La séance est ouverte à neuf heures.
La commission procède à l'audition de M. Alexandre Bompard, président-directeur général du groupe Carrefour, et M. Laurent Vallée, secrétaire général et directeur exécutif de la zone Europe du Nord.
Nous commençons les auditions du jour en recevant les représentants du groupe Carrefour : M. Alexandre Bompard, président-directeur général, et M. Laurent Vallée, secrétaire général et directeur exécutif de la zone Europe du Nord. En effet, nous avons voulu interroger des acteurs majeurs de la grande distribution. Nous avons auditionné le 7 mai les représentants de Lidl France ; nous recevrons ce soir ceux d'Intermarché et la semaine prochaine ceux de E. Leclerc et de Système U.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Alexandre Bompard et M. Laurent Vallée prêtent successivement serment.)
Avant de vous parler des relations que nous entretenons avec l'agriculture française, j'évoquerai le contexte dans lequel le groupe Carrefour évolue.
Carrefour est le seul distributeur français animé d'une ambition mondiale, qui l'expose à une concurrence internationale. Il compte 15 000 magasins, installés dans quarante-trois pays et employant plus de 500 000 collaborateurs. Carrefour a soixante-cinq ans cette année : c'est un succès tricolore. Nous pouvons être fiers d'avoir créé le premier hypermarché, en 1963, à Sainte-Geneviève-des-Bois. Il s'agissait à l'époque d'une innovation radicale, la promesse de tout trouver sous un même toit produits alimentaires et non alimentaires, en libre-service, avec une station d'essence. Carrefour a ainsi largement contribué à l'amélioration du pouvoir d'achat des Français de l'époque et à leur bien-être. Il a également planté le drapeau français partout dans le monde, en exportant ce modèle en Europe, en Amérique latine et en Asie. Cette entreprise est donc un fleuron national ; je suis sûr que vous partagez ma fierté de la voir continuer à se développer, comme on se réjouit de voir des entreprises françaises connaître un destin international dans d'autres secteurs.
La distribution aujourd'hui se transforme en profondeur, en raison notamment de la fragmentation de la consommation et de sa « discountisation ». Le succès des enseignes alimentaires qui mettent le prix au centre de tout, la montée en puissance de plateformes chinoises comme Shein et Temu, montrent que celui-ci est désormais le premier critère de choix des Français – parfois le seul.
Au fond, on ne peut débattre de l'agriculture, ni de l'alimentation en général, sans considérer la question du pouvoir d'achat. Notre métier est d'essayer chaque jour de résoudre une équation, la même dont vous cherchez sans doute la solution en tant que législateur lorsque vous décidez d'intervenir dans ce domaine : comment à la fois rémunérer les acteurs des filières en amont, sécuriser les approvisionnements et offrir le meilleur prix au consommateur ? Selon les moments, l'importance de chacun de ces objectifs fluctue. Depuis bientôt sept ans que je dirige Carrefour, nos priorités ont varié. En période de déflation, au moment de la loi Egalim 1 du 30 octobre 2018, l'accent portait sur la rémunération des producteurs ; pendant le covid et le début de la crise ukrainienne, c'était sur l'approvisionnement ; l'hyperinflation a reporté l'attention sur le pouvoir d'achat des consommateurs.
Depuis ses origines, Carrefour est une entreprise tricolore. Aujourd'hui encore, nous sommes l'un des principaux partenaires du monde agricole, sinon le premier. Je mentionne à bon escient à la notion de partenariat. Nous comptons 35 % des filières contractualisées entre la grande distribution et l'agriculture française, c'est-à-dire avec des relations de partenariat pluriannuelles établies entre un distributeur et un producteur ou un groupement de producteurs agricoles. Près de 30 000 producteurs français sont nos partenaires ; 5 000 produisent du bio, 6 000 appartiennent aux filières qualité Carrefour. Nous avons créé ce partenariat pluriannuel en 1992 – nous étions évidemment les premiers – pour améliorer la visibilité financière des producteurs en leur garantissant à la fois des volumes, sans omettre les contraintes de production, et des prix, pour leur assurer une juste rémunération.
Nous achetons pour 1 milliard d'euros de produits à l'agriculture française, que nous privilégions pour approvisionner notre marque propre : 100 % du lait, des œufs et de la volaille et 96 % de notre viande sont d'origine française. Les rares exceptions sont liées à la disponibilité : la bavette, le filet mignon et le foie de veau, par exemple, doivent être importés. Il en va de même pour les fruits et légumes : 84 % sont d'origine française. Cela exclut les catégories produites en dehors de la métropole – bananes, mangues, ananas, kiwis, avocats, agrumes.
En résumé, Carrefour, comme toute la distribution, a besoin d'une agriculture forte, capable d'investir et de rémunérer ses producteurs, pour continuer à offrir aux consommateurs l'offre de qualité qu'ils demandent, au juste prix.
Aussi avons-nous accompagné et appliqué les règles nouvelles qui se sont multipliées depuis six ans, à savoir les dispositifs Egalim successifs du 30 octobre 2018, du 18 octobre 2021 et du 30 mars 2023. Avec Egalim 1, on a beaucoup entendu parler de la supposée manne du seuil de revente à perte (SRP). Pour nous, la loi a surtout limité les promotions, affectant puissamment le format des hypermarchés Carrefour. Nous l'avons pourtant appliquée sans discussion ni états d'âme. Egalim 2 prévoyait que l'agriculteur et le transformateur passeraient un contrat, établissant un prix qui intègre les coûts de production et la protection de la matière première agricole. Carrefour l'a appliquée, et vous ne trouverez nulle trace de remise en cause de notre part. Lors d'Egalim 3, vous m'avez entendu : j'ai dénoncé la limitation des promotions sur les produits DPH – la droguerie, la parfumerie et l'hygiène –, mais cela n'a rien à voir avec l'agriculture. Cette mesure était de nature à accroître les comportements de privation des consommateurs dont le pouvoir d'achat est le plus modeste. Il était donc logique que j'en conteste le bien-fondé – tout le monde aujourd'hui en mesure les effets délétères. Nous participons maintenant aux réflexions sur une possible Egalim 4, en acceptant les demandes d'audition et en essayant de nourrir les travaux en cours.
Puisqu'elles constituent un point de crispation des débats, je dirai d'emblée un mot des centrales d'achat – en tout cas de celle que Carrefour a créée. Il s'agit en fait d'un bureau d'achat européen. Ses missions sont la négociation, l'achat et la revente de produits de grande consommation (PGC) d'un nombre limité de grands fournisseurs internationaux aux pouvoirs de négociation forts.
Les alliances européennes existent depuis plusieurs années : de nombreux distributeurs se regroupent au sein d'alliances supranationales. Nous avons au contraire fait le choix de sortir des alliances locales et internationales afin de maîtriser pleinement nos achats dans l'espace européen. Nous avons adopté un modèle de bureau d'achat intégré, de dimension européenne, pour être autonomes et pour avoir une approche globale et simplifiée de nos processus d'achat. Eureca n'est ni plus ni moins que la consolidation des achats de Carrefour en Espagne. Avec de très grands industriels, présents sur tous les continents, nous négocions des plans d'affaires européens, la construction d'un assortiment européen et des stratégies européennes de lancement et de promotion des produits. Les industriels y trouvent un gain d'efficacité : une seule négociation, un seul contrat, un seul référentiel de produit, une seule entité à facturer, une seule chaîne logistique.
Pourquoi avons-nous choisi l'Espagne ? C'est pour nous un pays stratégique : notre deuxième marché, en croissance constante ces dernières années, et un marché crucial pour les fournisseurs avec lesquels nous discutons. En outre, l'Espagne abrite depuis toujours des pôles de compétences pour nos achats, tant pour le secteur alimentaire – avec Socomo pour les fruits et légumes – que pour le non alimentaire, en particulier le textile.
Votre commission offre à chacun, à nous en particulier, l'occasion de mesurer l'étendue des responsabilités qui nous incombent à l'égard du monde agricole. En tant que dirigeant d'un groupe mondial et emblématique en pleine transformation, dans un secteur en pleine mutation, je me dois de mener des changements difficiles, pour lui permettre de s'adapter et d'affronter la concurrence sur tous les marchés. Cela nécessite de faire des choix, de prendre des décisions délicates et de parvenir à des arbitrages avec les autres parties prenantes. L'agriculture en est une – essentielle. Veuillez croire que nous saisissons toutes les occasions de la mettre en valeur et de lui garantir des débouchés. Cette année par exemple, je suis fier de permettre à plus de cent producteurs français, qui travaillent avec nous depuis plusieurs années, de fournir le village olympique, notamment tous les athlètes qui seront à Paris pour les Jeux olympiques et paralympiques.
Je connais nos imperfections et je mesure les difficultés, durables, que traversent certaines filières de notre agriculture. Sans doute notre secteur peut-il mieux faire, sans doute commettons-nous des erreurs. Toutefois, s'agissant de la crise agricole, on fait trop vite porter un chapeau trop large à la distribution française. Je suis sûr qu'en avançant dans vos auditions, vous partagez ce constat. Critiquer le distributeur est devenu une réponse pratique, quoique réductrice, pour suggérer une solution à un problème bien plus vaste, dont vous étudiez toutes les composantes. J'ajoute qu'on a, ces dernières années notamment, alimenté une opposition entre agriculture et distribution qui n'a pas de sens. La distribution française a besoin d'une agriculture forte, et réciproquement. Les pays européens dont l'agriculture s'est renforcée depuis dix ou quinze ans – vous les connaissez, et nous y sommes présents – n'opposent jamais distribution et agriculture, au contraire. Ils devraient nous inspirer.
Je vous remercie d'avoir exposé clairement l'origine des produits distribués dans vos magasins. Vous avez dit que 84 % des fruits et légumes étaient français, ce qui correspond aux capacités de production nationale – le taux d'auto-approvisionnement en fruits et légumes tempérés s'élève à environ 80 %. Il n'y a donc pas là d'incidence négative pour les agriculteurs français. Pour les volailles, vous avez indiqué que le taux était de 100 %, donc supérieur aux capacités françaises de production. Qu'en est-il pour le bœuf ?
La proportion de bœuf français est très forte, entre 90 et 100 %.
Ces chiffres concernent-ils tous les produits présents en rayon ou seulement ceux de votre marque propre ?
Ils concernent tous les produits frais distribués par Carrefour.
Pouvez-vous expliquer comment se passent les achats, sans entrer trop dans les détails ni révéler de secrets ? J'ai posé la même question au représentant de Lidl. Il nous a expliqué que tout était centralisé. En va-t-il de même pour votre groupe ou les magasins ont-ils une certaine autonomie ?
Il y a des situations très différentes. Les négociations commerciales annuelles, qui concernent les produits de grande consommation, sont totalement centralisées, qu'elles soient conduites avec les industriels mondiaux ou avec les PME et les PMI, les petites et les moyennes entreprises et industries. Différents dispositifs existent pour les produits frais, adaptés aux volumes des achats. Un producteur de petite taille qui ne peut fournir qu'un magasin ou qu'une région pourra être référencé dans ce magasin ou dans cette région. Le principe général est celui de la négociation centralisée ; il n'y a pas de niveau local additionnel.
Je vous remercie également de l'effort de clarté que vous avez fourni s'agissant de la centrale d'achat. Depuis 2022, vous disposez d'Eureca, à Madrid. Quelle était la situation avant ? Votre centrale était-elle en France ?
Avant 2022, nous achetions uniquement au niveau national. Toutefois, nous avions des alliances : l'une, avec Système U, était locale ; une autre, avec Tesco PLC, était internationale. Lorsque nous y avons mis fin, nous avons décidé de ne plus conclure d'alliances supranationales ou avec d'autres acteurs internationaux, parce que ce n'est pas un modèle adapté à notre industrie, ni un modèle de nature à favoriser les bonnes relations avec les grands industriels. L'année dernière, nous avons mené quatre négociations uniques, au niveau européen, avec les plus grands groupes mondiaux ; cette année, nous en mènerons une vingtaine et nous nous présenterons comme un acteur européen, parce que c'est ce que nous sommes. Nous parlons ici exclusivement de très grandes multinationales. L'idée est que Carrefour achète avec Carrefour – Carrefour Italie avec Carrefour Espagne, Carrefour France, Carrefour Belgique – et pas avec d'autres acteurs : il ne s'agit donc pas d'une centrale au sens où on l'entend parfois, dont les participants n'ont pas grand-chose à voir les uns avec les autres. Nous menons une négociation unique qui aboutit à une facturation unique, à une chaîne logistique unique et à des plans d'affaires uniques, de manière à gagner en efficacité et en puissance de négociation. Quand on est face à Procter & Gamble ou à PepsiCo, on évite de fragmenter les marchés. Ils procèdent à l'inverse, ce qui est assez logique, avançant qu'en Italie, ils veulent vendre en Italie. Nous leur proposons de vendre à une même entreprise, dans le cadre d'une négociation unique. Celle-ci a lieu en Espagne, où sont traditionnellement installés nos pôles de compétences pour les achats, composés de nos équipes dont l'expertise est la plus avancée.
Nous avons la Socomo, qui achète des fruits et légumes, depuis au moins quinze ou vingt ans, ainsi qu'un pôle textile européen. Comme vous le savez, l'Espagne, pays européen, n'est pas un paradis fiscal et applique des règles de négociation commerciale strictes. Désormais, les négociations avec les très grands industriels de l'agroalimentaire se déroulent en Espagne, à une échelle européenne. Les autres négociations, dans leur immense majorité, ont évidemment lieu en France.
Le hasard a voulu que j'entre dans un de vos magasins, dans l'est de la France – mais pas dans ma circonscription. Je voulais acheter du miel. Nous avons auditionné les représentants de la filière apicole. Ils se plaignent d'avoir beaucoup de mal à écouler leur production en raison d'une très forte concurrence du miel étranger, d'assemblage notamment. Carrefour est une entreprise française qui pourrait favoriser le patriotisme économique. J'ai été très étonné de voir que vous proposez du miel d'acacia originaire de Hongrie avec la marque Carrefour bio. Certes, la provenance est écrite sur l'étiquette. De la même manière, on trouve dans la marque Carrefour Classic' du miel de fleurs, composé de miels récoltés en Roumanie, en Argentine et au Mexique. Ces exemples commencent à être connus de l'opinion publique, ils soulèvent des questions, parfois choquent les consommateurs. La France a une filière apicole : pourquoi un groupe français comme le vôtre distribue-t-il avec ses marques propres des miels étrangers ?
Je vous donnerai des éléments de réponse précis ultérieurement – je ne suis pas le spécialiste de la filière apicole. Je vous ai communiqué les principaux chiffres des produits originaires de France. Ne connaissant pas l'état de la filière apicole, j'ignore si elle peut nous vendre les volumes suffisants, ce qui n'est pas le cas de toutes les filières. Nous vous fournirons toutes les précisions, car c'est important. Il arrive aussi que nous recourions à des filières étrangères. Je l'ai expliqué : nous devons satisfaire à la fois aux exigences de qualité et de prix. Dans ce cas, nous devons au consommateur la transparence sur l'origine, or elle était bien indiquée ici – aucune tromperie n'est à déplorer. Je sais que c'est compliqué et parfois désagréable, mais il faut garder à l'esprit que nous avons 15 000 magasins et que nous distribuons en général entre 50 000 et 60 000 produits, avec un chiffre d'affaires de 90 milliards d'euros. C'est beaucoup. On trouve toujours des problèmes. D'ailleurs, nous aimons qu'on nous les signale. Il arrive que des parlementaires m'écrivent pour m'informer que dans tel magasin, ils ont trouvé tel produit ou relevé un prix qui n'était pas légitime. Lorsque cela arrive, nous intervenons. Mais on trouvera toujours un produit, dans un magasin franchisé ou intégré, qui ne devrait pas être vendu au prix affiché. Nous corrigeons.
Pour vous répondre, nous faisons en fonction de la disponibilité. Pour certains produits, nous recourons à des produits européens. Dès qu'une anomalie est repérée, nous y remédions.
Parmi nos marques propres, certaines sont 100 % françaises. Reflets de France par exemple s'engage à fournir dans chaque territoire des produits qui lui sont liés, comme du miel de lavande en Provence. On offre ainsi au consommateur un choix en matière de prix comme de provenance, plus ou moins large selon le magasin. Dans un hypermarché, cela ira du miel Reflets de France à un produit d'entrée de gamme peut-être pas toujours français.
Nous vous remercions de nous envoyer une réponse par écrit.
Monsieur Bompard, vous avez dit : « on a […] alimenté une opposition entre agriculture et distribution ». Qui est « on » ? S'agit-il du débat public, des responsables politiques, des commentateurs ? Qu'avez-vous voulu dire ? Je suis élu d'une circonscription très agricole. La grande distribution s'est attiré un puissant ressentiment du monde agricole, même si votre enseigne ne fait pas forcément l'objet des premières récriminations. Est-ce infondé ?
