La séance est ouverte à seize heures trente.
La commission procède à l'audition de M. Damien Dubrulle, président d'Axema (Syndicat français des acteurs industriels de la filière des agroéquipements et de l'agroenvironnement), M. Laurent de Buyer, directeur général, et Mme Aurélie Taquillain, directrice générale adjointe.
Nous accueillons les représentants du Syndicat français des acteurs industriels de la filière des agroéquipements et de l'agroenvironnement, appelé aussi « Axema » : M. Damien Dubrulle, président, M. Laurent de Buyer, directeur général et Mme Aurélie Taquillain, directrice générale adjointe. Je les remercie de s'être rendus disponibles.
Notre commission d'enquête s'est penchée jusqu'à présent sur les filières de production agricole et elle consacrera également des auditions à l'industrie agroalimentaire et à la distribution. Elle se devait de prendre en compte un secteur essentiel à la souveraineté alimentaire, celui des machines et équipements agricoles. Celui-ci a été mentionné à plusieurs reprises, notamment au cours des toutes premières auditions.
Il s'agit d'un domaine où la dépendance industrielle et technologique de la France est forte.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Damien Dubrulle, M. Laurent de Buyer et Mme Aurélie Taquillain prêtent serment.)
J'ai pris la présidence d'Axema il y a un peu moins d'un an. Je suis également un industriel : je construis du matériel de manutention pour la pomme de terre et nous nous sommes spécialisés dans le tri optique basé sur l'intelligence artificielle. En 2017, nous avons négocié un virage technologique et aujourd'hui nous produisons le seul trieur optique basé sur le développement d'algorithmes. Cette innovation va permettre à notre chiffre d'affaires de tripler en quatre ou cinq ans. Plus de 50 % de nos machines sont exportées.
Le machinisme agricole est une composante essentielle de l'agriculture. Sans l'aide des machines, voire des robots – en particulier dans l'élevage laitier –, l'agriculture ne serait plus possible et la tendance ne va pas s'inverser. Le départ prochain à la retraite d'une moitié des agriculteurs, le manque d'attractivité du métier et l'aspiration des nouvelles générations à garder du temps libre vont nous obliger à décharger du temps de culture sur les machines.
Par ailleurs, le machinisme est une des clefs des progrès environnementaux que nous devons impérativement accomplir dans les prochaines décennies. Comment supprimer les produits chimiques sans penser au travail du sol ?
Je citerai quelques chiffres pour vous permettre d'apprécier notre secteur d'activité. Le marché des agroéquipements représente un chiffre d'affaires global de 18,5 milliards en 2023, dont 11 milliards d'euros de ventes de machines neuves. Ce marché a doublé au cours des dix dernières années. La France est le premier marché européen des agroéquipements devant l'Allemagne et l'Italie. En revanche, nous ne sommes que le troisième producteur européen, loin derrière l'Allemagne et l'Italie. Les importations s'élèvent à 6,8 milliards d'euros pour 4,6 milliards d'euros d'exportation. La balance commerciale est donc déficitaire de presque deux milliards d'euros en 2023. Il est à noter que 50 % des exportations françaises sont réalisées par les trois usines de tracteurs. Cette balance n'a cessé de se détériorer au cours des vingt dernières années.
Les raisons sont multiples. Pour ne citer que les principales, la France n'a plus ni tractoristes ni motoristes. S'il existe trois usines de tracteurs – Claas au Mans, Massey Ferguson à Beauvais et Kubota à Bierne –, ce sont toutes des marques étrangères. S'il existe deux usines de moteurs – John Deere à Saran et FPT Industrial du groupe CNH, à Garchizy –, elles sont sous pavillon américain et italien. Les sociétés allemandes, principalement, se sont développées beaucoup plus vite que les sociétés françaises dans les vingt dernières années et sont aujourd'hui des ETI puissantes. Six sociétés françaises seulement sont classées dans le top 30 du machinisme agricole, dont le groupe Kuhn, qui reste le premier accessoiriste mondial. C'est pauvre.
Nous avons pourtant des PME et des ETI technologiquement performantes mais le niveau de rentabilité moyen des entreprises du secteur est le dernier du classement européen. Quand l'Europe affiche un taux moyen d'excédent brut d'exploitation (EBE) de 12 % du chiffre d'affaires, l'Allemagne affiche 18 % et la France seulement 6,3 %. Ces résultats sont liés à une pression fiscale globale plus importante que dans les autres pays de la zone, ce qui est un réel frein à l'investissement industriel et à la recherche et développement ainsi qu'aux exportations.
À ces causes, il faut ajouter que le premier producteur d'équipements européen – l'Allemagne – et le deuxième – l'Italie – ont des organisations de salons largement subventionnés et une collaboration en recherche entre régions et industrie plus performante qu'en France. Nous avons des secteurs où les leaders sont français : la viticulture avec Pellenc – groupe Exel –, Manitou dans la manutention, Rolland dans les remorques, Sodima et Jeantil dans les tonnes à lisiers ou Sky dans la distribution d'engrais. Kuhn, Manitou et Pellenc sont des acteurs mondiaux mais c'est loin d'être suffisant.
Le machinisme agricole est au deuxième rang des secteurs technologiques derrière celui de l'aérospatial et de l'aviation. Ce positionnement et l'importance de la souveraineté alimentaire doivent nous conduire à réfléchir à la façon de sortir de cette situation. Les transitions vont nous aider. Une évolution réglementaire raisonnable est souhaitable pour éviter de nous marginaliser vis-à-vis du reste du monde. De même des trajectoires raisonnables sont à élaborer. Si les objectifs du Green Deal ne sont pas discutables, les échéances ne sont pas tenables en l'état, en particulier du fait des conséquences financières pour l'agriculture de la baisse des rendements ou des coûts industriels pour parvenir à ces objectifs.
Citons l'exemple de l'arrêt des produits chimiques, qui ne sera réalisable qu'avec le concours de nouvelles solutions culturales et de nouveaux équipements pour le travail du sol, la récolte et le tri des cultures multiples.
Nous devons opérer une transition sociale et territoriale : les agriculteurs doivent d'une part améliorer leurs revenus en moyenne et d'autre part alléger leur travail pour pouvoir se consacrer soit à leur famille, soit à d'autres activités lucratives comme la vente directe ou la transformation – en particulier dans l'élevage. Il faudra donc robotiser certaines tâches pénibles ou répétitives à cette fin. Les agroéquipements pourront répondre présents.
Nous ne devons pas opposer les agroéquipements et la performance environnementale. Au contraire, des exploitations rentables, avec du matériel performant, seront mieux armées pour atteindre les objectifs du Green Deal. Le nombre des exploitations va continuer à diminuer et leur taille à s'agrandir. Cela ne s'oppose pas aux exploitations familiales, cela les complète.
Nous assistons aussi à une transition numérique : les sociétés qui maîtriseront les données auront les clefs du conseil cultural et donc, à terme, de l'agriculture. Alors que la captation d'informations est primordiale dans la gestion de la transition, aujourd'hui pas grand-chose n'est piloté par le Gouvernement pour faire de la France un leader dans le domaine. Les sociétés qui conçoivent les OAD (outils d'aide à la décision) sont presque toutes des start-up. La standardisation des données est à peine esquissée, entre autres avec l'activisme d'Axema et d'Agdatahub. Si le Data Act et d'autres règlements européens vont organiser quelques phases de cette transition, il faut que le développement de logiciels et la maîtrise du stockage de données restent français. Il faut associer aux données le développement de l'intelligence artificielle, qui sera une activité essentielle dans la reconnaissance visuelle, l'identification des plantes, la détection de maladies et d'organismes vivants, ou pour le tri des produits finis.
En ce qui concerne la décarbonation, les machines agricoles sont responsables de 18 % des émissions de gaz à effet de serre du secteur agricole mais seulement de 2,5 % de nos émissions nationales. Les objectifs sont d'abaisser ces émissions de 16 % en 2030 et d'atteindre la neutralité carbone en 2050. Pour y arriver, dans un premier temps, il faudra décarboner avec un carburant de type HVO (Hydrotreated Vegetable Oil) produit si possible en France. Dans un deuxième temps, la solution viendra des machines électriques ou à hydrogène – encore faut-il que la production de batteries, de panneaux solaires ou de piles à combustible soit française. Des producteurs se sont lancés dans l'aventure ; il faudra les soutenir. Nous avons une véritable opportunité de reprendre des parts de marché dans les tracteurs et plus généralement dans les automoteurs en développant ces technologies. Le coût global de transformation de notre parc pourra dépasser les 150 milliards d'euros. Il faudra donc se poser la question de la trajectoire de baisse des émissions de gaz à effet de serre pour s'assurer que l'investissement soit efficace et ne se réalise pas au détriment d'autres secteurs plus émetteurs tels que l'élevage ou la production d'engrais.
Nous sommes confrontés également à une transition agro-écologique : nous devrons, à moyen ou long terme, alléger nos machines pour éviter la compaction des sols, généraliser la culture en bandes pour alterner culture d'hiver et de printemps, et adapter les agroéquipements en conséquence. Nous devrons réduire la taille des parcelles pour maintenir une biodiversité équilibrée. Ces exigences vont nécessiter une réduction de la taille de nos machines. Pour ne pas perdre en productivité ou en temps de chantier, il faudra multiplier le nombre de machines en opération et donc robotiser.
Nous avons actuellement quelques leaders dans la robotique agricole. Nous possédons le premier parc de robots de traite. Il faut que nous continuions à soutenir ce dynamisme et à structurer notre démarche de transition. Si, dans le grand défi robotique, nous paraissons bien armés pour initier cette phase, nous aurons besoin de toutes les ressources de nos entreprises pour nous adapter, et si possible, pour trouver un leadership dans notre segment d'activité.
L'attractivité des métiers agricoles est une autre problématique. Notre filière va manquer d'environ 25 000 postes à l'horizon 2030, tant dans les exploitations que chez les industriels. Nous sommes en déficit chronique chaque année dans l'ensemble des formations. Il faut arriver à inverser cette tendance si nous voulons garder une filière des agroéquipements dynamique.
Nous sommes confrontés à une surréglementation : nous avons déjà beaucoup de directives et de normes à respecter au niveau européen, et elles sont parfois surtransposées en France. Une avalanche réglementaire va toucher l'ensemble de nos machines dans les cinq ans qui viennent. Ces règlements et normes deviennent très difficiles à suivre, renchérissent le coût de nos machines et érodent notre compétitivité à l'export. Pour augmenter la performance de nos machines et soutenir la performance de nos sociétés, nous devons mettre en place une bonne courroie de transmission entre la recherche, les constructeurs, les agriculteurs et l'administration. C'est à cette condition que nous anticiperons les problèmes – l'arrêt des produits chimiques, la mise au point des produits de biocontrôle, l'analyse dynamique des sols, etc. C'est ainsi que nous trouverons des solutions et que nous arriverons à les massifier.
Vous avez fait mention d'une supériorité de l'Allemagne et de l'Italie par rapport à la France dans votre secteur ; comment l'expliquez-vous ?
La principale explication vient des efforts de recherche. Les entreprises allemandes et italiennes sont aussi beaucoup mieux aidées pour l'organisation de salons. Ces aides leur permettent de « chasser en meute » dans d'autres pays. Cela dope leurs exportations.
Vous avez en partie anticipé une de mes questions : je souhaitais savoir si à vos yeux, les efforts consacrés à la recherche et développement en France étaient suffisants. Je comprends donc que non.
En France, la recherche et développement est exclusivement supportée par les entreprises privées. Les liens entre recherche privée et publique sont pratiquement inexistants – même si je viens de signer un accord en la matière.
Si. Le CIR est actif mais nous devons l'utiliser avec précaution sous peine de redressement fiscal. Cela explique que la majorité des industriels ne dépose pas de dossiers.
Votre propos ne m'étonne pas. Le Gouvernement a du reste entamé un chantier de simplification. Nous avons identifié cette problématique au sujet du CIR, notamment pour les entreprises de taille intermédiaire. Certaines PME s'engagent dans la démarche mais se rendent compte que la constitution des dossiers est très lourde ; d'autres décident de simplement renoncer à ce dispositif.
