuant un travail d'influence caché visant à contredire ou à contrevenir à des engagements politiques, sont infondées. Ce n'est pas notre mode de fonctionnement, ni l'objectif de notre association.
Un récent sondage concernant le rapport des Français aux enjeux climatiques montre que 46 % des personnes interrogées estiment que la question climatique et environnementale est celle qui bouleversera le plus leurs conditions de vie dans les dix à vingt prochaines années. Bien que ce sondage ne reflète pas l'opinion de l'ensemble de la population, il met en lumière l'importance de ces préoccupations. Les fonctionnaires, les agents publics et les professionnels de l'action publique ne sont pas déconnectés de cette représentation sociale, ni des enjeux que la société perçoit. Ces préoccupations se traduisent par la création d'associations et de réseaux dédiés à ces enjeux, favorisant le partage d'expérience, les rencontres et l'introduction d'idées dans le débat public. Ce processus est essentiel pour la démocratie. Il s'agit d'un fonctionnement sain et transparent, en phase avec la réalité sociale de notre pays.
Je suis allé dans le détail des pastilles de couleurs que vous avez appliquées aux différents programmes dans votre comparateur. La pastille noire désigne « un programme peu détaillé, proposant des mesures majoritairement en opposition avec les analyses du Lierre, ou climato-sceptiques ». Cette pastille semble porter un jugement sur le programme de certains candidats. Ce type d'appréciation est portée par une partie du spectre politique. Je ne dis pas que vous êtes de gauche, mais il se trouve que les positions que vous prenez sont plutôt relayées par la partie gauche de l'hémicycle. Je ne sais pas s'il y a un lien direct, mais c'est le constat que je dresse.
Puisque nos débats portent sur la défense de la souveraineté alimentaire, de quelle manière prenez-vous en compte le maintien de l'appareil productif agricole, des rendements et des capacités de production ? Je me permets d'anticiper votre réponse pour clarifier ma question. Vous allez probablement me répondre que si nous ne réalisons pas une transition agroécologique, les écosystèmes vont s'effondrer, entraînant une incapacité à produire. La réalité de cet effondrement fait l'objet d'un débat. En outre, une réduction drastique de l'usage des produits phytosanitaires se traduirait par une baisse des rendements, bien que ce point soit lui aussi contesté.
Dans vos travaux et vos positions, prenez-vous en compte le maintien du potentiel de production ? Cette prise en compte repose-t-elle sur des éléments scientifiques ? Ou bien est-elle uniquement motivée par l'idée que, sans transition, le système de production s'effondrera ?
Nos travaux s'appuient sur les expériences professionnelles de nos membres, la lecture de la littérature scientifique, administrative ou associative, ainsi que sur des échanges avec divers acteurs.
Comme je l'ai mentionné dans mon propos liminaire, la souveraineté alimentaire de la France se définit par la capacité à répondre aux besoins alimentaires de la population, en toutes circonstances et dans la durée. Il nous apparaît que le système agricole actuel, majoritairement conventionnel ou intensif, présente une vulnérabilité notable. Cette vulnérabilité découle d'une forte dépendance aux intrants importés, un sujet déjà largement abordé lors des auditions précédentes de cette commission. Le système est également exposé à diverses crises économiques, géopolitiques et climatiques. Ces dernières années, le budget du ministère de l'agriculture consacré à la gestion de crise a été considérable. Ainsi, l'Institut de l'économie pour le climat (I4CE) a estimé que près de 40 % du budget initial du ministère avait été alloué à la gestion des crises au cours de l'année 2022.
Au-delà de cette question de la résilience, il existe un problème de durabilité à long terme, puisque les écosystèmes sont fragilisés par certaines pratiques agricoles. Des études scientifiques rigoureuses mettent en évidence les conséquences de cette fragilité sur la capacité de production des écosystèmes agricoles à long terme. Je fais référence ici à l'expertise collective de l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (INRAE) et de l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (IFREMER), publiée en 2023, qui compile des centaines de travaux et résulte du travail de plusieurs dizaines de chercheurs. Les bases de ces études sont donc solides.
Face à cette situation, l'agroécologie se présente comme une alternative. L'agroécologie se caractérise globalement par des pratiques agricoles qui reposent sur le bon fonctionnement des écosystèmes. Elle répond à plusieurs problématiques posées par le système conventionnel, notamment en permettant de réduire la dépendance aux intrants importés en couplant les systèmes d'élevage et de culture, en introduisant davantage de légumineuses dans les rotations ou en protégeant les cultures des ravageurs grâce à la biodiversité et à une organisation différente des paysages agricoles, comme le démontre l'expertise collective de l'INRAE et de l'IFREMER que j'ai citée. En outre, l'agroécologie constitue un facteur d'adaptation au changement climatique en améliorant l'absorption de l'eau dans les sols grâce à l'apport de matières organiques. Pour ces différentes raisons, l'agroécologie est mise en avant comme une solution prometteuse dans divers travaux, par exemple dans un document de prospective produit par l'INRAE, intitulé « Agriculture européenne sans pesticides en 2050 ».
Certes, des critiques existent concernant les rendements de l'agroécologie, comme vous l'avez mentionné, et je suppose que vous faites référence à certaines études produites dans le cadre du Green Deal, qui ont été abondamment discutées au sein de cette commission. Selon nous, ces critiques méritent d'être nuancées.
Premièrement, des expérimentations à grande échelle ont démontré qu'il est possible de réduire significativement l'utilisation de produits phytosanitaires sans compromettre les rendements. Les résultats obtenus à partir du réseau des fermes DEPHY (démonstration, expérimentation et production de références sur les systèmes économes en phytosanitaire) en sont une illustration notable.
Deuxièmement, il est important de considérer que l'agroécologie n'a pas encore atteint ses rendements potentiels. D'une part, elle n'a pas encore bénéficié des travaux de recherche et développement dont a profité le système conventionnel jusqu'à présent. À cet égard, il est nécessaire de renforcer les efforts de recherche et développement pour améliorer les rendements en agroécologie, ce que la puissance publique fait en orientant de plus en plus ses budgets vers cette recherche.
D'autre part, l'agroécologie n'a pas encore atteint ses rendements potentiels en raison de son caractère systémique. Par exemple, la recomposition de l'articulation entre la culture et l'élevage permet de bénéficier des effets de fertilisation. De plus, l'organisation des paysages à l'échelle du territoire contribue à la régulation des ravageurs. Si l'agroécologie n'est mise en œuvre que dans une parcelle ou une exploitation isolée, il est impossible d'en retirer tous les bénéfices. Un certain nombre d'études montrent que l'agroécologie permet une production de biomasse primaire similaire à celle obtenue dans les systèmes actuels. Et s'il existe des variations dans les productions, la diversification des rotations permet de valoriser des cultures moins courantes dans les filières ou dans la consommation. Il est par conséquent crucial de repenser nos filières et de travailler sur la consommation pour valoriser ces productions.
Troisièmement, on ne saurait aborder la question des rendements sans faire droit à celle de la souveraineté alimentaire, en ce que celle-ci implique la satisfaction des besoins. Il est, selon nous, absolument nécessaire de forger une vision d'ensemble du système alimentaire en travaillant également sur les besoins. Ainsi, la consommation de produits animaux et de viande, notamment, doit être réinterrogée et faire l'objet d'un débat démocratique, car cette consommation est actuellement élevée. Des études scientifiques montrent qu'il serait possible de la réduire sans impact négatif sur la santé, ce qui permettrait de diminuer certaines vulnérabilités de la France en termes de souveraineté alimentaire, notamment les importations de viande. Des scénarios montrent qu'en travaillant à la fois sur la transition agroécologique et sur l'évolution des régimes alimentaires, nous serions en mesure d'assurer la satisfaction des besoins alimentaires de la France, mais aussi plus largement de l'Europe et du monde. Je pense notamment aux scénarios Afterres2050 et Ten Years for Agroecology in Europe (TYFA), conçus respectivement par l'association Solagro et l'Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI), qui mettent en évidence la nécessité d'articuler la réflexion sur la production et la consommation.
Je termine en mentionnant deux points que nous pourrons approfondir plus tard. D'abord, l'analyse de l'équation entre production et consommation montre qu'il n'est pas souhaitable que les évolutions conduisent à accroître nos importations de certaines denrées. Ensuite, une baisse de la production dans certains secteurs n'est pas forcément synonyme de baisse du revenu agricole, de dégradation du bien-être collectif ou d'augmentation des coûts de notre système alimentaire.
Vous considérez qu'il est possible de se diriger vers des systèmes agroécologiques tout en maintenant les rendements. Je l'entends, mais cela laisse en suspens la question de la compétitivité. Je doute que vous soyez les plus fervents défenseurs d'une concurrence déloyale de pays qui ne respectent pas les mêmes normes environnementales que nous. Or l'augmentation du coût de production de l'alimentation, notamment pour les fruits et légumes, entraîne une hausse des prix. Est-ce une préoccupation que vous intégrez dans vos réflexions ?
Je ne prétends pas que l'agroécologie garantit le maintien des rendements actuels. Mais je souligne, d'une part, que le système conventionnel est voué à voir ses rendements diminuer en raison du changement climatique, des épisodes extrêmes et de l'épuisement des écosystèmes, et, d'autre part, qu'il convient de nuancer les critiques adressées à l'agroécologie concernant les rendements. En effet, ce déficit de rendement pourrait être compensé par une évolution des régimes alimentaires.
Concernant la compétitivité, nous abordons la question sous un angle différent, en partant de la souveraineté alimentaire définie comme réponse aux besoins de la population. L'agroécologie apparaît alors indispensable, faute de quoi nous ne pourrons atteindre cet objectif en raison du manque de résilience et de la fragilisation des écosystèmes. Il convient de nuancer votre affirmation quant à la hausse des coûts de production, donc des prix, car l'agroécologie permet également de réduire le coût des intrants et d'améliorer la résilience, ce qui diminue les coûts de réponse aux crises. En outre, même en cas d'augmentation des coûts de production, il est essentiel de ne pas mettre les agriculteurs sous pression dans une course à la compétitivité. Cette course se ferait au détriment des agriculteurs, de leurs revenus et de leur niveau de vie, ainsi que de leur capacité à investir dans la transition agroécologique.
Si une hausse des coûts conduit les consommateurs à se tourner vers des productions importées, alors nous aurons échoué. Mais cette question se pose différemment selon que l'on raisonne au niveau de l'Union européenne ou du commerce international. Au niveau de l'Union européenne, il est impératif de surmonter cette problématique par un effort puissant visant à faire converger les normes vers le haut afin d'éviter une concurrence inéquitable. Cette démarche permettrait d'assurer la souveraineté alimentaire tout en préservant le bon fonctionnement des écosystèmes à long terme, la qualité de l'eau et la santé, qui sont des conditions essentielles à cette souveraineté. Il s'agit d'un travail de normalisation au niveau européen. Par exemple, le projet de règlement sur l'usage durable des pesticides (SUR) aurait pu harmoniser la concurrence au niveau européen. Son regrettable abandon s'est fait au détriment de la France.
Au niveau européen, il est évident que nous ne décidons pas seuls de l'harmonisation des normes vers le haut. Un autre levier consiste à bien informer les consommateurs français des avantages et de la valeur des productions nationales, ce qui permettrait à ceux d'entre eux qui disposent de plus de moyens pour accéder à cette alimentation de s'y tourner plus spontanément. Cependant, demeure la question des ménages en situation de précarité alimentaire qui, selon une étude du Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie (CREDOC), représentent 10 à 15 % de la population. Cette précarité implique de réfléchir à des mécanismes de redistribution. Nous avons déjà envisagé la sécurité sociale de l'alimentation, mais il faut examiner d'autres mécanismes visant à alléger les dépenses contraintes des ménages. Au cours des dernières décennies, la part des dépenses des ménages consacrée à l'alimentation a diminué, tandis que celle dédiée au logement a augmenté. Une réflexion approfondie sur ce sujet s'impose.
En parallèle, il faut déterminer les moyens de soutenir la rémunération des agriculteurs via la puissance publique. Les agriculteurs ne souhaitent pas dépendre des subventions de la Politique agricole commune (PAC), versées de manière aléatoire. Il est essentiel de reconnaître que les agriculteurs rendent un service à la collectivité lorsqu'ils préservent l'environnement, la santé, la qualité de l'eau et la capacité des écosystèmes à produire sur le long terme. Étant donné que ce bénéfice est collectif, il est légitime qu'il soit rémunéré collectivement par la puissance publique. Selon nous, cela peut être réalisé par la PAC, notamment dans le cadre d'une révision du plan stratégique national de la PAC cette année.
La problématique de compétitivité se pose également vis-à-vis des pays hors de l'Union européenne. Il ne semble pas souhaitable de fournir des efforts de transition agroécologique chez nous, au prix d'une augmentation des coûts de production, pour que le consommateur se tourne ensuite vers des produits importés de l'extérieur de l'Union européenne. Une des solutions à cette équation réside dans les mesures miroirs déployées dans le cadre de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Certaines de ces mesures sont déjà mises en place par la Commission européenne, mais d'autres tardent à être instaurées. D'autres encore, qui n'ont pas encore été envisagées, pourraient l'être.
En ce qui concerne les accords de libre-échange, la question est différente. Aucun engagement international ne nous oblige à signer ces accords et à y intégrer le secteur agricole et alimentaire. Il s'agit d'un choix délibéré. Dès lors, il semble nécessaire d'imposer des conditions strictes sur les facilités accordées aux importations de produits agricoles et alimentaires. Nous pensons notamment aux conditionnalités tarifaires ou aux contingentements, ainsi qu'à des accords globalement plus ambitieux en matière de respect des accords de Paris et du cadre mondial sur la biodiversité.
Je m'interroge sur les économies sur les intrants que permet, selon vous, l'agroécologie. Les engrais de synthèse sont moins coûteux que les engrais organiques. De même, la suppression des herbicides implique le recours à des solutions mécaniques plus onéreuses. Je questionne donc l'appréciation économique sous-jacente à vos affirmations. Avez-vous conduit des études d'impact permettant d'étayer celles-ci ?