D'abord, je formule cette remarque de l'endroit où je vous parle. Vous entendrez d'autres acteurs internationaux et nationaux – mes collègues. Je suis présent dans quarante pays : j'ai un poste d'observation un peu différent. Ces pays ont des agriculteurs et leur agriculture est parfois plus compétitive que la nôtre. Dans aucun le rapport entre la distribution et l'agriculture ne pose de problème. Aucun n'a voté vingt-six lois en vingt-deux ans dans ce domaine. La plupart ont légiféré une fois, il y a trente ans. En France, nous allons attaquer le quatrième texte visant à régir les relations commerciales depuis 2017. Si vous me laissez aller au bout de mon raisonnement, je serai transparent – c'est mon habitude. Des responsables politiques mettent en cause telle enseigne – plutôt mes collègues, vous avez raison, mais ils ne le méritent pas –, qui serait responsable des difficultés du monde agricole. Évidemment, nous jouons un rôle, nous assumons des responsabilités et nous présentons des imperfections – vous venez à raison d'en relever une. Toutefois nous ne représentons que 25 % des débouchés du monde agricole : 40 % des productions sont exportées et 30 % vont dans la restauration hors foyer. Un quart, ce n'est pas neutre, mais ce n'est qu'un quart.
Par ailleurs, nous avons instauré une contractualisation avec nos 30 000 partenaires agricoles, qui travaillent avec nous tout au long de l'année. Moi aussi je vois des agriculteurs, je passe du temps avec eux, je signe des contrats avec eux. Et je n'entends pas les mêmes sons de cloche que vous. Certes, j'en rencontre qui ne sont pas contents : je ne dis pas qu'ils sont toujours ravis de ce que fait la grande distribution. L'esprit, et non la lettre, des lois Egalim a renforcé la défiance. De temps en temps, je lis que si nous rétablissions un équilibre en plaçant les industriels avec les agriculteurs, contre les distributeurs, tout irait mieux. J'ai également entendu des responsables politiques défendre cette idée idiote – pardonnez-moi le terme. Nous sommes une filière. Cela fonctionne quand la filière fonctionne bien. Egalim 2 sera fructueuse si la contractualisation des prix fonctionne en marche avant : il faut que la négociation entre l'industriel agroalimentaire et la coopérative agricole fixe un prix avant que ne s'engage la négociation avec nous, la matière première agricole étant sanctuarisée. L'idée sous-jacente à la loi de faire fixer le prix par la filière était intelligente, malheureusement la mesure n'est pas appliquée. Je le dis avec force : nous avons beaucoup de responsabilités, les dysfonctionnements et les anomalies sont nombreux, mais pour sortir de la crise par le haut, il faut fonder le raisonnement sur la filière ; si on renforce l'opposition des uns aux autres, on échouera.
Vous nous avez assuré que 100 % de la volaille dans vos rayons était française. Est-ce en marque de distributeur (MDD), en produits frais, dans l'ensemble des rayons ?
Cela concerne les produits frais – ceux que nous vendons dans les rayons traditionnels.
Chez nous, c'est soit la volaille que vous trouvez dans le rayon traditionnel de votre hypermarché, soit la volaille déjà découpée en rayon. Si votre question est de savoir s'il y a 100 % de volaille française dans un produit MDD contenant de la volaille, la réponse est négative – je ne peux pas le garantir.
Pour que les choses soient claires, il n'y a donc pas 100 % de volaille française dans vos rayons : cela concerne seulement les produits frais ; s'agissant des produits transformés, y compris vos MDD, on peut trouver de la volaille importée.
J'ai sous les yeux un article évoquant des blancs de poulet, qui entrent dans la catégorie « produits frais », de la marque Cocorico : ce nom donne l'idée qu'il s'agit de produits français, mais on trouve la mention, écrite en tout petit, après les recommandations de conservation, « né, élevé et abattu en Roumanie ». Il y a donc des exceptions en ce qui concerne vos produits frais.
Les produits frais sont ceux qu'on trouve dans les rayons traditionnels ou qui sont vendus sous la marque Carrefour. Je ne suis pas sûr que Cocorico soit une marque Carrefour – je ne le crois pas.
Vous avez dit tout à l'heure qu'il s'agissait de tous les produits frais. En fait, cela concerne ceux qui sont sous marque Carrefour.
Nous utilisons différentes marques, comme Classic' ou Simpl, mais nous pouvons aussi avoir des produits frais venant d'industriels avec qui nous travaillons et qui ne s'approvisionnent pas tous en France. Nous avons dans nos rayons des produits qui ne sont pas vendus sous notre marque et dont la matière première agricole n'est pas achetée directement par nous. Oui, dans nos rayons, vous trouverez toujours des choses qui ne sont pas françaises.
Je rappelle que vous vous exprimez sous serment. Il faut creuser, en vous questionnant assez précisément, pour avoir tous les détails derrière une affirmation qui pouvait laisser croire que la volaille vendue dans vos rayons était française. Or il s'agit des produits frais, vendus sous vos marques.
Avez-vous un chiffre au sujet de la part de la volaille française tous rayons confondus, y compris les MDD et les produits transformés ? Ce serait plus intéressant pour notre commission d'enquête. Ne parler que des produits frais vendus sous vos marques est assez restrictif.
Ce n'est pas très restrictif. Vous connaissez bien les hypermarchés : quand vous additionnez les produits frais que nous vendons, puisque nous avons conservé des boucheries dans chacun de nos magasins, et notre marque propre, qui représente entre 40 et 50 % de nos chiffres, vous obtenez l'immense majorité de ce que nous vendons dans la catégorie volaille. À cela s'ajoutent les marques nationales : même si la plupart d'entre elles jouent aussi la carte de la volaille française, on peut trouver, vous avez raison, de la volaille d'une autre provenance, comme c'était indiqué, sans doute en trop petits caractères, par la marque concernée. Chez nous, l'immense majorité de la volaille est vendue soit dans nos boucheries traditionnelles, soit en PLS (produits en libre-service) – la viande est découpée par nos bouchers, puis mise en libre-service –, soit sous notre marque propre. Tout cela forme l'armature, ultramajoritaire, de la catégorie. Comme je l'ai déjà indiqué en réponse à une autre question, et nous n'avons vraiment aucune difficulté à le dire, vous trouverez toujours, pour chaque catégorie, compte tenu de la taille de nos assortiments, un certain nombre de produits qui ont d'autres origines, mais ils sont ultraminoritaires.
Je peux en déduire que les 90 ou 100 % de viande bovine française que vous avez cités concernent peut-être aussi les produits frais de vos marques. Reconnaissez que cela ne correspond pas tout à fait à la compréhension qu'on pouvait avoir de vos propos liminaires et que ces précisions sont importantes.
Je reviens sur la question du SRP+10, que vous avez évoquée assez rapidement, monsieur Bompard. Je rappelle qu'il s'agit de l'obligation, issue de la loi Egalim 1, de réaliser une marge minimale de 10 % sur l'ensemble des produits – ce n'était pas forcément le cas auparavant, notamment pour certains produits, symboliques, de marques nationales. La logique suivie par le législateur de l'époque, que je ne partage pas forcément, était en quelque sorte d'obliger à dégager des marges sur certains produits faisant l'objet d'une très forte concurrence entre les différentes enseignes, pour redonner de l'air à des productions agricoles connaissant un rattrapage de marge.
Nous n'avons jamais réussi à avoir un rapport sérieux du Gouvernement sur l'évaluation des marges supplémentaires qui ont ainsi été dégagées, ni sur ce qu'elles sont devenues. Un rapport du Sénat les a chiffrées néanmoins à 600 ou 700 millions d'euros. Pouvez-vous nous dire, là encore sous serment, l'ampleur des marges supplémentaires dégagées dans le cadre du SRP+10 et la façon dont vous les avez réorientées ? Ont-elles été répercutées intégralement sur des productions agricoles ou vous ont-elles permis de nourrir vos propres marges ? Ce sont des questions que nous nous posons depuis longtemps.
Nous allons vous répondre à deux voix.
Je redirai, pour ma part, et les positions publiques que j'ai prises l'année dernière au sujet du DPH vont dans le même sens, ce que signifie la loi Egalim 1 – je suis arrivé exactement au moment où le texte passait au Parlement – pour un groupe dont le cœur du modèle et du moteur est la promotion : le SRP+10 a pour contrepartie moins de promotions – significativement moins. Or faire moins de promotions pour un hypermarché, c'est mettre en péril son modèle même. La raison pour laquelle vous allez à l'hypermarché, ou une des raisons principales, c'est son modèle promotionnel.
Ce dispositif ayant été retenu, nous avons, bien sûr, parfaitement respecté le choix du législateur, à savoir le SRP+10 et la limitation des promotions, que vous avez ensuite étendue, quelques années plus tard, cette fois sans lien avec le monde agricole, au DPH. Les conséquences sur notre modèle économique ont été extraordinairement difficiles à piloter, parce que l'attractivité de l'hypermarché a été fragilisée – vous avez vu les annonces récentes d'un certain nombre d'acteurs qui sont en difficulté.
Nous allons maintenant vous donner des éléments précis sur le SRP et ce qu'il représente pour nous.
La première chose qu'il faut avoir en tête, parce qu'on dit souvent que le SRP+10 représente une marge de 10 %, c'est qu'on part d'un SRP qui n'est pas économique, mais juridique, dans lequel auparavant étaient seulement intégrés les coûts de transport – l'ensemble des coûts de distribution n'étaient pas inclus. Les 10 % ne représentent donc pas nécessairement les coûts de distribution. Il y a 10 % de plus, mais cela ne veut pas dire, économiquement, que le distributeur va faire 10 % de marge sur chacun des produits : cela peut être 0 %, même avec le SRP+10.
Nous avons transmis des éléments au Gouvernement en application de la loi Descrozaille. Il était possible de faire un raisonnement 2019 versus 2018, parce que la base était alors nulle, afin de déterminer ce qui s'est passé. Pour les années suivantes, c'est beaucoup plus compliqué car on ne sait pas, en réalité, ce que la base d'avant voudrait dire avec un SRP différent. Ce que nous avons indiqué au Gouvernement, c'est que, outre les effets exposés par M. Bompard, l'instauration du SRP+10 a représenté 50 millions de plus pour Carrefour en 2019 et, la même année, un effort supplémentaire pour les filières de 90 millions de la part de Carrefour en France.
Pour être tout à fait transparent, je n'ai pas voté l'interdiction des promotions sur le DPH. Je considère – mais d'autres collègues voudront peut-être s'exprimer à ce sujet – que c'était stupide. Je n'étais pas député à l'époque de l'interdiction des promotions sur les productions agricoles, mais je considère que c'était également stupide. Je n'ai donc pas de difficulté sur cette question.
Quand vous dites, monsieur Vallée, que vous avez fait un effort de 90 millions d'euros pour les productions agricoles, dans quel cadre cela s'inscrivait-il ? Vous avez évoqué un effet en 2019 par rapport à 2018, qui s'est logiquement accompagné, par la suite, d'une stabilisation. Cela se comprend, mais s'il est avéré que l'augmentation du prix pour les consommateurs a nourri les marges des distributeurs sans avoir de répercussions pour les producteurs, c'est vrai ensuite tous les ans – je pense aux 600 millions d'euros de plus selon l'estimation du rapport sénatorial. C'est pour cela que le problème est toujours d'actualité, ou serait toujours d'actualité s'il était avéré.
Cela dépend de ce que vous avez fait en matière de pilotage des marges en année 2, en année 3, etc., et sur quels produits vous avez fait des baisses. Nous avons pu dire pour quels produits nous étions au SRP en 2018, ce qui nous a obligés, en vertu de la loi, à monter de 10 %. S'agissant de ce que j'ai qualifié d'effort – mais ce n'était pas forcément un effort, parlons plutôt de revalorisation –, trois filières ont essentiellement été concernées. La première, comme pour l'ensemble de nos concurrents, et c'était très public, était celle du lait. La revalorisation du prix du lait a fait l'objet de communiqués de presse et je pense qu'une bonne partie du produit de la hausse du SRP a été orientée dans cette direction en 2019 et 2020. La deuxième filière qui a été revalorisée à l'époque, en tout cas chez nous, est celle du porc. Quant à la troisième, il s'agissait des fruits et légumes. La revalorisation a porté à ce moment-là, pas seulement mais de manière assez large, sur ces trois filières.
Y a-t-il eu une revalorisation semblable, de 90 millions d'euros, les autres années ? L'inflation étant ce qu'elle est, j'imagine qu'il existe une revalorisation annuelle. Quelle est la revalorisation moyenne des autres années ?
Je n'ai pas en tête la revalorisation moyenne des autres années. Ce qu'on nous a demandé, c'est de déterminer s'il y avait eu un ruissellement la première année d'application du SRP+10. C'est bien ce à quoi on a abouti par rapport à une année n –1 où le SRP+10 n'était pas en vigueur.
Je suis un peu surpris que Bercy ne vous en ait pas demandé plus. Il y a tous les ans une revalorisation pour les productions agricoles, en tout cas je l'espère. S'il n'y a pas de différence entre les années, il est quand même compliqué d'expliquer quel est le produit de la revalorisation du SRP+10.
Je n'étais pas directement impliqué dans les échanges mais je peux vous dire que nous avons eu beaucoup de difficultés. Nous avons demandé, au nom du secteur et pas seulement pour Carrefour, quelle méthodologie nous devions utiliser, mais rien ne nous a été indiqué. Je suppose donc que chacun a travaillé à sa manière et a fourni les éléments qu'il pouvait donner. Je vous ai décrit, en résumé, ce que nous avions transmis, mais je n'ai pas d'idée de la façon dont les autres ont travaillé.
Vous avez parlé de 90 millions d'euros pour 2019. Si vous pouviez nous fournir les chiffres pour les autres années, quand bien même Bercy ne vous les demanderait pas, cela nous permettrait d'établir une comparaison.
Vous avez dit au sujet de la loi Egalim 2, monsieur Bompard, que la fixation du prix pour une filière était un dispositif intéressant, mais qu'il n'était pas appliqué. Pourriez-vous préciser la mesure concernée et nous dire comment vous analysez le fait qu'elle ne soit pas appliquée ?
Quel est le principe même d'Egalim 2 ? Cette loi vise à protéger le revenu de l'agriculteur par de la transparence. Pour cela, il faut une contractualisation en amont et une fixation du prix « en marche avant » entre l'industriel agroalimentaire et l'agriculteur ou la coopérative agricole. On a donc besoin que soient mis en place des indices de coûts de production. Il y a deux raisons à ce que cela ne se soit pas fait, ou seulement en partie, dans un certain nombre de filières.
D'une part, vous le savez – certains de vos collègues ou anciens collègues, comme M. Moreau, suivent de près la question et l'ont dit –, la volonté de s'organiser en filière n'a pas été totale. Dans certains cas, on ne s'est pas organisé ainsi et on n'a pas mis en place des indices. Il y a donc une insuffisance de « filiarisation », si je puis dire. D'autre part, 80 % des industriels ont choisi l'option 3 – pardon, c'est un peu technique, mais je pense que vous savez tous de quoi il s'agit. Je ne demande qu'une chose, c'est de connaître le prix d'achat contractualisé entre l'industriel et l'agriculteur – je discute avec le premier, mais pas avec le second –, mais plutôt que de nous donner le prix, 80 % des industriels ont choisi de recourir à un tiers de confiance qui me dit : « Le prix, c'est tant. » Or je ne veux pas qu'on me dise cela, je veux connaître le prix d'achat de l'industriel. Si je le connais, la sanctuarisation du prix agricole est extrêmement aisée : je connais le prix de la matière première agricole et je négocie donc avec l'industriel sur la base d'une information pure et parfaite. Dans 80 % des cas, les industriels ont choisi l'option 3 qui ne permet aucune transparence.
J'en reviens à la question du porc. Quand je discute avec un industriel de ce secteur, il somme, dans le prix qu'il m'annonce, l'acquisition de porc à des éleveurs français et l'acquisition de porc à des éleveurs étrangers. Je ne connais donc pas du tout la valeur de la matière première agricole française et je suis dans l'incapacité de sanctuariser cette matière première dans des conditions satisfaisantes. Ce que nous demandons, et je suis très frappé de voir que cela n'avance pas alors que cela paraît assez logique – pardon de le dire et je précise que ce n'est absolument pas une agression contre le monde de l'industrie agroalimentaire, qui est un partenaire pour nous –, c'est que des coûts de production fiables nous soient communiqués. Autrement dit, il faut avant la négociation en aval, entre moi et l'industriel, une négociation en amont entre l'industriel et le monde agricole, avec un prix qui en ressort. Une fois que vous avez ce prix-là, la matière agricole est parfaitement sanctuarisée : des clauses d'indexation peuvent s'appliquer puisque vous avez contractualisé et que vous avez une connaissance du prix. Si ce n'est pas le cas, si c'est juste un tiers de confiance qui vous dit un beau matin que le prix est tant a priori, vous n'êtes pas du tout dans le même état d'esprit.