Les petits acteurs font appel à des cabinets, et mon expérience personnelle montre que ces derniers ne sont pas toujours d'excellent conseil. Les autorités fiscales n'instruisent pas elles-mêmes les dossiers, elles les transmettent pour évaluation à la filière recherche. Cette dernière considère que les activités de recherche nécessitent l'embauche d'ingénieurs CIFRE (convention industrielle de formation pour la recherche). Les recherches pratiques menées par de simples techniciens de niveau BTS ne sont pas considérées comme des activités de recherche. Il est difficile de faire admettre le fait qu'une entreprise ait réussi à faire breveter une innovation développée par des techniciens. Les brevets sont censés être déposés par des ingénieurs ou par des docteurs d'État. Dans le cas contraire, ils ne sont pas considérés comme légitimes.
Je comprends. J'ai hélas entendu le même discours de la part d'industriels d'autres secteurs.
Par ailleurs, il est plus difficile de transmettre son entreprise à sa descendance en France qu'en Allemagne. J'ai visité des entreprises en Allemagne qui se présentaient comme des entreprises familiales de cinquième, sixième ou septième génération.
Ils sont utiles mais les Allemands disposent d'un avantage important dans ce domaine.
Pour avoir étudié les comptes d'exploitation de sociétés allemandes comparables à celle que je dirigeais, j'ai noté un écart de rentabilité. Dans notre secteur d'activité, correspondant au code NAF 2830Z - fabrication de machines agricoles, nous sommes les derniers de la classe en Europe pour ce qui est de la rentabilité, mesurée à travers le rapport entre l'EBE et le chiffre d'affaires : nous affichons 6,3 % en France contre 18 % en Allemagne. Les Allemands ont donc beaucoup plus de ressources à consacrer aux investissements, à la recherche et développement ou à la formation. Ils font face à des obligations en termes de formation mais cela constitue simultanément une formidable richesse. Chez BvK en Allemagne, sur deux cents personnes, vous trouverez une quarantaine d'apprentis. L'entreprise possède sa propre école interne. Elle ne connaît pas de problèmes d'attractivité car elle forme au fur et à mesure ses futurs employés, aussi bien dans les bureaux d'études qu'en fabrication. Cette démarche de formation est certes imposée par l'État allemand, mais chez eux c'est une véritable bénédiction ! Les sociétés allemandes ne se plaignent jamais de problèmes pour trouver de la main-d'œuvre. Le problème est inexistant.
Chez nous, pour embaucher un ingénieur ou un technicien en bureau d'études, ou encore un soudeur ou un plieur, c'est un véritable parcours du combattant. Vous pouvez mettre six mois à un an pour trouver la personne que vous recherchez – ou ne pas la trouver du tout. Dans ce dernier cas, nous devons former quelqu'un en interne, ce qui mobilise des moyens qui ne peuvent pas être utilisés à d'autres fins. Tout cela affaiblit notre compétitivité. Pour l'apprentissage, lorsque je posais des questions sur les coûts, la durée ou les obligations, je n'avais jamais de réponse. Il est insupportable de devoir attendre indéfiniment une réponse du type : « Vous devrez payer dix mille euros à l'année et mobiliser un tuteur. » Si vous êtes obligé de partir à la pêche aux informations, vous n'êtes pas disponible pour d'autres activités.
Il y a dix ans, la ministre en charge du commerce extérieur était venue au Salon international du machinisme (SIMA). Le prédécesseur de Damien Dubrulle lui avait expliqué que nous aurions le temps de nous consacrer à l'export quand on nous aura permis d'alléger notre charge de gestion d'entreprise. Tout le temps consacré à la gestion des ressources humaines, à la réglementation et aux diverses obligations réglementaires n'est pas disponible pour les autres activités, alors qu'un dirigeant devrait consacrer 30 à 40 % de son temps à l'export. Il ne peut pas se déplacer à l'étranger car personne ne peut gérer les affaires courantes en son absence. Il faut que l'entreprise ait atteint une taille critique pour pouvoir déléguer ces tâches comme j'ai pu le faire. À l'époque, elle générait déjà 50 millions d'euros de chiffre d'affaires.
En Allemagne, avec une rentabilité de 18 %, il devient possible de porter des structures importantes. La structure hiérarchique est beaucoup plus étoffée en Allemagne.
Nous n'avons pas identifié de problème à ce sujet. Je viens de construire une nouvelle usine et je n'ai rencontré aucune difficulté pour financer ce projet. Peu de banques sont présentes dans notre secteur, mais elles nous soutiennent correctement, y compris dans les périodes de crise. C'est loin d'être notre préoccupation première.
Nous avons investi 10,5 millions d'euros alors que nous réalisions 9 millions d'euros de chiffre d'affaires. Nous avons bénéficié de 826 000 euros d'aides du Fonds européen de développement régional (FEDER) et d'un soutien de 1,4 million d'euros de la part de BPIFrance, dont 40 % d'avances remboursables. Au total, nous avons été aidés à hauteur de 1,7 million d'euros. Ce n'est pas négligeable. C'est la première fois en tant qu'industriel que je bénéficiais d'aides de ce type.
J'ai réalisé cet investissement en 2023 et nous passons à la vitesse supérieure. Nous prévoyons d'atteindre les 30 millions d'euros de chiffre d'affaires.
Si la question du financement n'est pas problématique, il en va autrement de l'obtention des autorisations administratives pour construire une usine en France. Nous sommes sujets à de nombreuses obligations réglementaires, ce qui transforme un projet en casse-tête et met notre pugnacité à rude épreuve.
Je confirme : il nous a fallu trois ans pour constituer les dossiers et obtenir les autorisations administratives, puis moins d'un an pour construire l'usine. Nous avions eu le temps de nous préparer, cela dit…
Il s'agit d'un problème à tiroirs : vous commencez par vous référer à une directive, et vous vous retrouvez à devoir respecter une trentaine de normes qui en découlent. Et là, aucun conseil n'est disponible, j'en ai fait l'expérience. Vous êtes tout seul face à la DREAL (direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement) et aux autres administrations. Personne ne vient vous aider à part quelquefois un maire soucieux de faciliter la réalisation de votre projet.
Je n'ai été véritablement aidé que par la communauté de communes, qui a été un moteur important pour mon projet.
Le réseau consulaire est censé représenter les corps de métier et faciliter les relations entre les chefs d'entreprise et les administrations publiques. Votre témoignage est intéressant : vous avez été plutôt aidés par les élus locaux.
Sans aller jusqu'à un inventaire exhaustif, pour quels types d'outils ou de pièces sommes-nous particulièrement dépendants des importations en France ?
La dépendance est importante pour les tracteurs. Comme je l'ai indiqué, les trois usines françaises de tracteurs qui restent en France appartiennent à des entreprises étrangères. Pour ce qui est des engins automoteurs, les constructeurs français couvrent à peu près l'ensemble des activités, mais leurs parts de marché ne sont bien évidemment pas toujours les mêmes. Nous pouvons vous transmettre des informations plus détaillées par écrit si vous le souhaitez. Pour le travail du sol, nous avons de belles entreprises en France comme Grégoire-Besson ou Kuhn, mais elles font face à de très gros concurrents allemands. Nous sommes leaders dans quelques secteurs, comme celui de la viticulture. Le marché mondial des machines à vendanger est occupé à 95 % par trois sociétés, et la France est en situation de quasi-monopole pour les vignes étroites. Nous fournissons la quasi-totalité des enjambeurs et des outils correspondants. Grégoire-Besson malheureusement a été racheté par une société allemande, mais Pellenc, un autre des trois principaux acteurs, est français. Nous sommes plutôt bien placés aussi pour ce qui concerne la pomme de terre me semble-t-il…
Non, nous sommes dépendants à 80 % au niveau des machines. Je dirige l'une des deux entreprises françaises du secteur et je suis le seul à exporter. En revanche, nous sommes largement leaders dans le domaine du tri optique basé sur l'intelligence artificielle. Comme je vous l'ai expliqué tout à l'heure, plus de la moitié de notre chiffre d'affaires est réalisée à l'exportation. Le Canada est notre premier marché à l'étranger mais il y a deux ans, nous n'y vendions pas une machine. Nous nous sommes développés en Australie, en Nouvelle-Zélande et partout en Europe.
Pour ce qui est de l'arrachage de betteraves, il n'existe pratiquement plus d'acteur français.
Concernant les robots de traite, vouliez-vous dire que la France était le premier marché européen ou bien que les producteurs français étaient leaders en Europe ?
La France est le premier marché. Le matériel est presque entièrement étranger. Nous avons des acteurs français pour les robots d'alimentation mais plus pour les robots de traite. Nous représentons le plus gros parc mais en revanche, pour la première fois, l'Allemagne nous a dépassés en termes de ventes.
Pourriez-vous expliciter votre propos à propos du phénomène de surtransposition ? Avez-vous des exemples ?
Je pense par exemple à la directive sur le freinage. La date d'application est à ma connaissance la plus précoce en Europe, et cela nous pose un problème. Nous allons devoir prévoir une double ligne de freinage à partir du 1er janvier 2025, ce qui posera d'importants problèmes de compatibilité entre les anciennes remorques, qui fonctionnent avec une seule ligne de freinage, et les tracteurs, qui devront absolument être équipés d'une double ligne. De même pour les tracteurs en simple ligne avec les remorques neuves en double ligne. Le ministère des transports refuse malheureusement pour l'instant d'homologuer des kits de transformation. Nous avons essuyé deux refus successifs. Nous allons essayer de passer par d'autres canaux car je pense que les agriculteurs vont être confrontés à des difficultés à partir du 1er janvier 2025. Peut-être faudra-t-il qu'ils envisagent des pressions à travers la FNSEA… Des problèmes de sécurité graves risquent d'apparaître.
Il s'agit là, à mon sens, de dispositions réglementaires et non législatives. Je vais néanmoins solliciter le ministère des transports, car c'est aussi le rôle des parlementaires.
Nous avons bien noté que la France est, d'une manière générale, assez dépendante des importations pour les machines agricoles. Vous avez évoqué le fait que les investissements en recherche étaient beaucoup plus importants chez nos voisins. Vous avez fait état de complexités dans les démarches d'obtention de subventions publiques. Enfin, vous avez invoqué un écart de rentabilité. Comment expliquez-vous que Kubota ait choisi d'implanter une usine en France ? De quels avantages a-t-il bénéficié ?
Kubota possède un centre de recherche à Crépy-en-Valois (Oise). Le CIR est en l'occurrence très attractif pour les centres de recherche étrangers. Ceux-ci sont éligibles au CIR dès lors qu'ils détiennent une filiale française. De nombreux centres de recherche viennent ainsi s'installer en France, et pas seulement dans notre secteur – je pense notamment au secteur informatique.
Des aides locales peuvent également faciliter l'implantation d'une usine, dès lors que cette dernière emploiera de la main-d'œuvre locale. Kubota en a bénéficié à Bierne pour son activité de tracteurs.
La qualité des filières de formation en France n'est pas non plus à négliger. Les opérateurs français sont réputés pour leur compétence et leur technicité. Les Japonais n'ont, à ma connaissance, jamais regretté d'avoir implanté une usine en France.
La France jouit également d'une localisation assez centrale en Europe. Il est possible d'irriguer la quasi-totalité de l'Europe à partir de la France, ce qui est plus compliqué en Italie ou en Espagne, voire dans le nord de l'Allemagne.
Peut-on également imaginer que, par sa taille, cette entreprise est davantage capable de capter le CIR ?
Absolument. Ces sociétés emploient des conseillers et des ingénieurs spécialisés. Certains y consacrent l'essentiel de leur activité. Ils sont notamment en charge du suivi des heures réalisées. Ils sont capables de présenter ainsi un dossier irréprochable, qui est alors validé de manière très fluide. Le CIR permet de réduire les dépenses de recherche de 30 %, ce qui est colossal.