Par ailleurs, vous évoquez la transformation du modèle alimentaire. Il s'agit d'une position relevant du militantisme. Cette transformation impliquerait un changement de modèle de société qui n'est pas nécessairement accepté par la population. Imposer un tel changement n'est pas anodin.
Au terme de cette commission d'enquête, et après avoir écouté des personnes tenant des positions similaires aux vôtres, j'ai l'impression que l'on nous propose des solutions dont on peut se demander de quelle manière elles seront compensées économiquement, en particulier sur le plan de la compétitivité. En quoi ces solutions nous prémunissent-elles contre une forme de décroissance ? À la rigueur, je dirais que le changement de modèle alimentaire que vous préconisez constitue déjà une forme de décroissance. Mais surtout, comment l'agriculture, dans le modèle que vous proposez, sera-t-elle en mesure de nourrir la population ? Sur quels éléments scientifiques et économiques vous basez-vous pour affirmer que ce modèle fonctionnera ?
Tout d'abord, je tiens à préciser que nous ne cherchons pas à imposer un changement de modèle alimentaire. Nous versons des réflexions au débat public. Dans ce cadre, il nous apparaît qu'une évolution des régimes alimentaires est essentielle pour assurer notre sécurité alimentaire à long terme tout en intégrant les enjeux de santé et de préservation de l'eau. Encore une fois, nous ne cherchons pas à imposer un quelconque changement de modèle, mais nous souhaitons que cette question fasse l'objet de délibérations démocratiques et soit planifiée dans le cadre d'une gouvernance inclusive.
Vous taxez notre position de militante. Je dirais plutôt qu'elle reflète une certaine vision du sujet, reposant sur des éléments scientifiques solides, incluant des données expérimentales, des modélisations et des retours d'expérience des praticiens de terrain. Je vous renvoie, à cet égard, aux publications de l'INRAE, mais aussi aux travaux de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) dans le domaine de la santé publique, ainsi qu'aux scénarios que j'ai cités, notamment les scénarios TYFA et Afterres2050.
Vous avez affirmé que les engrais chimiques étaient moins chers que les engrais organiques. La crise en Ukraine a entraîné une hausse extrêmement forte du prix des engrais azotés importés, de l'ordre – je n'ai pas les chiffres exacts à disposition – d'au moins 100 %, voire 200 %. Cela représente un coût considérable. Le diaporama d'étape diffusé sur le bilan des conférences des parties (COP) régionales indique que, pour les grandes cultures, le coût des fertilisants azotés de synthèse s'élève à environ 250 euros par hectare. Cela représente environ deux fois le paiement de base de la PAC. En d'autres termes, nous envoyons deux fois le paiement de base de la PAC dans des pays extérieurs à l'Union européenne pour acheter des engrais. Et vous n'êtes pas sans savoir qu'il convient de prendre en compte une dimension géopolitique dans nos approvisionnements, non seulement pour les engrais azotés mais aussi pour la potasse.
À l'inverse, les engrais organiques, bien que nécessitant des efforts significatifs de reconception des systèmes agricoles, permettent d'espérer une meilleure circularité à l'échelle des territoires, notamment grâce à des rotations incluant davantage de légumineuses, dont la valorisation soulève des enjeux importants pour les filières. Il est également possible de mieux articuler élevage et culture, un chantier considérable compte tenu de la spécialisation géographique de l'élevage en France. À cet égard, nous pensons, et nous ne sommes pas les seuls, qu'une meilleure répartition de l'élevage sur les territoires serait bénéfique. Cela nécessite une planification sur plusieurs années, en incluant les outils de transformation des produits de l'élevage tels que les abattoirs ou les outils de transformation du lait.
Vous nous demandez si un modèle agroécologique serait en mesure de répondre aux besoins des populations, en France comme ailleurs, et s'il existe une adéquation entre l'offre et la demande. À cette question, plusieurs scénarios, tels que les scénarios TYFA et Afterres2050, répondent positivement, à la faveur d'une analyse fine des questions de fertilité.
Quant aux enjeux économiques, nous les avons abordés précédemment en parlant du soutien aux revenus des agriculteurs, de la réorientation de la politique agricole commune, ainsi que des mesures miroirs et du réexamen de la rédaction de la partie agricole et alimentaire des accords de libre-échange.
Vous avez évoqué à plusieurs reprises la question démocratique et mentionné qu'il était essentiel de prendre en compte les conditions garantissant le contrôle par la population des choix effectués. Pourriez-vous préciser ce que vous entendiez par ce contrôle ?
La gouvernance alimentaire consiste à satisfaire durablement les besoins alimentaires de la population, en toutes circonstances, tout en assurant une maîtrise démocratique du système alimentaire. Cela implique principalement deux éléments.
Premièrement, il est essentiel d'éviter que certains acteurs n'acquièrent des positions trop dominantes dans les domaines de la production, de la transformation ou de la distribution. Ces acteurs économiques pourraient en effet compromettre l'autonomie décisionnelle des agriculteurs sur leurs exploitations. De plus, il est crucial de permettre à la puissance publique de conserver son pouvoir d'orientation sur les politiques agricoles et alimentaires. Récemment, nous avons observé la difficulté de la puissance publique à instaurer un partage équitable de la valeur ajoutée entre les différents maillons du système agricole et alimentaire.
Deuxièmement, nous souhaitons que la gouvernance des politiques agricoles et alimentaires soit davantage inclusive. Cela comporte plusieurs dimensions, mais l'idée générale est d'ouvrir la gouvernance des instances et des politiques publiques agricoles et alimentaires à divers acteurs. Il est primordial de prendre en compte le pluralisme syndical. Vous avez reçu ici l'ensemble des syndicats agricoles et il nous semble qu'ils sont légitimes pour contribuer à la gouvernance des instances agricoles. Il est nécessaire qu'ils soient bien représentés, et nous avons formulé des propositions en ce sens l'année dernière, notamment concernant les évolutions du mode de scrutin au sein des chambres d'agriculture.
Toutefois, la question de la gouvernance inclusive dépasse le simple pluralisme syndical. Elle implique également une meilleure association des collectivités territoriales à la gouvernance de certaines instances. Ainsi, les collectivités territoriales devraient jouer un rôle plus significatif au sein des comités départementaux d'orientation agricole et des comités techniques des sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural (SAFER), surtout lorsque les projets discutés concernent des projets alimentaires territoriaux. Il nous semble également nécessaire de mieux intégrer les différents ministères dans la gouvernance des politiques agricoles et alimentaires. Enfin, il est essentiel d'associer davantage la société civile à certaines instances. Le terme de démocratie alimentaire est rarement prononcé, même s'il a été mis en avant dans plusieurs travaux académiques, notamment ceux de Dominique Paturel. Nous pensons qu'il mérite d'être davantage mis en lumière.
Dans le cadre de cette commission d'enquête, qui s'inscrit dans la mission de contrôle des députés, nous cherchons à comprendre le phénomène d'inertie au sein de l'administration française. En effet, nous avons constaté que certaines décisions semblent ne jamais être appliquées. Certains ministres nous ont expliqué avoir donné des directives qui ne sont jamais suivies ou mises en œuvre, et des décrets qui ne sont jamais publiés. Nous tentons de comprendre ce qui se passe au sein de l'administration.
Je ne connaissais pas Le Lierre avant que votre audition ne soit proposée. Mon propos ne relève donc pas d'une vendetta personnelle. Mais en consultant votre site, j'ai relevé plusieurs éléments préoccupants. J'aimerais vérifier si ce que je perçois comme une faillite de l'État français quant à la préservation de la souveraineté alimentaire s'explique par une résistance de certains fonctionnaires à l'égard de certaines décisions. Vous concernant, je ne comprends pas le lien entre des ONG et l'administration, qui peut soulever de graves problèmes déontologiques. Par exemple, je ne saisis pas le rôle des entreprises publiques ou parapubliques telles que Veolia ou EDF dans ce contexte. J'aimerais que vous clarifiiez ce que recouvre cette association de 1 700 personnes constituant votre réseau.
Nous avons commencé à répondre à cette question au début de l'audition, mais peut-être pas de manière suffisamment approfondie. Certains raccourcis, comme qualifier Le Lierre de réseau de hauts fonctionnaires, jettent la confusion. Vous semblez suggérer que la haute administration manigance des actions dans le dos des élus et de l'exécutif. Je ne sais pas quelle analyse ou quelle hypothèse motive cette suspicion.
Je répète, à des fins de clarification, que nous ne nous considérons pas comme un réseau de fonctionnaires ou de hauts fonctionnaires. Nous nous identifions comme un réseau de professionnels de l'action publique. Notre réseau inclut en effet des fonctionnaires, mais aussi des consultants travaillant dans le domaine des politiques publiques, des salariés d'entreprises publiques et des membres d'ONG intéressés par les affaires publiques. Ce croisement de perspectives et d'expériences nous semble enrichissant, tant en termes de partage de compétences que pour alimenter des réflexions collectives. Il n'y a aucune volonté de se présenter comme un réseau exclusivement composé de fonctionnaires.
Concernant le décalage entre les décisions politiques et leur mise en œuvre par l'administration, vous sous-entendez que notre organisation, de manière structurée, chercherait à entraver les décisions politiques. Je tiens à clarifier notre position. Nous ne procédons pas de cette manière. En tant que membres de cette organisation, nous nous engageons bénévolement dans une structure associative, tout en respectant nos obligations professionnelles, y compris notre soumission à la hiérarchie. Il n'existe aucun lien entre l'objet du Lierre et les analyses que certains acteurs ou élus pourraient faire concernant la mise en œuvre de décisions politiques. Il ne s'agit pas du même sujet. En outre, notre projet ne réside pas dans les actions individuelles des personnes mais dans les idées que nous défendons et que nous publions sur notre site internet. Nous les assumons pleinement en répondant à vos questions.
Selon un sondage, 46 % des personnes interrogées estiment que les crises environnementales et le changement climatique constituent les enjeux les plus susceptibles de bouleverser leurs conditions de vie dans les prochaines décennies. Il est donc légitime que des professionnels de l'action publique partagent ces préoccupations, s'organisent, développent des compétences et proposent des réflexions sur ces sujets dans le cadre du débat public. Cela me semble en phase avec une certaine réalité sociale. Et il est légitime que des personnes, au-delà de leur engagement professionnel pour le service public, puissent disposer d'espaces de travail et de réflexion sur ces enjeux.
Ce n'est pas à vous, mais à la loi de décider ce qui relève ou non des habilitations des fonctionnaires. Mais ce n'est pas le sujet de notre commission.
Je lis votre profession de foi, publiée sur votre site : « Notre réseau s'appuie sur celles et ceux qui sont au cœur des politiques publiques, en leur permettant de se rencontrer, de se connaître, de mettre en commun des idées, de partager des pratiques, d'élaborer ensemble des contributions. » C'est donc bien vous qui revendiquez le terme de réseau, ce n'est pas moi qui l'ai inventé. Je ne comprends pas pourquoi vous contestez ce terme.
Votre réponse correspond à mon inquiétude. Vous affirmez mettre en réseau des hauts fonctionnaires et des professionnels de l'action publique. Ainsi, vous créez une catégorie qui n'existe pas, ce qui pose un problème du point de vue du législateur, du moins qui me pose un problème à moi, élu par les habitants de ma circonscription. En effet, vous mettez en réseau des fonctionnaires et des décideurs publics avec des salariés d'entreprises publiques, qui sont tenus de répondre à des injonctions de l'État et qui ne les respectent pas toujours. Vous évoquez des personnes susceptibles d'entrer sur des marchés publics, notamment des consultants. Par ailleurs, vous incluez dans ce réseau des ONG, dont la majorité, nous y reviendrons, reçoit des subventions publiques. Or qui intervient sur les dossiers de subventions publiques ? Qui est décideur ? Je suis très interpellé par votre réponse. Qu'avez-vous mis en place sur ces sujets ? Dans votre charte, il n'y a même pas de dispositif de prévention des conflits d'intérêts. Comment vérifiez-vous que ces événements que vous organisez, ces dîners, ces conférences, ces mentorats, ces tutorats ne donnent pas lieu à des conflits d'intérêts ?
Je n'ai jamais nié la notion de réseau. Le président de la commission d'enquête et le rapporteur, présents durant toute l'audition, ont dû m'entendre prononcer ce mot au moins une vingtaine de fois. À aucun moment, dans mes réponses, je n'ai réfuté cette notion, qui est au cœur de notre présentation et que nous assumons pleinement. Le terme réseau est polysémique, et libre à chacun de l'interpréter. Pour notre part, nous l'avons présenté de manière précise.
Les professionnels de l'action publique et des politiques publiques recouvrent une notion assez large. Je ne crois pas inventer là une catégorie, dès lors que différentes personnes, divers intervenants, travaillent sur des questions de fond et sur des sujets d'intérêt public, ce qui se traduit dans le domaine des politiques publiques. Nous ne vivons pas dans un pays où seuls l'État, les fonctionnaires et les élus de la nation sont habilités à intervenir sur des sujets d'intérêt public et de politique publique. Les différentes organisations que nous avons mentionnées dans notre discussion sur l'agriculture et l'alimentation, y compris certaines qui ont été auditionnées par cette commission, le sont également.
Nous assumons pleinement l'objet de notre association. Être au cœur des politiques publiques ne signifie pas contrevenir ou se substituer à la décision des élus. Cela ne signifie pas non plus confondre son rôle avec celui des syndicats ou d'autres types d'organisations. Nous sommes un réseau, une association avec des activités clairement définies et nous n'avons pas vocation à sortir du cadre de nos activités. En outre, et je le répète, les fonctionnaires sont soumis à des obligations, et participer de manière bénévole et sur son temps personnel à un projet associatif ne signifie pas y déroger.
Quant aux marchés publics, je ne vois pas le rapport avec les activités de notre association. Si vous accusez Le Lierre de créer des conditions contrevenant au respect du code des marchés publics, alors il faut l'énoncer très clairement. Sinon, il appartient aux institutions responsables de ces marchés de vérifier le respect des obligations et du code des marchés publics. Pour moi, il n'y a pas de sujet.