Ce que je demande, et ce sera l'objet des discussions au sujet d'Egalim 4, dans lesquelles la représentation nationale aura un rôle très important, c'est très simplement une transparence maximale pour la fixation du prix, en écho à ce que j'ai dit sur la nécessité de raisonner par filières et non dans le cadre d'une opposition entre les uns et les autres. Pour cela, il faut qu'il y ait une négociation en amont entre l'industriel et l'agriculteur et que, une fois celle-ci terminée, se tienne une négociation en aval sur la base d'un prix incontestable et non issu d'un tiers de confiance qui vous sort, un jour, un papier totalement incompréhensible et dont on s'est rendu compte, à des dizaines de reprises, qu'il n'était pas fiable. Voilà ce que je demande avec force. Si on arrive à faire cela dans le cadre d'un nouveau texte législatif, on aura collectivement avancé.
S'agissant de la centrale d'achats Eureca, j'ai écouté votre présentation du contexte mais j'ai du mal à faire abstraction du fait que toutes les grandes enseignes ont monté, depuis les lois Egalim, des centrales d'achats européennes, situées en dehors du territoire national, comme par hasard. Je veux bien entendre vos arguments, mais il y a évidemment une tentative de s'extraire des lois Egalim par ces centrales d'achats. Pourriez-vous nous dire quels sont les points de notre législation qui n'ont pas d'équivalent en Espagne, pays dont vous nous avez dit qu'il avait aussi une législation très contraignante ? Quelles sont les dispositions des lois Egalim auxquelles de telles centrales permettent d'échapper ?
Je redis, même si vous l'avez parfaitement compris, que c'est un bureau d'achats européen. Nous avons une empreinte européenne : je ne me suis pas allié, pour acheter, avec un acteur belge avec lequel je n'aurais aucun rapport ou avec un acteur allemand que je ne connaîtrais pas. Carrefour Italie achète avec Carrefour Espagne, Carrefour France et Carrefour Belgique. C'est notre plaque européenne : nous avons mis en place une supply chain européenne, un approvisionnement européen et nous discutons avec de grands acteurs de l'industrie agroalimentaire. Je vais vous en donner, très vite, la liste, pour que vous puissiez toucher du doigt le fait qu'il ne s'agit pas de l'industrie agroalimentaire française : Red Bull, Mars, Reckitt, Procter & Gamble, Mondelez, Heinz, Unilever, Beiersdorf, PepsiCo, McCain. Je suis en face de grandes multinationales industrielles – j'ai un profond respect pour elles – qui négocient sur tous les territoires.
Le choix que nous avons fait est de leur dire que lorsqu'ils discutent avec nous, ils le font avec Carrefour en Europe. Leur intérêt est de fragmenter les marchés, ce qui n'est pas autorisé au niveau européen : une amende extraordinairement élevée, de 320 millions d'euros si mes souvenirs sont bons, vient d'être infligée à Mondelez, qui ne respectait pas la possibilité d'acheter au niveau européen quand on est sur le territoire européen.
Nous avons installé notre bureau d'achats en Espagne, qui n'est pas du tout, comme vous le savez, un paradis fiscal ou un pays qui n'aurait pas de normes, parce que nous avons nos équipes d'achat dans ce pays. Je vais laisser M. Vallée présenter les seules différences qui existent, notamment au sujet des dates butoirs pour les négociations.
J'aimerais revenir, si vous le permettez, sur Cocorico, car j'ai pu faire une petite recherche. Il y a eu effectivement une polémique à ce sujet en 2022. Des produits ont incontestablement été vendus chez nous et peut-être chez d'autres : nous avons reçu deux camions de ce fournisseur, apparemment à un moment de pénurie en lien avec la grippe aviaire. Nous avons arrêté tout de suite, notamment du fait de la polémique et parce que cela n'avait pas marché – les produits ne se sont pas vendus.
Nous en sommes aujourd'hui à 95 % de produits d'origine France pour la volaille, alors que 48 % de la volaille est importée dans notre pays. Carrefour fait mieux que la restauration, par exemple, et d'autres secteurs.
Exactement. Vous trouverez toujours des anomalies dans nos magasins, mais elles ne doivent pas cacher ce qui est la pratique de Carrefour et du secteur.
M. Bompard vous a décrit le fonctionnement d'Eureca et les raisons de sa création. Des contrôles ont été déclenchés, cela a été dit très publiquement, mais je rappelle que les centrales, internationales ou européennes, ne datent pas des lois Egalim. Il en existe depuis vingt ans. Il faut aussi avoir en tête que Carrefour, qui est implanté dans plusieurs pays européens, a des compétiteurs qui ne sont pas français mais qui font partie de centrales d'achats.
Je ne sais pas ce qu'ont donné les contrôles pour les autres centrales. S'agissant d'Eureca, ils visaient précisément à vérifier si nous respections la loi française. Un seul point, justifiant les amendes qui nous ont été signifiées, est en débat – nous en sommes, vis-à-vis de la DGCCRF (direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes), à la phase contradictoire. Il s'agit du respect de la date butoir : une partie des contrats avec les entreprises citées tout à l'heure n'ont pas été signés dans le délai qui était imparti. On nous a donc dit que nous n'avons pas respecté le texte en la matière. Ce n'est pas la première fois : nous avons déjà eu ce débat alors que nous achetions en France – je crois que nous avons eu une amende il y a trois ans. C'est donc quelque chose qui arrive, cette fois concernant Eureca.
De notre point de vue, mais je ne vais pas entrer dans un débat qui est en cours avec les services de l'État et qui aura lieu ensuite, le cas échéant, au contentieux, nous sommes toujours frappés de voir qu'on considère que c'est le distributeur qui est responsable du retard. Dans le cas présent, nous estimons avoir des éléments permettant de montrer que certains fournisseurs pouvaient avoir intérêt à ne pas signer dans les délais, dans l'idée que la responsabilité nous incomberait in fine. C'était, par ailleurs, une année où le délai de négociation avait été significativement raccourci, et les industriels contestant les centrales pouvaient avoir intérêt à différer leur signature.
Incontestablement, la réglementation espagnole n'est pas, en la matière, identique à la législation française : elle ne prévoit pas une date butoir fixe, mais glissante – vous avez trois mois à compter du début des négociations.
Voilà le débat actuel et ce qui est reproché à Eureca.
Si je comprends bien vos propos, monsieur Bompard, le débat politique relatif aux centrales d'achats européennes serait pour ainsi dire à côté de la plaque, dans la mesure où les agriculteurs français ne sont pas concernés par les produits qui y sont achetés, du moins dans la vôtre, proviennent de grandes marques.
Quand vous négociez avec Nestlé, certains produits peuvent avoir un lien avec l'agriculture ou l'agroalimentaire français. Je ne peux pas dire qu'il n'y a absolument aucun lien. Il n'empêche que l'immense majorité des entreprises dont nous parlons ici sont des multinationales dont les sièges sont situés aux Pays-Bas, aux États-Unis, ou encore au Royaume-Uni. Il ne s'agit pas d'industriels de l'agroalimentaire français.
Je vous remercie, messieurs, pour ces éléments très éclairants à l'heure où nous cherchons tous à répondre au mal-être et à la colère du monde agricole et à proposer des solutions à nos filières. Ces dernières font notre souveraineté alimentaire, mais certaines ont été durement fragilisées ces dernières années.
J'aurai trois questions, évidemment liées.
La première porte sur la rémunération des agriculteurs. Les données publiées par l'Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires (OFPMPA) permettent de connaître la répartition de la valeur créée par la vente de différents produits alimentaires. Par exemple, en 2022, un yaourt nature moyen – je mentionne ce produit car je viens d'un territoire où la filière laitière est très importante – était vendu à 2 euros le kilo. Sur cette somme, il y avait 10 centimes de TVA, 67 centimes de marge brute pour le distributeur, 98 centimes de marge brute pour l'industriel agroalimentaire et seulement 25 centimes pour le producteur et l'achat de la matière première. Comment s'explique cette répartition et pourquoi la part de la matière première est-elle 2,5 fois inférieure à la marge du distributeur et 4 fois inférieure à celle de l'industriel ?
Ma deuxième question a trait à la potentielle tromperie du consommateur, sentiment dont les agriculteurs font état de plus en plus fréquemment. Je prendrai cette fois l'exemple du beurre de la marque Président. L'immense majorité des consommateurs pensent que ce produit est d'origine française alors qu'il contiendrait parfois, à en croire les agriculteurs, du lait irlandais. J'aimerais donc vous entendre sur la provenance des matières premières des produits sous vide et à plus forte raison des produits transformés. Votre groupe encourage-t-il la production alimentaire locale, qui permet de réduire l'empreinte carbone des produits et qui favorise les savoir-faire régionaux ? Il me semble que la question de l'étiquetage est prégnante dans ce domaine.
Enfin, vous avez longuement évoqué le poids de Carrefour Europe dans les négociations à l'échelle du continent. Alors que vous êtes également le troisième distributeur mondial, défendez-vous une politique pour favoriser les débouchés commerciaux des produits agricoles français à l'international ? En d'autres termes, profitez-vous de votre poids et de votre présence mondiale pour créer des filières d'export pour nos produits nationaux ?
Votre première question, relative à la répartition de la marge, est d'une très grande importance. Je m'appuierai à mon tour sur les données de l'OFPMPA, en l'occurrence de son rapport 2023, et détaillerai les marges nettes de différents rayons frais dans la grande distribution, les chiffres du groupe Carrefour étant proches de cette moyenne. Je précise à cet égard que la marge nette équivaut à la marge brute moins le coût de fonctionnement du magasin, lequel comprend le loyer, les dépenses de personnels, les coûts logistiques et d'électricité, etc. La marge nette de la poissonnerie s'élève à -2,1 % – elle est donc négative –, celle de la boulangerie à -2,7 %, celle de la boucherie à -1,4 %, celle des produits laitiers, ce qui inclut les yaourts, à +0,6 %, celle des fruits et légumes à +2,9 %, celle de la volaille à +5,9 %, et celle de la charcuterie à +6,4 %.
Notons que ces niveaux de marge nette sont assez conformes à celle de notre secteur en général. Je suis donc toujours frappé des débats qui peuvent avoir lieu autour de la marge de la grande distribution. En France, mon groupe réalise un chiffre d'affaires d'environ 50 milliards d'euros. Il a l'avantage – ou l'inconvénient, c'est selon – d'être coté en bourse, aussi son résultat est-il public et transparent. En l'occurrence, notre marge nette totale s'élève à 2,5 %, quand celle des dix plus grands groupes de l'industrie agroalimentaire atteint 10 à 12 %.
S'agissant spécifiquement des rayons frais, cette marge est parfois négative et s'élève à 6 % au maximum. Ces rayons sont extrêmement importants en matière d'attractivité – ils font venir les clients –, la qualité des fruits et légumes étant absolument essentielle. Mais leur équilibre économique se situe entre 0 et 2 % de marge nette.
La transparence, objet de votre deuxième question, est également essentielle. Nous la devons aux consommateurs et c'est notre intérêt : M. le président l'a très bien montré tout à l'heure en prenant l'exemple du miel. À cet égard, l'initiative « Origine-Info », qui vient d'être annoncée par Mme Olivia Grégoire, va dans le bon sens et je pense que l'ensemble de notre secteur y souscrit. En quoi consiste-t-elle ? Lorsque le produit est d'origine française, c'est-à-dire quand son ou ses ingrédients principaux sont français, il faut le faire figurer. Pour les biscuits, ce sera le cas si la farine et le blé sont français ; pour les carottes râpées, qui sont un produit transformé, ce sera le cas si les carottes sont françaises.
J'y insiste : parce que nous nous appuyons sur nos filières et parce que nos producteurs locaux sont essentiels, personne n'a intérêt à tromper le consommateur final. Notre devoir de vérité permanent devrait même nous conduire à l'indiquer quand le produit n'est pas français. Par exemple, entre janvier et mars, il n'est pas possible de se procurer des fraises françaises, ou des légumes français si l'on souhaite faire de la ratatouille. C'est mon métier, aussi n'ai-je pas de problème à proposer de tels produits aux consommateurs, mais nous leur devons la transparence : ils ne viendront pas de France mais plutôt du pourtour méditerranéen.
Quant à votre troisième question, je vous remercie de l'avoir posée car cet aspect est souvent oublié. Le fait que nous soyons le seul acteur international présent dans quarante-deux pays signifie que nous sommes aussi le seul à exposer en permanence des produits français à travers le monde. Nous le faisons avec notre marque Reflets de France, dont parlait M. Laurent Vallée et qui est particulièrement qualitative, ou grâce à la gamme Carrefour Bio. Autrement dit, quand nous intégrons un nouveau pays, quand nous développons notre activité sur de nouveaux continents, nous le faisons avec notre propre marque, qui représente près de 40 % des produits que nous proposons, lesquels – je le disais – sont fabriqués à partir d'ingrédients français pour l'immense majorité d'entre eux. Le développement international de Carrefour profite mécaniquement aux filières agricoles et agroalimentaires françaises en leur procurant des débouchés.
S'agissant de la dimension locale, j'ajoute que Carrefour poursuit une stratégie dite du zéro kilomètre. Nous essayons de favoriser des partenariats avec des acteurs situés à proximité des magasins, grâce à des contrats simplifiés et à des paiements accélérés. Et dans le cadre du plan Carrefour 2026, que M. Bompard a lancé à la fin de l'année 2022, nous avons pour ambition de doubler notre approvisionnement en fruits et légumes produits à moins de 50 kilomètres des magasins. L'entreprise est donc engagée en faveur des circuits courts.
Premièrement, je souhaite saluer vos équipes, monsieur Bompard, car il est rare qu'une grande entreprise, française ou internationale, réponde aux parlementaires, du moins aux membres de mon groupe. Nous ne sommes pas nécessairement d'accord sur le fond, mais nous avons obtenu de véritables réponses.
Ma première question n'a pas de lien avec ce qui a été abordé jusqu'à présent au cours de l'audition et concerne la tentative d'opération de Couche-Tard, chaîne de grande distribution québécoise, qui a été bloquée par les autorités françaises et plus particulièrement par M. Le Maire au nom de la souveraineté alimentaire – c'est en tout cas l'argument qui a filtré dans la presse. Dans la mesure où nous n'avons pas eu accès à de plus amples informations à l'Assemblée nationale ou ailleurs, je souhaiterais savoir, bien sûr dans la limite du secret des affaires, si vous avez vous-même sollicité ce blocage pour ce motif de la souveraineté alimentaire, si l'argumentation juridique et politique a été élaborée en concertation avec vous – étant entendu il n'y aurait rien d'illégal à ce que le ministère de l'économie travaille avec un grand groupe français –, et si ce motif a été invoqué auprès de vos actionnaires.
Bref, quels sont les ressorts de cette tentative d'opération ? Étiez-vous au courant de la décision de Bercy ? L'enjeu de souveraineté alimentaire est-il inclus dans votre stratégie ? Et, le cas échéant, comment justifiez-vous que le Gouvernement soit intervenu en votre faveur – car, de mon point de vue, c'est bien ce qui s'est passé. Je rappelle que le décret de blocage utilisé n'a pas été fréquemment activé, pour ne pas dire jamais s'agissant d'une opération d'une telle envergure et pour un groupe aussi important.
L'opération a eu lieu entre fin décembre 2020 et début janvier 2021. Nous n'avons rien sollicité de la part du Gouvernement, tout simplement parce que les choses sont allées extraordinairement vite. Nous avons reçu une marque d'intérêt de la part du groupe canadien Couche-Tard, qui est très solide, crédible, puissant, en vue de travailler à un rapprochement. Or au moment où le conseil d'administration, mes actionnaires, mes administrateurs et moi-même commencions à y travailler, il y a eu une fuite dans la presse. Notre avis sur l'opportunité de l'opération n'était alors pas du tout arrêté. Couche-Tard envisageait de racheter Carrefour mais nous n'avions fixé ni les parités, ni le lieu du siège social, ni la nationalité du dirigeant, ni les engagements en matière d'emploi ou d'investissement. Je le répète, les discussions ne faisaient que commencer.
Lorsque l'affaire a été rendue publique, le ministre de l'économie a pris position, ce qui est son droit le plus strict. Rappelons-nous des conditions de température et de pression de l'époque. Nous étions dans la deuxième phase du covid, la question de l'approvisionnement alimentaire était très prégnante, aussi le ministre a-t-il estimé que l'opération n'était pas la bienvenue parce qu'elle pouvait mettre en péril la souveraineté alimentaire française – nous en avons discuté ensemble ultérieurement.
En conséquence, le dirigeant fondateur de Couche-Tard a jugé que les conditions d'un rapprochement n'étaient pas réunies, toutes les parties prenantes n'y étant pas favorables. L'opération était absolument amicale et ne pouvait aboutir que de cette manière. Je n'avais donc aucun intérêt à solliciter Bercy afin de recourir à tel ou tel décret de blocage. L'opération n'est pas allée plus loin.