Dans mon cas personnel, nous avons investi plus de deux millions d'euros en recherche et développement. Nous avons créé de nouvelles machines, obtenu des médailles d'or européennes pour notre trieur optique, mais je n'ai pu déposer que des dossiers de CII (crédit d'impôt innovation), lequel ne permet d'économiser que 20 % des dépenses au lieu de 30 %. J'ai préféré utiliser le CII par crainte d'un contrôle fiscal. J'ai depuis embauché un directeur de recherche qui a une expérience du CIR de l'époque où il travaillait chez Thales et désormais je suis prêt à déposer des dossiers de CIR. Sans cette expertise particulière, je préférais éviter de prendre ce risque, d'autant qu'un contrôle fiscal aurait mobilisé beaucoup de ressources.
Je pense que le CIR ne devrait pas être utilisé par des banques mais par des industriels. Les banques sont les premiers capteurs de CIR…
Ma société employait 50 personnes il y a trois ans ; nous sommes aujourd'hui 102, dont 27 en recherche et innovation (avec deux chercheurs et trois techniciens CIFRE en cours). Nous sommes quelque peu atypiques par nos efforts en innovation mais cela fonctionne bien…
Les PME représentent environ 60 % de l'ensemble des sociétés parmi nos adhérents. Pour ce qui est du code NAF 2830Z, qui regroupe 630 entreprises, on compte probablement de l'ordre de 450 TPE. La majorité des autres sociétés ont adhéré à Axema et ce sont des PME de tailles plus ou moins importantes, parmi lesquelles on trouve quatre acteurs mondiaux. La taille décroît relativement vite à mesure que l'on progresse dans le classement, à l'inverse de l'Allemagne qui possède des ETI beaucoup plus importantes et nombreuses.
Pour quelles raisons des acteurs tels que Pellenc n'ont-ils pas délocalisé leurs usines, à l'instar de constructeurs automobiles par exemple ?
La réponse est relativement simple : pour délocaliser une usine, il faut trouver de la main-d'œuvre, être capable de la former, et surtout avoir des plans très détaillés et de très bonnes méthodes de fabrication. En dehors de certains tractoristes, qui ont développé des méthodes de production quasiment comparables à celles des constructeurs automobiles, la CAO (conception assistée par ordinateur) et les plans 3D ne se sont véritablement généralisés que depuis une dizaine d'années dans les entreprises. J'ai voulu pour ma part internaliser la fabrication de certains composants mais les plans ne correspondaient pas aux pièces et n'étaient disponibles qu'en 2D. Sans une base technique élaborée, délocaliser une usine est compliqué. Le savoir-faire étant détenu par les opérateurs, une délocalisation est risquée car le savoir-faire non écrit peut être perdu. Pour avoir transféré quelques usines dans ma carrière, je peux vous assurer que c'est loin d'être simple ! La plupart du temps, il faut des années avant que la productivité ne revienne au niveau antérieur.
Vous avez tenu des propos un peu contradictoires : vous avez fait part de difficultés à recruter des ingénieurs, des soudeurs ou des plieurs, puis vous avez expliqué que la disponibilité de la main-d'œuvre était l'un des facteurs ayant favorisé l'implantation de Kubota en France. Pensez-vous que les cursus de formation vous permettent de recruter de la main-d'œuvre qualifiée ?
C'est assez paradoxal mais il est plus facile de trouver un ingénieur qualifié qu'un soudeur ou un plieur. Nous sommes situés entre Dunkerque et Lille et quelque 20 000 emplois vont être créés au niveau du Dunkerquois. Nous sommes coincés entre la mer du Nord, la Belgique – faire venir des Belges en France est compliqué – et Lille. Nous avons du mal à trouver des soudeurs mais nous trouvons des chercheurs et des ingénieurs. Ces emplois ne nécessitent d'ailleurs pas d'être présent dans nos locaux. Ces salariés peuvent travailler à plusieurs centaines de kilomètres de distance, ce n'est pas gênant. En revanche, un soudeur doit être sur place. Nous avons recruté sept robots l'année dernière, et je parle bien de recrutements ! Sinon, nous n'aurions plus de main-d'œuvre.
Les Japonais, pour leur part, embauchent des salariés non formés mais volontaires et ils les forment. Ils utilisent des écoles de formation internes.
Nous avons donc affaire à un problème de formation. Vous avez déclaré que le Gouvernement n'encourageait guère l'innovation numérique. Je ne suis pas spécialiste du sujet, mais le CIR est-il fléché ? Des critères de recherche ont-ils été établis et vous semblent-ils aller dans le bon sens ?
Mon propos visait à souligner qu'aucune politique gouvernementale n'encourage le développement du numérique agricole. Or nous considérons que celui qui maîtrisera les données agricoles aura la capacité de développer des logiciels d'aide à la décision pour les agriculteurs. C'est déjà le cas aujourd'hui mais ce sera encore davantage le cas demain avec l'intelligence artificielle. Or ces données, émises par divers tracteurs et diverses machines, ne sont absolument pas standardisées. Elles ont tendance à être exploitées par des fabricants plutôt que par une communauté. Le risque est donc que ces fabricants utilisent ces données pour leur propre compte, voire qu'ils les revendent à des tiers, alors que des acteurs tels qu'Agdatahub en France – il existe un autre acteur au niveau européen dont j'ai oublié le nom – pourraient les mettre à la disposition de tous. Une contractualisation a eu lieu avec la FNSEA puis a été reprise dans le Data Act pour garantir que les agriculteurs soient propriétaires des données et qu'une contractualisation avec un intermédiaire de données est soumise à leur acceptation. Le rôle de l'intermédiaire de données est de nettoyer les données avant de les redistribuer à des acteurs qui souhaiteraient les exploiter.
Si nous n'arrivons pas à ce résultat, au moins au niveau européen, nous serons à la merci d'acteurs qui ont les moyens d'exploiter ces données, tels que les GAFAM – lesquels ont sans doute commencé à s'en occuper –, et qui, le jour où ils maîtriseront les données agricoles comme ils maîtrisent aujourd'hui les données commerciales, auront le pouvoir de faire évoluer l'agriculture.
Il faudra que nous soyons capables de partager et de massifier les connaissances des agriculteurs, qui sont issues pour l'essentiel de la transmission orale et de l'expérience. Si nous ne le faisons pas, les humains ne progresseront pas à la même vitesse que les machines. La maîtrise des données est donc indispensable.
Arriver à peser au niveau européen est une question de volonté et de moyens. J'ai évoqué le volontarisme d'Axema. Nous sommes allés voir le ministre chargé du numérique, qui nous a encouragés à un galop d'essai. Nous avons alors investi 50 000 euros dans le projet Agdatahub avec une expérimentation dans le domaine de la pulvérisation. En dehors de cela, il n'existe aucune démarche structurée. Nous devrions donc être plus dynamiques sur le sujet.
Je ne connais guère ces nouvelles technologies. Quel est l'enjeu ? Créer un centre de stockage de données français ?
Nous en avons déjà un avec Agdatahub, qui a acquis le statut d'intermédiaire de données. Nous avons besoin que ces initiatives soient reprises au niveau européen, afin d'aboutir à une réglementation et à une structuration à l'échelle européenne. L'objectif est que les initiatives françaises ne restent pas isolées et que les agriculteurs restent propriétaires des données. Certains organismes allemands regroupent des agriculteurs et des producteurs mais nous considérons que l'intervention d'un intermédiaire de données est indispensable. Les données ne peuvent pas directement circuler des agriculteurs vers les constructeurs. Si les constructeurs commencent à exploiter directement les données recueillies auprès des agriculteurs, tous les espoirs de créer une communauté pour l'exploitation des données auront disparu. Or nous allons avoir besoin de différencier les conditions agricoles entre les régions françaises en fonction de la typologie des sols, de la météorologie, des intrants ou des phases culturales. Sans cette connaissance nous ne pourrons pas appréhender correctement le changement climatique. Avec cette connaissance, nous serons capables de caractériser le changement climatique. Effectuer des essais variétaux nécessite une vingtaine d'années. Il faut donc travailler sur le sujet dès maintenant.
Pour ce qui est de l'épandage d'engrais, par exemple, il peut s'agir de compensation de poids ou de surface. Seulement 10 % des machines du parc sont équipées de dépôts de précision. Des subventions permettraient d'aider à augmenter ce taux. Nous avons obtenu des résultats avec la pulvérisation localisée, qui permet de réduire les dosages de 85 %, mais mes deux mains me suffiraient pour compter les machines équipées de cette technologie en France. Il est techniquement possible d'exploiter les données numériques mais cela s'avère trop onéreux actuellement.
Si nous disposons d'un réel levier au niveau de l'utilisation des intrants, pourquoi n'y recourons-nous pas ? Alors que nous interdisons des molécules sans forcément prévoir des substituants, pourquoi ne sommes-nous pas capables d'investir pour pouvoir réduire l'utilisation des intrants de 85 % ? Je comprends qu'il puisse être plus rentable de conserver un épandeur peu onéreux et d'utiliser des molécules elles-mêmes peu onéreuses que d'investir dans un appareil coûteux – je pense au glyphosate, par exemple. Pour autant, pourquoi ne pas avoir actionné ce levier ?
La question est complexe. Pour ce qui est de la décarbonation, le principal sujet me semble être d'abaisser les quantités d'engrais utilisées. Les gains seraient bien supérieurs à tout ce que nous pouvons espérer au niveau des moteurs. Le problème est que seules des contraintes économiques ou réglementaires sont réellement incitatives pour les agriculteurs et qu'à défaut, la massification n'est pas effective. Quelques agriculteurs avant-gardistes adhéreront spontanément à ces nouvelles technologies et permettront aux constructeurs de tester leur matériel mais la massification n'aura pas lieu. Aujourd'hui par exemple, seulement 10 % du parc des pulvérisateurs est performant. Remplacer le matériel est coûteux et les intrants ne sont pas « suffisamment chers » pour que les agriculteurs se préoccupent du sujet, y compris en viticulture – et pourtant je sais que les économies d'intrants pourraient y être conséquentes. Le délai de déploiement de ces technologies s'explique donc par un défaut de rentabilité pour l'agriculteur. L'investissement dans du nouveau matériel est trop élevé par rapport aux économies générées sur le long terme. Quant aux IHM (interfaces hommes-machines), elles ne sont pas toujours simples à utiliser. Il n'est pas facile de se familiariser avec le fonctionnement d'une machine que l'on n'utilise que deux ou trois fois par mois. Certaines fonctions pourraient être automatisées.
L'autre problème est que nous avons sous-estimé la gravité du problème. Lorsque nous avons évoqué la réduction des dosages auprès de l'INRAE (Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement), nos interlocuteurs nous ont alertés sur la nécessité à terme de supprimer les produits chimiques, en particulier dans la culture de la betterave, car les sols sont déjà fortement pollués. Nous manquons de données sur le biotope, ce qui inquiète de nombreux acteurs. Nous aimerions arrêter d'utiliser les produits chimiques mais nous ne savons guère comment faire. Il faudrait dans le même temps arrêter de compacter les sols. Nous voyons un mur se dresser devant nous et la masse de travail pour le surmonter est gigantesque et très onéreuse.
Le problème avec les subventions est qu'elles portent sur des produits communs et n'ont pas été conçues pour accompagner des transitions. Nous devons faire en sorte de promouvoir de nouvelles techniques. Nous allons devoir choisir dans quels domaines focaliser nos efforts pour pouvoir parvenir à des effets mesurables. Dans le domaine des pulvérisateurs, avec 2 000 machines, nous économiserions des tonnages importants. Malheureusement, les pulvérisateurs ne sont pas concernés par le prochain dispositif subventionnel.
Le rétrofit serait une autre piste. Les constructeurs ne souhaitent que produire des machines neuves, équipées de systèmes intelligents de pulvérisation, mais il est également possible de produire des kits adaptables à des pulvérisateurs existants. Au lieu de devoir investir dans un nouveau pulvérisateur à 400 000 euros, les agriculteurs pourraient acheter un kit qui coûterait entre 30 000 et 50 000 euros et l'installer sur leur ancien pulvérisateur. Je pense que si par exemple ces kits étaient subventionnés à 50 %, ce serait un bon emploi de la ressource publique. L'agriculteur pourrait amortir son investissement en un an.
Les prix du carburant ont été sujets à un débat lors de la mobilisation agricole. Vous avez évoqué un carburant avant l'électrification. Pourriez-vous rappeler lequel ?