Je terminerai en disant que des réseaux et des associations, il en existe sur toutes sortes de thématiques. Certains camps politiques revendiquent d'ailleurs, et affichent dans la presse, une filiation avec certains réseaux de hauts fonctionnaires sur des objets très politiques et très politiciens. Ce n'est pas le cas du Lierre. Toutes nos activités sont publiques et nous les assumons pleinement. Si des accusations précises nous sont adressées, nous pourrons y répondre ici ou dans un autre cadre.
Puisque vous n'y répondez pas, je vais reformuler ma question. Vous organisez sciemment un réseau autour de certaines valeurs. Vous mettez en réseau des personnes susceptibles d'avoir des relations professionnelles dans le cadre de contrats publics et d'attributions de subventions, et je reviendrai sur l'exemple de l'IDDRI, qui est pertinent à cet égard. Ma question était la suivante : avez-vous envisagé la prévention des conflits d'intérêts dans le cadre de cette action issue de votre volonté propre, puisque ce n'est pas l'État qui vous a désigné à la tête de cette association ?
En d'autres termes, votre association prend-elle en compte le risque de conflits d'intérêts lié au fait de mettre en réseau des professionnels de l'action publique avec des personnes susceptibles d'être ordonnateurs, décideurs ou influenceurs sur des marchés publics ou des subventions ? Avez-vous mis en place des méthodes de prévention des conflits d'intérêts ? Ou bien considérez-vous que, par nature – et je vous rappelle que vous êtes sous serment –, vous êtes à l'abri de ces risques ? Ma question était très précise. Vous n'y avez pas répondu. Je souhaite une réponse claire et précise, sans autres commentaires.
Personne n'est par nature à l'abri de conflits d'intérêts. L'association Le Lierre n'a pas structuré une politique spécifique de prévention des conflits d'intérêts. Pour autant, les événements, les rencontres et les actions de formation que nous organisons portent sur des sujets divers et rassemblent des personnes dont les intérêts ne sont pas liés aux marchés publics ou à des possibilités de détournement. Par exemple, lorsque nous organisons une journée de formation sur la pauvreté et l'écologie, ou une formation sur les sols, pour revenir au sujet de cette audition, nous abordons des thématiques sans lien avec les marchés publics. Je ne perçois donc pas de risque de conflits d'intérêts, sauf à remettre en question la liberté d'association et de réunion autour de sujets n'ayant aucun rapport avec les marchés publics ou l'attribution de subventions.
Certaines associations, monsieur, se chargent d'identifier et de gérer des problèmes spécifiques, et sollicitent des subventions auprès des ministères compétents. Le fait de se rencontrer et de discuter de ces questions sans aucune surveillance peut tout à fait engendrer des conflits d'intérêts, y compris pour les deux thèmes que vous avez mentionnés.
Il semble y avoir une confusion entre les possibles liens d'intérêts, qui existent partout dans le monde dès lors qu'il y a des rencontres, et des conflits d'intérêts caractérisés. Cependant, les objets de nos travaux et de notre réseau ne concernent pas des enjeux liés à des marchés publics ou à l'octroi de subventions. Si l'on interdit aux fonctionnaires de se réunir et de se rencontrer, on sort du cadre du droit.
Ce n'est pas à vous pas de décider ce qui sort du droit. Je considère qu'organiser un réseau de professionnels entraîne une profusion de risques de conflits d'intérêts. Les gens jugeront.
Vous avez cité l'IDDRI comme une référence. J'ai consulté les comptes de cet institut pendant votre exposé. Premièrement, je constate que, selon les informations disponibles, deux tiers de ses financements proviennent de subventions publiques, qu'elles soient de l'État, d'autres institutions ou de l'Union européenne. Deuxièmement, il reçoit 500 000 euros de mécénat dont l'origine reste à déterminer.
L'autre entité que vous avez mentionnée, Solagro, est une entreprise de conseil et d'accompagnement sur des objectifs environnementaux. Parmi ses partenaires figure l'IDDRI. En croisant les partenaires de l'IDDRI et de Solagro, on observe une sorte de nébuleuse de partenaires qui sont toujours les mêmes : l'Ademe (Agence de la transition écologique), des régions de gauche, etc. Ces mêmes entités se retrouvent souvent, créant un effet de réseau apparent qui peut susciter des interrogations quant à leurs soutiens financiers croisés. En outre, vous les citez comme référence, ce qui renforce cet effet de réseau. En tant que réseau de professionnels et d'experts autoproclamés, vous vous citez mutuellement, créant ainsi un biais de confirmation permanent. Les experts se définissent comme experts, s'expertisent entre eux et se reconnaissent mutuellement comme tels.
Vous appuyez-vous, dans vos activités, sur des comités scientifiques, dont les avis, opposables, se baseraient sur la méthode éprouvée, bien qu'imparfaite, de la relecture par les pairs qui, évidemment, sont exempts de tout conflit d'intérêts ? Dans les travaux que vous présentez ou avec les personnes avec qui vous collaborez, appliquez-vous des méthodes d'appréciation scientifique qui recoupent des pratiques éprouvées et reconnues tant en France qu'à l'international ? Ou bien rédigez-vous vos notes entre vous, et considérez que cela vaut pour validation scientifique ?
Sur la question des interactions entre les différentes organisations, soit il existe un problème de respect du droit et de conflits d'intérêts sur certains sujets, soit il n'y en a pas. Le Lierre n'est pas concerné par les exemples que vous avez donnés.
En ce qui concerne notre méthode scientifique, nous n'avons jamais revendiqué le caractère scientifique de nos travaux. Comme nous l'avons indiqué, nous nous appuyons sur des rapports scientifiques nationaux et internationaux existants ainsi que sur des rapports d'autres organisations, y compris des ONG associatives, et des rapports officiels. Nous croisons ces informations avec l'expérience et l'analyse de professionnels de terrain sur ces différents sujets. Toutes les références sont explicitement citées dans nos publications. Ces contributions au débat public sont transparentes, chacun peut prendre connaissance de l'ensemble des sources. Je crois que les choses se déroulent dans la transparence la plus totale.
Je souhaite apporter quelques précisions concernant les cas mentionnés. L'Ademe est une institution reconnue pour sa fiabilité en matière de transition écologique. Quant à l'IDDRI et à Solagro, je me suis contenté de citer leurs études. Je ne connais pas les sources de financement de ces institutions et je n'ai pas à me prononcer à ce sujet.
Toutefois, je tiens à souligner que l'étude de l'IDDRI constitue une recherche très sérieuse, validée selon les standards académiques, c'est-à-dire par une revue par les pairs, anonyme, comme cela se pratique dans les grandes revues scientifiques. Cette étude a d'ailleurs été publiée dans une revue scientifique internationale de renom. Les travaux de l'IDDRI et de Solagro sont abondamment cités dans les rapports administratifs car ils proposent des scénarios qui enrichissent le débat public, de la même manière que le scénario négaWatt contribue à la réflexion dans le cadre de la préparation de la stratégie nationale bas-carbone (SNBC), sans pour autant s'imposer aux décideurs.
Par ailleurs, j'ai cité abondamment les travaux de l'INRAE, qui jouit d'une grande crédibilité scientifique, et j'ai mentionné l'INSERM. Nos références ne se limitent donc pas à une seule source, elles s'appuient sur une diversité d'institutions reconnues pour leur rigueur scientifique.
Monsieur Yven, pourriez-vous nous éclairer sur le système de tutorat et de mentorat au sein de votre organisation ? Est-ce une obligation ou une simple option ? Pourriez-vous détailler en quoi cela consiste, comment les mentors et tuteurs sont sélectionnés, et qui désigne ces personnes ? J'ai du mal à comprendre quelle autorité est responsable de cette désignation.
Par ailleurs, est-ce que vous triez les personnes souhaitant adhérer à votre organisation ? Par exemple, si une personne lit votre charte et considère qu'elle correspond à ses valeurs, mais précise qu'elle est par ailleurs déléguée départementale du Rassemblement National, peut-elle rejoindre vos rangs ?
Nous avons mentionné le tutorat-mentorat parce qu'il s'agissait d'une de nos activités à un moment donné. Cependant, nous sommes tenus, en tant qu'association bénévole, de gérer la mise en relation, de contacter les candidats pour leur expliquer le processus, etc., ce qui demande beaucoup de temps. Nous avons donc mis cette activité en veille. À l'origine, nous avions testé cette idée de tutorat-mentorat avec quelques dizaines de personnes. Les candidats se déclaraient volontaires soit pour être tutorés, soit pour être mentors. Ce type de dispositif existe dans de nombreuses organisations, par exemple dans le domaine hospitalier, où j'exerce, et permet d'accueillir les nouveaux arrivants. Des personnes plus jeunes peuvent ainsi bénéficier d'échanges, d'appuis et de conseils de la part de collègues plus expérimentés. Cela peut inclure le partage d'expérience et des conseils pratiques, comme ceux qu'une personne ayant réussi un concours peut prodiguer à un débutant. Encore une fois, ce modèle est courant dans de nombreuses structures. Nous avons tenté de l'expérimenter mais, pour l'instant, il est en sommeil.
Concernant le mode d'entrée dans le projet du Lierre, deux critères sont essentiels. Premièrement, nous demandons que les candidats aient une expérience professionnelle en lien avec l'objet du réseau, à savoir l'action publique. Cela peut inclure des fonctionnaires actuels ou anciens, ou des personnes ayant ou ayant eu des expériences en rapport avec les politiques publiques. Les étudiants des écoles de la fonction publique sont également éligibles. La première condition est donc de faire valoir une expertise ou une expérience d'encadrement dans le domaine des politiques publiques. Deuxièmement il est naturellement indispensable que les candidats acceptent les statuts de l'association et en partagent les valeurs et l'objet, comme c'est le cas dans toute association. Les valeurs et l'objet du réseau du Lierre sont clairement et précisément décrits sur notre site internet, il suffit de s'y reporter.
En lisant ce manifeste, justement, j'ai une interrogation concernant les devoirs de réserve et de neutralité. Pour devenir adhérent du Lierre, il faut exprimer son accord avec ce manifeste qui, dès le premier paragraphe, indique ceci : « Pour autant et jusqu'à récemment, l'écologie politique » – pas l'écologie : l'écologie politique – « n'a pu exister que de manière discrète, secrète, masquée dans les administrations et institutions, à l'exception de celles qui avaient justement pour objet d'agir pour protéger l'autre », etc.
« L'écologie politique », donc, et. non pas l'écologie en tant que science. Le concept même d'écologie est polysémique. Mais l'écologie politique renvoie à une conception spécifique. En France, ceux qui s'en réclament ne représentent pas tous les partis. Il existe plusieurs partis écologistes, historiquement Les Verts ou une écologie plus centriste, qui par la suite s'est déportée vers le Parti socialiste, La France insoumise et autres forces de gauche. L'écologie, elle, est transpartisane. Du moins, tous les partis représentés au Parlement disposent de programmes comportant un volet écologique. Dès lors, je ne comprends pas comment la revendication d'écologie politique, en tant que valeur, dans une charte qu'il est nécessaire de signer pour adhérer à votre association, peut être compatible avec une forme de neutralité et avec le devoir de réserve des fonctionnaires.
Le devoir de réserve s'impose dans le cadre de l'activité professionnelle, il s'agit d'une question de mesure et de neutralité dans le cadre de la réalisation des missions du fonctionnaire. Le Lierre dispose effectivement d'un manifeste, accessible publiquement sur notre site internet. Ce manifeste est daté de mai 2020 et analyse de manière générale le contexte de l'époque. Il est vrai qu'à une certaine période, le simple fait d'évoquer les sujets de transition écologique dans certains espaces, y compris au sein des administrations, pouvait entraîner des conséquences pour les personnes se positionnant sur ces enjeux, qui étaient rapidement cataloguées et caricaturées. Fort heureusement, la situation a évolué à la faveur d'une prise de conscience réelle et accélérée face aux désastres environnementaux.
Il existe en effet une écologie politique et une écologie scientifique. Cela ne signifie pas pour autant que ce manifeste définit un camp politique précis. Vous dites qu'il contrevient au devoir de réserve des fonctionnaires. Or, comme je l'ai déjà indiqué, le devoir de réserve implique une mesure dans l'expression, mais n'interdit pas aux fonctionnaires d'avoir des opinions.
Il me semble, et je l'ai indiqué précédemment, qu'il existe d'autres réseaux composés pour une grande part de fonctionnaires, par exemple celui des Horaces ou celui des Gracques, qui se concentrent sur des enjeux beaucoup plus politiques et se donnent pour objet de soutenir des partis ou des candidats. Si vous posez la question de la liberté pour les réseaux de fonctionnaires d'agir, de communiquer et d'avoir des idées politiques, alors cette question se pose assez largement, bien au-delà de notre association qui, pour sa part, dispose d'un fonctionnement et d'une gouvernance totalement indépendants de toute force politique.
Je suis allé vérifier sur le site du service public. Le devoir de réserve s'applique en dehors des heures de travail, et se renforce à mesure que l'on monte dans la hiérarchie. Ces informations sont publiques.
Je ne suis pas convaincu par votre réponse sur l'écologie politique, lorsque vous expliquez que, jusqu'en 2020, la situation était complexe. Je rappelle la signature du protocole de Kyoto, les déclarations de Jacques Chirac au sommet de la Terre et la présence au Gouvernement de ministres écologistes comme Mme Lepage, Mme Voynet et Mme Royal, bien avant 2020. Je ne vois donc pas du tout de quoi vous parlez. Comment justifier l'utilisation du terme d'écologie politique dans un manifeste, terme qui renvoie, pour toute personne de bonne foi, à un engagement politique ? Le président de notre commission et le rapporteur jugeront de la qualité de votre réponse, mais pour ma part, vous entendre dire que vous étiez martyrisés, minorisés avant 2020 ne me semble pas suffisant pour répondre à ma question. Encore une fois, je travaille à partir de faits, je ne formule pas des accusations. Je le précise puisque vous semblez sous-entendre que je vous mets dans un coin. Je suis personnellement opposé à toute association impliquant des fonctionnaires, quels qu'ils soient.