Merci pour cette réponse. Ma question suivante est liée car, quelles que soient les raisons de l'abandon de cette opération, Bercy a reconnu à cette occasion votre rôle pour la souveraineté alimentaire du pays. La crise du covid, notamment la question des masques, a effectivement montré que les capacités logistiques et de négociation des grandes enseignes de distribution comme la vôtre étaient parfois supérieures à celles des États, ou du moins de la France. Ces capacités sont-elles prises en considération dans vos relations avec Bercy ?
En d'autres termes, y a-t-il une stratégie de filière avec la grande distribution ? Certes, les enseignes sont accusées de différentes choses en cas de crise – ce n'est pas l'objet de cette audition, nous ne sommes pas un tribunal –, mais votre capacité à contribuer à la souveraineté alimentaire est-elle prise en compte par le Gouvernement, les autorités administratives, voire la Commission européenne ? Votre rôle logistique considérable et votre pouvoir d'acteur de marché – je suis totalement neutre et ne dis pas si c'est positif ou négatif – sont-ils pris en compte au-delà des crises, notamment depuis celle du covid ?
C'est une question intéressante à laquelle il ne me sera pas facile de répondre de manière univoque ou totalement objective, étant donné que, par nature, je souhaite que notre fonction soit davantage prise en compte dans l'ensemble de la filière de l'agroalimentaire.
Ces dernières années, certes à l'occasion de crises qui peuvent aussi servir à cela, mais aussi à l'initiative du ministre de l'économie, un travail de filière a été entrepris et le rôle de la grande distribution a été davantage reconnu. Replongeons-nous dans le contexte du covid, notamment des premières semaines, lorsque la question de la continuation d'un approvisionnement satisfaisant s'est posée.
Après le covid est arrivée l'hyperinflation. Nous avons été convoqués et nous avons reçu des demandes, ce qui signifie que l'engagement de la grande distribution était nécessaire, notamment vis-à-vis des industriels. De nouveau, nous avons été pris en compte.
Tout cela a-t-il débouché sur une structuration de l'ensemble de la filière et sur une reconnaissance plus juste de notre rôle ? Il est probable que la réponse soit : « Insuffisamment. » Il n'empêche que la compréhension de notre rôle logistique et de nos capacités particulièrement importantes en matière d'approvisionnement a progressé. À cet égard, comme je le disais en introduction, il me semble que les parlementaires ont un rôle essentiel à jouer en ce sens, au travers de cette commission d'enquête mais aussi des textes à venir, à commencer par celui déjà surnommé « Egalim 4 ».
L'idée absolument stérile et pour tout dire ridicule selon laquelle il convient de renforcer les industriels et les agriculteurs contre les distributeurs, c'est tout ce qui ne fonctionne pas ! Nous n'avançons que si nous travaillons en filière et, j'y insiste, je crois que les prochains textes que vous allez construire seront très importants.
Vous avez dit tout à l'heure que certains produits proposés ne peuvent provenir de France en raison de volumes produits insuffisants. Soit, mais, dans ce cas, l'inverse devrait également être vrai si l'on travaille en filière. Si j'en crois votre dernière réponse, vous avez même le pouvoir d'en créer de toutes pièces, à plus forte raison si Carrefour s'associe avec les nombreux autres grands acteurs français de la distribution ayant également une envergure européenne, sinon mondiale. Je sais que les ententes sont très surveillées, mais une telle démarche pourrait-elle survenir, pourvu qu'elle soit légale ?
Imaginons en effet un ministre de l'économie souhaitant approvisionner l'ensemble du marché français en clémentines ou en citrons produits sur notre territoire – je reprends volontairement l'exemple des agrumes que vous utilisiez tout à l'heure. Auriez-vous le droit de vous mettre autour d'une table avec Les Mousquetaires ou E. Leclerc dans l'optique de mettre vos capacités au bénéfice de nouvelles filières françaises qui pourraient s'implanter sur la durée ?
La même question pourrait être posée à propos du textile – nous nous éloignons de l'alimentaire, mais vos hypermarchés proposent également des vêtements. Venant de Picardie, le lin me tient à cœur. Or si celui-ci est produit en Europe et particulièrement en France, il est transformé en Asie avant que les articles ne soient proposés chez nous, notamment dans les magasins Carrefour. Auriez-vous le droit de créer une filière du lin et, si non, cela vous intéresserait-il, notre but étant de faire progresser les choses ?
Je ne saurais dire si nous en aurions formellement le droit mais ce qui est sûr, c'est que tout regroupement paraît suspect. Quel que soit le motif, et que les centrales d'achats se situent en France ou non, il n'est en général pas souhaité, compte tenu de notre pouvoir de marché, que deux distributeurs procèdent ensemble à des achats. À tout le moins, une telle opération serait scrutée.
J'ai bien compris que votre hypothèse est celle de la constitution d'une filière dans l'optique d'un résultat collectif positif. Je n'ai toutefois connaissance d'aucune initiative de cette nature au sein de la Fédération du commerce et de la distribution (FCD) ou entre distributeurs. Le cas échéant, il faudrait une forme de garantie ou du moins l'anticipation d'une appréciation favorable des autorités de concurrence, qui devraient considérer que la création de la filière relève de l'intérêt général. Dans le cas contraire, compte tenu du risque et de la concurrence à laquelle se livrent les enseignes, un tel mouvement me semblerait impossible.
Comme me le souffle M. Bompard, seule l'autorité de la concurrence britannique, à la fin d'année dernière, a pris une décision pouvant se rapprocher d'une telle démarche. Cette décision ouvre la possibilité, pour les distributeurs britanniques, de se regrouper pour acheter en commun, non des produits nationaux, mais des produits d'importation tels que les bananes, le cacao et le café, le but étant de contribuer à l'élévation des standards de production et des salaires, et à l'établissement d'une concurrence plus équitable. Cette initiative ne correspond pas exactement à votre hypothèse, mais c'est la plus proche que je puisse évoquer.
Des coalitions internationales peuvent aussi voir le jour. Dans le cadre du Consumer Goods Forum, que je préside et qui réunit tous les grands industriels mondiaux pour lutter contre la déforestation, nous prenons des engagements collectifs concernant certaines filières. Mais ces derniers demeurent volontaires et nous n'achetons pas en commun.
Votre plan stratégique pour 2026 comporte selon moi plusieurs objectifs pouvant avoir des conséquences, positives ou négatives, sur la souveraineté alimentaire française. C'est le cas de l'objectif d'atteindre – c'est presque le cas – 40 % de produits en marque propre. C'est le cas également de votre volonté de développer la distribution de proximité. À cet égard, nous constatons que vous avez accru votre présence dans nos communes rurales, développant une stratégie visuelle et investissant dans du mobilier. Or la logistique est très différente pour ce type de magasins. Comment faites-vous pour concilier le maintien de prix abordables – étant donné que la crise du pouvoir d'achat se poursuit – avec le maintien de la part de la production français ?
Pour ma part, je ne mange que français. J'ai le luxe de pouvoir le faire, même si je regarde les prix, et je remarque que plus le magasin est petit, plus il est difficile de trouver des produits nationaux. Ce n'est qu'une intuition, je n'ai pas trouvé de documents en la matière, mais ne sacrifiez-vous pas l'alimentation française dans ce type de magasins de proximité ?
Par ailleurs, sur le modèle des magasins Grand Frais, vous prévoyez le développement de Potager City. Notons au passage que si cette commission d'enquête porte sur la souveraineté alimentaire, Carrefour a un petit problème de souveraineté linguistique ! Je m'excuse d'ailleurs auprès de vos services, mais je ne cesserai jamais de vous adresser des courriers sur ce point, car je ne vois pas ce que cela apporte. Quoi qu'il en soit, je souhaitais également savoir si votre but, avec ce projet, était la distribution de produits français de proximité.
À l'exact inverse de la distribution à petite échelle, la numérisation et le recours à des entrepôts de logistique favorisent-ils l'achat de gros volumes français ?
Pour synthétiser, j'aimerais connaître les conséquences de vos grands choix stratégiques pour la souveraineté alimentaire française, car si vous insistez sur cet aspect dans votre communication, parce que cela sonne bien ou que cela correspond aux attentes des consommateurs, j'ai l'impression que vous ne l'évoquez pas auprès de vos actionnaires.
Une des grandes spécificités de Carrefour, c'est que nous maîtrisons tous les formats de magasins. Carrefour est historiquement un modèle qui va du très grand hypermarché – c'est nous qui avons ouvert le premier à Sainte-Geneviève-des-Bois – au tout petit Carrefour Express. J'ai fait le choix stratégique, il y a quelques années, d'accélérer le développement de la proximité. Nous aurons ouvert en six ou sept ans quelque 6 000 nouveaux magasins, pour l'essentiel en France. Nous contribuons à une forme d'aménagement du territoire, quand nous installons un Carrefour City, un Carrefour Contact ou un Carrefour Express, en allant au plus près de nos clients. Nous en ouvrons à un rythme très rapide, avec des partenaires entrepreneurs.
S'agissant de notre offre, je suis désolé que vous ayez eu ce sentiment, monsieur Tanguy, parce qu'il ne correspond pas à la réalité. Dans nos magasins de proximité, les produits issus des circuits ultracourts et ceux qui sont des marqueurs de notre souveraineté alimentaire sont plus présents. Les prix diffèrent selon les formats des magasins. Les coûts de loyer et de logistique n'étant pas les mêmes, les prix sont plus élevés dans les magasins de proximité.
De la même manière, la numérisation de nos activités n'a pas d'impact mécanique sur la souveraineté alimentaire. Elle ne conduit pas à la massification, au contraire. L'hypermarché repose sur un modèle logistique massifié : de très gros volumes qui partent vers un seul magasin. Plus il y a de petits points de vente, plus il y a de livraison à domicile, plus il y a de flux logistiques différents. Nous sommes le grand leader de la livraison à domicile, qui implique un éclatement des flux logistiques, certains partant de très grands entrepôts, certains d'entrepôts de taille moyenne, d'autres de nos magasins qui servent de centres de préparation des commandes.
En revanche – et c'est une priorité permanente dans notre communication et nos actions –, nous avons doublé notre objectif d'approvisionnement en circuit court, à moins de 50 kilomètres. Nous avons pris cet engagement parce que les consommateurs nous le demandent : plus les producteurs locaux sont mis en avant, plus les clients sont satisfaits. Nous avons beaucoup travaillé pour essayer de supprimer les irritants pour l'agriculteur. Les contrats de vingt pages et les paiements à plusieurs semaines ne convenaient pas au monde agricole. Nous avons simplifié les contrats et réduit nos délais de paiements à l'échelle d'une semaine. Nous travaillons beaucoup sur les circuits courts et les filières qualité. C'est un marqueur de notre transition alimentaire pour tous, qui est notre raison d'être, là où certains de mes concurrents sont uniquement centrés sur le prix. Le consommateur ne se trompe jamais. Cela ne peut fonctionner que s'il comprend que ce n'est pas du marketing mais une réalité, qui reste certes perfectible.
Votre groupe signale les produits concernés par la shrinkflation dans ses magasins. L'a-t-il pratiquée par le passé ?
Je dois être celui qui en a dénoncé l'existence à la fin du mois d'août dernier, en constatant le développement de cette pratique inacceptable qui consiste à proposer une quantité moindre pour un prix supérieur. Nous avons voulu aller jusqu'au bout de la dénonciation, sans plaisir, en l'affichant dans les magasins. Je pense que cela a eu un effet important. Certains de nos concurrents nous ont d'ailleurs suivis, ce qui est très bien, et les industriels qui pouvaient être tentés par cette pratique sont en train de la réduire. Les parlementaires se sont aussi saisis du sujet. J'espère que ce phénomène va fortement s'atténuer. Après une augmentation de plus de 20 % de l'inflation en deux ans, une telle réduction des quantités n'était pas acceptable.
Pourquoi le marché du bio ne fonctionne-t-il pas ? Est-ce dû à un problème de pouvoir d'achat ? À des habitudes de consommation ?
Le mouvement vers le bio est un mouvement extraordinairement puissant de ces deux dernières décennies, qui a atteint des taux de croissance fabuleux. J'ai fait de cette appétence des consommateurs un élément central de notre stratégie, parce que nous sommes le leader du bio. Tout d'abord, nous sourçons des produits bio : parmi nos 30 000 producteurs partenaires, 5 000 sont bio. Nous nous sommes engagés sur des volumes et des prix pour la marque Carrefour Bio afin de soutenir des conversions au bio, qui sont particulièrement complexes. Nous avons également ouvert des points de vente, qu'il s'agisse du modèle du shop-in-shop, du magasin dans le magasin, ou de magasins spécialisés.
Le covid, en créant une tension très forte sur l'approvisionnement, a conduit à privilégier le conventionnel. Ensuite, sous l'effet de l'hyperinflation, le marché du bio a calé. Il n'est pas entré dans une phase de déclin profond mais sa croissance a cessé, avec des conséquences lourdes pour certains agriculteurs. Certains s'étaient engagés dans des conversions au bio sans être nécessairement soutenus par une enseigne et se sont retrouvés au milieu de gué, sans savoir comment faire pour assumer les coûts de conversion en l'absence d'un marché.
Je reste convaincu que c'est un moment difficile de tassement mais que l'appétence pour le bio va demeurer. Nous continuons à investir, avec 200 produits bio à moins de 2 euros afin de combattre l'idée de cherté du bio et d'aider les consommateurs à y avoir accès. Nous continuons à ouvrir des magasins Bio c' Bon et So.bio et à investir dans cette filière aux côtés du monde agricole, parce que c'est une tendance forte, qui exprime une envie de qualité alimentaire. Les derniers chiffres montrent un frémissement de progression de la filière bio.
Dans notre centrale, cela ne peut pas exister puisque nous ne négocions pas avec les agriculteurs.
Avez-vous connaissance de pratiques déloyales, incluant des paiements retardés ou des annulations unilatérales de commandes de produits périssables peu avant la date de livraison ?
Je n'en ai pas connaissance. Je ne sais pas si vous faites référence à des éléments précis. Si c'est le cas, nous sommes prêts à échanger et à expliquer.
Ne vendriez-vous pas plus cher à vos franchisés – j'ai recueilli le témoignage de l'un d'eux en ce sens –, ce qui ferait augmenter le coût de la vie de certains de nos concitoyens ?
Non. Ce n'est pas le modèle de la franchise. Nous avons besoin que nos magasins franchisés fonctionnent bien. Nous ouvrons 250 magasins en franchise par an, pour 6 000 candidats. Nous avons 6 000 magasins en franchise. Notre objectif est que nos franchisés réussissent, investissent, ouvrent de nouveaux magasins et soient compétitifs. Un consommateur qui entre dans un magasin Carrefour ne se demande pas si celui-ci est franchisé ou intégré. Pour nous, ce sont des partenaires à part entière. Pour 99 % d'entre eux, les relations sont bonnes. Néanmoins, dans un réseau de cette taille, il y a forcément quelques franchisés pour lesquels la situation est plus difficile, ce dont je ne me réjouis jamais. Le développement en franchise est un axe essentiel du développement de Carrefour.
Je vous remercie de nous livrer votre vision des choses, dans un contexte où les agriculteurs nous demandent d'être vigilants pour assurer notre souveraineté alimentaire.
Nous avons vu, par le biais de la RATP notamment, une campagne de communication assez scandaleuse de la part de votre groupe, qui va clairement à l'encontre de nos éleveurs en avançant que l'on pouvait faire du beurre sans animaux. Quel est le poids chez Carrefour des lobbies animalistes et vegan, qui promeuvent des produits végétaux et vont à l'encontre de notre élevage ?
Par ailleurs, alors qu'elle est indispensable pour les producteurs, je n'ai pas réussi à comprendre quelle était votre stratégie sur la transparence de l'origine française de vos produits. Un certain nombre de produits d'origine étrangère ne respectent pas ce que vous venez de nous dire, ce qui fait naître un doute dans la tête du consommateur. Quelles sont vos initiatives sur l'emballage et l'étiquetage pour que le consommateur puisse rapidement savoir ce qu'il va acheter ? Le prix est très souvent mis en évidence et attire l'attention du consommateur. Si l'on veut chercher une origine, il faut souvent prendre le temps de décortiquer l'emballage.
Ne s'opposent pas, pour nous, le fait d'être le premier vendeur en France de produits carnés et celui d'avoir des ambitions sur les protéines végétales. Nous avons des millions de clients qui souhaitent avoir accès aux protéines végétales, notamment pour des questions d'empreinte carbone ou de convictions personnelles. Ma mission, c'est de leur offrir le choix. Alors qu'une nouvelle tendance extraordinairement puissante se développe et qu'un certain nombre de consommateurs y sont attachés et ne veulent plus de protéines animales, je ne peux pas leur fermer la porte. On développe des gammes de protéines végétales – dans le cas que vous citez, c'est avec un partenaire, mais nous le faisons aussi dans notre marque. Mon rôle est d'être un distributeur universel de produits et de capter les nouvelles tendances. Des concurrents peuvent vendre ces produits, des clients me les demandent : s'ils ne vont pas chez Carrefour, ils iront ailleurs. Cela ne m'empêche pas de continuer à investir dans nos filières de produits carnés, qui sont essentiels au faire-venir de l'immense majorité de nos clients.