Il s'agit du HBO, un carburant hydrogéné. Si votre voiture roule au diesel, vous pouvez utiliser du B7, qui contient 7 % de biocarburant – et normalement sans huile de palme. La part de biocarburant peut encore augmenter, et l'on trouve du B20, du B30 voire du B100, qui contient 100 % de biocarburant. Le problème est que ces carburants ne sont pas homologués. Vous ne pouvez donc utiliser du B30 ou du B100 que sur d'anciennes versions de tracteurs mais pas sur les nouvelles, notamment celles qui sont commercialisées actuellement. Le B30 et le B100 ne sont pas homologués pour les moteurs produits depuis 2019. C'est la raison pour laquelle nous préconisons le HBO, qui est normé – de la même manière que le B7 – et qui est compatible avec tous les moteurs. Si l'ensemble du parc utilisait du HBO, nous aboutirions à une décarbonation de 10 à 15 %. Bien entendu, le HBO est plus onéreux que les carburants ordinaires.
Il faudrait prévoir 150 millions d'euros de subventions par an, en supposant que nous nous réservions les 500 000 tonnes annuellement produites en France. Cela permettrait de décarboner à hauteur de 10 à 15 %, ce qui serait déjà une bonne première étape.
S'agissant des surtranspositions, vous avez cité l'exemple du freinage. Les normes s'appliquent-elles aussi au matériel qui est destiné à l'exportation ?
Nous pouvons livrer ce que nous souhaitons à l'étranger. Dans certains pays européens, le freinage pneumatique en double ligne est développé depuis de nombreuses années, notamment en Allemagne pour des raisons de sécurité, mais dans le reste du monde nous ne sommes soumis à aucune obligation particulière. Nous pouvons exporter des moteurs TR2 ou TR4 sans difficulté. C'est d'ailleurs un sujet de compétitivité. Je peux témoigner de mon expérience en tant que dirigeant d'une PME fabriquant des automoteurs : en règle générale, on préfère vendre en France les produits récemment développés pour établir le marché ; nous montons donc un moteur TR5 aux normes mais ensuite, je vous souhaite bien du plaisir si vous voulez vendre des moteurs TR5 en Afrique ou dans d'autres pays où les techniciens de maintenance ne connaissent rien de ces moteurs ! Quoi qu'il en soit, ces moteurs sont beaucoup trop chers. Le monde entier ou presque vend des moteurs TR2. La France et quelques pays voisins sont les rares utilisateurs de TR5. Une PME française qui souhaite se développer à l'international doit donc avoir les reins suffisamment solides pour supporter le développement d'un deuxième moteur en parallèle pour le marché international. À défaut, elle reste en Europe, où elle fait face à une concurrence difficile. De nombreux acteurs sont arrivés en France depuis 2008. Nous avons attiré beaucoup de concurrents. Compte tenu du marasme général, ils sont venus sur le plus gros marché, c'est-à-dire le nôtre. Nous sommes donc l'un des marchés les plus compétitifs.
Présidence de Mme Anne-Laure Blin, vice-présidente.
Avez-vous eu l'occasion d'établir un état des lieux sur la surréglementation au niveau d'Axema ? Si vous l'avez fait, nous serions intéressés par vos travaux. Dans le même ordre d'idée, le Gouvernement vous a-t-il interrogé au sujet de la surtransposition ?
Quant à l'état des lieux de la souveraineté sur le marché des machines agricoles, avez-vous participé à des réunions avec le Gouvernement sur le sujet ? Avez-vous été sollicités en vue d'identifier des leviers pour restaurer la souveraineté ?
Nous ne sommes jamais sollicités. Il faut que nous nous manifestions pour être entendus. Ils ne nous appellent jamais d'eux-mêmes.
Nous ne sommes absolument pas perçus comme des apporteurs de solutions. La vision de notre secteur n'a pas évolué depuis vingt ans. On pense que le sujet est simplement de produire des tracteurs un peu plus vite, mais il existe de nombreuses problématiques dans nos filières. Sur 271 molécules utilisées actuellement, environ 200 seront interdites dans les dix prochaines années. J'en ai discuté avec le directeur scientifique de l'INRAE et, pour lui, la solution passe impérativement par nous. Mais nous ne sommes pas écoutés. Sans évolution du machinisme et des agroéquipements, l'agriculture va droit dans le mur.
Considérez-vous aujourd'hui qu'au regard de la souveraineté alimentaire que nous devons sauvegarder pour le territoire national – peut-être nous répondrez-vous qu'il faudrait plutôt considérer l'échelon européen –, les agriculteurs français ont accès à l'ensemble des innovations et des technologies existantes ?
Si nous ne distinguons pas les entreprises françaises et étrangères, oui. Notre agriculture est très diversifiée. Nous avons beaucoup de cultures pérennes – les fruits par exemple – et nous sommes donc un formidable territoire d'expérimentation. Les constructeurs aiment beaucoup tester leurs machines en France. En se rendant dans les salons, les agriculteurs français peuvent accéder à toutes les technologies.
Mais à quel coût ? Est-ce compatible avec les revenus agricoles et le maintien de la diversité des cultures ? Les agriculteurs français peuvent-ils obtenir les meilleurs équipements et bénéficier de toutes les innovations ?
On pourrait classer les agriculteurs en trois catégories. Certains ne gagnent absolument rien, certains vivotent et certains vivent très bien de leur métier. Ceux qui vivent très bien ont accès à toutes les technologies. Ce n'est malheureusement pas le cas des autres.
Axema supporte le SIMA. C'était le plus important salon au monde il y a une dizaine d'années. Or, cette année, nous avons dû l'annuler. Nous essayons d'en remettre un en place pour 2026. Nous apprécierions une aide à l'instar de nos collègues italiens ou allemands. Si nous ne réussissons pas à remonter cet événement, les étrangers le feront à notre place.
La première raison est que, pendant des années, nous n'avons pas repensé l'événement. Nous l'avons fait trop tardivement. La deuxième raison est que le secteur des agroéquipements traverse actuellement une crise assez profonde, et que les entreprises internationales et même françaises ont dû réduire certaines dépenses, comme la communication et le marketing, incluant les participations aux salons. La troisième raison est que n'arrivions pas à motiver les agriculteurs. Les deux tiers des visiteurs étaient frustrés de ne pas pouvoir se payer les machines qu'ils avaient découvertes. La France est le premier marché européen d'agroéquipements et le troisième pays producteur. Il est inconcevable que nous n'ayons pas de salon. Nous avons besoin d'être aidés.
Suggérez-vous que l'État pilote l'organisation d'un salon ? Ne prenez-vous pas part au Salon de l'agriculture ?
Non. Les événements étaient programmés à la même date : notre salon avait lieu à Villepinte et celui de l'agriculture à la porte de Versailles. L'EIMA – Esposizione internazionale di macchine per l'agricoltura e il giardinaggio –, qui se tient à Bologne, reçoit plusieurs millions d'euros de soutien du gouvernement italien et de diverses organisations. De même pour le salon Agritechnica en Allemagne : les Länder participent, ainsi que la ville de Hanovre et toutes les organisations. Nous sommes seuls et des contrôleurs de la RATP accueillent les premiers visiteurs à 8 heures 30 pour dresser des procès-verbaux à ceux qui n'avaient pas le bon billet. Il faut compter trois heures et demie d'attente pour ceux qui viennent en voiture le lundi matin. Ils doivent payer les frais de parking et 200 euros de chambre d'hôtel, etc. Alors que si vous êtes journaliste et que vous voulez couvrir l'EIMA, tous vos frais sont pris en charge par les organisateurs depuis le moment où vous montez dans l'avion. De même en Allemagne. Chez nous, les journalistes se déplacent à leurs frais, y compris lorsqu'ils viennent du Japon. Cette différence de traitement aboutit à des commentaires dithyrambiques sur les salons étrangers et à des critiques acerbes sur le nôtre. Les constructeurs allemands sont soutenus par les Länder pour développer leurs exportations, ce qui n'est pas notre cas. Business France nous soutient comme il peut et nous devons nous contenter d'un stand de 3x3 mètres.
Je pense vous comprendre mais pourriez-vous être plus explicite ? Considérez-vous que l'industrie agricole ne bénéficie pas d'un soutien à travers les politiques publiques ?
Oui et non. La promotion de l'activité du machinisme n'est pas soutenue. En revanche, comme cela a été indiqué dans le rapport sur Écophyto, la filière des agroéquipements bénéficie bien de subventions, à l'image par exemple des PCAE – plans de compétitivité et d'adaptation des exploitations agricoles – dans les régions. Cela représente plusieurs centaines de millions d'euros sur l'ensemble des régions. Les agriculteurs sont donc aidés dans l'acquisition de machines – avec cependant des critères régionaux qui sont pour nous difficiles à identifier. La question est plutôt de savoir si les agriculteurs doivent être aidés à travers des PCAE régionaux ou bien si la filière française doit être promue et si sa capacité à exporter doit être soutenue. D'ailleurs, sachez que la balance commerciale des agroéquipements n'a pas toujours été déficitaire. Il y a une quinzaine d'années, je présidais la commission économique du syndicat en tant qu'adhérent et nous étions à l'équilibre ou peu s'en faut. Notre balance s'est donc considérablement détériorée ces dix dernières années. Le salon est l'un des termes de l'équation économique.
Avez-vous été consultés sur la décision gouvernementale de relever la fiscalité du GNR (gazole non routier) ?
Nous avons été informés à l'avance mais pas consultés.
Cela fait écho à votre déclaration de tout à l'heure : vous ne vous sentez pas considérés comme un interlocuteur par l'État à l'occasion, par exemple, d'une loi d'orientation agricole (LOA).
C'est essentiellement Mme Taquillain qui a travaillé sur le dossier de la LOA. Elle a formulé cinq propositions d'amendement.
Notre filière est à cheval entre l'agriculture et l'industrie. Nous sommes confrontés à de nombreux enjeux pour les quinze prochaines années : la décarbonation, l'exploitation des données agricoles, etc. Concernant le GNR, nous avons participé à un groupe de travail mis en place pour travailler sur la décarbonation. Nous étions invités à réfléchir sur la réalisation d'objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Notre groupe réfléchit à des solutions alternatives pour décarboner les agroéquipements telles que le B30, le HBO, etc. La décision politique de supprimer potentiellement le GNR fait partie de la solution. Les pouvoirs publics ont été au rendez-vous.
Les producteurs d'agroéquipements ne sont actuellement pas considérés comme des fournisseurs de solutions. Nous ne sommes pas au centre du jeu de l'écosystème agricole. Nous souffrons d'un déficit de perception de la part des pouvoirs publics.
Une réunion de consultation a été organisée par un ministre le 15 octobre mais nous n'y étions pas conviés. Les utilisateurs y étaient représentés mais pas nous. Ce sont pourtant les industriels qui pourront imaginer des solutions.
Effectivement, vous avez formulé une proposition très intéressante, d'ailleurs également valable pour d'autres secteurs : le rétrofit. Avez-vous des pistes de réflexion ? Sentez-vous que les pouvoirs publics considèrent cette solution ? Cela pourrait être source d'innovation pour l'ensemble de nos industries françaises.
Le rétrofit est certes promu mais le règlement Machines, applicable à partir du 1er janvier 2027, introduit la notion de « modification substantielle », ce qui rendra quasiment impossible le rétrofit sans le concours du constructeur. Le rétrofit fait partie des dix propositions que nous avons soumises au Gouvernement dans le cadre du choc de simplification. Nous souhaiterions qu'il soit possible de modifier ce règlement d'ici cinq à dix ans. Si nous ne le faisons pas, le rétrofit est pour ainsi dire mort-né. Nous ne serons pas capables de modifier les machines faute d'un constructeur indépendant des constructeurs de machines neuves qui prendrait le risque de se lancer dans l'aventure. Il faudrait tout reprendre, y compris les notices d'emploi et de sécurité, et prendre la responsabilité de la transformation de la machine. Personne n'y est prêt. Nous sommes malheureusement arrivés à la conclusion, unanime au sein de notre filière, que cet obstacle était quasiment insurmontable. Ceux qui commencent à transformer des machines pour y installer des batteries ou des piles à combustible partagent cet avis.