Je poursuis la lecture de votre manifeste : « Le Lierre s'est développé dans toutes les régions de France. Nous voulons porter ensemble une nouvelle ambition : faire des services publics le fer de lance de la transition écologique de notre société. » Je vous renvoie à ma première question. Vous êtes un certain nombre de fonctionnaires ou de personnes liées à des sociétés publiques ou parapubliques, qui doivent remplir des missions de service public ou y contribuer. Vous êtes des serviteurs du service public. Or vous utilisez les services publics pour mener un projet lié à votre manifeste. Cela me semble problématique.
Mon engagement politique est une forme de service public. Et à ce titre je n'imagine pas exercer d'autres fonctions durant mon mandat. On ne m'a en tout cas jamais accusé de cela. Je n'ai pas détourné ma fonction de président de commission d'enquête parlementaire, lorsque je l'ai exercée, pour mener des activités autres que celles, institutionnelles, qui m'étaient attribuées. Dès lors, je ne comprends pas comment on peut concilier les valeurs de la fonction publique française avec une telle déclaration, qui consiste à s'arroger le droit d'utiliser quelque chose qui ne vous appartient pas. Le « vous », ici, est collectif, et non individuel, et concerne les 1 700 personnes de votre réseau, ou du moins celles parmi ces 1 700 personnes qui sont soumises à ces obligations, qu'elles soient fonctionnaires, notamment dans la haute fonction publique, ou qu'elles aient des obligations de service public par rapport à une délégation de marché ou une entreprise publique. Je ne comprends pas comment cela est possible.
Je vais répondre de manière synthétique. Comme toutes les réponses que nous avons fournies tout au long de l'audition, il s'agit d'une analyse fondée sur une conviction. Nous sommes convaincus que les services publics doivent s'adapter aux enjeux environnementaux. Cela concerne l'école, l'hôpital et de nombreux autres services publics déjà impactés par les crises environnementales. Cette conviction est partagée et s'appuie sur des rapports et des études, notamment ceux de Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz concernant la mise en œuvre et le financement de la décarbonation de notre système économique. Leur analyse souligne que cette nouvelle révolution ne sera pas initiée par une rupture technologique ou par une énergie plus accessible et moins coûteuse, comme cela a pu être le cas par le passé, mais par une volonté politique et une action publique déterminées. La phrase que vous citez s'inscrit dans cette réflexion. Nous faisons face à des enjeux nécessitant une mobilisation de l'action publique.
Par ailleurs, notre activité ne relève pas d'une lubie d'une association ou de fonctionnaires isolés, mais correspond à la politique actuelle de l'État et aux engagements internationaux de la France en termes de décarbonation de son économie et de son administration. Plusieurs plans ont été adoptés, demandant aux acteurs publics, dont je fais partie, de mettre en œuvre des mesures ambitieuses de décarbonation et de transition écologique. Nous ne formulons pas un souhait isolé mais un souhait correspondant à une politique actuelle, inscrite dans plusieurs aspects de la loi.
Enfin, j'amènerai une nuance à propos du verbe d'action « faire ». Nous réalisons nos missions et exerçons nos responsabilités en tant qu'association, mais sans nous substituer aux décideurs politiques, élus et membres de l'exécutif. Chacun doit rester à sa place et, en ce qui nous concerne, les rôles sont clairement définis.
Nous avons évoqué, au début de cette audition, la déclaration récente à la HATVP. Pour clarifier, cette déclaration a-t-elle été effectuée de votre propre initiative ou bien en réponse à une demande de la HATVP ?
Seconde question : certains de vos membres sont-ils des hauts fonctionnaires au sein des ministères de l'écologie et de l'agriculture ?
Lorsque nous avons été sollicités pour des rendez-vous avec des cabinets de ministres ou des élus, nous avons pris conscience que d'autres organisations associatives avaient pris l'initiative de se déclarer auprès de la HATVP. C'est à ce moment-là que nous avons décidé, de notre propre initiative, de sécuriser notre démarche et d'assurer une transparence totale en effectuant cette déclaration. Nous avions initialement des doutes quant à la pertinence de cette démarche. En effet, les lignes directrices de la HATPV indiquent que la déclaration est nécessaire dès lors qu'une organisation est à l'initiative des rendez-vous. Or, dans notre cas, c'est généralement l'inverse qui se produit : nous publions nos travaux, qui suscitent l'intérêt de diverses personnes, élus ou membres de cabinets, et ce sont eux qui nous sollicitent pour organiser des rendez-vous. Mais, par précaution, nous avons décidé de nous déclarer et de déclarer chaque rendez-vous au fur et à mesure qu'ils se présentent.
Pour répondre à votre seconde question, oui, nous avons des membres dans ces ministères, ainsi qu'aux ministères de la santé, de l'économie, mais aussi au sein des collectivités territoriales, dans les services déconcentrés de l'État et dans toutes les organisations que j'ai mentionnées précédemment.
Nous arrivons au terme de cette audition. Je souhaite ajouter une précision. Depuis 1971, une décision du Conseil constitutionnel confère une valeur constitutionnelle à la liberté d'association. Il me semble important de le rappeler dans le cadre de cette audition. Je vous remercie, messieurs, d'avoir répondu aux questions de la commission d'enquête.
Puis la commission procède à l'audition, ouverte à la presse, de M. Emmanuel Besnier, président-directeur général du groupe Lactalis, accompagné de M. Jérôme Breysse, directeur des affaires publiques, et de M. Fabrice Collier, directeur des affaires économiques.
Nous poursuivons nos auditions en recevant M. Emmanuel Besnier, président-directeur général du groupe Lactalis, accompagné de M. Fabrice Collier, directeur des affaires économiques, et de M. Jérôme Breysse, directeur des affaires publiques. Nous avons en effet décidé d'auditionner un certain nombre d'entreprises importantes de l'agroalimentaire en France.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(MM. Emmanuel Besnier, Fabrice Collier et Jérôme Breysse prêtent serment.)
Je tiens tout d'abord à vous remercier d'avoir convié Lactalis dans le cadre de cette commission d'enquête sur la souveraineté alimentaire française et d'entendre, pour vos travaux, une grande diversité d'acteurs, notamment des industriels.
Il n'existe pas une filière alimentaire homogène : chaque filière, en particulier celle du lait, a ses caractéristiques propres, qui se traduisent par des modèles économiques et sociaux très différents, particulièrement complexes et souvent issus d'une histoire forte, liée au territoire de la France, aux produits, à la nature des marchés de consommation et aux femmes et aux hommes qui contribuent chaque jour à créer de la valeur. Je m'exprimerai exclusivement au sujet de la filière laitière, la seule que je connaisse, le groupe Lactalis étant principalement, voire uniquement, un groupe laitier.
Fort d'une expérience de quatre-vingt-dix ans dans le lait et de sa position de numéro un mondial, Lactalis peut avoir un point de vue utile pour les travaux de votre commission d'enquête, auxquels nous sommes heureux et honorés de participer. Nous nous présentons devant vous en ayant la volonté de contribuer à éclairer les réflexions de l'Assemblée nationale avec le maximum d'éléments pertinents.
Lactalis est une société 100 % familiale qui a été fondée par mon grand-père André Besnier à Laval, en Mayenne. Sa mission est de créer et de proposer, en partant d'une matière unique, le lait, des produits sains, savoureux et accessibles. Nous constituons ce qu'on appelle, dans la filière, le maillon des transformateurs.
Depuis son démarrage en 1933 et les quelques camemberts produits le premier jour de son activité, Lactalis a connu une croissance extraordinaire et est devenu ce que l'on peut appeler un champion national. Nous sommes le premier groupe agroalimentaire français et le premier groupe laitier mondial.
Lactalis a 85 000 collaborateurs, dont 15 000 en France. Nous avons collecté en 2023 près de 23 milliards de litres de lait, dont plus de 5 milliards en France, qui est pour nous, bien entendu, le premier pays en matière de collecte. Nous travaillons ainsi avec plus de 10 000 exploitations laitières françaises.
Nous sommes présents, au niveau industriel, dans cinquante pays où nous faisons de la transformation et nous commercialisons nos produits dans plus de deux cents pays. Nous transformons le lait dans 67 laiteries et fromageries en France et dans plus de 270 dans le monde.
L'industrie laitière nécessite beaucoup d'investissements. Nous investissons ainsi tous les ans un peu moins de 300 millions d'euros en France pour pérenniser nos outils, gages du maintien de la souveraineté française. En tant que premier fromager mondial, nous avons aussi à cœur de maintenir les savoir-faire et les traditions. Nous sommes présents dans trente-huit AOP (appellations d'origine protégée) et IGP (indications géographiques protégées) en Europe.
S'agissant de l'exercice 2023, nous avons annoncé un chiffre d'affaires de 29,5 milliards d'euros. La France reste de loin le premier marché du groupe, avant les États-Unis et le Canada. L'industrie laitière est une industrie de volume, avec des résultats faibles : Lactalis a réalisé 1,45 % de résultat net en 2023.
Par rapport à bon nombre de nos concurrents, nous avons la particularité d'être présents dans l'ensemble des catégories laitières. Notre première activité reste, bien sûr, le fromage, qui représente près de 40 % de notre chiffre d'affaires, devant le lait de consommation, qui se situe autour de 19 %, des yaourts – 15% de notre chiffre d'affaires –, du beurre et de la crème – 8% – et des ingrédients – aux alentours de 8 %.
Je souhaite rappeler que la filière laitière est exemplaire en ce qui concerne la souveraineté alimentaire française. Depuis des décennies, les produits laitiers ont un solde commercial positif et sont un grand contributeur, avec les vins et spiritueux et les céréales, aux excédents commerciaux agricoles français. Les entreprises françaises exportent plus de 9 milliards d'euros de produits laitiers, dont les deux tiers au sein de l'Europe, et ont un solde positif de plus de 3 milliards.
Plus de 40 % du lait produit par les agriculteurs de France est transformé sur notre territoire pour être exporté sous une forme ou sous une autre. Les produits laitiers, notamment les fromages, participent fortement à la bonne image de la gastronomie française et de la France dans le monde.
Lactalis, en tant que leader de la filière laitière, présente quelques originalités qui font notre fierté et celle de nos collaborateurs et qui, de notre point de vue, contribuent à la souveraineté laitière de la France.
Le siège de Lactalis est situé à Laval, en Mayenne, depuis 1933. Nous sommes toujours une entreprise laitière familiale, française et à capital patrimonial depuis trois générations.
Le lait est une denrée fragile qui doit être collectée et transformée en vingt-quatre à quarante-huit heures. Nos laiteries et fromageries sont ainsi installées dans les territoires ruraux et contribuent au maintien et au développement de la dynamique des communes rurales en France. Par ailleurs, 80 % de nos collaborateurs vivent dans des communes de moins de 15 000 habitants. Nous avons soixante-sept laiteries sur notre territoire et nous collectons du lait dans soixante-trois départements.
Plus de 95 % du lait que nous transformons dans nos laiteries en France est français. De plus, Lactalis est le premier exportateur laitier et alimentaire du pays. Notre solde est largement positif, puisqu'il s'élève à environ + 1,4 milliard d'euros, soit presque la moitié du solde commercial français pour les produits laitiers.
Ce que l'on appelle la transformation laitière est l'activité par laquelle des entreprises créent, à partir d'une matière identique, le lait, produit par les agriculteurs, une multitude de produits pour les consommateurs. Ces entreprises sont un maillon primordial pour la filière et sa souveraineté.
Comme on a l'habitude de le dire dans la filière, il n'existe pas de laiterie sans lait, ni de lait sans laiterie. La France a la chance d'avoir plusieurs entreprises championnes mondiales dans le secteur des produits laitiers, qui ont accompagné et favorisé le développement de la production laitière dans la deuxième moitié du XXe siècle. Ces entreprises sont aussi le maillon essentiel qui permet d'assurer une régulation entre une matière première périssable produite tous les jours, avec des amplitudes saisonnières fortes et une consommation qui n'a pas la même temporalité. Ce sont également ces entreprises qui ont permis aux producteurs de trouver des débouchés sur les marchés internationaux et à la France d'y prendre des positions fortes. L'industrie laitière est un secteur économique important qui représente plus de 60 000 emplois en France, sans compter les emplois indirects.
Le maintien ou le développement de notre souveraineté nécessite d'assurer non seulement une rémunération juste des agriculteurs mais aussi des débouchés pour les volumes produits dans un marché ultra-concurrentiel. Pour concilier ces deux objectifs, il faut maintenir et même améliorer la compétitivité de notre filière.
En ce qui concerne l'amélioration de la rémunération de l'amont, la filière est exemplaire et pionnière. Avant même les lois Egalim, la filière laitière a été la première filière alimentaire française à appliquer des principes tels que la contractualisation obligatoire, à l'initiative de l'acheteur, pour la production de lait, dès 2011, dans l'anticipation de la fin des quotas laitiers, la renégociation des prix en cas de fluctuation des cours des matières premières, comme le prévoit la loi Hamon de 2014, et l'intégration dans la détermination du prix du lait d'une référence à un ou plusieurs indices publics des coûts de production dans l'agriculture, ce qui correspond cette fois à la loi Sapin de 2016. Lactalis a contractualisé avec l'ensemble de ses producteurs et travaille avec vingt-trois organisations de producteurs, dont onze se sont réunis en association d'organisations de producteurs, l'UNELL (Union nationale des éleveurs livreurs Lactalis).
Les lois Egalim 1 et 2 ont complété le dispositif législatif en intégrant puis en imposant la prise en compte des coûts de production dans la détermination du prix du lait acheté aux producteurs et en généralisant l'obligation de contractualisation écrite et pluriannuelle entre les producteurs agricoles et leur premier acheteur. Lactalis a été en 2019 l'une des premières entreprises à coconstruire un contrat-cadre et une formule de calcul du prix du lait avec les producteurs laitiers et leurs organisations.