S'agissant des mentions d'origine française, il peut y avoir des imperfections. Nous sommes contrôlés. Des contrôles ont été diligentés au moment de la crise agricole. Notre priorité est la bonne information des consommateurs. Nous nous appuyons sur les recommandations du Conseil national de la consommation. En principe, si un marqueur français apparaît – une carte, un drapeau –, cela signifie chez nous que l'origine de l'ingrédient primaire et de la matière première agricole est française. Si c'est un produit multi-ingrédients, il faut qu'il soit majoritairement français, sans quoi, en principe, nous ne mettons pas de signe français.
Il est évidemment de notre intérêt de mettre en avant cette origine française, même si c'est en réalité l'origine locale qui touche le plus le consommateur. Dans l'immense majorité de nos magasins, ces dernières années, nous avons énormément renforcé non seulement le visuel pour montrer l'éleveur ou le producteur mais aussi la présence physique de nos producteurs. Les vendredis et les samedis, des éleveurs, des coopératives viennent présenter leur produit. Nous le faisons parce que c'est intéressant pour eux mais aussi, très égoïstement, pour nous, parce que c'est très important dans la relation que nous avons avec nos clients.
On imagine parfois que le distributeur va le faire pour tromper le client et obtenir un achat. Mais, dans ce cas, on le paie sur la durée. Le consommateur qui constate que l'étiquetage est mal fait, sur le prix, sur l'origine ou sur autre chose, risque de ne plus revenir. Nous avons une exigence réglementaire et une exigence vis-à-vis de nos engagements. Mais n'oublions pas le client a également tous les moyens de vérifier, peut-être pas la première fois, qu'on le trompe.
Je ne suis pas pleinement convaincue par vos réponses.
Les prix de certains produits en promotion semblent avantageux alors qu'ils ne le sont pas vraiment dès lors que vous les comparez avec le tarif habituel. Il y a parfois une stratégie de one shot alléchante, sans volonté de fidéliser la clientèle.
Me confirmez-vous que vous avez bien dit ne pas trouver d'autre intérêt aux centrales d'achat à l'étranger que celui de la date butoir glissante ? Cela me semble un peu réducteur.
Avez-vous tous les dispositifs juridiques permettant à un agriculteur ou à un exploitant proche d'un de vos magasins d'y vendre ses produits ? Pourriez-vous clarifier vos engagements zéro et cinquante kilomètres ?
Enfin, s'agissant des magasins de proximité, le prix plus élevé se justifie-t-il par les seules charges ou est-ce votre marge qui y est supérieure ?
L'intérêt du bureau d'achat, ce ne sont pas les dates butoirs glissantes – pour répondre à votre question sur les différences juridiques. L'intérêt économique pour Carrefour, c'est de massifier et d'avoir une négociation unique.
L'agriculteur local peut toujours avoir accès à un magasin et venir avec ses produits. Cependant, nous n'avons pas d'obligation juridique de le faire. Cela dépend aussi de la qualité, du prix. Nous avons des dispositifs de référencement à trois niveaux : au niveau national, si vous avez la taille critique ; au niveau régional ; au niveau local, si vous avez une toute petite taille. Les directeurs de magasin peuvent référencer un nouvel éleveur ou un nouveau producteur dans n'importe quel domaine.
Carrefour a inventé l'hypermarché parce que c'est un modèle standardisé efficace, avec de gros volumes et des effets d'échelle. Plus un magasin est petit, moins vous massifiez, plus votre logistique au produit coûte cher, plus les coûts du travail sont élevés et plus les loyers sont élevés, dans le cas de Paris notamment.
Le ministre de l'économie, lors de la mobilisation agricole, a annoncé avoir diligenté 2 000 contrôles sur la fraude à l'origine France ; 683 établissements ont présenté des anomalies. Comment a-t-on fait pour en arriver là ? Quelles mesures ont été prises pour éviter ces fraudes ?
Les contrôles se sont en effet intensifiés. Sur des dizaines de milliers de produits, il peut y avoir une erreur d'étiquetage. Nous avons fait l'objet de vingt-six enquêtes ; trois ont d'ores et déjà permis de relever une irrégularité. Nous avons passé un accord pour un montant de 20 000 euros avec les autorités. Ces contrôles nous font progresser, même s'il y aura toujours des anomalies. Nous référençons tous les jours des centaines et des milliers de nouveaux produits. Trois, par rapport à notre masse de produits, cela reste très peu, même si c'est encore trop.
Je regarderai. Je n'oublie pas votre demande sur la revalorisation agricole ni celle de M. le président sur la filière apicole et la place du miel français dans nos marques.
Pourrez-vous nous transmettre ces informations assez rapidement, car nous avons bientôt fini nos travaux ?
La commission procède à l'audition de M. Didier Guillaume, ancien ministre de l'agriculture.
Nous accueillons maintenant M. Didier Guillaume, qui fut ministre de l'agriculture et de l'alimentation d'octobre 2018 à juillet 2020.
Monsieur le ministre, vous avez été aux responsabilités lors de la promulgation de la première loi Egalim. Les derniers mois de vos fonctions correspondent au début de la crise sanitaire, marquée par des inquiétudes concernant la disponibilité de la main-d'œuvre pour les récoltes de l'été et pour l'approvisionnement. Votre témoignage, comme celui des anciens ministres que nous auditionnons en remontant jusqu'à 2007, nous sera donc précieux.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Didier Guillaume prête serment.)
Quelques mois après la commission d'enquête sur les produits phytosanitaires, je suis à nouveau auditionné à l'Assemblée nationale, cette fois-ci par la commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté alimentaire de la France, qui me semble d'une grande importance. En quittant le Gouvernement en juillet 2020, j'ai entièrement quitté la politique, mais je me tiens au courant de l'actualité.
Je souhaite, dans un premier temps, casser le discours décliniste et pessimiste ambiant. Nous n'avons pas perdu notre souveraineté alimentaire, même s'il convient de la renforcer : les chiffres sont plutôt bons, sauf dans quelques filières, notamment celle des fruits et légumes – nous produisons 60 % des légumes consommés et 40 % des fruits –, dont les difficultés sont vraisemblablement dues à l'appétence croissante de nos compatriotes pour les fruits tropicaux et à l'évolution du climat.
Deuxièmement, à mes yeux, la souveraineté alimentaire passe par une agriculture productive capable de nourrir la grande masse de nos concitoyens. Certes, il existe des niches, comme les signes de qualité ; certes, l'agriculture biologique, malgré les difficultés qu'elle a traversées, est un secteur important – lorsque j'étais président du département de la Drôme, je m'étais d'ailleurs fixé l'objectif d'en faire le premier département biologique de France, tant en nombre de producteurs qu'en surface agricole utile, objectif que nous avions atteint. Néanmoins, l'essentiel est de nourrir la masse de nos concitoyens dans un contexte économique compliqué. Cela implique une production de valeur et des revenus pour les agriculteurs. C'est un lieu commun que de le rappeler, mais nous sommes dans une économie ouverte.
Troisièmement, il y a des conclusions à tirer de la crise du covid-19. Lors du premier confinement, il y a eu une grande crainte : la chaîne alimentaire allait-elle tenir ? Il faut se rappeler les queues dans les supermarchés et les caddies remplis de monticules de Sopalin… Dans l'ensemble, la chaîne agroalimentaire a tenu. Notre fragilité tient aux intrants, c'est-à-dire aux engrais et à l'alimentation végétale. Au printemps 2020, le Président de la République a affirmé l'objectif de préserver notre souveraineté alimentaire, laquelle passe par le maintien de la productivité malgré la baisse des intrants et les plans Écophyto successifs. Nous devons avoir une agriculture sûre, saine et tracée.
Quatrièmement, la première difficulté de l'agriculture est le manque de main-d'œuvre. Dans la filière fruits et légumes – je viens d'un département arboricole –, les exonérations de cotisations patronales pour l'emploi de travailleurs occasionnels demandeurs d'emploi (TODE) ont permis de contenir le problème. Toutefois, la main-d'œuvre sera un sujet essentiel dans les prochaines années car la réglementation française est différente de celle des autres pays européens, y compris l'Allemagne.
L'agriculture a beaucoup changé. La France est passée de l'agriculture patriarcale de la IIIe République à l'agriculture conjugale de la révolution silencieuse, puis à l'agriculture familiale du XXe siècle. Nous connaissons actuellement une mutation vers une agriculture entrepreneuriale, déléguée et intégrée, voire clustérisée.
Il faut noter que, lors des manifestations de l'automne dernier qui ont conduit à la constitution de la commission d'enquête, tous les Français soutenaient les paysans. Trois ans plus tôt, au salon de l'agriculture de 2020, j'avais fait inscrire sur le stand du ministère : « Non à l' agri-bashing ». Les agriculteurs étaient alors vilipendés pour leur usage des pesticides ; on les accusait d'être des productivistes et des empoisonneurs. Pourtant, pour assurer la sécurité agricole, nous avons besoin d'une agriculture productive. Dans les années 1960, il y avait 1,6 million d'agriculteurs ; en 2010, ils étaient 500 000 ; aujourd'hui, ils ne sont plus que 400 000. La loi d'orientation agricole, adoptée hier en première lecture, fixe un objectif plancher de 400 000 exploitations agricoles. C'est essentiel pour préserver notre souveraineté.
Enfin, pour que les agriculteurs produisent, il faut qu'ils aient la possibilité d'évoluer. Nous produisons environ 40 % du poulet consommé en France – le reste vient d'Amérique du Sud, d'Ukraine ou d'ailleurs. Tout le monde est d'accord pour réclamer plus de produits français, mais où est-il possible d'installer un poulailler ? Nulle part : si le conseil municipal d'une commune accepte le projet, une association se créera aussitôt et déposera un recours. Il y a une certaine schizophrénie. Nous sommes tous d'accord sur les grandes orientations, mais pas sur les conséquences à en tirer.
Vous récusez un discours décliniste et pessimiste qui ne correspondrait pas à la réalité des chiffres. Je partage votre sentiment. En tant qu'ancien responsable politique, savez-vous pourquoi ce discours a pris autant d'importance dans le débat public ? S'est-il accentué ces dernières années ?
La société est de plus en plus fragmentée. Lorsque j'étais élu territorial, il m'est souvent arrivé de rencontrer des habitants de lotissements qui se plaignaient des odeurs de fumier… Les habitudes des agriculteurs sont confrontées à celles des nouveaux arrivants. Le livre L'Archipel français, de Jérôme Fourquet, a mis en évidence la coupure entre les métropoles et la ruralité. La souveraineté alimentaire ne pourra être assurée que par une ruralité vivante, avec des PME, des restaurants, des bars où les gens se retrouvent – malheureusement, de moins en moins. La ruralité, ce n'est pas seulement l'endroit où l'on va se promener le week-end entre les champignons et les petits oiseaux !
L'évolution de la position sur les pesticides n'est pas sans lien avec les fake news diffusées sur les réseaux sociaux. On craint désormais de manger les produits traités, mais ceux qui habitent en zone rurale savent de quoi il retourne : ils continuent de vouloir acheter, en direct ou sur les marchés, ces produits sains, sûrs et tracés.
Par ailleurs, le discours négatif tenu par les agriculteurs eux-mêmes sur la difficulté de gagner leur vie, sur la dureté du métier, le manque de candidats à l'installation et le nombre élevé de suicides – j'avais, à l'époque, lancé une mission de prévention – donne aux gens le sentiment que l'agriculture est en déclin. Jérôme Fourquet cite un sondage selon lequel 80 % des Français n'inciteraient pas leurs enfants à travailler dans l'agriculture – cela étant, si les 20 % restants y allaient, nous serions tirés d'affaire !
La loi d'orientation agricole fait le choix d'une agriculture productive et contient de bonnes mesures en faveur de l'encouragement à l'installation de nouveaux agriculteurs et de la formation aux métiers de l'agriculture et de l'agroalimentaire. Il faudra également repenser les relations commerciales, pour permettre à l'ensemble de la chaîne de bien gagner sa vie.
Vous étiez ministre lorsque la nouvelle Commission européenne présidée par Ursula von der Leyen a adopté le Pacte vert et sa déclinaison agricole, la stratégie « De la ferme à la table ». Comment se sont passées les discussions avec les autorités européennes ? Dans quelle mesure la France a-t-elle contribué à l'élaboration de cette stratégie ? Quel a été l'impact du Pacte vert sur l'agriculture française ?
Les négociations sur le Pacte vert ont été entamées par Stéphane Travert ; je les ai poursuivies, et c'est Julien Denormandie qui a conclu l'affaire sous la présidence française de l'Union européenne.
Tout le monde était d'accord pour verdir l'agriculture européenne et pour les éco-régimes. Hélas, les négociations avec le commissaire à l'agriculture ont été compliquées, pour la simple raison qu'il y a deux types de pays en Europe et qu'ils n'ont pas les mêmes habitudes, ni les mêmes règles – nos amis polonais n'étaient pas intéressés par les mêmes choses que nous. Avec l'accord du Président de la République et du Premier ministre, j'ai donc réinstitué le triangle de Weimar agricole. Il me semblait important que la France, l'Allemagne et la Pologne avancent ensemble – d'autant plus que le commissaire à l'agriculture, Janusz Wojciechowski, était polonais – pour que le verdissement de la Politique agricole commune (PAC), sur lequel tous les syndicats, y compris le syndicat majoritaire, étaient d'accord, n'ait pas de conséquences négatives pour l'agriculture française. Nous sommes tout de même, historiquement, la grande agriculture de l'Europe.
Nous devons montrer à nos concitoyens que nous allons dans le sens de leurs attentes, mais il n'était pas acceptable que le Pacte vert se traduise par moins de production et moins de surface arable. Je suis allé dans tous les pays européens pour affirmer la position de la France : oui au verdissement, non à la disparition d'une partie de notre agriculture. Nous nous sommes battus jusqu'au bout, durant des dizaines de réunions, pour que les agriculteurs français retrouvent ce qu'ils avaient à retrouver dans le premier et le deuxième piliers. Cela n'a pas été simple et nous n'avons pas été totalement satisfaits du résultat final – c'est le propre des compromis.
Après mon départ, il y a eu beaucoup d'évolutions. Au moment la crise agricole, le Président de la République est revenu en quinze jours sur des mesures qui avaient fait l'objet de trois ans de négociations. Il a réaffirmé le double objectif de la production et de la protection de l'environnement, en insistant sur le fait que le second ne doit pas avoir pour conséquence la disparition de pans entiers de notre agriculture.
Vous dites avoir défendu un objectif de production lors de la négociation du Pacte vert. Maintenant que des études d'impact attribuent à la stratégie « Farm to fork » une diminution de 10 % du cheptel et une baisse de production substantielle des cultures végétales, faut-il encore l'approuver ?
Je n'avais pas connaissance de ces chiffres, même si nous avions un doute sur les conséquences potentielles du Pacte vert. Je ne peux que réitérer la position du Gouvernement à l'époque : oui au Pacte vert, non à la baisse de la production. Cette position a été confirmée en 2020, quand la crise du covid-19 a rappelé à tous l'impératif d'une production indépendante en quantité suffisante.
J'ai obtenu du secrétariat général aux affaires européennes (SGAE) un document préparatoire du Conseil agriculture et pêche du 27 janvier 2020. La position française est la suivante : elle regrette l'absence d'objectifs chiffrés de réduction de l'utilisation des produits phytosanitaires dans le Pacte vert et demande un objectif de réduction de 50 % des pesticides chimiques à l'échelle européenne ; elle insiste également sur la nécessité d'augmenter la part des surfaces cultivées en agriculture biologique au niveau européen, avec un objectif de 15 %.
Je m'interroge sur ce chiffre de 50 %, qui est issu du Grenelle de l'environnement. Une commission d'enquête a démontré que l'objectif de la réduction de la part du nucléaire dans la production d'électricité à 50 % avait été décidé sur un coin de table, et la commission d'enquête sur les phytosanitaires a avancé que l'objectif de réduction des pesticides avait été retenu de façon arbitraire et sans étude d'impact. J'ajoute que les 15 % de surfaces cultivées en bio auront forcément un impact sur la production.
Je ne partage pas votre avis. La négociation de la politique agricole commune se fait à vingt-sept. Certains pays de l'Est, dont la Pologne, ne voulaient pas entendre parler de la baisse de l'utilisation des phytosanitaires ni de l'augmentation du bio. Lors des négociations, la France a assumé la position qu'elle défend depuis le Grenelle de l'environnement. C'est une bonne orientation.
Néanmoins, j'ai toujours dit : « Pas d'interdiction sans solution ». Tout le monde est d'accord pour limiter l'utilisation des produits phytosanitaires, qui ont des conséquences sur la santé humaine. J'ai été un militant de l'agriculture biologique durant toute ma vie publique. Toutefois, à mon sens, le bio – dont les rendements sont moindres – n'est pas incompatible avec la productivité : grâce à la mécanisation, on peut limiter les intrants sans réduire la production. C'est ce que démontre le salon européen Tech & Bio que j'ai créé dans mon département.