Il existe environ 1,45 million de machines motorisées en France, dont une moitié qui sont fortement utilisées et l'autre moitié qui sont utilisées de manière très épisodique. Peut-on se permettre de jeter toutes ces machines faute d'avoir pu mettre en place le rétrofit ? Je ne prétends pas que le rétrofit soit une opération simple car l'énergie n'est pas le seul élément à prendre en compte. D'autres normes doivent être respectées, tant et si bien que l'on ne peut pas se contenter de remplacer le moteur d'un tracteur vieux de quinze ans. D'autres évolutions sont nécessaires. Néanmoins, nous devons nous demander dans quelle mesure nous pouvons traiter le problème.
Je souhaitais effectivement évoquer le règlement Machines, qui constitue un important point de blocage.
De par votre expérience de chef d'entreprise, pourriez-vous nous dire s'il existe une typologie particulière de machines et d'outils utilisés respectivement par l'agriculture conventionnelle et par l'agriculture biologique ?
Ce sont les mêmes machines. La différence réside dans le fait qu'un agriculteur biologique travaille beaucoup plus sa terre et sera donc soumis à une pression de main-d'œuvre s'il ne possède pas une machine robotisée ou l'équivalent. Parmi nos chefs d'entreprise figure un viticulteur dont l'exploitation est située au sud de Lyon. Il avait l'intention de se lancer dans le bio mais il y a renoncé pour cette année car les contraintes de main-d'œuvre et de temps sont trop compliquées à gérer et car sa rentabilité serait abaissée à un niveau rédhibitoire. Nous pensons que les subventions devraient beaucoup plus viser la robotisation du travail du sol. Le parc se limite actuellement à quelques centaines de machines, dont la plupart en maraîchage. Les endiviers et les céréaliers appellent à une accélération du mouvement sous peine de faire face à un obstacle insurmontable. Ces machines doivent être davantage promues.
La consommation des machines, et donc leur empreinte biologique, est-elle identique pour les deux types d'agriculture ?
Non. Un agriculteur biologique peut passer entre quatre et dix fois plus de temps dans ses champs qu'un agriculteur conventionnel. Si vous utilisez une machine avec une rampe de quatre mètres, vous avez besoin de huit fois plus de passages qu'avec une rampe de trente-deux mètres.
Bien sûr. Elle est significativement plus importante. D'où l'avantage du robot électrique.
Il me reste trois questions.
Mme Taquillain fait référence à un groupe de travail ; à quelle période s'est-il réuni ?
Pourriez-vous détailler le montant des 150 milliards d'euros que vous évoquiez ? Cela représente-t-il le rétrofit ou le remplacement des moteurs ?
Nous aimerions bien que vous nous transmettiez vos dix propositions dans le cadre de la simplification. En tant viticulteur, j'ai constaté que les aides concernaient une grande variété de matériels, au point d'ailleurs que pour certains équipements, le rapport avec la finalité du plan n'était pas évident. J'ai eu l'impression que pour les crédits du plan de relance, les « vannes » avaient été ouvertes en grand. Les crédits ont finalement été rapidement consommés… Les aides sont-elles correctement calibrées ? Avez-vous été consultés pour aider au calibrage de ces aides ?
La réunion de lancement sur la décarbonation a eu lieu le 15 décembre à Bercy. La consultation remonte au mois de juin. À l'origine, il était question d'un comité stratégique de filière, puis on nous a suggéré d'organiser un comité de filière car nous étions trop petits. Il a fallu un certain temps pour que la procédure soit lancée.
L'estimation de 150 milliards d'euros est personnelle. Elle se fonde sur l'évaluation du parc motorisé en 2022, qui est de 160 milliards d'euros. J'ai considéré l'hypothèse que le nombre d'entreprises agricoles serait divisé par deux d'ici à 2050 mais que, par ailleurs, produire des machines électriques ou fonctionnant à l'hydrogène serait deux fois plus coûteux que pour les machines actuelles. L'un dans l'autre, je suis arrivé à un montant de 150 milliards d'euros. Attention cependant, cette estimation ne tient absolument pas compte de coûts périphériques tels que celui de la production d'hydrogène vert ou de la production d'électricité supplémentaire. Pour convertir l'ensemble du parc français, il faudrait que 20 % d'électricité supplémentaires soient disponibles la nuit. La consommation globale annuelle n'est pas considérable, aux alentours de 2,5 % de la consommation française, mais pour recharger 30 % des machines à un instant donné, il faut que la quantité d'électricité disponible augmente de 20 %. Il faudra donc éventuellement qu'Enedis réfléchisse à installer des câbles plus larges.
Il n'existe pas de critère particulier pour les PCAE ou alors les critères sont très légers et l'on peut effectivement s'interroger sur la finalité des aides.
Nous n'avons pas été consultés à propos des subventions. Trois plans de subvention sont en cours de montage et nous n'y sommes pas associés. Pour être tout à fait complet, j'ai bien été consulté, mais lorsque l'on vous demande votre avis d'expert dans un délai de quarante-huit heures pour une liste de cent cinquante machines, je n'appellerais pas véritablement cela une consultation. Qui plus est, lorsque je me suis enquis des critères de sélection des machines, il m'a été répondu que c'étaient ceux de la planification écologique. Ce ne sont pas vraiment des critères à mes yeux et je ne suis donc pas capable de rendre un avis sur le classement des machines. Nous aurions dû lancer une consultation auprès de l'ensemble des constructeurs afin de comparer les technologies, mais encore eût-il fallu connaître les critères. Sans cela, il est difficile de juger. Nous avons rencontré des difficultés dans le cadre de l'appel à manifestation d'intérêt de France 2030, lancée en 2022 et déployée pour partie en 2023 avec 140 millions d'euros sur une enveloppe de 400 milliards d'euros. Elle était tellement complexe qu'un modèle de machine générique a finalement été utilisé – effileuse, pose de filets, irrigation, etc. Ce n'est pas ce qui améliorera la performance agro-écologique du paysage français… Faute de critères, nous ne verrons aucun effet précis. Inversement, nous aurions pu employer une partie de cette somme pour soutenir le rétrofit de pulvérisateurs ou l'achat de robots électriques pour le désherbage mécanique.
Par ailleurs, ces subventions sont versées sans aucune contrepartie, ce qui est fortement dérangeant. L'agriculteur n'a aucun compte à rendre. Il me semblerait pourtant logique d'attendre une contrepartie lorsque de l'argent est distribué. C'est sur la contrepartie que l'aide doit porter.
Il existe certainement des contreparties administratives mais pas dans le cadre de l'utilisation des machines. Comprenez bien que nous n'avons pas de retours de nos clients. Nous ne pouvons compter que sur les mesures que nous faisons nous-mêmes. Arvalis et l'INRAE effectuent leurs propres travaux mais nous n'avons pas accès aux résultats des fermes. Si par exemple vous subventionnez à hauteur de 50 millions d'euros l'achat de machines pour un montant de 200 millions d'euros, il est utile de connaître le profit pour l'agriculture française. Cela permettrait de juger de la pertinence du dispositif et de sa reconduction éventuelle.
Nous ne sommes pas considérés comme représentatifs, contrairement à la FNSEA. La FNSEA est beaucoup plus écoutée et elle a beaucoup plus de pouvoir. Les pouvoirs publics préfèrent faire plaisir au plus grand nombre plutôt que de poursuivre des objectifs de performance écologique. C'est en tout cas mon opinion.
Pourtant, les discours politiques ne manquent pas de prôner la vertu écologique. La loi d'orientation agricole place parfois l'environnement et l'écologie au-dessus de la question de la transmission du savoir-faire agricole français.
La volonté est réelle mais la méthodologie est-elle la bonne ? Je souscris tout à fait aux propos du président Dubrulle au sujet de l'attention que nos propos suscitent.
Pour avoir fréquenté les personnes en charge de ces subventions, j'ai constaté que nous étions englués dans notre propre réglementation. Je n'en veux même pas à ces personnes, qui ne font qu'appliquer ce qu'elles connaissent. Au vu des difficultés pour déposer un dossier auprès de BPIFrance pour pouvoir le transmettre à FranceAgriMer, gérer un guichet chez FranceAgriMer est véritablement infernal ! Toutes ces contraintes privent d'agilité et amplifient les difficultés de mise en place. Nous pouvons toujours chercher à nous interroger sur la manière dont nous pourrions mieux définir ces subventions mais l'historique est lourd.
Les ministères chargés de l'agriculture et de l'industrie à titre principal, et celui chargé de la transition écologique – mais nous rencontrons des difficultés lorsque nous essayons de le contacter.
Chacun d'entre nous a essayé à de multiples reprises mais nous n'avons jamais réussi à établir un véritable contact. Nous sommes des inconnus pour le ministère chargé de la transition écologique.
Merci pour votre témoignage. Vous transmettrez au secrétariat de la commission les éléments qui ont été sollicités.
La commission procède à l'audition de M. Pierre Thomas, président du Mouvement de défense des exploitants familiaux (MODEF), et M. Guénaël Poulmarc'h, membre du comité directeur.
Après avoir entendu la semaine dernière Mme Véronique Le Floc'h, présidente de la Coordination rurale, et M. Stéphane Galais, secrétaire national de la Confédération paysanne, nous sommes heureux d'accueillir M. Pierre Thomas, président du Mouvement de défense des exploitants familiaux (MODEF), accompagné de M. Guénaël Poulmarc'h, membre du comité directeur.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(MM. Pierre Thomas et Guénaël Poulmarc'h prêtent serment.)
Permettez-moi tout d'abord de vous présenter notre syndicat, qui est relativement peu connu car c'est le plus petit des syndicats agricoles. Nous sommes quatrième ou cinquième par la taille, selon que l'on considère que la FNSEA et les Jeunes Agriculteurs sont confondus ou distincts.
Notre syndicat existe depuis une soixantaine d'années. Il s'est constitué dans le cadre de la loi d'orientation agricole et au moment de la construction européenne. Ses objectifs sont relativement clairs pour nous : nous défendons la petite et moyenne agriculture familiale. Permettez-moi d'expliciter ces termes. À notre sens, une exploitation familiale correspond à une société à responsabilité personnelle qui détient les moyens humains, financiers et techniques de production. Nous défendons donc un modèle où les agriculteurs sont propriétaires et décident de leurs orientations agricoles sans dépendre d'autres acteurs. C'est le cas de 80 % de l'agriculture dans le monde et d'une grande majorité de l'agriculture française.
Nous considérons que l'agriculture doit être répartie sur l'ensemble du territoire et que l'agriculture industrielle et les grandes exploitations ne sont pas capables de couvrir certains besoins pour la France et l'Europe. Nous pensons que si nous n'avons pas suffisamment d'exploitations réparties sur l'ensemble du territoire, nous ne pourrons pas répondre à certains objectifs. L'agriculture n'est pas seulement liée à l'alimentation mais aussi aux paysages et à l'animation du monde rural.
Le MODEF est principalement présent dans le sud de la France mais pas seulement. Une partie de nos adhérents sont localisés dans l'Est ou en Bretagne. Notre syndicat a connu une importante évolution au cours des années 1960-1970 puis son nombre d'adhérents a fortement diminué du fait de la baisse du nombre d'agriculteurs. Nous ne sommes plus autant représentatifs que par le passé mais nous pensons malgré tout que nous avons une position originale au sein du monde agricole et que nous idées valent la peine d'être défendues.
Nous refusons le système américain où l'on trouve des exploitations familiales mais aussi de grandes exploitations de type industriel, ainsi que le système collectiviste – même si ce dernier a fortement régressé –, qui a donné lieu à des dérives. Nous pensons que la responsabilité individuelle des agriculteurs est primordiale, notamment pour l'élevage. Lorsque l'exploitant n'a pas la même responsabilité qu'un agriculteur, cela pose de nombreux problèmes.