Lactalis a été et continue d'être moteur dans ce domaine et a toujours respecté les lois Egalim, y compris en ce qui concerne la construction du prix en marche avant. Ce prix est le résultat d'une formule intégrée dans le contrat-cadre avec les producteurs qui choisissent de nous livrer leur lait.
Nous constatons que les dispositions des lois Egalim ont eu un effet structurant positif sur la construction du prix dans la filière laitière. J'en veux pour preuve l'augmentation forte du prix du lait entre 2019 et 2022 en France et son maintien en 2023, malgré une chute des valorisations sur les marchés internationaux. En hausse de plus de 30 % en trois ans, le prix du lait payé par Lactalis en France a augmenté plus vite que l'indice des coûts de production des éleveurs. En 2023, le prix payé aux éleveurs en France par Lactalis pour du lait conventionnel était de 464 euros les 1 000 litres. Entre 2019 et début 2023, Lactalis s'est situé dans la moyenne supérieure du prix du lait en France. Nous observons également que la marge des éleveurs laitiers – l'indice MILC – est à un des niveaux les plus élevés jamais atteints au cours des dix dernières années.
Les lois Egalim fonctionnent et ont rempli leur rôle sur le marché français. Mais ces lois, du fait de leurs nombreuses exceptions, s'appliquent principalement au lait et à la viande, deux filières qui ne revendiquent pas spécialement une loi Egalim 4. Par ailleurs, la notion de « marche en avant » doit être renforcée dans les négociations sur les marques de distributeurs.
J'entends depuis plusieurs semaines des acteurs demander une réforme des lois Egalim reposant sur la suppression de la date butoir et de l'option 3 ou sur un renforcement des accords tripartites. Ces idées sont défendues depuis plusieurs années par la grande distribution, qui souhaite augmenter encore son pouvoir de négociation et renforcer la pression sur les industriels. Les mesures demandées par la distribution visent finalement à intégrer toute une filière au bénéfice d'un seul acteur, pour renforcer sa stratégie du prix le plus bas. Si les lois Egalim, qui fonctionnent, je l'ai dit, peuvent être ajustées, il faudrait peut-être qu'elles soient d'abord appliquées à un champ plus large au sein du secteur alimentaire.
Dans un marché ultra-compétitif où le prix reste le premier critère d'achat des clients, distributeurs, industriels mais aussi consommateurs, il faut absolument avoir des prix rémunérateurs qui soient compatibles avec l'environnement concurrentiel. Le maintien et le développement de notre souveraineté et de la filière laitière française passent nécessairement par l'amélioration de la compétitivité et de la performance des différents maillons créateurs de valeur que sont l'élevage laitier et la transformation laitière. Par ailleurs, il ne faut pas ignorer le rôle et les attentes du consommateur, qui est souvent oublié mais qui est l'arbitre final dans les rayons, avec la recherche de prix bas. Il faut renforcer notre compétitivité collective et mener en complément des politiques publiques cohérentes pour la valorisation des produits laitiers afin de contribuer à l'amélioration de la souveraineté laitière française.
La compétitivité de la filière est au cœur de l'enjeu de la souveraineté alimentaire. Comme la France produit plus de lait qu'elle n'en consomme, nous devons valoriser sur les marchés internationaux, sous forme de produits transformés, un litre de lait sur deux qui sont collectés en France. C'est ce que la filière appelle les excédents laitiers. Sur ce marché, nous sommes en concurrence frontale avec tous les grands pays producteurs de lait.
La France appartenant à un marché européen ouvert, un décalage en matière de prix par rapport à nos voisins entraînerait une entrée de produits fabriqués avec du lait européen. On voit actuellement, dans un contexte de prix élevés, quelques acteurs remplacer dans le cahier des charges des marques de distributeurs ou des premiers prix l'origine France par une origine UE (Union européenne) et lancer de nouveaux appels d'offres, ce qui nous fait perdre des marchés.
Contrairement aux clients distributeurs qui achètent les volumes de produits dont ils ont besoin, la transformation laitière collecte tout le lait des éleveurs et tâche de le valoriser au mieux. La valorisation des excédents laitiers dépend largement des cours mondiaux et suppose que nos produits soient compétitifs. C'est en raison de la volatilité des cours mondiaux que Lactalis fait évoluer le prix du lait chaque mois, avec les producteurs.
Je voudrais vous faire part de deux convictions à propos de la souveraineté alimentaire et de la compétitivité. Être compétitif permet de ne pas dépendre de manière excessive d'importations de produits stratégiques ou essentiels – la filière laitière est aujourd'hui excédentaire. Avoir une filière compétitive nous permet de produire nous-mêmes pour nos propres besoins et de ne pas être dépendants des importations. Être compétitif, c'est aussi développer nos exportations pour créer de la valeur en France et y investir. C'est le meilleur moyen de gérer et de valoriser durablement les excédents laitiers. Grâce à une filière compétitive, nous pouvons cultiver notre souveraineté alimentaire et investir en sa faveur.
Malheureusement, la France et l'Europe ne fixent pas le prix mondial du lait. Je vais vous donner quelques éléments pour replacer la filière laitière française dans son environnement réel. La production laitière mondiale est d'environ 900 milliards de litres par an et celle de l'Europe de 155 milliards, ce qui représente 17,7 % du total. L'Europe reste le premier exportateur de produits laitiers, mais la France, avec ses 23 milliards de litres de lait, représente seulement 2,5 % de la production mondiale. Le constat, amer, que l'on peut faire est que la France et l'Union européenne ne pèsent pas bien lourd dans l'économie laitière mondiale et donc sur les cours mondiaux. Seule notre compétitivité peut nous aider à nous positionner de manière performante tout en continuant d'investir de manière importante dans la transition écologique, qui est une nécessité. Les produits laitiers sont un marché dynamique, qui croît au niveau mondial. Les États-Unis, l'Inde, la Chine, l'Irlande ou encore la Nouvelle-Zélande sont des pays qui comptent bien continuer à se développer et à prendre des parts de marché.
Si les lois Egalim ont permis de traiter le lait destiné aux produits laitiers commercialisés dans la distribution en France, grâce à la marche en avant, et cela surtout pour les marques nationales, elles atteignent leurs limites en ce qui concerne les marchés industriels internationaux, qui fonctionnent sur la base de l'offre et de la demande et donc des cours mondiaux. Si des ajustements des lois Egalim, dont l'encre n'est pas encore sèche, sont envisageables ou même nécessaires, des évolutions trop radicales qui conduiraient à des prix quasiment administrés nuiraient à la compétitivité de la filière laitière à l'international. La capacité de la filière à valoriser les excédents laitiers à l'international est indispensable à la durabilité de son modèle économique.
Il ne faut pas se tromper de combat : notre enjeu central, au niveau collectif, est la compétitivité, qui est désormais le levier majeur pour la souveraineté de la filière laitière française. Manquer de compétitivité reviendrait à se mettre dans l'incapacité de valoriser les excédents laitiers à l'international et donc à avoir trop de lait en France, ce qui aurait des conséquences très claires pour l'élevage laitier et la transformation laitière, tant en matière économique qu'en matière d'emploi.
Nous faisons face depuis deux ans à un tournant marqué par un risque de déclin, dans un contexte de compétitivité dégradée par rapport à nos principaux partenaires commerciaux et concurrents. Nos exportations et notre solde commercial se dégradent à leur tour, ce qui pénalise la souveraineté alimentaire de la France.
Du fait de sa géographie, de son climat, de ses traditions laitières et de la présence d'entreprises de premier plan, notre pays a tous les atouts pour produire du lait de manière compétitive tout en garantissant un bon revenu aux agriculteurs. Il est clair, compte tenu de l'écart de coût de revient, d'environ 100 euros les 1 000 litres, entre les quartiles supérieurs et inférieurs, qu'il existe des sources d'amélioration. D'une exploitation à une autre, le coût de revient peut varier de 400 euros les 1°000 litres à plus de 500 euros.
Les pistes d'amélioration sont nombreuses : elles vont du rendement laitier moyen par vache à la taille des exploitations en passant par leur modernisation. La question de la taille doit cesser d'être un tabou. La France a décroché depuis vingt ans et se trouve maintenant à la traîne des grands pays producteurs concurrents.
L'excès de réglementation, les distorsions de traitement par rapport aux autres pays européens et le coût élevé du travail sont, par ailleurs, des freins importants en matière de compétitivité. Ces freins concernent aussi le maillon des industriels, qui doit continuer de travailler sur sa compétitivité.
Nous espérons vivement que l'on s'empare de ces leviers d'amélioration de la compétitivité des exploitations laitières, idéalement dès à présent, dans le cadre du projet de loi en cours de discussion au Parlement.
Considérant l'objet de cette commission d'enquête relative à la souveraineté alimentaire de la France, nous recommandons que les politiques publiques intègrent pleinement parmi leurs orientations la question de l'amélioration de la compétitivité des filières alimentaires, notamment des exploitations laitières, sur la base d'indicateurs de performance pertinents.
Nous voulons une industrie laitière durablement souveraine en France et exportatrice. Il est important pour notre souveraineté de maintenir des entreprises alimentaires françaises. La matière première laitière représente 70 % de nos coûts de fabrication. Nous avons besoin d'une filière compétitive, qu'il s'agisse de la production ou de la transformation laitière. Nous voulons aussi une filière rémunératrice pour l'ensemble des acteurs. Compte tenu de la situation préoccupante en matière de compétitivité, nous estimons qu'une loi « compétitivité alimentaire » serait plus pertinente et plus constructive qu'une loi Egalim 4 en vue d'améliorer la souveraineté alimentaire de la France.
Une telle loi serait une source de création de valeur pour la France en ce qu'elle attirerait des investissements et développerait les exportations. Plus encore, elle permettrait à la France de conquérir de nouveaux marchés et de s'assurer des débouchés pour des productions agricoles. Il est également souhaitable que les pouvoirs publics soutiennent l'amélioration de la productivité des exploitations, qui est un levier majeur en matière de compétitivité. Les exploitations laitières françaises disposent de marges de progrès dans ce domaine.
La compétitivité des filières alimentaires, longue à établir et complexe, ne fonctionne pas en mode marche-arrêt : elle se construit dans le temps. Nous perdons des positions à l'international par manque de compétitivité. Or la souveraineté laitière française passe nécessairement par notre capacité à valoriser nos excédents sur les marchés internationaux. Lactalis croit dans le lait, dans les produits laitiers, dans la production laitière, dans les femmes et les hommes qui travaillent dans la filière laitière. Celle-ci exporte environ un litre sur deux collectés en France. Egalim a pris soin du premier ; la compétitivité doit permettre de maintenir le second.
Si j'ai bien compris, Lactalis assure en France la collecte de 5 milliards de litres de lait, soit à près 22 % du total, et vous êtes le premier collecteur français.
Comme il existe beaucoup d'autres acteurs, le marché est encore compétitif. Je pense à l'audition du groupe Bigard, la semaine dernière : je n'ai plus en tête sa part du marché français du bœuf, mais je suis certain qu'elle est bien supérieure. Il y a encore de la concurrence dans le secteur français du lait.
Oui, il est beaucoup plus éclaté. Il existe quelques coopératives, dont une représente aux alentours de 20 % du marché, comme nous, et deux ou trois autres qui collectent 2 ou 3 milliards de litres de lait. Vous trouvez ensuite beaucoup d'autres acteurs plus petits.
Quelles sont, dans ce que vous collectez, la part du lait conventionnel et celle du lait bio ?
Nous avons plusieurs types de lait : le lait conventionnel, le lait bio et le lait AOP, pour lequel nous sommes un acteur important. Le lait de vache conventionnel représente 80 ou 85 % du lait que nous collectons. Le lait bio représente à peu près 1,3 milliard de litres en France.
Lactalis investit dans le lait bio depuis 1994 : nous avons été une des premières entreprises à soutenir le développement de cette filière. Nous sommes aujourd'hui le deuxième acteur du lait bio, derrière une coopérative spécialisée, et même le premier acteur en matière de ventes commerciales.
On a beaucoup dit, compte tenu de la crise du bio, notamment dans le lait, qu'on ne voyait plus de différence de prix entre le conventionnel et le bio. Quelle est votre lecture ? S'agissant de la collecte de lait bio, êtes-vous dans une situation de stabilité, de croissance ou de décroissance ?
Lactalis est le leader pour la vente de lait bio, avec la marque Lactel. À la différence de la grande coopérative que j'ai évoquée, qui vend son lait à beaucoup d'industriels, nous avons fait le choix de garder et de payer la totalité du lait bio en tant que tel, même s'il y a beaucoup d'excédents. La crise de la vente de produits bio est arrivée au moment où un certain nombre de conversions que nous avions entamées ont eu lieu. Nous déclassons actuellement en lait conventionnel dans nos produits 50 % du lait bio acheté à nos producteurs, mais nous avons fait le choix, contrairement à d'autres, d'assumer ce déclassement en ne payant pas le lait bio au prix du lait conventionnel – nous avons un prix du lait bio supérieur à celui du lait conventionnel, et même nettement supérieur à celui de la grande coopérative en question. En revanche, nous avons arrêté toute conversion de nouveaux producteurs, du fait de notre excédent. Notre objectif est de relancer le marché de vente de lait et de produits bio.
À quelles conséquences va conduire le déclassement de 50 % du lait bio ? Certains producteurs vont-ils arrêter le bio pour retourner dans le giron du lait conventionnel, ce qui signifierait des déconversions, ou bien est-ce simplement un moment compliqué à passer ? Pensez-vous que le ratio actuel d'excédents, de 50 %, va se réduire, que les producteurs vont continuer et que la question finira par être réglée ?
Je précise que ce sont des chiffres concernant Lactalis et non la profession.
C'est notre entreprise qui assume aujourd'hui l'écart de valorisation. Les excédents importants de lait bio pèsent sur la dynamique des prix dans l'ensemble des filières. Nous avons plutôt essayé de trouver des marchés pour absorber les 50 % en cause, mais la filière française de lait bio est très excédentaire.
Certains de nos concurrents poussent en effet pour que des producteurs de lait bio se convertissent au lait conventionnel. Pour notre part, nous restons pour l'heure dans une logique consistant à tenter de relancer le marché du bio.