À la fin des années 1990, j'ai travaillé au cabinet du ministre de l'agriculture Jean Glavany. C'était l'époque de la vache folle. Tout le monde se plaignait de l'Europe. Or, sans l'Europe, il n'y a plus d'agriculture en France : la moitié des agriculteurs dépendent de l'argent public pour plus de 50 % de leurs revenus. L'Europe garantit aussi un marché à nos filières. Les négociations auxquelles j'ai participé étaient longues ; il a fallu sans cesse revenir sur les mêmes points et négocier en bilatéral, mais ce n'est pas le ministre seul qui décide ; à la fin, ce sont les chefs d'État et de Gouvernement qui choisissent où ils veulent aller.
Avez-vous eu connaissance à ce moment-là d'une étude d'impact sur la réduction de 50 % de l'usage des produits phytosanitaires ?
Je ne sais pas. Des études d'impact, il y en a eu beaucoup. Le politique doit donner une orientation et tracer la voie : mieux vaut un objectif de 50 %, quitte à n'atteindre que 30 %, plutôt que de se fixer 10 % et de ne rien faire. C'est ce que je disais quand je défendais la loi Egalim. Ces 50 % étaient symboliques à l'échelle européenne. Parmi les pays avec lesquels nous avancions, il y avait nos voisins allemands mais aussi l'Espagne – pourtant notre concurrent direct pour les fruits et légumes – et l'Italie, avec lesquelles un bel accord a été passé. Le politique doit aussi essayer de ne pas être trop déconnecté des citoyens, même si cela peut arriver.
Il n'est pas nécessaire d'être grand agronome pour comprendre qu'une diminution du recours aux produits phytosanitaires, que les agriculteurs n'utilisent pas de gaieté de cœur, s'accompagne forcément de baisses de rendement. L'étude d'impact du règlement sur l'utilisation durable des pesticides, dit règlement SUR, certes intervenu après votre départ du ministère, l'a d'ailleurs confirmé.
N'y voyez pas une mise en cause personnelle. Ce que vous avez voulu faire était dans l'air du temps. Mais vous voyez bien qu'il y a eu, au moins à ce moment-là, une erreur d'appréciation. Vous disiez que le but était de garantir les productions, mais vous défendiez au niveau européen l'objectif de moins 50 % – et ce combat n'a pas été facile, ce qui rend les choses encore plus graves : c'est bien la France qui a imposé cette diminution, sans étude d'impact mais alors que l'on en connaissait, intuitivement, les conséquences sur la production.
Je ne le prends pas personnellement. Un ministre agit en vertu d'un mandat du Président de la République et du Premier ministre.
Avez-vous posé la question au DGPE (directeur général de la performance économique et environnementale des entreprises) lorsque vous l'avez auditionné ? Pour ma part, je ne peux vraiment pas vous dire.
Ce que je sais, c'est que je suis un ardent promoteur, militant et acteur de la transition écologique. Dès l'enfance, j'ai bien connu le monde agricole. L'agriculture a changé. Vous avez raison : les agriculteurs n'utilisent pas des produits phytosanitaires pour se faire plaisir. D'abord, ils coûtent de plus en plus cher. Et puis on ne peut pas se fonder sur la situation d'aujourd'hui pour raisonner à propos du passé. Dire « on n'aurait pas dû faire ça », c'est bien sympathique, mais l'état d'esprit n'était pas le même et l'état d'avancement de la science non plus. Je ne montrerai donc jamais du doigt des agriculteurs qui utilisent des produits phytosanitaires. Mais tous ceux que j'ai rencontrés sont d'accord pour dire qu'il faut essayer de s'en passer. Dans certains secteurs, ce n'est pas possible ; dont acte. En tout cas, il faut réduire leur utilisation, tout en essayant de maintenir du rendement. C'est le rôle des acteurs économiques, des chambres d'agriculture, des instituts que de trouver de nouveaux moyens de le faire. La mécanisation fait partie des sujets de réflexion ; les OGM (organismes génétiquement modifiés) et NBT (nouvelles techniques de sélection) aussi.
Je n'associe pas la réduction du recours aux produits phytosanitaires à une baisse de productivité : cela empêcherait d'équilibrer l'économie agricole.
J'ai interrogé hier le directeur général des douanes au sujet du contrôle des limites maximales de résidus (LMR) lors des importations. Sur les 907 molécules interdites au niveau européen, 176 sont concernées par le plan de contrôle européen, mais la France en analyse 568. Cela ne garantit pas que des productions n'arrivent pas sur le marché unique par une autre porte d'entrée, puis sur le territoire national. Aviez-vous conscience de ce problème ? Avez-vous pu en parler à un moment ou à un autre au niveau européen ?
J'en avais une très grande conscience. J'avais repris la phrase « n'importons pas l'agriculture dont nous ne voulons pas ». En même temps, nous sommes dans une économie ouverte. C'est le débat que nous avons eu avec l'Espagne. L'interdiction du diméthoate sur les cerises en France a fait que nous ne produisons quasiment plus de cerises, mais nous en mangeons quand même ; elles viennent de chez nos voisins. Je ne sais pas si le gouvernement actuel arrive à avancer à ce sujet. En tout cas, le Président de la République a toujours affirmé qu'il fallait des clauses miroirs.
C'est pour cela qu'il faut une Europe forte : pour mener cette bataille. Si on détricote l'Union européenne, cette force fera défaut face aux autres. On entend dire : « la volaille qui vient d'Amérique du Sud, on n'a pas confiance » ; bien sûr ! Mais si elle ne pose pas de problème du point de vue sanitaire, elle entre. Il y a trop de différences à l'intérieur de l'Europe, même si elles sont en train de se réduire. Quant à l'extérieur, je me suis battu de toutes mes forces contre l'accord avec le Mercosur, qui aurait été un drame absolu. Il faut équilibrer les choses petit à petit. Mais ce sera très difficile : on ne peut pas imposer aux autres pays ce que nous voulons, ni fermer les frontières – 50 % de la volaille consommée en France vient de l'étranger.
Le problème est aussi l'alimentation selon la classe sociale. C'était un de mes combats comme ministre. Ce n'est pas de la politique, ce n'est ni de droite ni de gauche : les Français ont le droit de manger des produits sains, sûrs et tracés ; certaines catégories sociales n'ont pas à en bénéficier plus que les autres sous prétexte qu'elles en ont les moyens. Pourtant, ceux de nos concitoyens qui gagnent moins d'argent ne peuvent se payer ces produits, ce qui favorise le dumping alimentaire.
Cela dit, à ceux qui pensent qu'il faut manger bio parce que sinon on s'empoisonne, je dis non ! L'agriculture française produit des aliments d'exception. Certains sont faits avec des phytosanitaires dont il faut sans doute réduire l'utilisation, mais ne laissons pas croire que les uns mangent des produits importés qui ne sont pas bons et les autres des produits locaux.
Mais si l'agriculture conventionnelle satisfait les demandes de sécurité sanitaire, pourquoi soutenir le bio ?
L'agriculture conventionnelle satisfait ces demandes. Mais la société évolue. Je le répète, les agriculteurs n'utilisent pas de produits phytosanitaires pour le plaisir. Quand on est malade, on prend un médicament ; pour soigner une plante ou un animal, on lui donne un médicament. C'est aussi simple que cela. Il y a des engrais pour nourrir les plantes et des produits phytosanitaires pour les soigner.
On sait qu'il faut en réduire l'utilisation. Comme ministre de l'agriculture, j'ai interdit presque tous les CMR1 (cancérogènes, mutagènes, toxiques pour la reproduction de catégorie 1), tous ceux dont on savait qu'ils présentaient un risque pour la santé. Pour ceux pour lesquels ce n'est pas avéré, on continue mais on va réduire. L'objectif serait de réduire le plus possible. Mais je ne crois pas que ce soit possible.
Le bio est très important. Il faut poursuivre les conversions. Je suppose d'ailleurs que, parmi les 400 000 installations projetées dans la loi d'orientation agricole, beaucoup seront bio. Des conversions ont bien marché, d'autres moins bien. Le bio était en plein essor quand j'étais au Gouvernement, mais cet essor a été un peu freiné. C'est la vie ; c'est l'acheteur qui décide. Dans une société libérale comme la nôtre, les gens achètent ce qu'ils veulent – ou ce qu'ils peuvent, comme je l'ai dit – et il faut que les agriculteurs répondent à leur demande. Simplement, ils ne peuvent pas modifier d'un seul coup leur façon de faire comme dans l'industrie, car l'agriculture s'inscrit dans la succession des saisons et dans le temps long. Voilà pourquoi je suis favorable à une transition agroécologique assumée, absolument indispensable.
Il faut continuer à produire. La souveraineté alimentaire est nécessaire ; le Président de la République et le Gouvernement la défendent, ainsi que la majorité parlementaire, qui doit continuer à le faire.
Avant d'interdire presque tous les CMR1, avez-vous demandé une étude d'impact ? Vous êtes-vous assuré qu'il existait des solutions alternatives, non seulement pour éviter des impasses techniques, mais pour préserver la compétitivité ? Vous parlez de la mécanisation dans le bio pour maintenir la production ; mais cela représente une dégradation de la compétitivité dans un contexte de marché ouvert que vous présentez comme inéluctable, donc une dégradation du potentiel agricole : on ne peut pas continuer à produire dans les conditions restrictives qui nous sont imposées face à des concurrents membres du marché unique qui ne s'obligent pas aux mêmes restrictions.
Sur les CMR1, il n'y avait pas de débat. Personne n'était opposé à leur interdiction, au contraire. Nous savions qu'elles pouvaient avoir des conséquences, mais nous nous sommes fondés sur les études de l'ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail). Ce n'est pas le ministère ou le cabinet du ministre qui décide de ce genre de chose.
J'ai été rapporteur au Sénat de la loi d'avenir pour l'agriculture, l'alimentation et la forêt défendue par Stéphane Le Foll. Nous avons alors débattu des AMM (autorisations de mise sur le marché) : était-ce au ministre de les gérer ou à l'ANSES ? Moi, je n'ai aucun état d'âme à ce sujet. Ce n'est pas au ministre de prendre cette décision : si c'est dangereux pour la santé, il ne peut pas prendre sur lui de laisser le produit sur le marché. L'enjeu est le lien entre la science et le politique. Moi, je dis : la science, toute la science, rien que la science. Après, des discussions et des évolutions sont possibles. En tout cas, depuis cette époque, le ministre de l'agriculture n'a plus sur son bureau des tonnes de parapheurs remplis d'AMM à signer : c'est à l'ANSES de le faire.
Quand le ministre Marc Fesneau, qui fait très bien son travail alors qu'il est arrivé au milieu d'une situation très compliquée, a pris ses responsabilités l'année dernière en décidant que le Gouvernement ne suivrait pas l'ANSES, c'était une décision politique. Mais dans le cas des CMR1, il n'y avait pas de décision politique à prendre : on savait que ces produits étaient cancérigènes à 100 % ; ils ont donc été interdits.
Vous avez pris vous-même la décision d'interdire les CMR1 sur avis de l'ANSES, c'est bien cela ? Ce n'est pas l'ANSES qui a pris la décision ?
Je ne saurais pas vous dire. C'est l'histoire de l'œuf et de la poule ! L'administration de l'Assemblée vous trouvera la réponse dans les documents. Tout ce que je sais, c'est que l'ANSES a fait des rapports et qu'on a dit que les CMR1 devaient être interdits. Il n'y a eu aucun débat. Au sein du COS (comité d'orientation stratégique et de suivi) du plan Écophyto, tout le monde – associations, syndicats, instituts techniques, ANSES – était représenté et personne n'a rien dit. Il fallait le faire parce qu'il s'agissait de cancérigènes certains.
Vous dites qu'il n'y a pas eu de débat, mais cela fait plusieurs années que les organisations agricoles réclament qu'il n'y ait pas d'interdiction sans solution.
Que les choses soient claires : nous ne sommes pas là pour faire votre procès. L'idée est de comprendre l'état d'esprit de l'époque pour ne pas répéter les erreurs du passé.
On peut discuter de la dangerosité de ces molécules. Il peut y avoir un débat sur les modes d'application – des produits dangereux, il y en a dans tous les secteurs de l'économie ; c'est aussi la façon dont on les utilise qu'il faut évaluer. En tout cas, interdire les CMR1 au niveau national sans s'assurer que la mesure est également appliquée au moins au niveau du marché unique, c'est s'infliger une distorsion de concurrence. Cela relève de la surtransposition, de la surréglementation. Je répète ma question : y a-t-on réfléchi à l'époque ou s'est-on simplement dit qu'il fallait continuer à supprimer les molécules sans avoir trouvé de solutions de remplacement ?
Ce n'était pas du tout ma position et ça ne l'est toujours pas. Je vous l'ai dit : ma position, c'est « pas d'interdiction sans solution ». Je suis très à l'aise à ce sujet. Je n'en ai jamais varié, alors qu'elle était difficile à tenir. Quand, dans le COS Écophyto, se retrouvent la ministre de l'environnement, la ministre de la santé, la ministre de la recherche et le ministre de l'agriculture, il faut trouver des compromis. Mais je n'avais aucun état d'âme à supprimer les CMR1. Je me demande même si une seule organisation syndicale s'y est opposée. En revanche, on ne peut pas aller plus loin et tout interdire. Sur ce point, je suis d'accord avec vous. Mais quand on sait qu'un produit est cancérigène à coup sûr, je doute que quelqu'un puisse dire « tant pis, on continue puisqu'il n'y a pas de solution pour le remplacer ». Les choses sont allées d'autant plus vite que, dans certains secteurs, ces molécules étaient peu utilisées ou les produits alternatifs l'étaient déjà.
La souveraineté alimentaire va beaucoup plus loin que la question des produits phytosanitaires, mais celle-ci est tellement centrale dans la société qu'il faut y répondre, en partant, je le répète, du principe « pas d'interdiction sans solution ».
Il peut y avoir des exceptions, comme celle que Julien Denormandie a faite pour la betterave. Cela relève, cette fois, de la souveraineté. Il aurait pu ne pas prendre cette décision et nous achèterions du sucre fait à l'extérieur selon d'autres normes que les nôtres. Mais je pense qu'il a bien fait. Quand on a interdit les néonicotinoïdes, on savait que cela poserait des problèmes mais on ne pouvait pas ne pas les interdire, car on savait aussi qu'ils comportaient des risques pour la santé. Parallèlement, il faut que les instituts techniques et les chercheurs accélèrent la recherche d'alternatives.
On pourrait se dire : « Continuons comme ça, on a toujours fait ainsi. » Je ne mets absolument pas en cause l'agriculteur de cinquante-cinq à soixante-cinq ans qui raisonne ainsi. De toute façon, il a réduit le recours aux phytosanitaires, puisqu'ils l'ont tous fait, et on ne va pas lui demander de changer ses pratiques agricoles. Mais il faut profiter de l'arrivée de nouveaux agriculteurs pour assumer que la transition agroécologique soit dans toutes les fermes, dans tous les champs.
Je pense pouvoir tirer de ce que vous dites une conclusion au moins : à l'époque, on n'a pas pris conscience du fait que des décisions motivées par des enjeux de santé pouvaient induire des distorsions de concurrence. On n'en a pas tenu compte.
Vous dites que personne n'a remis en cause l'interdiction des CMR1, mais les autres pays européens, tout au moins, ne la valident pas, puisqu'ils n'ont pas pris les mêmes mesures.
Vous pouvez en tirer cette conclusion, mais je ne suis pas du tout d'accord avec elle. D'abord, ce n'est pas ce que j'ai dit ; ensuite, ce n'est pas totalement exact.
Le Président de la République et le Premier ministre ont été suffisamment accusés d'être productivistes et du côté de la FNSEA ! Le Gouvernement a été plus accusé d'être d'un côté que d'être de l'autre. N'inversez pas les choses.
Il y a bien eu une prise de conscience de ce que nous faisions. Elle a été notre fil conducteur. Quel intérêt le gouvernement français aurait-il à réduire la production agricole et à importer encore plus ?
L'agriculture française doit être productive, interfilières autant que possible, capable de nourrir le peuple français et d'exporter ses productions excédentaires. La souveraineté alimentaire, c'est aussi un approvisionnement sûr. La question n'est pas tant de définir la souveraineté alimentaire que de se demander comment assurer tranquillement une alimentation de qualité à nos concitoyens pour les trente ans à venir. Elle sera produite en France mais aussi ailleurs – ne nous racontons pas d'histoires –, car nous ne vivons pas en autarcie. L'agriculture française n'est pas à même de nourrir à 100 % la population française et ne le sera jamais.
La souveraineté alimentaire implique de relever les normes européennes au plus haut niveau. Elle suppose aussi de réfléchir à l'évolution de l'agriculture française pour que celle-ci produise mieux, c'est-à-dire autant ou plus mais en réduisant au maximum son impact sur l'environnement.
