Avant de vous parler des relations que nous entretenons avec l'agriculture française, j'évoquerai le contexte dans lequel le groupe Carrefour évolue.
Carrefour est le seul distributeur français animé d'une ambition mondiale, qui l'expose à une concurrence internationale. Il compte 15 000 magasins, installés dans quarante-trois pays et employant plus de 500 000 collaborateurs. Carrefour a soixante-cinq ans cette année : c'est un succès tricolore. Nous pouvons être fiers d'avoir créé le premier hypermarché, en 1963, à Sainte-Geneviève-des-Bois. Il s'agissait à l'époque d'une innovation radicale, la promesse de tout trouver sous un même toit produits alimentaires et non alimentaires, en libre-service, avec une station d'essence. Carrefour a ainsi largement contribué à l'amélioration du pouvoir d'achat des Français de l'époque et à leur bien-être. Il a également planté le drapeau français partout dans le monde, en exportant ce modèle en Europe, en Amérique latine et en Asie. Cette entreprise est donc un fleuron national ; je suis sûr que vous partagez ma fierté de la voir continuer à se développer, comme on se réjouit de voir des entreprises françaises connaître un destin international dans d'autres secteurs.
La distribution aujourd'hui se transforme en profondeur, en raison notamment de la fragmentation de la consommation et de sa « discountisation ». Le succès des enseignes alimentaires qui mettent le prix au centre de tout, la montée en puissance de plateformes chinoises comme Shein et Temu, montrent que celui-ci est désormais le premier critère de choix des Français – parfois le seul.
Au fond, on ne peut débattre de l'agriculture, ni de l'alimentation en général, sans considérer la question du pouvoir d'achat. Notre métier est d'essayer chaque jour de résoudre une équation, la même dont vous cherchez sans doute la solution en tant que législateur lorsque vous décidez d'intervenir dans ce domaine : comment à la fois rémunérer les acteurs des filières en amont, sécuriser les approvisionnements et offrir le meilleur prix au consommateur ? Selon les moments, l'importance de chacun de ces objectifs fluctue. Depuis bientôt sept ans que je dirige Carrefour, nos priorités ont varié. En période de déflation, au moment de la loi Egalim 1 du 30 octobre 2018, l'accent portait sur la rémunération des producteurs ; pendant le covid et le début de la crise ukrainienne, c'était sur l'approvisionnement ; l'hyperinflation a reporté l'attention sur le pouvoir d'achat des consommateurs.
Depuis ses origines, Carrefour est une entreprise tricolore. Aujourd'hui encore, nous sommes l'un des principaux partenaires du monde agricole, sinon le premier. Je mentionne à bon escient à la notion de partenariat. Nous comptons 35 % des filières contractualisées entre la grande distribution et l'agriculture française, c'est-à-dire avec des relations de partenariat pluriannuelles établies entre un distributeur et un producteur ou un groupement de producteurs agricoles. Près de 30 000 producteurs français sont nos partenaires ; 5 000 produisent du bio, 6 000 appartiennent aux filières qualité Carrefour. Nous avons créé ce partenariat pluriannuel en 1992 – nous étions évidemment les premiers – pour améliorer la visibilité financière des producteurs en leur garantissant à la fois des volumes, sans omettre les contraintes de production, et des prix, pour leur assurer une juste rémunération.
Nous achetons pour 1 milliard d'euros de produits à l'agriculture française, que nous privilégions pour approvisionner notre marque propre : 100 % du lait, des œufs et de la volaille et 96 % de notre viande sont d'origine française. Les rares exceptions sont liées à la disponibilité : la bavette, le filet mignon et le foie de veau, par exemple, doivent être importés. Il en va de même pour les fruits et légumes : 84 % sont d'origine française. Cela exclut les catégories produites en dehors de la métropole – bananes, mangues, ananas, kiwis, avocats, agrumes.
En résumé, Carrefour, comme toute la distribution, a besoin d'une agriculture forte, capable d'investir et de rémunérer ses producteurs, pour continuer à offrir aux consommateurs l'offre de qualité qu'ils demandent, au juste prix.