Vous l'avez souligné, la filière laitière fait partie des très bons élèves de l'agriculture française et contribue largement à notre souveraineté alimentaire. D'après le rapport publié par FranceAgriMer en février 2023, le taux d'auto-approvisionnement atteint ainsi 103 % pour la crème, 120 % pour le fromage, 265 % pour la poudre de lait écrémé, 178 % pour la poudre de lactosérum et 111 % pour les yaourts. La seule exception concerne le beurre, pour lequel ce taux s'établit à 78 % seulement alors que nous produisons plus de lait que nous n'en consommons. Comment expliquez-vous cette difficulté ? Pourrions-nous redevenir complètement souverains en la matière ?
Il est délicat de raisonner produit par produit. Le lait contient deux composantes essentielles : la matière protéique et la matière grasse. Il est vrai que la France importe du beurre, mais en prenant aussi en considération la crème, elle reste exportatrice de matière grasse – même si, en fonction des saisons et des approvisionnements, des importations en provenance d'Europe sont parfois nécessaires. Notre groupe Lactalis, quant à lui, est exportateur de beurre, notamment de la marque Président, qui est reconnue par les consommateurs du monde entier.
Ma question ne portait pas tant sur Lactalis que sur votre analyse de la situation : comment expliquez-vous le déficit observé en matière de production de beurre, qui paraît contre-intuitif pour une filière aussi productive ? Est-il dû à un nombre insuffisant d'usines ou au fait que ce produit aurait été quelque peu délaissé par les acteurs économiques, par exemple ?
Un industriel laitier n'achète pas de la matière grasse ou protéique mais du lait, qu'il valorise ensuite en fonction de sa qualité. Il se trouve tout simplement que les consommateurs et les industriels français aiment les produits assez gras – le gras étant après tout un gage de goût –, si bien que la France ne produit pas assez de matière grasse pour répondre à la demande. Une partie de la matière grasse contenue dans les 23 milliards de litres achetés aux producteurs reste dans le lait de consommation ou est utilisée pour fabriquer des fromages. Il reste donc moins de matière grasse que dans d'autres pays pour fabriquer du beurre : la consommation n'est pas équilibrée entre matière grasse et matière protéique.
L'Accord économique et commercial global passé avec le Canada, le CETA, est souvent présenté comme positif pour la filière laitière. Ce constat vaut-il également pour Lactalis ?
Le Canada a décidé, en matière agricole, de fonctionner en vase clos, c'est-à-dire d'appliquer des tarifs aux frontières qui empêchent les importations, à l'exception de celles s'intégrant dans des quotas. Le CETA a permis à la filière laitière de bénéficier d'une augmentation des quotas accordés aux distributeurs locaux qui achètent les produits européens, notamment pour les fromages. Si le marché reste modeste, l'Europe peut donc exporter davantage de fromage vers le Canada. Lactalis, qui y commercialise plutôt des produits haut de gamme – camembert, fromages à pâte dure, roquefort –, a ainsi pu bénéficier de quotas supplémentaires et augmenter ses ventes de fromage depuis la France.
Pouvez-vous redonner les chiffres relatifs à vos différents types de production que vous avez énoncés lors de votre intervention liminaire ?
Au niveau mondial, le groupe Lactalis réalise 40 % de son chiffre d'affaires en fromage, 19 % en lait de consommation, 15 % en yaourt, 8 % en matière grasse et 8 % en ingrédients.
Elle est assez différente, car la France est un pays exportateur, qui vend notamment ses excédents et des produits comme ce que l'on appelle le « beurre-poudre ». Les exportations représentent donc une part beaucoup plus importante du chiffre d'affaires que dans de nombreux autres pays. Un peu plus de 40 % du lait produit en France est vendu sur les marchés internationaux ; cette proportion vaut également pour le groupe Lactalis.
Quelle est la répartition des quantités exportées depuis la France, par type de produits ?
Je ne connais pas les pourcentages précis, mais la plus grosse catégorie est celle des ingrédients. Nous exportons aussi, notamment en Asie, beaucoup de matière grasse, notamment de la crème et du beurre. En Europe, nous exportons beaucoup de fromage.
Il s'agit du beurre-poudre : le lait est, d'une part, séché et transformé en poudre pour le conserver, et, d'autre part, transformé en beurre en cubes. Ces ingrédients, utilisés ensuite par toute l'industrie agroalimentaire, représentent une grande partie des échanges internationaux.
Vous avez indiqué respecter l'obligation de contractualisation prévue dans la loi Egalim. La DGCCRF (direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes) a d'ailleurs confirmé que cette pratique est historiquement très répandue dans la filière laitière. Comment construisez-vous les prix lorsque vous établissez les contrats ?
La détermination du prix du lait est un processus assez complexe. Depuis le début de notre contractualisation avec les producteurs, nous avons élaboré une formule cohérente par rapport à la valorisation de nos produits et à notre mix de produits. La moitié du prix est basée sur des indicateurs de coûts de production – 70 % de ces 50 % – et de prix de vente industriel (PVI) – 30 %. S'y ajoutent 30 % qui dépendent des cours mondiaux du beurre-poudre. Les 20 % restants sont basés sur les marchés export, l'indicateur de référence en la matière étant, pour l'Europe, le prix allemand.
Il s'agit, dans notre jargon, du prix PGC (produits de grande consommation), c'est-à-dire du prix des produits que le consommateur achète, presque exclusivement, dans la grande distribution – fromages, lait de consommation, beurre, yaourts, etc. La moitié du lait que nous achetons étant vendue en France en PGC, le prix du lait est déterminé à la fois en fonction des coûts de revient agricoles et du prix de revente industriel en France.
On est donc assez loin de l'esprit initial de la loi Egalim, qui consistait à baser le prix d'achat sur des indicateurs de coûts de production, puisque votre panel intègre d'autres éléments. Comment pouvez-vous garantir que les prix ainsi pratiqués couvrent réellement les coûts de production de l'éleveur ?
Nous nous conformons parfaitement à l'esprit comme à la lettre de la loi, qui dispose que le prix doit être déterminé en intégrant des indicateurs de coûts de production et de PVI, et coconstruits avec les organisations de producteurs.
Il ne me semblait pas que les PVI faisaient partie des critères. Pour ce qui est des prix abusivement bas, en tout cas, les 30 % liés au cours du beurre-poudre ne relèvent ni des PVI ni des coûts de production.
Encore une fois, nous appliquons une formule coécrite avec les producteurs pour déterminer les prix. Nous ne sommes pas du tout dans une situation de prix abusivement bas.
Dans sa rédaction modifiée par l'article 1er de l'ordonnance relative à l'action en responsabilité pour prix abusivement bas, l'article L. 442-7 du code du commerce dispose que « pour caractériser un prix de cession abusivement bas, il est tenu compte notamment des indicateurs de coûts de production […] ou, le cas échéant, de tous autres indicateurs disponibles dont ceux établis par l'Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires […]. Dans le cas d'une première cession, il est également tenu compte des indicateurs figurant dans la proposition de contrat du producteur agricole. » Je n'y vois aucune mention d'un indicateur tel que le cours mondial du beurre-poudre.
Le texte qui s'impose à nous prévoit bien que le contrat doit respecter une formule incluant les coûts de production et le prix de revient agricole. Nous nous conformons parfaitement à cette obligation. Je crois savoir que vous avez auditionné un certain nombre d'acteurs et de producteurs, dont des représentants du Centre national interprofessionnel de l'économie laitière (CNIEL), et que la filière ne fait pas état de prix abusivement bas.
Les modalités de fixation du prix du lait et la définition des prix abusivement bas sont deux notions distinctes. Les textes en vigueur imposent de prendre en compte, au moment de la rédaction de la formule de prix, des indicateurs de coûts de production, ce que nous faisons, ainsi que des indicateurs liés à la revente des produits fabriqués par le transformateur – ce que nous appelons le PVI. En cela, nous respectons la loi à la lettre. Cette proposition contractuelle a d'ailleurs été faite à l'initiative des producteurs.
Les prix abusivement bas, quant à eux, n'obéissent à aucune définition précise. L'Union nationale des éleveurs livreurs Lactalis (UNELL) s'est exprimée sur le sujet : cette question n'est pas d'actualité au sein du groupe Lactalis.
La réglementation ne mentionne pas le PVI en tant que tel mais impose d'intégrer un indicateur de prix de revente, c'est-à-dire un indicateur public concernant les produits transformés par le transformateur. Chez Lactalis, cet indicateur de référence est le PVI.
Vous ne répondez pas à propos de l'indicateur lié aux cours mondiaux, qui ne me semble pas mentionné à l'article L. 442-7. Vous assurez que la pratique de prix abusivement bas n'est pas un sujet mais chacun garde bien en mémoire le bras de fer qui a opposé l'UNELL et Lactalis. Nous avons donc quelque difficulté à entendre que vous n'avez aucun problème avec l'UNELL.
J'ajoute que, d'après les chiffres de la Fédération nationale des producteurs de lait (FNPL), Lactalis figurait, en mai 2024, en toute dernière position du classement des laiteries pour ce qui est du prix du lait hors primes. À l'évidence, les éleveurs laitiers qui travaillent avec vous ne sont pas contents des prix pratiqués, qui ne couvrent pas leurs coûts de production, notamment parce que vous avez intégré dans la construction du prix des indicateurs qui n'ont rien à y faire dans le cadre de la loi Egalim, comme le cours du beurre-poudre. Dans la mesure où le marché se caractérise par un certain déséquilibre et où certains industriels, dont vous faites partie, y occupent une position dominante, prétendre que l'UNELL est d'accord avec l'intégration de cet indicateur dans la formule me paraît sujet à caution : il semblerait qu'elle répète plutôt vos arguments qu'autre chose.
Je ne comprends pas comment vous pouvez être dans les clous concernant la définition des prix abusivement bas, et j'estime que vous ne respectez pas l'esprit de la loi Egalim, dont l'objectif était que les prix pratiqués couvrent au moins les coûts de production. Sauf erreur de ma part, ce n'est pas le cas du prix d'achat moyen pratiqué par Lactalis, qui est inférieur au coût de production publié sur le site du CNIEL.
Le différend qui nous a opposés à l'UNELL ne portait pas la pratique de prix abusivement bas : il s'agissait d'un problème commercial. La formule de prix que nous appliquions depuis trois ans et qui, dans un contexte de cours mondiaux très élevés en 2021 et 2022, nous permettait de pratiquer des prix nettement supérieurs à ceux du reste de la profession laitière, nous a placés dans une position basse après l'effondrement des cours mondiaux à partir de la mi-2023.
En France, quelques grands laitiers, en plus de se positionner sur les PGC, valorisent les excédents laitiers. Ils appliquent des formules assez proches de la nôtre en ce qu'elles tiennent compte des cours mondiaux. Les autres, qui ne commercialisent que des PGC, appliquent un prix du lait plus régulier. Les prix que nous pratiquons sont plus élevés que les leurs quand les cours mondiaux sont élevés, et plus bas quand les cours mondiaux sont très bas. C'est la situation dans laquelle nous nous trouvions avec l'application de l'ancienne formule, d'où la négociation que nous avons engagée avec l'UNELL pour remédier à ce décalage. Les discussions ont été assez rudes et ponctuées de nombreuses manifestations. Elles ont abouti à une nouvelle formule, dans laquelle la part des coûts de production a été revue à la hausse.
La profession se base souvent sur un prix dit 38/32 : pour permettre les comparaisons entre les différents acteurs, les calculs sont effectués en se fondant sur l'hypothèse d'un litre de lait qui contiendrait 38 grammes de matière grasse et 32 grammes de matière protéique. Grâce aux évolutions permises par cinquante ans de sélection génétique, ces valeurs sont bien inférieures à la réalité. Le prix payé dépendant du contenu réel du lait produit par chaque éleveur, il y a donc un écart important entre le prix 38/32 et le prix effectif. Le chiffre de 442 euros par tonne diffusé par le CNIEL inclut les primes. En 2023, le prix du lait conventionnel payé par Lactalis, qui correspond à une définition comparable à celle du coût de revient retenue par le CNIEL, s'est élevé à 464 euros la tonne, en appliquant la formule actuelle, c'est-à-dire en incluant le PGC et le cours du beurre-poudre.
La source légale de l'indice PVI se trouve à l'article L.631-24 du code rural et de la pêche maritime, en son III, alinéa 14, modifié par les lois Egalim : « La proposition de contrat ou d'accord-cadre constitue le socle de la négociation entre les parties. Au titre des critères et modalités de révision ou de détermination du prix mentionnés au 1° du présent III, elle prend en compte un ou plusieurs indicateurs relatifs aux coûts pertinents de production en agriculture et à l'évolution de ces coûts. Dans le contrat ou dans l'accord-cadre, les parties définissent librement ces critères et ces modalités de révision ou de détermination du prix en y intégrant, outre le ou les indicateurs issus du socle de la proposition, un ou plusieurs indicateurs relatifs aux prix des produits agricoles et alimentaires constatés sur le ou les marchés sur lesquels opère l'acheteur et à l'évolution de ces prix ainsi qu'un ou plusieurs indicateurs relatifs aux quantités, à la composition, à la qualité, à l'origine et à la traçabilité des produits ou au respect d'un cahier des charges. »
Il me semble que ces indicateurs ne servent que pour la clause automatique des prix.
Monsieur le président, vous avez critiqué les prix administrés : pourriez-vous préciser votre propos ?
Nous avons des engagements de long terme avec les éleveurs et nous collectons l'intégralité de leur lait, mais le système ne fonctionne que si le prix repose sur des éléments correspondant au marché. Si le prix est fixé de manière unilatérale par l'État dans un décret, la question de la valorisation du lait se posera de même que celle de la collecte du lait par les entreprises pour le traiter. On ne peut pas décider que les consommateurs et les clients internationaux achètent du lait à un prix incohérent par rapport au marché.