Nous pensons que l'agriculture doit s'affranchir au moins en partie d'un système très libéral qui prévaut aujourd'hui. C'est une des raisons pour lesquelles nous pensons que nous avons perdu notre souveraineté alimentaire. Sans être complètement administrés – on en est loin –, nous avons besoin d'orientations relativement précises. C'est pour cela que nous nous sommes battus notamment pour obtenir des prix minimums garantis. Cette mesure a été abondamment critiquée mais nous pensons qu'à défaut de ce minimum garanti, la poursuite de notre activité devient impossible. À propos des céréales par exemple – le sujet le plus polémique –, les agriculteurs ne peuvent pas se permettre de vendre pendant longtemps leur production à perte. Il faut donc pouvoir leur garantir de ne pas devoir vendre à perte. L'absence de sécurité des revenus a dissuadé bon nombre de jeunes de lancer une exploitation agricole, et ce même s'ils ont suivi une formation. C'est aussi un frein à l'investissement pour les agriculteurs déjà en place.
Vous n'êtes pas sans savoir que le taux de suicide au sein du monde agricole est le plus important, trois à quatre fois supérieur à celui des policiers ou des gendarmes. Cela traduit un mal-être profond qui est pour beaucoup lié aux difficultés financières mais qui est également exacerbé par l'isolement et la condition sociale. Si nous ne pouvons que déplorer ces actes irréparables, nous constatons que la politique agricole ne répond pas véritablement aux préoccupations du monde agricole. Nous avons donc besoin d'un changement d'orientation majeur.
Pour en revenir à la souveraineté alimentaire, depuis les années 1960, l'objectif était relativement clair : nourrir l'Europe. C'était une intention tout à fait noble et souhaitable. Elle s'est traduite par une mécanisation intensive de l'agriculture et par un recours important à des produits chimiques. Étant donné que les industries avaient besoin de main-d'œuvre, des agriculteurs ont quitté le secteur et leur départ a été compensé par la mécanisation et par l'utilisation des substances chimiques. Ce système a très bien fonctionné pendant un certain nombre d'années, durant lesquelles les objectifs étaient largement satisfaits. On se souvient de l'image des montagnes de beurre et de lait dans les années 1970.
Dès cette époque, il eût fallu changer de politique agricole. S'est posé ensuite un problème de revenus pour les agriculteurs. Pour leur garantir un certain niveau de revenus et simultanément maintenir des prix relativement bas, des primes agricoles ont été créées. Elles ont aidé les agriculteurs dans un premier temps mais elles se sont accompagnées d'effets pervers, notamment l'agrandissement des exploitations agricoles. Les primes et les subventions étaient en effet versées en fonction du nombre d'animaux ou de la surface de l'exploitation. La production agricole a été alors réorientée au profit de la viande bovine, à travers les primes à la vache allaitante et les primes aux bovins mâles. Certaines productions destinées à la consommation locale ont disparu au profit d'autres destinées à l'exportation, dans un premier temps vers l'Italie, puis vers l'Espagne, la Turquie, la Russie, etc.
Ces décisions politiques anciennes ont toujours des conséquences aujourd'hui. Certaines décisions ont également entraîné une évolution de certaines orientations agricoles. Je cite souvent l'exemple du naufrage du Rainbow Warrior, qui a eu des conséquences dramatiques pour les éleveurs de moutons en France. Cela a été compensé par l'importation massive de moutons de Nouvelle-Zélande. Nous avons perdu la production et nous avons également vu des agriculteurs se retrouver en très grande difficulté. Et pour ceux qui approchaient de l'âge de la retraite, les faibles revenus impliquaient peu de cotisations, donc une pension amoindrie.
S'ajoutent à cela les accords de libre-échange. Nous avons l'impression que l'agriculture devient une monnaie d'échange par rapport notamment à certains besoins industriels. Nous ne pouvons pas le tolérer. Nous en avons parfois ras-le-bol d'être les laissés-pour-compte.
Concernant les normes environnementales, nous pensons que nous pouvons nous passer en partie de la chimie dans l'agriculture, mais qu'il est impossible de ne plus y recourir du jour au lendemain. Pour modifier nos techniques de production tout en augmentant le niveau de production agricole, nous avons besoin de travailler énormément, aussi bien en recherche qu'au niveau des méthodes de production. Entamer un virage immédiat vers le « tout bio » ne serait pas raisonnable à notre sens. Pour autant, nous ne pouvons pas continuer à utiliser des substances chimiques sans nous poser aucune question. Bon nombre d'agriculteurs voient leur vie raccourcie par des problèmes de santé tels que des cancers. Je pense notamment au chlordécone, qui est à l'origine d'une catastrophe sanitaire dans les départements d'outre-mer et dont les effets se prolongeront pendant très longtemps. Nous ne pouvons plus ignorer les dangers associés à l'utilisation d'un certain nombre de produits. Il convient donc d'essayer de s'en passer. Naturellement, si ces substances deviennent interdites en France, il serait intolérable de permettre l'importation de productions réalisées avec l'aide de ces mêmes substances.
Il existe des phénomènes de distorsion de concurrence entre la France et les autres pays. Une heure de salaire en France coûte entre 14 et 16 euros, contre 7 euros en Espagne et 2 ou 3 euros au Maroc. Nous ne pouvons pas être concurrentiels par rapport à ces pays dans ces conditions. Le modèle libéral, consistant à choisir les produits les moins chers sans se préoccuper des conditions d'obtention de ces prix, ne pourra pas fonctionner. Nous risquons de voir la production agricole continuer de décliner, voire de disparaître en grande partie. Je pense que nous sommes à la croisée des chemins. Les jeunes ne veulent plus devenir éleveurs : trop de contraintes, pas assez de revenus. Mais si l'élevage à l'herbe disparaît, de nombreux territoires français se transformeront en déserts agricoles. Il conviendra donc de prendre des mesures pour permettre la subsistance de l'élevage partout où aucune autre activité agricole n'est possible. Il faudrait aussi offrir des garanties aux jeunes qui voudraient s'engager dans cette voie.
Nous sommes aussi à la croisée des chemins en ce qui concerne l'avenir de l'agriculture. Nous avons une chance d'infléchir les orientations agricoles d'une manière importante. Pourtant, nous n'avons quasiment rien trouvé à ce sujet dans la loi d'orientation agricole (LOA). Nous avons besoin d'une LOA assortie d'une dynamique engageante. Nous en avons discuté avec le ministre de l'agriculture. Lorsqu'il nous a annoncé qu'il avait l'intention d'élaborer une nouvelle LOA, je me souviens lui avoir dit que ses propositions ne seraient jamais assez dynamiques au regard des objectifs dont nous avions besoin. Il avait répondu « On verra ». Nous avons vu, il n'y a rien…
Quels sont les freins ?
Je vous invite à conclure votre intervention. Nous aurons tout le temps de débattre ensuite.
Ma conclusion est que nous avons l'occasion de bâtir une nouvelle agriculture mais nous ne pourrons pas le faire immédiatement. Il nous faudra du temps pour convaincre les agriculteurs, les organisations agricoles et tous les acteurs, notamment politiques.
Merci beaucoup. J'aimerais tout d'abord que vous apportiez votre définition de la souveraineté alimentaire dans votre syndicat.
La souveraineté alimentaire ne se limite pas à l'autosuffisance alimentaire à nos yeux. C'est la garantie d'avoir une alimentation de qualité et suffisante. Nous savons que nous sommes incapables de produire tout ce que nous consommons en France, voire même en Europe. En revanche, nous devons utiliser notre potentiel à son maximum. Nous ne produisons que 50 % des fruits et légumes que nous consommons alors que nous pourrions largement atteindre les 100 %. Pour d'autres produits, ce serait plus compliqué, et nous devrons donc continuer à avoir des échanges au niveau intra-européen voire avec les pays extra-européens. La souveraineté alimentaire de la France se traduit donc par un maximum d'autosuffisance, à l'échelon national comme européen.
En grande partie.
Complètement même. J'ai été auditionné par la commission économique sur la loi d'orientation. Je vous invite à reprendre les propositions que nous avons formulées. Je ne comprends d'ailleurs pas pourquoi la souveraineté alimentaire a été séparée de la loi d'orientation alors que la deuxième recouvre la première.
Le projet de loi d'orientation agricole suit le circuit législatif classique. La commission des affaires économiques est donc saisie au fond. Nous siégeons ici dans le cadre d'une commission d'enquête, exerçant notre mission de contrôle parlementaire. Cette commission a été sollicitée par le groupe Rassemblement national, à qui le poste de rapporteur a été confié. Le poste de président de la commission revenait à un groupe de la majorité. Chaque groupe politique dispose d'un droit de tirage d'une commission d'enquête chaque année. Le hasard du calendrier a voulu que notre commission d'enquête travaille concomitamment à l'examen du projet de loi d'orientation agricole. Je vous inviterai à renouveler certains des propos que vous avez pu tenir en commission des affaires économiques, dans la mesure où les personnes auditionnées dans le cadre d'une commission d'enquête sont sous serment. Sans répéter vos interventions au mot près, nous aimerions donc que vous rappeliez votre argumentaire.
Nous sommes totalement en accord avec La Via Campesina en notre qualité de cofondateurs. Nous participons aux discussions et nous partageons donc à 99 % cette définition.
Par rapport aux années 2000, nous avons perdu 50 % de notre production. À l'époque, la France comptait un peu plus d'un million de paysans et nous étions quasiment autosuffisants sur l'ensemble des produits agricoles. Nous avons perdu notre souveraineté alimentaire parce que les paysans sont moins nombreux. La revendication première que nous avons formulée en commission des affaires économiques consisterait à nous garantir des prix planchers avec des encadrements de marges et un coefficient multiplicateur. Si vous voulez que des jeunes démarrent une exploitation, ils doivent avoir la garantie de pouvoir gagner au moins le SMIC sans avoir à travailler soixante heures par semaine et en ayant la possibilité de partir quelquefois en vacances et d'avoir une vie de famille. Les prix rémunérateurs sont le socle de toutes nos revendications depuis quarante ans.
J'aimerais que nous discutions de cette perte de souveraineté alimentaire que vous évoquiez tous les deux. Ce constat a été contredit par des scientifiques et des chercheurs que nous avons auditionnés. Lors de la première et dans une moindre mesure de la deuxième semaine de nos travaux, nous avons auditionné des économistes et des agronomes. Tous ne partageaient d'ailleurs pas la même vision de l'agriculture, l'approche de certains étant plutôt productiviste tandis que d'autres s'intéressaient plutôt à la transition agro-écologique. Ces personnalités nous ont affirmé sous serment que la question d'actualité n'était pas celle de la souveraineté alimentaire. Elles considéraient que la souveraineté alimentaire de l'Europe était garantie, de même que pour la France. Nous voyons d'ailleurs, à travers les statistiques de FranceAgriMer, que nous sommes très proches de l'autosuffisance, voire très largement excédentaires pour un grand nombre de productions agricoles. Je pense notamment aux céréales ou au sucre. Quant aux produits agricoles pour lesquels nous ne sommes pas autosuffisants en France, le marché européen nous permet de couvrir notre dépendance. Et d'ailleurs il s'agit le plus souvent d'une situation de dépendance consentie. J'aimerais avoir votre opinion à ce sujet. Pour ma part, j'ai le sentiment que les problèmes particuliers rencontrés par certaines filières sont extrapolés à l'échelle globale. Les scientifiques que nous avons interrogés ont cité d'autres problématiques telles que la saturation des filières, certaines dépendances, les revenus, la transmission aux nouvelles générations, etc.
Pour les fruits et légumes, nous dépendons en grande partie de l'Espagne. Or celle-ci peine à maintenir sa production agricole en raison des contraintes d'accès à l'eau. Il est possible que l'Espagne ne soit plus capable de produire, ou du moins en partie. Quelles seront les conséquences ? Lors de la crise du covid, les pouvoirs publics ont fait en sorte que la mécanique se poursuive mais nous sommes passés près d'une situation de rupture. Nous nous réunissions toutes les semaines pour éviter cela. Certes notre production de céréales et de vin – entre autres – est excédentaire mais c'est très loin d'être le cas pour de nombreux produits. Nous avons accordé des facilités à l'Ukraine pour l'importation de céréales mais nous ignorons comment la situation peut évoluer. Les volumes sont pour l'instant très faibles, de l'ordre de 1 % du marché, mais la machine peut rapidement s'emballer. L'équilibre actuel me semble extrêmement fragile. Quelles seront les conséquences du réchauffement climatique à travers le monde ? Je suis incapable de le prédire. Chaque pays doit faire en sorte de couvrir ses propres besoins. Je suis beaucoup moins optimiste qu'un certain nombre de personnalités. Nous sommes en train de perdre certaines positions. La filière de l'élevage est sujette à un danger important. Nous pouvons certes toujours nous fournir au Canada ou au Brésil mais je ne suis pas certain que cela corresponde à notre concept de souveraineté alimentaire.