Les gens mangent beaucoup de fruits tropicaux ; nous sommes bien obligés de les importer. Nous avons la chance d'avoir des DROM (départements et régions d'outre-mer), mais nous nous approvisionnons aussi en Afrique et ailleurs. Ce qu'il faut, c'est sécuriser notre approvisionnement. Il ne peut pas se passer pour les produits agricoles et alimentaires ce qui se passe actuellement avec les pénuries de médicaments.
Vous nous avez dit en début d'audition que la France n'avait pas perdu sa souveraineté alimentaire. Cela m'étonne un peu. Nous importons 40 % des fruits et légumes que nous consommons, 50 % des poulets, 50 % de la viande ovine, 20 % du porc, 20 % du bœuf, et la situation se dégrade. Cette dépendance vis-à-vis des importations ne pose-t-elle tout de même pas un problème de souveraineté alimentaire ?
Si, dans leur grande sagesse, les parlementaires ont choisi d'y consacrer une commission d'enquête, c'est évidemment qu'il y a un problème. Mais, de manière générale, j'en ai un peu marre des discours déclinistes, qui risquent d'être autoréalisateurs.
Dans le détail, nous importons peut-être 20 % de notre porc, mais nous en exportons beaucoup ; la variation du prix du porc entre le moment où je suis devenu ministre et l'année qui a suivi, du fait de l'évolution de nos échanges avec la Chine, le montre bien.
Il faut une vision grand angle. Ce n'est pas un problème de souveraineté ni de sécurité alimentaire : nous importons 60 % des fraises que nous consommons, mais les Français qui veulent manger des fraises le peuvent ; simplement, elles viennent d'Espagne ou d'ailleurs.
Comment pourrait-on produire 100 % de la consommation dans les secteurs que vous évoquez ? Ce n'est pas possible ! On ne construira plus de poulaillers grand format, de bâtiments d'élevage. Il faut préserver les surfaces agricoles. Certes, les habitudes de consommation de nos concitoyens ont changé, la société évolue, mais – je l'ai toujours dit – on ne mange pas de fraises en février, c'est tout ! Des fruits cultivés sous serre, chauffés au pétrole, de contre-saison, ne peuvent pas avoir le label bio. Il faut parfois remettre l'église au milieu du village !
Mangeons donc des produits français de saison – je ne parle pas des fruits exotiques et des avocats, car c'est encore un autre sujet. Nous avons la grande chance d'avoir, dans notre pays, des agriculteurs qui nous nourrissent bien. Personnellement, j'en suis fier.
Est-il possible de faire mieux ? Sans aucun doute. De quelle façon ? Je ne le sais pas et, de toute façon, je n'exerce plus de responsabilités. J'ai quelques idées mais personne ne me les demande et je n'ai pas à les exposer. Il n'empêche que nous devons dire haut et fort à nos concitoyens que l'agriculture française est de bonne qualité, qu'elle les nourrit bien et qu'elle continue de se développer, quoi qu'on en dise. Je m'inscris en faux contre toute perspective « décliniste » – un terme que vous avez repris à votre compte, monsieur le rapporteur.
Je ne sais pas ce que vous écrirez dans votre rapport. Je le lirai avec beaucoup d'intérêt, comme j'ai lu celui de la commission d'enquête sur les causes de l'incapacité de la France à atteindre les objectifs des plans Écophyto. Il ne faudra pas oublier de dire en premier lieu que l'agriculture française est de grande qualité. Nos agriculteurs sont très compétents et comprennent les attentes de la société : ils savent qu'ils doivent s'engager dans la transition agroécologique et réduire leur utilisation de produits phytosanitaires, tout en veillant à la productivité afin que nos concitoyens aient de quoi manger.
Notre agriculture assure notre approvisionnement alimentaire, avec l'appui des autres pays européens dans certains secteurs. Notre souveraineté alimentaire, aussi perfectible soit-elle, est donc bel et bien garantie.
Nous importons 20 % de la viande de porc consommée en France – essentiellement du jambon – mais nous exportons aussi une grande quantité du porc que nous produisons, notamment des morceaux non conformes aux attentes des consommateurs français. Autrement dit, les pièces que nous importons ne sont pas les mêmes que celles que nous exportons.
Le fait d'exporter des morceaux dont les Français ne veulent pas est bon pour notre balance commerciale.
Ne me dites pas que vous n'avez jamais mangé un pata negra, un bellota, un chorizo ou un autre jambon espagnol – je vous croirais à peine ! Nous importons aussi ce genre de produits. Vous pensez peut-être que nous importons trop, mais que proposez-vous alors ? Votre commission d'enquête se penche sur la notion de souveraineté alimentaire : il ne s'agit pas de vivre en autarcie et de produire nous-mêmes tout ce que nous avons envie de manger ! Pour ma part, j'aime le jambon espagnol, mais j'aime aussi le jambon de Bayonne, le noir de Bigorre et le jambon blanc, avec ou sans nitrites.
Pendant les deux ans et quelques mois que j'ai passés au ministère, j'ai toujours veillé à ce que mes propos ne soient pas perçus comme hostiles à notre agriculture. Je ne montrerai jamais du doigt les agriculteurs français. Certes, on peut se tromper, car on est fatigué quand on travaille jour et nuit… Je déplore bien sûr certains excès, mais il existe des mesures pour les combattre. En tant que ministre comme à titre privé, j'ai eu la chance de pouvoir me promener un peu, en Europe et ailleurs : je peux donc témoigner que nous avons beaucoup de chance, en France, de manger ce que nous avons dans nos assiettes. J'observe ce qui se passe dans nos halles, dans nos marchés couverts, dans nos marchés extérieurs, dans la grande distribution… On souhaite acheter toujours moins cher mais on veut en même temps que les paysans gagnent leur vie. C'est compliqué ! Nous pourrons parler tout à l'heure des négociations commerciales.
Je le répète, l'agriculture française est une belle agriculture. Les femmes et les hommes qui y travaillent font tout pour nous nourrir de la meilleure façon : c'est leur richesse et leur force. D'ailleurs, lorsque les agriculteurs ouvrent leur ferme le week-end – par exemple dans le cadre de l'opération « De ferme en ferme », créée dans la région Rhône-Alpes il y a une trentaine d'années –, ils sont fiers de montrer ce qu'ils font. Réciproquement, nos concitoyens sont heureux de visiter des fermes, d'emmener leurs enfants voir les ânes et les chevaux, de manger du miel et du foie gras. Soyons donc cohérents et n'accusons pas tout le temps les agriculteurs de faire n'importe quoi !
Mais vous le pensiez !
N'allez pas instiller l'idée que le politique aurait une vision très négative de la situation… Ce serait un peu fallacieux alors que nous venons de traverser une crise agricole et que nous avons été alertés par la base, c'est-à-dire par les agriculteurs eux-mêmes.
Notre commission d'enquête est à la recherche de solutions et la concurrence déloyale que dénoncent les agriculteurs fait partie des sujets sur lesquels nous devons travailler, d'autant que certaines formes de concurrence déloyale ont été installées volontairement. Nous ne sommes pas obligés d'y répondre par l'autarcie : nous pouvons aussi instaurer des régulations.
Pour le coup, je vous ai trouvé très « décliniste » s'agissant de la possibilité pour nos exploitants de continuer à s'installer et à construire des installations d'élevage. Vous dites que cela est devenu impossible ; or ce développement fait partie des revendications exprimées devant notre commission d'enquête par certaines filières, lesquelles ont déploré la complexité administrative au niveau des préfectures et des services déconcentrés de l'État, qui résulte notamment des surtranspositions que nous nous sommes infligées. J'évoquais hier les seuils au-delà desquels les porcheries et les élevages de volailles deviennent des installations classées pour la protection de l'environnement (ICPE) : ces seuils sont plus bas que ceux imposés au niveau européen, ce qui témoigne d'une surtransposition. Ce n'est peut-être pas le meilleur exemple car ce problème est en passe d'être réglé, mais de nombreuses surtranspositions demeurent, s'agissant notamment des règles applicables à la construction de poulaillers et à certains modes de production, ce qui rend plus difficile l'exercice de la profession dans un contexte de marché ouvert.
Y a-t-il eu, lorsque vous étiez ministre, une prise de conscience de ces distorsions de concurrence ? Avez-vous essayé de régler le problème ? Une étude a-t-elle été menée sur le thème de la surrèglementation ?
Lors de plusieurs conseils des ministres, discussions bilatérales et rencontres avec mes homologues, je n'ai cessé d'évoquer ces distorsions de concurrence. J'en ai notamment parlé avec le ministre de l'agriculture espagnol, parce qu'il faut bien admettre que la distorsion de concurrence dont nous pâtissons le plus est avec l'Espagne, en particulier pour les fruits et légumes – pour la truffe également, et j'y suis sensible en tant que Drômois, mais ce n'est pas le sujet qui nous occupe aujourd'hui.
Relisez les discours prononcés par le Président de la République en marge des réunions de chefs d'État et de gouvernement ou à l'occasion des vœux : il a lui-même beaucoup parlé des distorsions de concurrence que nous voulons combattre.
J'ai dû dire mille fois que nous ne voulions plus de surtranspositions, qui sont mortifères pour l'agriculture française. La France est pourtant spécialiste en la matière : nous en avons fait beaucoup parce que nous voulions toujours faire mieux et monter en gamme… À une certaine époque, c'était sûrement bien, mais aujourd'hui ce n'est plus le cas.
S'agissant des critiques portant sur la complexité et la bureaucratie, il me semble que depuis les panneaux à l'envers et les consignes données par le Président de la République et le Premier ministre, les préfets de région et de département travaillent beaucoup avec les chambres d'agriculture et les syndicats agricoles et que les choses évoluent dans le bon sens.
Ce n'est pas parce que j'ai dit qu'il n'y avait plus de nouveaux bâtiments d'élevage que je suis décliniste. J'essaie d'être concret : j'aimerais que des poulaillers soient construits, entourés de vastes étendues où les volailles pourraient courir en plein air, mais je crains que cela ne soit difficile aujourd'hui – pas uniquement à cause de la complexité administrative, mais aussi et surtout parce que nos concitoyens ont du mal à accepter ce genre d'installations. Pour ma part, je suis absolument favorable à l'agriculture et je souhaite le développement des exploitations. S'il y a un besoin de poulaillers et que de nouveaux bâtiments sont construits, tant mieux !
Je souscris à toutes les déclarations d'amour que vous faites à notre agriculture et nos agriculteurs. Cependant, notre commission d'enquête vise à mettre le doigt sur des décisions qui auraient pu être prises, notamment lorsque vous étiez aux responsabilités, et qui auraient pu mettre à mal notre souveraineté alimentaire et nos filières agricoles – c'est en tout cas la raison pour laquelle je participe à ses travaux.
Au-delà des déclarations d'amour, nos agriculteurs ont besoin de mesures concrètes. J'entends ce que vous dites, s'agissant notamment de la stratégie « De la ferme à la table » : oui au verdissement, non à la réduction de notre agriculture. Je partage cette opinion, mais quelles mesures avez-vous prises dans ce domaine lorsque vous étiez ministre ?
D'une part, vous reprochiez à notre agriculture de ne pas être assez verdie ; or elle est aujourd'hui la plus vertueuse au monde – vous l'avez d'ailleurs dit vous-même dans votre déclaration d'amour. Qu'avez-vous donc fait, en tant que ministre, pour tendre vers ce verdissement que vous jugiez insuffisant ?
D'autre part, êtes-vous réellement convaincu que l'action menée par la France sous votre impulsion n'a pas conduit à la réduction de notre agriculture ?
Vous avez dit à plusieurs reprises : « pas d'interdiction sans solution ». C'est ce que j'ai répété moi-même, ces quinze derniers jours, lors des débats sur le projet de loi d'orientation agricole. Cette formule est-elle réellement appliquée ? Considérez-vous que des solutions ont été trouvées pour remplacer les molécules interdites lorsque vous étiez ministre ?
Enfin, vous avez utilisé à plusieurs reprises le terme « agroécologie », une notion dont il a aussi été question dans l'hémicycle. Pour vous, qu'est-ce que l'agroécologie ? En réalité, on ne le sait pas très bien. Quelles actions avez-vous défendues, en tant que ministre de l'agriculture, au nom de ce principe ?
Vous dites que l'objet de cette commission est de mettre le doigt sur les décisions que j'ai prises et qui ont mis à mal l'agriculture.
Je n'avais pas compris que c'était l'objet de la convocation qui m'a été adressée. Il me semblait que votre commission d'enquête portait sur la souveraineté alimentaire, non sur les décisions qui ont mis à mal l'agriculture. Selon l'endroit d'où l'on s'exprime, on peut dire que la politique menée par un gouvernement est bonne ou mauvaise. Cela dépend des choix politiques de chacun : les parlementaires votent ou ne votent pas les textes qui leur sont soumis. La souveraineté alimentaire est tout autre chose.
Vous me demandez pourquoi j'ai reproché à l'agriculture de ne pas être assez verdie. Ce n'est pas le sujet ! Le problème n'était pas que la France n'en faisait pas assez mais que certains pays européens ne faisaient rien du tout, ce qui entraînait des distorsions de concurrence au sein du marché européen. C'est pourquoi la Commission européenne, soutenue par de nombreux pays et, notamment, par le chef de l'État français, a voulu encourager le verdissement de l'agriculture.
Quand on m'explique qu'une molécule est cancérigène à 100 %, je décide de l'interdire et j'assume cette décision sans état d'âme. Il était indispensable d'interdire les produits phytosanitaires classés CMR1. En revanche, je crois avoir dit que les instituts de recherche ne travaillaient pas assez vite pour trouver des solutions de remplacement qui sont effectivement essentielles.
Enfin, la définition de l'agroécologie – une notion remise au goût du jour par la loi d'avenir pour l'agriculture, l'alimentation et la forêt adoptée en 2014 – est la même en France et dans tous les pays d'Europe. Vous la trouverez dans tous les bons manuels et dans un tas d'ouvrages. Il s'agit tout simplement de cultiver la terre en tenant compte de l'environnement, ce qui n'était pas le cas dans le passé. J'assume le fait d'avoir engagé notre agriculture, dont le modèle n'avait pas changé depuis quarante ans, dans la voie de cette transition agroécologique : cela nous permettra de conserver, à peu de chose près, le même type d'agriculture en nous préoccupant davantage de l'important enjeu environnemental.
Je ne suis pas pleinement convaincue par votre réponse. Aujourd'hui, les agriculteurs sont les premiers protecteurs de la biodiversité, de la nature et de l'environnement. Je peux donc me reconnaître dans votre définition ; il n'empêche que la notion d'agroécologie intègre certains sous-entendus et que vous n'allez pas jusqu'au bout du raisonnement.
Après votre nomination, vous avez déclaré : « Moi ministre de l'agriculture, les lobbies ne pourront pas franchir la porte de mon ministère. » Considérez-vous qu'il existe, au sein du ministère de l'agriculture, des lobbies ? Si oui, comment s'expriment-ils ?
Il n'y en a pas au sein du ministère de l'agriculture. Cependant, des lobbys s'expriment tous les jours dans notre pays. J'avais expliqué à l'époque que la politique menée par un ministre, sous l'autorité du Président de la République et du Premier ministre, ne consistait pas à faire la somme de tous les lobbies mais qu'elle devait au contraire être cohérente, avoir du sens.
Je ne considère pas que les syndicats agricoles – la Coordination rurale, la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA), la Confédération paysanne –, que j'ai beaucoup reçus, sont des lobbies. En revanche, ils se font parfois les porte-parole des lobbies.
J'assume la déclaration que vous avez citée. Il n'empêche que les services du ministère de l'agriculture ont travaillé avec tout le monde. Des groupes de pression, des ONG, des syndicats, des grandes entreprises de l'agroalimentaire, des multinationales – je ne sais pas si l'on peut qualifier ces structures de lobbies – sonnent à la porte du ministère pour faire valoir leurs revendications, ce qui est bien normal. Cependant, j'assume le fait que ce n'est pas de la pression de tel ou tel lobby que dépend la définition de telle ou telle politique agricole. C'est ainsi que je crois avoir agi, modestement. J'ajoute que nous dépendons tellement de la politique européenne que les orientations de la politique agricole française sont moins importantes lorsqu'on les regarde séparément.
On peut disserter sur la définition du mot « lobby », mais je pense que vous avez bien compris ma question : avez-vous perçu, au sein des services du ministère de l'agriculture, des mouvements d'influence animés par une certaine volonté politique ? Avez-vous repéré des relais d'influence très efficaces ? Je ne vous parle pas ici des syndicats agricoles. Compte tenu de ce qui se passe sur le terrain, vous voyez bien de quoi je veux parler.
Très sincèrement, je ne vois pas vraiment de quoi vous voulez parler. Pourriez-vous préciser votre question ?