L'économie de marché repose sur la loi de l'offre et de la demande ; dans ce cadre, le législateur doit veiller à ce qu'il n'y ait aucun abus : les lois Egalim sont, à ce titre, très positives, mais faisons attention à ne pas imposer de prix planchers, lesquels conduiront à la disparition des acheteurs de lait.
La logique des lois Egalim est de construire le prix par le bas et de répondre à un déséquilibre structurel du marché qui, bâtissant le prix du haut vers le bas, ne laissait à l'agriculteur que ce qu'il restait en bout de chaîne. Si vous voulez ne vous en tenir qu'au marché, vous ne respecterez pas la volonté du législateur.
La notion de prix de marché entre dans votre stratégie d'entreprise, très tournée vers l'exportation, que vous imposez à l'éleveur français, celui-ci rencontrant des difficultés à faire jouer la concurrence entre les laiteries car celles-ci se sont partagé le marché domestique. Je comprends l'intérêt de Lactalis à suivre cette stratégie, mais quel est l'intérêt pour le producteur de subir le marché international s'il n'en vit pas ?
Les industriels répondent à une demande de volume formulée par les producteurs. Vous inversez les choses : les producteurs laitiers ont voulu, depuis la fin du XXe siècle, produire davantage. Cette politique a conduit, dans les années 1980, à mettre en place des quotas car l'abondance de lait tirait les prix vers le bas. Les quotas n'ont pas réduit les volumes, mais ils les ont figés. Lorsque les quotas ont été supprimés, nous avons accompagné nos producteurs pour maintenir le niveau des volumes, parce que la recette d'exploitation est égale à un volume multiplié par un prix ; sans volumes, il n'y a pas de recettes, donc ils font partie de l'économie des exploitations.
Nous valorisons une partie de ces volumes sur les marchés internationaux et sur les PGC exportés. Vous ne pouvez pas diviser par deux les volumes produits par les fermes françaises, ce serait dramatique. Pour valoriser les volumes, les producteurs et les industriels doivent se montrer compétitifs.
Le cycle des prix des matières premières agricoles dépend de positions sur les marchés internationaux et locaux. En 2016, le lait a connu une crise très aiguë qui n'a pas été amortie car il n'y avait pas de lois Egalim permettant de sanctuariser le prix sur le marché intérieur ; le prix est même descendu en dessous de 300 euros. Cet épisode a incité les acteurs de la filière à réfléchir sur les moyens de desserrer la contrainte du prix fixé par les marchés mondiaux. Cette démarche a abouti à mieux valoriser la production de lait, puisque le prix de celui-ci a augmenté de 30 % entre 2019 et 2023 : relativement élevé, il se situe actuellement au-delà des coûts de production.
La mobilisation du monde agricole au début de l'année ne résultait pas d'une crise laitière. Un différend commercial important entre Lactalis et des organisations syndicales s'est greffé sur le mouvement, mais ce dernier concentrait ses revendications sur la régulation, le Pacte vert et les contraintes imposées au monde agricole.
Il faut abandonner cette fâcheuse habitude de ne jamais parler des volumes alors que nous devons valoriser l'ensemble de la production laitière.
Vous refusez l'instauration d'un prix minimum, mais quelle difficulté pourrait vous poser un prix plancher qui n'excéderait pas l'addition du coût de production et d'une rémunération raisonnable du producteur puisque vous dites pratiquer des prix qui intègrent ces deux composantes ?
Le prix minimum est incompatible avec l'obligation de volume. Si un prix administré était institué, il faudrait libérer l'entreprise de l'obligation d'acheter le lait si elle n'est pas capable de le valoriser au prix garanti ; en outre, si le prix minimum était trop faible, il contreviendrait à l'esprit de la loi.
La contractualisation entre les acteurs de la filière laitière permet de négocier un prix intégrant plusieurs indicateurs, dont celui des coûts de production : cette démarche, bénéfique pour la filière, donne de bons résultats. Lactalis ne paie pas le lait en dessous du coût de revient : le prix vendu s'est établi à 464 euros les 1 000 litres en 2023 alors que le prix de revient du CNIEL est de 442 euros. Le système actuel parvient à la fois à garantir un prix et à maintenir les volumes, les producteurs insistant également sur ce dernier facteur.
Pour obtenir un prix rémunérateur pour le producteur et maintenir une ferme France exportant une partie de ses volumes de production, il faut que les éleveurs, les producteurs et les transformateurs soient compétitifs.
Vous venez d'indiquer que Lactalis payait 464 euros les 1 000 litres de lait, mais la FNPL affiche un prix de 425 euros hors primes en mai 2024.
Il y a un prix de base qui sert à déterminer le prix final. Le prix de revient de la CNIEL intègre toutes les primes et tous les éléments relatifs à la qualité du lait : il s'agit du prix du litre de lait. La FNPL est un syndicat agricole qui défend les producteurs, non les entreprises : il affiche un prix de base 38/32 qui n'est pas celui que paie Lactalis ; en 2023, nous payions le litre de lait conventionnel 464 euros.
Le lait est une matière saisonnière, qui connaît des différences de production importantes entre le printemps, quand s'achève le pic laitier, et l'automne : l'écart peut atteindre 30 % en volume, donc il convient de raisonner sur les prix annuels et non mensuels.
Le tableau de la FNPL que vous avez sous les yeux affiche le prix d'un mois et non celui d'une année.
Comme M. Besnier vient de l'indiquer, il faut comparer les prix annuels pour neutraliser les variations saisonnières et retenir les prix toutes primes comprises, ce qui n'est pas le cas de votre tableau.
Vous dites qu'un prix minimum vous empêcherait d'écouler tous les volumes, mais vous affirmez également que vous y parvenez actuellement en payant un prix supérieur au prix plancher, celui-ci étant formé du coût de revient et de la rémunération du producteur : je ne comprends donc pas bien en quoi l'instauration d'un prix plancher vous pénaliserait.
En 2018, on vous reprochait de ne pas publier vos comptes : les publiez-vous désormais chaque année ? Pourquoi ne les publiiez-vous pas il y a six ans ?
Lactalis dépose en effet ses comptes puis les publie chaque année. Nous ne le faisions pas il y a quelques années par souci de protéger le secret des affaires. Certains clients nous demandent de pratiquer des prix plus bas parce que l'entreprise gagne un peu d'argent et nous avons de nombreuses interactions commerciales avec notre environnement : nous pouvions décider de ne pas publier nos comptes car notre société n'est pas cotée ; d'ailleurs, beaucoup de petites entreprises ne publient pas, aujourd'hui encore, leurs comptes. Nous avons essuyé de nombreuses critiques et nous avons décidé de déposer nos comptes depuis 2018.
Absolument, c'est pourquoi nous le faisons dorénavant.
Non, pas que je m'en souvienne. De très nombreuses entreprises, notamment de petite taille, ne publient pas leurs comptes. J'éprouve d'ailleurs de grandes difficultés à avoir accès aux comptes de certains concurrents qui veulent préserver le secret des affaires.
Je ne suis pas certain que cette raison soit valable.
Des acteurs de la grande distribution nous ont vanté les mérites de la transparence dans la construction du prix, plaidoyer qui rejoint notre souci de garantir une juste répartition de la valeur entre les producteurs, les industriels et la grande distribution ; l'instauration de marges raisonnables est nécessaire pour que tous les acteurs puissent vivre de leur métier. Si vous vous reconnaissez dans cette démarche, en quoi la publication de vos comptes poserait-elle un problème ? Verriez-vous d'un mauvais œil l'adoption d'une loi visant à favoriser la conclusion de contrats transparents garantissant un prix final suffisamment élevé pour rémunérer tous les acteurs et suffisamment raisonnable pour contenter les consommateurs ?
La distribution ne demande pas forcément la publication des comptes, elle réclame la transparence totale sur la décomposition des prix de revient. Ce sont deux choses totalement différentes : ce n'est pas en lisant nos comptes que vous connaîtrez le prix de la matière et sa part dans celui des produits. Cette requête nous pose un problème car les marques des distributeurs sont nos premiers concurrents.
En application de l'option 3 de la loi Egalim 3, nous affichons la part due à la matière première dans chaque augmentation de prix : cette information, certifiée par un tiers, est accompagnée de celle sur le prix du lait payé au producteur, qui figure dans les conditions générales de vente. Les entreprises de la distribution connaissent donc le prix du lait payé ; elles veulent en plus avoir accès aux recettes de nos produits et à la quantité de lait que nous y mettons. L'objectif d'un acheteur est de décomposer le prix afin de faire baisser le prix d'achat. Quand la distribution demande la transparence, ce n'est pas pour s'assurer que le producteur est bien rémunéré, c'est pour obtenir la totalité de nos comptes d'exploitation.
Le distributeur ne cherche-t-il pas à comprendre l'écart de prix entre le yaourt d'une marque nationale et celui qu'il produit sous sa marque ? Il connaît le coût de production d'un yaourt grâce à ses marques de distributeur (MDD), mais il ignore pourquoi le produit de marque nationale est bien plus élevé. Qu'est-ce qui explique cette différence de prix ?
Je ne peux pas vous laisser dire que les marques nationales et les MDD font les mêmes produits. Les marques nationales ont des recettes propres et réalisent beaucoup d'innovations qu'il faut financer. Notre groupe, qui produit les deux types de marques, effectue en permanence des tests destinés à vérifier la supériorité des marques nationales sur les MDD. Des centaines d'opérations entrent en jeu dans la fabrication d'un produit à partir d'un litre de lait, si bien qu'il est facile de différencier les recettes et les produits. À force de communication, les distributeurs ont mis dans la tête de la population que les produits sont identiques, mais ce n'est pas le cas.
La loi Egalim 2 a créé une certification dans le cadre de l'option 3. Cette opération est presque toujours accomplie par des commissaires aux comptes, qui, en vérifiant la formule et en sanctuarisant la matière première agricole, engagent leur responsabilité pénale. La loi du 30 mars 2023 tendant à renforcer l'équilibre dans les relations commerciales entre fournisseurs et distributeurs, dite Egalim 3 ou Descrozaille, a complété cette procédure par une attestation, que nous devons faire établir en amont lorsque nous transmettons nos tarifs et nos CGV.
Si vous voulez connaître le prix du lait acquitté par Lactalis, il vous suffit de suivre l'actualité, puisqu'un communiqué de presse est publié à chaque accord ou désaccord avec les organisations de producteurs sur le prix du lait du moment. La loi garantit la transparence du prix de la matière première agricole. En revanche, la transparence sur les processus industriels se heurte au secret industriel et des affaires : le registre diffère totalement, car l'objectif de la distribution est de reprendre la négociation avec les industriels sur le fondement d'éléments auxquels elle aurait nouvellement accès. Cela ne doit pas arriver si l'on veut conserver un environnement sain de négociation.
Votre définition de l'option 3 est sujette à caution. Sur la foire aux questions du ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, on lit : « L'option 3 ne prévoit pas que le tiers certifie la part de la matière première agricole dans le tarif de base mais seulement dans l'évolution de ce tarif. » La transparence est donc plutôt relative.
Voilà pourquoi nous joignons le prix payé dans les CGV.
Le concept de secret des affaires dans le droit français n'englobe pas la question de la publication des comptes. Les représentants des grandes entreprises que nous avons auditionnés – nous n'avons pas reçu de petites entreprises – semblent considérer que l'application de la loi est une option. Une commission d'enquête n'est pas un tribunal, mais elle vise à contrôler l'application de la loi. Votre réponse manque de clarté, donc je reformule la question : considérez-vous qu'il est facultatif d'appliquer la loi telle qu'elle est écrite et non telle que vous souhaiteriez qu'elle le soit ?
Nous déposons nos comptes, même si je ne suis pas convaincu que ce soit une bonne chose, car nous respectons la loi. Nos comptes et nos résultats sont donc publics. Malheureusement, beaucoup d'entreprises ne le font pas.
Pour ma part, je suis très fier que Lactalis existe et soit une belle entreprise à l'international. Cependant, en tant qu'élus du peuple, il nous est très compliqué d'entendre ce genre de déclaration. Là encore, vous n'avez pas répondu à ma question : vous n'avez pas volontairement déposé vos comptes, vous y avez été poussés par un signalement de la Confédération paysanne. La loi Sapin 2 prévoit une astreinte de 2 % du chiffre d'affaires journalier par jour de retard dans la publication des comptes ; or il est indiqué dans la presse que le premier dépôt des comptes, en 2019, était inexploitable et que vous avez dû redéposer des comptes plus lisibles. Si les articles de presse qui mentionnent ce fait – encore en ligne à ce jour – sont mensongers, je vous invite alors, pour votre image, à intenter une action contre eux.
Je n'ai pas lu cet article mais nous déposons chaque année nos comptes en France depuis 2018 ou 2019 – je ne sais plus exactement.
Dont acte.
J'ai du mal à comprendre pourquoi vous ne semblez pas plus soucieux de l'image de Lactalis, qui est devenue, pour une part considérable des producteurs laitiers, un nom synonyme de l'enfer sur Terre. Lors de la dernière crise agricole, votre siège a été envahi, et la procédure en cours pour soupçon de fraude fiscale est consécutive à une dénonciation d'un syndicat agricole. Vos relations sont tellement dégradées qu'une représentation syndicale de l'élevage laitier français en vient à vous dénoncer et à mener des opérations agressives envers vous, et cela n'a l'air de ne vous poser aucun problème.
Je n'ai jamais dit que cela ne posait pas de problème. Nous sommes malheureusement, en tant qu'entreprise de premier plan et qui réussit, la cible de beaucoup d'attaques. Le syndicalisme agricole a tendance à s'en prendre à Lactalis car nous ne sommes pas une coopérative – la plupart des acteurs du syndicalisme sont en effet issus de la coopération.
Nous n'avons absolument pas le même relationnel avec nos producteurs de lait. L'invasion du siège de Lactalis il y a quelques mois n'a pas été faite par des producteurs laitiers Lactalis – il n'y avait même aucun producteur laitier : c'était très politique et ne concernait pas nos producteurs. Nous sommes un symbole car nous sommes une entreprise importante et, malheureusement, cela suscite des propos complètement faux. Il faut être fier des entreprises qui réussissent et non leur taper dessus en permanence.