Je ne pense donc pas que nous soyons à l'abri de pénuries alimentaires, a fortiori avec le changement climatique et les incertitudes politiques actuelles.
Voici la définition de la souveraineté alimentaire par La Via Campesina : « La souveraineté alimentaire est le droit des peuples à une alimentation saine et culturellement appropriée, produite par des méthodes écologiquement saines et durables, et leur droit de définir leur propre système alimentaire et agricole. » Nous ne sommes pas d'accord avec le constat de certains scientifiques car nous ne définissons pas la souveraineté alimentaire de la même manière. Il me semble que c'est l'origine de notre divergence d'opinions.
Nous importons plus de 50 % de nos fruits et légumes, principalement d'Espagne, mais l'année dernière les Espagnols ont récolté moitié moins de fraises. Cela nous a permis au passage de maintenir un prix minimum et de bénéficier d'une assez bonne saison pour la fraise. Comment peut-on considérer que notre souveraineté alimentaire serait garantie au vu des quantités massives que nous importons ? Peut-être notre souveraineté alimentaire est-elle atteinte au niveau mondial mais ce n'est pas certain. Je suis assez étonné par les propos que vous me rapportez car je n'ai jamais entendu de scientifique affirmer que la souveraineté alimentaire n'était pas un problème.
Je vous invite à consulter le rapport de FranceAgriMer (page 14), dont nous avons également audité les responsables. Certaines filières connaissent des difficultés mais, pour d'autres, les statistiques sont largement positives et les taux d'auto-approvisionnement s'approchent des 100 % voire les dépassent largement. Pour en revenir aux fruits et légumes, vous avez pointé le fait que nous importions la moitié des fruits et légumes que nous consommons. Au vu des débats que nous avons déjà eus au sujet de cette filière, ce n'est clairement pas celle qui est en meilleure santé en France. Je suis moi-même élu d'une terre maraîchère. Je suis donc conscient des évolutions à long terme. La filière n'est pas spécialement désireuse de tendre vers les 100 % d'auto-approvisionnement car les Français ont développé une certaine appétence pour les fruits tropicaux. Nous pourrons certes couvrir certains besoins avec les territoires ultramarins et avec la Corse mais nous ne serons jamais en capacité de produire sur notre sol la totalité des fruits et légumes consommés par les Français, notamment les produits tropicaux. Doit-on dès lors les prendre en considération pour l'appréciation de la souveraineté alimentaire ? Si, pour les fruits tropicaux, le taux d'auto-approvisionnement n'est que de 15 %, pour les fruits et légumes frais qui correspondent à un climat tempéré, les taux d'auto-approvisionnement sont respectivement de 82 et 84 %. J'ai parfois l'impression que la représentation des flux d'importation et d'exportation dans le débat public est biaisée, notamment pour la filière des fruits et légumes.
Les départements ultramarins souhaitent aussi faire évoluer leurs systèmes agricoles. Ils sont aujourd'hui obligés – c'est ressenti ainsi – de produire des produits d'exportation par rapport à leur territoire. Je pense notamment à la Guadeloupe, qui aspirerait à développer les cultures vivrières. Ces départements souhaiteraient donc, en d'autres termes, produire moins d'ananas, de bananes de et cannes à sucre. L'administration a du mal à l'accepter. C'est toujours elle qui est responsable du développement agricole dans ces départements. Simultanément, ces territoires ont besoin d'importer des produits de métropole alors qu'ils seraient capables d'en produire certains sur leur sol.
Nous avons également affaire à des attentes de consommation particulières dans notre pays : les consommateurs souhaitent avoir accès à tous les produits à longueur d'année. Il est question de réduire les émissions de gaz à effet de serre dans l'agriculture mais que dire de l'importation de poires sud-africaines ? C'est l'exemple que j'ai choisi car je suis toujours choqué de voir ces produits. Pour résoudre certains problèmes environnementaux, nous devrons certainement développer le commerce de proximité. Si nous suspendons les importations en provenance de pays lointains, nous ne couvrirons plus les besoins dans les mêmes proportions.
J'aimerais évoquer la filière bovine. Il me semble que vous êtes vous-même éleveur bovin. Certains points de vue sur la situation de la filière peuvent sembler alarmistes. En réalité, les chiffres – qui n'ont pas été contredits par les représentants d'INTERBEV la semaine dernière – montrent que la production a évolué de pair avec la consommation. La consommation de viande bovine a légèrement baissé et le taux d'auto-approvisionnement est passé de 94 % il y a une dizaine d'années à 95 % pour la période 2019-2021 – je précise qu'INTERBEV a considéré que le choix de l'année 2021 n'était pas le plus pertinent. Ainsi, la production comme la consommation ont légèrement baissé. Il existe un débat récurrent sur le fonctionnement de la filière bovine depuis une trentaine d'années en France. Cette filière semble n'avoir pas su se restructurer convenablement. Parmi les questions qui se posent, il y a celle liée à la pratique de faire engraisser des bovins à l'étranger alors que nous pourrions le faire en France. Le débat se situerait donc plutôt au niveau de l'organisation interne que de la souveraineté car les chiffres ne révèlent pas de tendance préoccupante.
J'ai évoqué la création de la prime à la vache allaitante en 1978. Les agriculteurs ont été spécialisés dans l'exportation de broutards, au détriment d'une production qui aurait été transformée chez nous. Nous vendions des broutards, notamment en Italie, pour qu'ils aillent s'y faire engraisser, et nous importions des arrières d'Allemagne. Cette pratique a perduré assez longtemps. Les habitudes de consommation ont beaucoup évolué. La moitié de la viande bovine est aujourd'hui consommée sous la forme de steaks hachés. Faire évoluer la filière de production n'est pas aussi simple car cela réclame des délais longs avec le développement d'un certain nombre de savoir-faire. Il faut alors prévoir une adaptation du monde agricole et des outils. La concentration des outils de transformation n'est pas forcément une bonne chose. C'est mon opinion personnelle. Des abattoirs et des outils de transformation se retrouvent à la peine. Presque tous les établissements se trouvent rassemblés dans les mains d'un opérateur unique. Cela peut engendrer divers problèmes, notamment en termes d'adaptation aux habitudes de consommation locales.
Je pense que la souveraineté alimentaire peut être obtenue très rapidement et que ce n'est donc pas une véritable problématique pour la filière. Là-dessus nous sommes d'accord.
En revanche, nous assistons à une réelle désaffection, notamment de la part des jeunes, pour l'élevage bovin. Un élevage de charolais est présent sur ma commune depuis trente ans. Il participe à des concours parisiens tous les ans et il obtient souvent le premier prix. Sur les quatre fils qui reprennent l'exploitation familiale, deux d'entre eux souhaitent arrêter l'élevage car les conditions de vie sont trop contraignantes. Ils préfèrent se reconvertir dans la culture. Les problématiques de revenus découragent certains jeunes, tandis que la nécessité de maintenir une présence tous les jours de l'année est très contraignante. Les exploitants peinent à trouver des remplaçants lorsqu'ils souhaitent partir en congés. Faibles revenus et conditions de vie difficiles, ajoutons à cela un peu d' agribashing … Je sais d'où vient le message selon lequel les vaches polluent trop peu de voix ne se sont élevées pour dire qu'il était intéressant de produire de l'herbe dans notre pays. La filière de l'élevage, notamment en plein air et à l'herbe, est en réel danger.
Il y a quinze jours, j'ai rencontré un ingénieur en agronomie qui travaille à une thèse sur les élevages bovins, charolais notamment. Sa première conclusion est que la concentration de la production ne garantit pas l'amélioration des revenus, bien au contraire. Au-dessus de soixante-dix vaches allaitantes, il a constaté une décroissance des revenus qui n'est compensée que grâce aux primes. Il n'existe donc pas de phénomène d'économie d'échelle, bien au contraire.
Il faut que nous prenions le temps d'analyser certains schémas. Le problème de la filière bovine, et dans une moindre mesure ovine, est celui d'un individualisme assez exacerbé. La contractualisation apparaît pour le moins compliquée. J'ai vu des coopératives expliquer aux agriculteurs que s'ils s'engageaient à leur livrer cinquante broutards, et que si finalement ils n'en produisaient que quarante-huit, il leur faudrait en trouver deux autres pour compenser. Les agriculteurs n'ont alors pas voulu contractualiser. Les négociants ont eu le même type de comportement. Ce qui est choquant, c'est que les coopératives le fassent, car elles ont plutôt vocation à structurer l'organisation de la filière. La contractualisation ouvre alors des possibilités.
Je pense que les abattoirs locaux – modernisés bien entendu – sont importants pour garantir l'adaptation locale. La consommation chez les bouchers – qui ont en partie disparu – ne redémarrera pas seulement avec Bigard. La production de steaks hachés est possible avec des produits qui ne sont pas forcément du soja. Nous avons besoin de travailler à ce niveau-là également.
Se pose également la question de la consommation des collectivités publiques. Les appels d'offres visent à sélectionner le fournisseur le moins cher, sans prendre en compte la qualité ni l'organisation de la filière. Un produit de qualité n'est pourtant pas plus onéreux si, en fin de compte, il est mieux consommé et moins gaspillé. En achetant un produit un peu plus cher, et donc en valorisant la production agricole au passage, on s'y retrouve en termes de consommation. Il faudrait donc réorganiser l'ensemble de la filière. Certaines coopératives jouent parfaitement leur rôle quand d'autres ont tendance à en dévier. Quant aux négociants, assez logiquement, ils ne souhaitent pas contractualiser.
Je pense que nous pouvons atteindre l'autosuffisance alimentaire dans cette filière sans trop de difficultés, mais je pense aussi qu'il ne faut pas négliger la question des revenus.
Pourriez-vous nous rappeler le contexte de la création du MODEF ? Si j'ai bien compris il est né au début des années 1960 d'un désaccord avec la FNSEA à propos de la Politique agricole commune. Vous avez indiqué dans votre propos liminaire que la PAC avait atteint ses objectifs les premières années. Pourriez-vous nous rappeler le contexte ?
Le syndicalisme agricole revendicatif remonte à 1904. Il existait d'autres formes de syndicalisme auparavant mais à finalité plutôt économique. Les premiers syndicats ont plus ou moins bien fonctionné. Si vous le permettez, j'avance rapidement jusqu'à la Seconde Guerre mondiale avec le Comité national de la Résistance et la constitution de la Confédération générale de l'agriculture (CGA). Des courants divers sont apparus au sein de la CGA mais le principe d'un syndicalisme unitaire a été maintenu. Puis divers événements politiques ont entraîné des divergences. Une reprise en main du syndicalisme agricole a eu lieu de la part de la Jeunesse agricole catholique (JAC), et certains agriculteurs ne se reconnaissant pas dans ce courant ont constitué le MODEF. Ils considéraient notamment qu'il ne fallait pas se précipiter dans la modernisation dans le contexte de la construction européenne, mais qu'il convenait de conserver un certain nombre d'agriculteurs. Par la suite, les syndicats des paysans travailleurs et des travailleurs paysans ont été créés. Ils ont contribué à l'élection de François Mitterrand en 1981. Dans les années 1990, marquées par une modification de la PAC, est apparue la Coordination rurale. Actuellement, les syndicats agricoles affichent des divergences d'opinions mais ils ne sont pas en conflit les uns avec les autres. Des courriers communs de la Confédération paysanne, du MODEF et de la Coordination rurale ont ainsi été rédigés, notamment sur la question des prix. Cela faisait suite à une intervention du Président de la République au Salon de l'agriculture.