On voit bien que les services de l'État, très souvent influencés par des réseaux désireux de défendre la condition animale, la pratique végane ou, plus largement, l'environnement, surinterprètent certaines décisions prises par le Parlement – c'est d'ailleurs ce qui nourrit parfois un sentiment de défiance à l'égard de l'administration. Ces réseaux expriment, au sein de notre administration, un parti pris dont il est souvent tenu compte, de manière fâcheuse, au détriment de notre agriculture et de nos agriculteurs. Ils défendent une cause prétendument environnementale mais opposent souvent agriculture et nature, quand bien même les agriculteurs sont les premiers protecteurs de l'environnement, comme je l'ai récemment répété dans l'hémicycle. On part toujours du principe que l'environnement appartient davantage à ceux qui prétendent le défendre au sein d'associations ou d'ONG qu'à ceux qui ont les pieds dans la terre et connaissent la réalité du terrain.
Je souscris à votre dernière phrase.
Que certaines décisions soient un peu bureaucratiques, cela ne fait guère de doute. Il me semble d'ailleurs que ce sujet est abordé dans le projet de loi que vous avez voté hier – ou que vous n'avez pas voté, madame Blin… Cependant, je le dis haut et fort, il n'y a pas de lobby dans l'administration du ministère de l'agriculture. En auditionnant Mme Maud Faipoux, directrice générale de l'alimentation (DGAL), et M. Philippe Duclaud, directeur général de la performance économique et environnementale des entreprises (DGPE), vous avez reçu hier la crème de mon ancien ministère. Ces fonctionnaires en ont vu de toutes les couleurs ; ils ne réagissent pas aux actions de n'importe quel lobby et ne constituent pas eux-mêmes un lobby. Je réponds donc par la négative à votre question.
Lors de la préparation d'un projet de loi comme celui que vous venez d'examiner, certains organismes essaient évidemment de faire passer leurs idées. Lorsque j'étais sénateur, je m'amusais souvent en constatant que des amendements avaient été déposés par des parlementaires différents avec la même faute d'orthographe. On sait bien que ces amendements n'ont pas été rédigés par les parlementaires ou par leurs collaborateurs, mais par un organisme extérieur. Cette pratique est vieille comme le monde ! Les lobbies sont à l'œuvre lors de l'élaboration d'une loi. Puisque vous vous êtes beaucoup intéressée au texte adopté hier par l'Assemblée nationale, je suppose que vous avez vous-même rencontré, avec votre groupe politique, un grand nombre de lobbies et de gens qui vous ont recommandé de faire ceci ou cela – et heureusement ! Lorsqu'une commission est saisie d'un projet de loi, elle organise d'ailleurs des auditions et reçoit donc des lobbies.
Non, l'administration française n'est pas un lobby. Les fonctionnaires français ne réagissent pas aux pressions des lobbies : ils sont animés par l'intérêt général tel qu'il a été défini par le législateur et le Gouvernement.
Voici ce que j'ai lu, à votre propos, dans un article du Monde daté de juillet 2020 : « En juin 2020, il a annoncé qu'il n'y aurait pas de loi foncière, “faute de temps”, avant la fin du quinquennat, douchant les espoirs des acteurs du monde agricole désireux d'une régulation de l'accès aux terres, un sujet clé pour assurer l'installation de nouveaux agriculteurs. La question du renouvellement des générations, alors qu'un agriculteur français sur deux va partir à la retraite dans les dix prochaines années, sera centrale pour le nouvel hôte de la rue de Varenne. »
Alors que le sujet était déjà sur la table à votre époque, aucun projet de loi prévoyant une baisse de la fiscalité foncière n'a encore été présenté. Que se passe-t-il depuis quatre ans ? Y a-t-il un manque de volonté politique ?
Je ne sais pas ce qui se passe depuis quatre ans puisque je ne suis plus du tout dans le milieu.
Je confesse humblement mes forces et mes faiblesses. J'avais souhaité préparer une loi foncière parce que je pensais que cela favoriserait, comme vous l'avez très bien dit, le renouvellement des générations et l'installation de nouveaux agriculteurs plutôt que l'agrandissement continuel des exploitations. Cependant, après de longs mois de travail avec la Fédération nationale des sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural (FNSAFER) et les syndicats agricoles, nous nous sommes aperçus que nous n'étions pas prêts. On peut avoir envie de préparer une loi, encore faut-il savoir ce que l'on veut y mettre ! Du reste, nous étions en pleine période de covid et avions d'autres problèmes à gérer – nous voulions nous assurer que les gens avaient de quoi manger et nous craignions que la situation ne tourne mal dans les grandes surfaces, puisque les déplacements des camions approvisionnant ces dernières étaient difficiles. Dans ces conditions, je me suis trouvé incapable de faire cette loi foncière et j'ai donc annoncé que j'y renonçais.
Vous avez évoqué brièvement le secteur de la betterave, qui est très important dans ma circonscription du nord de l'Aube. Quel est, selon vous, le problème sanitaire que posent les néonicotinoïdes (NNI) ?
Vous avez parlé tout à l'heure d'un problème sanitaire qui justifiait une interdiction de ces insecticides. Pourquoi êtes-vous donc favorable à l'interdiction des NNI ?
Pour celui dont vous parlez, je ne sais pas du tout.
Mon mot d'ordre est : la science, toute la science, rien que la science. Je me fie aux conclusions de l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (INRAE), de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES) et d'autres organismes. J'étais sénateur à l'époque de ce débat qui n'a pas été simple et qui partait dans tous les sens. De part et d'autre, les positions favorables ou hostiles aux néonicotinoïdes étaient dogmatiques : cela ne m'intéressait donc pas. Ce que je sais grâce à mes lectures, c'est que ces substances présentent des dangers pour la santé.
S'agissant de l'utilisation des néonicotinoïdes dans la culture de betteraves, je pense que Julien Denormandie a pris une bonne décision qui visait à préserver notre souveraineté. Pas d'interdiction sans solution : il fallait donc accorder cette dérogation, sans quoi nous aurions assisté, au moins en partie, à la disparition de la culture de betteraves.
Lorsque j'étais ministre, ce dossier m'a causé de grandes difficultés. Je me suis rendu sur le terrain à plusieurs reprises en raison de fermetures d'usines – vous connaissez ces questions mieux que quiconque, en tout cas mieux que moi. J'ai toujours affirmé ma solidarité avec les sucriers et betteraviers français.
La France a la meilleure agriculture en Europe. Si nous ne parvenons pas à instaurer des règles européennes, applicables dans tous les pays européens, nous serons forcément plus sévères que les autres : nous adopterons plus de normes et procéderons à plus de surtranspositions, qui nous mettront en difficulté par rapport à nos voisins.
Je ne sais pas où en est ce dossier aujourd'hui puisque je ne le suis plus, mais je répète que Julien Denormandie a bien fait de décider cette dérogation. À l'époque, il aurait été dramatique de ne pas l'accorder.
M. Denormandie a évoqué un problème de financement de la recherche qui freine l'identification de solutions alternatives aux néonicotinoïdes pour la culture de la betterave. Avez-vous été confronté à cette difficulté ?
N'a-t-on pas opté trop vite pour une indemnisation des betteraviers en cas de perte de rendement plutôt que de tenter de négocier avec les institutions européennes ?
Je suis désormais trop éloigné de ces sujets pour vous répondre précisément et je ne saurais parler pour Julien Denormandie. Quoi qu'il en soit, les problèmes de financement sont prégnants dans tous les domaines. Le but d'un ministre est d'obtenir des arbitrages positifs – j'en ai obtenu un certain nombre de la part de ministres de l'économie et du budget. Lorsqu'on est aux responsabilités, on a l'obligation de prendre des décisions politiques dont on sait qu'elles seront reçues diversement par la profession concernée, la population, les associations, l'opposition… En cela, M. Denormandie a exercé ses responsabilités.
Lors de votre audition du 13 mai 2020 devant la commission des affaires européennes, vous avez tenu des propos très critiques sur les traités de libre-échange – ils concernaient à l'époque la Nouvelle-Zélande, l'Australie et le Mexique. Il est vrai que ces accords sont critiquables à de nombreux égards ; à titre d'exemple, l'agriculture néo-zélandaise utilise de l'atrazine, un herbicide interdit depuis 2003 sur notre territoire. Quelle vision portez-vous aujourd'hui sur ces traités ? À l'époque où vous étiez ministre, le commissaire européen à l'agriculture, M. Phil Hogan, avait probablement une vision opposée à la vôtre. Comment avez-vous défendu la voix de la France dans ce contexte ?
La position de la France diffère souvent de celle de l'Union européenne. En l'occurrence, le commissaire européen Phil Hogan était favorable aux traités de libre-échange à tous crins. Nous ne partagions pas ses vues. C'est contre l'accord avec le Mercosur que j'ai le plus bataillé, avec succès : il aurait eu des conséquences néfastes pour l'environnement et la forêt amazonienne, mais aussi et surtout pour nos éleveurs et nos concitoyens consommateurs de produits carnés.
J'ai toujours été très critique à l'égard des traités internationaux lorsqu'ils présentaient des risques pour l'environnement et la santé publique et lorsqu'ils provoquaient une concurrence déloyale. Je suis résolument favorable à l'Europe, même si je reconnais qu'elle n'est pas parfaite et que nous devons nous efforcer de la modifier. J'ai voté tous les traités communautaires car sans l'Europe, point de salut. En l'état, la PAC fonctionne plutôt bien ; nos agriculteurs reçoivent 9 à 10 milliards d'euros d'aides, même si celles-ci sont parfois versées avec retard. Cependant, on ne peut pas tout accepter.
Nous pouvons nous réjouir de vendre du porc à la Chine et d'exporter notre vin et nos spiritueux. Je suis pour le commerce international et pour les traités internationaux – ils sont indispensables –, mais pas à n'importe quel prix.
La France a délégué à l'Europe sa compétence en matière de négociation d'accords commerciaux. Demain, l'Union européenne pourrait imposer un accord avec le Mercosur sans passer par un traité de libre-échange, même si la France s'y oppose. Ce serait dommageable pour notre agriculture.
Tout ne se joue pas par procuration. La prise de décision européenne se décline entre la Commission, le Conseil et le Parlement. Je crois à la force de la politique, des accords et des groupes au sein de l'Union. Le commissaire à l'agriculture aura beau défendre une position, si le Président de la République française et ses principaux homologues sont défavorables à un accord avec le Mercosur, celui-ci a peu de chance de passer.
En marge d'une réunion du G20 au Japon en juin 2019, alors que vous étiez ministre de l'agriculture, le Président de la République a déclaré à propos du Mercosur : « Cet accord est bon à ce stade, il va dans la bonne direction mais nous serons très vigilants. […] À ce stade, il est bon compte tenu du fait que toutes les demandes que nous avions formulées ont été intégralement prises en compte par les négociateurs. » Vous dites pourtant avoir bataillé contre le Mercosur.
À certaines étapes, le Président de la République s'est exprimé contre l'accord avec le Mercosur. Il en fut de même pour l'Accord économique et commercial global – le CETA – ou d'autres. Lors de la négociation d'un traité international, un président doit faire des points d'étape : en l'état, l'accord est-il bon pour la France et pour l'Union européenne ? les échanges économiques qu'il prévoit sont-ils équilibrés ? L'Allemagne était favorable à l'accord avec le Mercosur car elle souhaitait exporter des voitures et importer des produits carnés. Peut-être M. Macron a-t-il prononcé cette phrase à un certain stade ; il n'en reste pas moins que lorsque j'étais au Gouvernement – et après, me semble-t-il –, il s'est opposé au Mercosur.
La France a d'abord soutenu l'accord avec le Mercosur, y compris lorsque vous étiez ministre de l'agriculture, mais elle a changé de position après l'accession de Jair Bolsonaro à la présidence du Brésil.
Je n'en suis pas certain. La France est favorable a priori aux traités internationaux, mais tout dépend de ce qu'ils contiennent. Assurent-ils une réciprocité des échanges ? Mieux vaut traiter ces sujets dans le cadre d'accords que d'une économie éclatée. Je ne pense pas que l'arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro ait changé la donne de ce point de vue – même si elle a été un drame pour le Brésil, les Brésiliens et la forêt amazonienne, mais là n'est pas le sujet. Nous avons affirmé qu'il était impossible de traiter non pas avec M. Bolsonaro, mais avec un pays qui n'appliquait pas les mêmes normes que nous et qui saccageait l'environnement.
Vous avez pris vos fonctions au moment où entrait en vigueur la loi Egalim 1, dont l'article 17 élargit aux produits agricoles et aux denrées alimentaires l'interdiction de céder à un prix abusivement bas, c'est-à-dire inférieur aux coûts de production. Or les représentants de l'Association nationale des industries alimentaires (ANIA) et d'autres interprofessions que nous avons auditionnés ne semblaient pas connaître cette disposition. Quelles mesures avez-vous prises pour assurer sa publicité et son application ?
Je m'étonne que certains acteurs disent méconnaître cette disposition car la lutte contre les prix abusivement bas est un des éléments essentiels de la loi Egalim. Après les états généraux de l'alimentation, le revenu devait ruisseler jusque dans les cours de ferme ; dès lors, il n'était plus question que certains acteurs imposent aux producteurs des prix inférieurs au coût de production. Tel était l'objet de la loi Egalim. J'ai eu des discussions sans fin avec les grandes surfaces pour leur expliquer que, très concrètement, elles ne pouvaient plus proposer deux entrecôtes pour le prix d'une.
Il est essentiel d'éviter les prix abusivement bas. Certes, ils sont attractifs pour nos concitoyens qui ont un pouvoir d'achat limité, mais ce n'est pas ainsi que nous rééquilibrerons l'amont et l'aval de la chaîne alimentaire, de sorte que tous les maillons perçoivent un revenu juste.
Ma question faisait référence à l'achat initial entre le producteur et le premier acheteur. L'article L.442-7 du code de commerce interdit à un acheteur de produits agricoles ou de denrées alimentaires de faire pratiquer par son fournisseur un prix de cession abusivement bas. Cette disposition existait déjà pour les autres marchandises, et a été étendue par la loi Egalim.
Pour reprendre mon exemple, dès lors qu'un distributeur vend deux entrecôtes pour le prix d'une, le problème de valeur se répercute à tous les maillons de la chaîne. Qui a fourni l'entrecôte à la grande surface, et qui l'a produite ? La loi Egalim visait à lutter contre les prix abusivement bas pour que les agriculteurs puissent vivre de leur travail. La loi de modernisation de l'économie (LME) a été un désastre pour l'économie française. Les pratiques de ristournes, de remises et de marges arrière trouvent toujours un moyen d'exister ; d'où l'intérêt de bannir les prix abusivement bas et de définir des coûts d'objectif pour les agriculteurs dans chaque filière – l'approche par filière fut d'ailleurs essentielle. Le problème n'est toutefois pas réglé, notamment dans la filière du lait ; les manifestations d'agriculteurs de l'automne dernier en ont témoigné. La détermination du prix final doit partir du coût d'objectif, et non d'un prix plus bas. Malheureusement, cette logique n'a pas été pleinement appliquée. L'exercice est très compliqué dans certaines filières et doit prendre en compte de fortes disparités – par exemple entre des éleveurs de bovins du Cantal et ceux de la Drôme. Cela explique qu'il ait fallu une loi Egalim 2. Il faut aller beaucoup plus loin car le processus est inachevé.
Pourquoi dites-vous qu'il est compliqué de faire appliquer la loi ? Dès lors qu'il existe des indicateurs de coûts de production – qui sont d'ailleurs publiés par certaines interprofessions –, pourquoi ne peut-on pas empêcher, dans les faits, d'acheter en dessous d'un certain prix ?
La loi doit évidemment être appliquée par tous. Cependant, les situations sont diverses. La collecte n'a pas le même coût pour un éleveur laitier de la Drôme, qui est bien desservi par les autoroutes, et pour un éleveur de montagne. De fait, le prix du litre de lait n'est pas le même dans les deux cas. Il faut aussi tenir compte des signes de qualité, de la production en bio, etc. L'interdiction de vendre à des prix abusivement bas est capitale – je félicite Stéphane Travert de l'avoir introduite dans la loi Egalim 1 – mais elle est compliquée à mettre en œuvre. L'idée est bonne, mais nous n'avons pas trouvé le système qui lui permette de fonctionner pleinement sur le terrain.
Le système a au moins fonctionné une fois, puisqu'un viticulteur de ma circonscription a fait condamner en première instance deux négociants pour ce motif par le tribunal de commerce.
Étant moi-même viticulteur, je m'étonne de n'avoir pas entendu parler de cette disposition auparavant. Pourquoi n'a-t-elle pas été appliquée plus largement ?
À l'époque d'Egalim 1, la vigne n'était pas la plus concernée par ces questions. Les secteurs du lait et de la viande l'étaient bien davantage.
Une fois encore, il n'y a aucune raison de ne pas mettre en œuvre les dispositions de la loi Egalim concernant les prix anormalement bas. Il se trouve que certains les appliquent, et d'autres pas.
La séance s'achève à treize heures.
Membres présents ou excusés
Présents. – Mme Anne-Laure Blin, M. Grégoire de Fournas, M. Jordan Guitton, M. Serge Muller, M. Charles Sitzenstuhl, M. Jean-Philippe Tanguy, Mme Mélanie Thomin, Mme Juliette Vilgrain