Aussi avons-nous accompagné et appliqué les règles nouvelles qui se sont multipliées depuis six ans, à savoir les dispositifs Egalim successifs du 30 octobre 2018, du 18 octobre 2021 et du 30 mars 2023. Avec Egalim 1, on a beaucoup entendu parler de la supposée manne du seuil de revente à perte (SRP). Pour nous, la loi a surtout limité les promotions, affectant puissamment le format des hypermarchés Carrefour. Nous l'avons pourtant appliquée sans discussion ni états d'âme. Egalim 2 prévoyait que l'agriculteur et le transformateur passeraient un contrat, établissant un prix qui intègre les coûts de production et la protection de la matière première agricole. Carrefour l'a appliquée, et vous ne trouverez nulle trace de remise en cause de notre part. Lors d'Egalim 3, vous m'avez entendu : j'ai dénoncé la limitation des promotions sur les produits DPH – la droguerie, la parfumerie et l'hygiène –, mais cela n'a rien à voir avec l'agriculture. Cette mesure était de nature à accroître les comportements de privation des consommateurs dont le pouvoir d'achat est le plus modeste. Il était donc logique que j'en conteste le bien-fondé – tout le monde aujourd'hui en mesure les effets délétères. Nous participons maintenant aux réflexions sur une possible Egalim 4, en acceptant les demandes d'audition et en essayant de nourrir les travaux en cours.
Puisqu'elles constituent un point de crispation des débats, je dirai d'emblée un mot des centrales d'achat – en tout cas de celle que Carrefour a créée. Il s'agit en fait d'un bureau d'achat européen. Ses missions sont la négociation, l'achat et la revente de produits de grande consommation (PGC) d'un nombre limité de grands fournisseurs internationaux aux pouvoirs de négociation forts.
Les alliances européennes existent depuis plusieurs années : de nombreux distributeurs se regroupent au sein d'alliances supranationales. Nous avons au contraire fait le choix de sortir des alliances locales et internationales afin de maîtriser pleinement nos achats dans l'espace européen. Nous avons adopté un modèle de bureau d'achat intégré, de dimension européenne, pour être autonomes et pour avoir une approche globale et simplifiée de nos processus d'achat. Eureca n'est ni plus ni moins que la consolidation des achats de Carrefour en Espagne. Avec de très grands industriels, présents sur tous les continents, nous négocions des plans d'affaires européens, la construction d'un assortiment européen et des stratégies européennes de lancement et de promotion des produits. Les industriels y trouvent un gain d'efficacité : une seule négociation, un seul contrat, un seul référentiel de produit, une seule entité à facturer, une seule chaîne logistique.
Pourquoi avons-nous choisi l'Espagne ? C'est pour nous un pays stratégique : notre deuxième marché, en croissance constante ces dernières années, et un marché crucial pour les fournisseurs avec lesquels nous discutons. En outre, l'Espagne abrite depuis toujours des pôles de compétences pour nos achats, tant pour le secteur alimentaire – avec Socomo pour les fruits et légumes – que pour le non alimentaire, en particulier le textile.
Votre commission offre à chacun, à nous en particulier, l'occasion de mesurer l'étendue des responsabilités qui nous incombent à l'égard du monde agricole. En tant que dirigeant d'un groupe mondial et emblématique en pleine transformation, dans un secteur en pleine mutation, je me dois de mener des changements difficiles, pour lui permettre de s'adapter et d'affronter la concurrence sur tous les marchés. Cela nécessite de faire des choix, de prendre des décisions délicates et de parvenir à des arbitrages avec les autres parties prenantes. L'agriculture en est une – essentielle. Veuillez croire que nous saisissons toutes les occasions de la mettre en valeur et de lui garantir des débouchés. Cette année par exemple, je suis fier de permettre à plus de cent producteurs français, qui travaillent avec nous depuis plusieurs années, de fournir le village olympique, notamment tous les athlètes qui seront à Paris pour les Jeux olympiques et paralympiques.
Je connais nos imperfections et je mesure les difficultés, durables, que traversent certaines filières de notre agriculture. Sans doute notre secteur peut-il mieux faire, sans doute commettons-nous des erreurs. Toutefois, s'agissant de la crise agricole, on fait trop vite porter un chapeau trop large à la distribution française. Je suis sûr qu'en avançant dans vos auditions, vous partagez ce constat. Critiquer le distributeur est devenu une réponse pratique, quoique réductrice, pour suggérer une solution à un problème bien plus vaste, dont vous étudiez toutes les composantes. J'ajoute qu'on a, ces dernières années notamment, alimenté une opposition entre agriculture et distribution qui n'a pas de sens. La distribution française a besoin d'une agriculture forte, et réciproquement. Les pays européens dont l'agriculture s'est renforcée depuis dix ou quinze ans – vous les connaissez, et nous y sommes présents – n'opposent jamais distribution et agriculture, au contraire. Ils devraient nous inspirer.