D'autres grandes entreprises qui réussissent en France et à l'international ont des relations moins dégradées avec leurs fournisseurs. Il y a une spécificité dans les tensions entre Lactalis et certains de ses producteurs, ou qui revendiquent de l'être. Lors de la grève de producteurs laitiers, et même si Lactalis n'était pas seule en cause, les tensions concernaient particulièrement votre groupe.
On pourrait imaginer que vous tentiez d'améliorer votre image en menant des opérations de communication. Or, à ma connaissance, vous n'en faites que très peu. Je n'arrive pas à concevoir que vous puissiez vous satisfaire de l'image qu'a Lactalis dans le grand public – à moins que vous ne contestiez avoir cette image, mais sincèrement, vous pouvez demander à tous mes collègues parlementaires de tous bords politiques, Lactalis a une image très dégradée dans l'électorat.
En 2016, la crise était générale. Lactalis était la cible de toutes les critiques parce qu'elle est le leader de la profession, mais le sujet n'était pas Lactalis : il s'agissait d'une véritable crise laitière, avec des producteurs qui jetaient le lait tant les cours s'étaient effondrés, avant Egalim et ses mécanismes permettant d'absorber la crise au niveau du prix du lait. Nous étions en première ligne parce que nous étions le premier acteur laitier en France.
Nous ne nous satisfaisons pas de l'image que nous renvoyons et nous essayons de communiquer – ce n'est pas toujours relayé. Toutefois, Lactalis n'a absolument pas la réputation que vous décrivez auprès de ses producteurs, dans les soixante-sept laiteries, réparties dans soixante-trois départements, avec lesquelles nous travaillons.
Lactalis communique beaucoup et fait beaucoup de choses très positives pour le rayonnement des produits laitiers français dans le monde – les nôtres et ceux des autres, puisque nous défendons tous les produits français. Nos produits reçoivent de nombreuses récompenses dans le monde : c'est moins visible parce que cela se passe dans un cadre professionnel mais cela contribue au rayonnement de la France. De plus, nous soutenons le tissu économique et les emplois locaux. Lactalis est avant tout une entreprise rurale, elle se situe près des élevages laitiers ; nos camions de collecte parcourent en moyenne 50 kilomètres.
Enfin, il est toujours très difficile de communiquer sur des éléments positifs. Personne ne nous défend, on se fait attaquer par nombre de personnes qui ne nous connaissent pas – l'invasion de Lactalis n'a pas été faite par des éleveurs Lactalis –, y compris au Parlement, où Lactalis a été mise en cause par des parlementaires qui ne nous ont jamais auditionnés. En réalité, nous communiquons beaucoup mais il est très difficile de s'exprimer quand tant de gens disent l'inverse. C'est pourquoi l'opportunité que vous nous donnez aujourd'hui est importante, et nous vous en remercions.
Nous communiquons beaucoup sur le prix du lait. En 2022, Lactalis a été l'entreprise qui a payé le lait au prix le plus élevé en France ; personne n'en a entendu parler. Lactalis est parfois cité lors d'événements médiatisés, mais l'image qui en est donnée est très éloignée de celle que nous avons dans les territoires et de l'image du groupe Lactalis en général.
Compte tenu de votre expérience et de votre rôle éminent, êtes-vous associés par les autorités françaises à la structuration de la filière laitière, à la planification de long terme et à la négociation des traités de libre-échange, notamment le CETA ? Êtes-vous également consultés par la Commission européenne ? Si oui, avez-vous noté une évolution dans la façon qu'on a eue de vous consulter, de prendre en compte vos avis et vos conseils ? Ou bien est-ce que vous structurez votre activité de votre côté, sans planification particulière ?
Globalement, nous sommes très peu consultés ou associés. Les interprofessions comme la Fédération nationale de l'industrie laitière (FNIL) et l'Association nationale des industries alimentaires (ANIA) sont là pour relayer nos convictions : c'est surtout par le biais de ces réseaux que nous pouvons donner notre avis. Mais, d'une manière générale, Lactalis est assez peu consultée et, en tout cas, pas très écoutée.
Nous ne sommes pas suffisamment consultés mais je ne suis pas sûr que cela ne concerne que Lactalis. La France doit renouer avec ses entreprises, les grandes comme les petites, car toutes ont des choses à dire. Comme toutes les entreprises françaises, Lactalis doit souvent taper à la porte pour proposer des analyses et contribuer à éclairer le débat public. Nous souhaitons que nos positions soient un peu plus écoutées.
Vous avez évoqué les accords internationaux : certains sont très bien, d'autres soulèvent des interrogations. Une réflexion est en cours sur certaines politiques publiques, par exemple Egalim, mais également sur la compétitivité. Toutes les entreprises françaises se rendront disponibles pour contribuer à éclairer le débat public autant que nécessaire. Nous avons cette chance, en France, de beaucoup dialoguer, même si nous ne sommes pas toujours d'accord. C'est ce que vous faites dans votre commission et c'est une excellente chose.
J'aimerais aborder la question de la valorisation des AOP dans les traités de libre-échange. Depuis le début des années 2010, vous avez une forte présence dans les AOP fromagères en France mais aussi en Italie, avec l'acquisition de deux grandes entreprises dont les produits bénéficient de l'équivalent transalpin de nos AOP. Êtes-vous associés à la conception des accords de libre-échange concernant la valorisation de ces filières ? Les traités jouent-ils un rôle important ou bien est-ce seulement de la com' ? Enfin, pouvez-vous préciser quelles sont vos parts de marché concernant les AOP ?
Historiquement, nous sommes présents dans les AOP quasiment depuis le démarrage de ce processus, dans les années 1980. Nous avons commencé par les produits de notre région, avec le camembert, qui est le premier produit fabriqué par mon grand-père. Après la Normandie, nous nous sommes progressivement intéressés à d'autres fromages. À la base, nous sommes des fromagers : notre métier, c'est la transformation du lait en produits laitiers et d'abord en fromages. Nous sommes passionnés par ce monde. Nous nous sommes donc intéressés dès le début aux AOP, et nous sommes devenus le leader dans ce domaine, avec une part de marché quasiment identique à celle que nous avons au niveau national, soit environ 20 %. Nous sommes présents dans vingt-huit AOP en France et trente-huit au niveau européen – il n'en existe pas en dehors de l'Europe.
Malheureusement, les AOP françaises se consomment en France et sont assez difficiles à exporter, à la différence des AOP italiennes – le parmesan est beaucoup plus facile à consommer qu'un camembert ou un munster. Les AOP françaises sont donc principalement consommées en France, avec la particularité qu'il s'agit de produits de table, alors que les AOP italiennes sont des produits que l'on utilise plutôt en cuisine.
De plus, il est compliqué d'exporter du lait cru en Europe, et même impossible en dehors de l'Europe. Nous avons fait le choix de mettre en avant le lait cru sur les AOP car il contribue à la qualité du produit, mais il est impossible d'exporter des produits au lait cru en dehors de France. Nous exportons plutôt des produits conventionnels.
Vous avez évoqué trente-huit AOP européennes : ce chiffre intègre-t-il les vingt-huit AOP françaises ou s'y ajoutent-elles ?
Il existe trente-huit AOP et IGP au total, dont vingt-huit sont françaises.
Détenez-vous, sur certaines de ces vingt-huit AOP françaises, une part de marché très importante ? On entend dire que vous assureriez 80 % de la fabrication de certains fromages : est-ce vrai ?
Non, d'autant que les autorités en France posent des limites. Nous produisons entre 5 et 30 % des AOP. La seule AOP dont nous assurons plus de 50 % de la production est le banon de Haute-Provence. Cela tient au fait que nous sommes le dernier fabricant industriel à défendre cette AOP, laquelle est en outre la plus petite de France avec seulement une trentaine de tonnes par an.
Certains vous reprochent de vouloir changer le cahier des charges des AOP pour défavoriser le lait cru dans le but d'accroître vos ventes mondiales. Or le lait cru fait partie de l'identité des fromages français et l'abandonner reviendrait à leur faire perdre une partie de leur valeur traditionnelle. C'est une question très sensible car nombreux sont ceux qui, comme moi, sont très attachés aux fromages au lait cru.
Est-il donc vrai que vous voulez changer l'appellation « lait cru » ? Ce n'est pas forcément un crime : il n'est pas interdit d'en discuter si l'on estime que le lait cru bloque les exportations. Toutefois, cela donne l'impression que tout cela est décidé dans certains cénacles. Nous ne disposons pas d'informations objectives. Cela fait vingt ans qu'on entend dire que le lait cru est menacé et que c'est vous qui menez la lutte, avec Sodial, pour effacer le lait cru français. J'aimerais donc savoir où nous en sommes sur cette question.
Il y a quinze ou vingt ans, nous avions en effet proposé à l'organisation de gestion de l'AOP de reconnaître deux appellations de camembert, l'une au lait cru et l'autre au lait pasteurisé, comme cela existe dans d'autres AOP. Cette proposition avait été refusée – dont acte : nous en sommes restés au lait cru. La gestion des AOP a certes été confiée aux producteurs de lait et aux transformateurs il y a une vingtaine d'années, mais nous n'avons pas beaucoup d'influence sur l'évolution des cahiers des charges.
Le lait cru peut être un facteur de qualité gustative mais ce n'est pas le seul. Il faut arrêter de prétendre qu'un bon fromage ne peut être qu'au lait cru : si je vous faisais déguster à l'aveugle des produits au lait cru et d'autres au lait pasteurisé, vous seriez étonné. L'attachement au lait cru est essentiellement culturel, c'est un signe identitaire. Il a cependant des incidences importantes sur le coût puisque l'absence de pasteurisation, procédé qui permet l'élimination des bactéries pathogènes, fait courir un risque et nécessite une multiplication des contrôles ainsi que la destruction des produits non conformes.
J'ajouterai, pour être politiquement incorrect, que notre souhait est que tous les acteurs qui revendiquent une production au lait cru fassent du vrai lait cru. Nous alertons régulièrement les autorités sur ce point.
Concernant l'affaire de l'AOP camembert de Normandie, une procédure judiciaire est en cours entre votre entreprise et des producteurs de camemberts situés en Normandie, qui revendiquent pour cette raison de pouvoir vendre des camemberts dits de Normandie. Alors que le Conseil d'État a jugé que vous ne pouviez plus faire état d'une origine normande sur vos produits, un grand média public a indiqué que vous continuiez de le faire. Selon un verbatim non sourcé, vous estimeriez que l'amende serait inférieure aux gains commerciaux de la vente – ce sont des informations publiques, que vous pouvez rectifier si nécessaire. Pour contourner l'interdiction, vous faites état d'une provenance normande. Vous auriez gagné une nouvelle manche devant le tribunal administratif de Caen, qui a annulé les injonctions de mise en conformité qui vous ont été adressées par la DGCCRF à la suite de la décision du Conseil d'État.
Au-delà de la procédure judiciaire, c'est votre vision des choses que j'ai du mal à comprendre. En tant qu'industriel, vous avez les moyens de fabriquer du camembert de Normandie en Normandie : pourquoi contester aux autres producteurs le droit d'en faire autant ? Je ne comprends pas pourquoi cette action existe, en fait. Pour le petit producteur ou pour le grand public, c'est incompréhensible et, une fois de plus, vous donnez l'image d'une grande multinationale qui ne fait que ce qu'elle veut, en prétendant respecter tout le monde mais dont le comportement semble démontrer l'inverse.
Les propos qui ont été publiés dans la presse ne sont pas tout à fait exacts. Le problème est assez complexe. Nous sommes attachés au camembert parce que c'est le premier produit du groupe et que nous avons été, en tant que premiers producteurs en lait cru comme en lait pasteurisé, à l'initiative de l'AOP camembert de Normandie dans les années 1980. Ceux qui critiquent sont des intervenants qui sont arrivés dans le camembert dans les années 2000 et qui ont voulu changer les règles. Pour ma part, j'estime que le camembert est un produit normand et que tous les camemberts issus du terrain normand peuvent revendiquer l'appartenance à ce terroir. Le camembert de Normandie ne doit pas exclure les autres camemberts.
À l'époque de la mise en place de cette appellation, un consensus a été trouvé entre les différents acteurs : toute la profession a accepté la coexistence d'une AOP camembert de Normandie avec un camembert « fabriqué en Normandie », et nous avons vécu ainsi pendant de nombreuses années. Nous avons même évolué puisqu'il y a eu un consensus pour séparer le mot « camembert » du mot « fabriqué en Normandie » pour le lait pasteurisé, afin de limiter les risques de confusion. Un acteur de la filière a pensé qu'en dénigrant les autres et en essayant de les empêcher de parler de la Normandie, il pourrait vendre plus de camemberts – alors que pour vendre du camembert, il faut commencer par fabriquer un bon produit. Il voulait absolument que la Normandie ne figure plus sur les emballages de produits fabriqués en Normandie et s'approprier la totalité de l'appellation. Or le camembert de Normandie ne représente que 5 % des volumes de camemberts.
Le camembert est un produit emblématique de la France et de la Normandie. Nous avons fait le choix, depuis des années, de valoriser le terroir normand avec nos camemberts de Normandie AOP, qui sont assez haut de gamme dans leur positionnement prix. Un camembert de Normandie se vend autour de 5 à 6 euros, tandis que dans la grande distribution, un camembert pasteurisé coûte moins de 2 euros : le produit n'est donc pas le même, et les attentes des consommateurs non plus. Nous souhaitons que le camembert reste attaché à la Normandie, qu'il soit AOP ou pasteurisé. La justice tranchera et, dans cette attente, nous appliquons la loi en défendant la coexistence du camembert de Normandie AOP et du camembert fabriqué en Normandie avec du lait normand. Ce n'est donc pas Lactalis qui souhaite exclure les autres producteurs.
La séance s'achève à dix-huit heures quarante-cinq.
Membres présents ou excusés
Présents. – M. Grégoire de Fournas, M. Charles Sitzenstuhl, M. Jean-Philippe Tanguy
Excusée. – Mme Mélanie Thomin