Si j'ai bien compris, vous êtes assez critiques à propos des réformes de la PAC et vous considérez notamment que le tournant de 1992 n'était pas pertinent. De façon plus générale, vous êtes assez critiques à propos de la libéralisation et de la dérégulation, notamment à partir de cette époque.
Le MODEF n'est pas le seul à avoir critiqué l'évolution de la PAC en 1992. De grandes manifestations ont été organisées et toutes les organisations syndicales ont participé à ce mouvement. Le fait de passer de prix agricoles à des subventions a provoqué un réel émoi dans le monde agricole. Le principe était choquant. Les revenus de beaucoup d'agriculteurs sont constitués d'aides publiques – les aides PAC. Ils ne le vivent pas particulièrement bien. Peuvent-ils s'en passer aujourd'hui ? Non. Pouvons-nous continuer avec ce système ? Non plus. Nous devons faire en sorte que le travail ait toujours une valeur. Cette transformation n'est pas évidente à réaliser car les subventions jouent aujourd'hui un rôle structurant. Notre revendication est de mettre en place un système de prix rémunérateurs. Cela déplace la problématique sur un autre terrain : comment faire en sorte que chacun ait accès à de la nourriture de qualité à un prix abordable ? Mais c'est un autre débat, et nous ne devons pas être les dindons de la farce. Ce ne sont pas les agriculteurs qui doivent trouver la solution de ce problème de société.
Vous expliquez dans votre propos liminaire que la perte de souveraineté est liée à un nombre devenu insuffisant d'exploitations de petite et moyenne, tandis que les grandes exploitations ne sont pas capables de répondre à la problématique de souveraineté alimentaire. Pourriez-vous argumenter ?
La spécialisation de l'agriculture conduit à un appauvrissement des terres agricoles. Ce constat pourrait être confirmé par des scientifiques. Au fur et à mesure que les terres se dégradent, une quantité croissante d'intrants est nécessaire pour maintenir la production agricole. Les limites du processus sont atteintes dans un certain nombre d'endroits. Cette forme de productivisme, de fuite en avant, fait que nous utilisons de plus en plus d'intrants et que nous finirons par rendre les sols stériles. Cela pose également des problèmes sanitaires. Nous devons infléchir ces orientations mais nous ne pourrons pas le faire d'un claquement de doigts. Comme les agriculteurs de ma génération, durant ma formation, j'ai dû me familiariser avec un certain nombre de molécules. En revanche, nous n'avons pas suffisamment étudié la vie de la plante et la vie du sol. Ces connaissances auraient pu nous permettre éventuellement de nous affranchir de ces molécules. Dans les années 1960, l'objectif était de produire vite et en grandes quantités. La mécanisation et le recours aux produits chimiques y ont contribué. Tous les agriculteurs ont été formés à ce modèle d'agriculture. Aujourd'hui, nous réalisons que nos connaissances sur le sol sont insuffisantes et que ceux qui détiennent ces connaissances sont insuffisamment nombreux pour diffuser leur savoir. Nous croyons donc beaucoup à l'apport de l'enseignement et de la recherche pour faire évoluer les pratiques agricoles.
Vous avez expliqué à propos de l'élevage bovin que la rentabilité n'est pas forcément proportionnelle à la taille de l'élevage. Cette conclusion semble paradoxale si l'on considère par exemple qu'en Amérique du Sud, des milliers de bovins sont élevés dans des exploitations géantes. Apparemment, ces exploitants y trouvent un avantage compétitif… Pourquoi n'est-ce pas le cas en France ?
Nos systèmes de production sont complètement différents. Si nous voulions appliquer le système sud-américain, nous créerions des espaces de plusieurs milliers d'hectares peuplés uniquement de vaches. Cette étude d'AgriTech est très intéressante. Il y apparaît que la production de viande est la plus rentable lorsque le recours aux intrants, à la mécanisation et aux aliments extérieurs est minimal. La production à l'herbe est donc la plus rentable mais elle nécessite de travailler avec des petits troupeaux et des éleveurs sur place. La rentabilité diminue lorsque la taille de l'exploitation augmente.
Il me semble par ailleurs que les bovins sud-américains sont produits avec des hormones. Est-ce ce que nous voulons en France ? Nous devons nous interroger sur la qualité des produits provenant de pays extra-européens.
Il est également possible d'utiliser des hormones dans de petites exploitations. L'élément qui m'a surtout interpellé était celui de la relation entre la taille de l'exploitation et la rentabilité. Cela étant, nous ne sommes guère surpris car INTERBEV s'est exprimé de la même manière la semaine dernière.
Il me semble que vous définissez la souveraineté alimentaire de la même manière que la Confédération paysanne…
Sensiblement, oui.
Peut-être la divergence se situe-t-elle plus au niveau d'une meilleure acceptation du commerce de la part de la Confédération paysanne.
La différence ne se situe pas vraiment à ce niveau. Ce sont surtout les questions environnementales qui nous séparent. Nous sommes d'accord sur le fond mais pas particulièrement en ce qui concerne la vitesse et les moyens à employer. Sur le fond, nous sommes d'accord pour que les produits nocifs pour la santé ne soient plus utilisés, et ce le plus tôt possible. Nous prônons pour notre part une transition plus douce et mieux adaptée à l'état de nos connaissances et à notre capacité de mobiliser les agriculteurs – ce n'est pas par la contrainte que nous y parviendrons.
Sans reproduire le débat que nous avons avec le président à ce sujet, je pense que votre définition de la souveraineté alimentaire explique peut-être les divergences que nous avons relevées.
Vous avez évoqué à un moment la concurrence au sein de l'Union européenne. Vous exprimez des demandes d'exemption aux règles de la concurrence. Pourriez-vous préciser ?
Notre position est d'interdire l'importation de matières premières agricoles produites à l'aide de substances prohibées en France, et a fortiori à moindre coût.
Nous considérons également que nous ne pouvons pas être concurrentiels vis-à-vis de l'Espagne ou des pays de l'est de l'Europe – pour ne parler que de pays européens ayant des positions complètement différentes. Nous ne pensons pas qu'il faille dégrader – ce qui est peut-être demandé par certains – les conditions de vie des salariés agricoles. Ils sont les plus mal payés mais ils ont le droit de vivre comme tout le monde. C'est aux décideurs politiques qu'il appartient de régler les problèmes de distorsion de concurrence.
Plusieurs propositions venant de groupes divers visent à établir des règles d'exemption de concurrence. Avez-vous réfléchi à cette question ? Vous proposez en somme de revenir sur un demi-siècle de mondialisation et de construction européenne…
Nous avons vu les conséquences du libre-échange : le réchauffement climatique, entre autres. Les conditions de vie se sont améliorées dans certains pays mais pas véritablement dans une partie de l'Afrique par exemple. Avant de parler de libre-échange, il nous semble important d'améliorer les conditions de vie de chacun. Je ne pense pas que les enfants marocains soient très heureux à ramasser des tomates dans des serres. J'avoue que le problème n'est pas simple à régler mais nous devons nous intéresser aux conditions de vie en France. Et lorsque nous importons des produits, nous devrions être soucieux des conditions de production.
Vous avez indiqué que vous partagez le constat environnemental avec la Confédération paysanne mais que vous avez des points de divergence quant à la marche à suivre. En somme, vous exhortez à avancer mais après s'être assuré de ne pas s'engager dans des impasses. Confirmez-vous cette position ? Quel est votre avis à propos du Green Deal ?
Divers produits ont été interdits, notamment pour la production de cerises. À juste raison puisqu'ils provoquaient des dégâts importants. Nous arrêtons la production de cerises en France et nous en importons d'autres pays. Si nous interdisons ces produits, les contrôler ne sera pas simple car ils n'ont qu'une durée de vie de vingt-quatre à quarante-huit heures lorsqu'ils arrivent. Nous devons trouver des solutions. Ces produits ont été interdits en raison de leur dangerosité. Nous ne pouvons pas continuer ainsi et voir nos producteurs de cerises disparaître, pour ne citer que cet exemple.
Vous avez pointé les conséquences sanitaires sur les agriculteurs de l'utilisation des produits phytosanitaires. Vous appuyez-vous sur une étude particulière ?
Aucune étude scientifique n'a démontré l'existence d'un lien de causalité mais nous n'en avons pas moins d'énormes présomptions. Ces études coûteuses auraient pu être financées par ceux qui vendent les substances. Nous sommes en train de découvrir que les eaux de source ont été contaminées par certaines molécules, au point qu'elles en deviennent pratiquement impropres à la consommation. Cela a été révélé il y a quelques semaines.
De même, aucune étude n'a porté sur les molécules issues de la dégradation du Roundup. Vous vous souvenez certainement de la publicité qui montre un chien qui enterre un os. Le glyphosate, le principe actif du Roundup, a une durée de vie assez faible, mais les produits de sa dégradation – des dizaines de molécules différentes – peuvent perdurer pendant des dizaines d'années, et leurs effets sur l'organisme n'ont jamais été étudiés. On commence seulement à s'y intéresser.
Bien entendu, l'industrie agroalimentaire n'a jamais cherché à réaliser des études pour démontrer que les produits qu'elle vendait étaient toxiques. Des études indépendantes commencent à être publiées et les résultats sont plutôt préoccupants.
Je n'ai pas à ma disposition de nombreuses études permettant de démontrer la dangerosité de telle ou telle molécule mais sur de nombreux bidons de produits que j'ai utilisés, on peut voir des têtes de mort…
Certes, mais c'est bien le cas pour la plupart des molécules que nous utilisons. J'ai choisi l'exemple du glyphosate car c'est le plus emblématique mais ce n'est pas forcément la molécule la plus dangereuse en soi. Nous utilisons des molécules dangereuses pour des produits agricoles que nous ne pouvons pas nettoyer, par exemple les fraises et les pommes.
Un procès a tout de même eu lieu et l'agriculteur a obtenu gain de cause.
Parmi les produits dangereux, on peut également citer l'ivermectine. J'étais un producteur biologique et pour contrôler si j'utilisais de l'ivermectine, on ne réalisait pas des prélèvements sur les animaux mais on examinait la dégradation des bouses dans les champs. Si ces dernières n'étaient pas dégradées ou très lentement, cela signifiait que les insectes avaient été tués. Lors des premiers contrôles que j'ai subis, on m'a simplement demandé si j'utilisais de l'ivermectine puis les contrôleurs ont effectué des vérifications visuelles dans mes champs. Le contrôle était très rapide.
Si nous utilisons ces produits, c'est pour tuer des insectes ou des champignons. Ils ont donc des conséquences. Tout dépend aussi de la manière dont nous les utilisons. Les industriels n'ont pas intérêt à publier des rapports qui critiquent leurs propres produits. Nous pourrions établir un parallèle avec des affaires qui ont impliqué certains médicaments utilisés en santé humaine. Ne comptons donc pas sur les industriels pour nous prévenir sur la dangerosité de leurs produits.
Comment pouvons-nous nous passer de ces produits sans pénaliser notre production ? Pour les vignes, nous pouvons par exemple utiliser des variétés résistantes, mais n'existe-t-il pas des interdictions au niveau européen pour les utiliser ? Il me semble que oui. Nous pourrions travailler sur ce terrain afin d'avoir moins besoin de produits phytosanitaires. Si nous ne le faisons pas, nous ne trouverons jamais de solutions ; si nous le faisons, nous en trouverons peut-être.
J'ignore à quelle affaire vous faisiez allusion à propos des eaux de source, mais s'il s'agit de celle qui date d'environ un an, les taux de résidus étaient largement inférieurs aux normes. Plus récemment, une association de consommateurs a publié une enquête sur les résidus dans les salades en sachet. L'article ne mentionne jamais les doses mesurées.
Vous ne m'avez pas dit si vous aviez un avis particulier sur le Green Deal ?
Pas vraiment. Nous pensons que nous devons tendre vers une moindre utilisation des pesticides mais notre analyse peut diverger sur la manière d'y parvenir. L'ivermectine est souvent ignorée mais elle influe sur la quantité d'insectes dans l'environnement. La question véritable est celle des moyens à déployer pour permettre de diminuer les doses utilisées. Nous ne pensons pas que les agriculteurs doivent être culpabilisés pour l'utilisation de certaines substances car ils ne connaissent pas d'autres méthodes de production – et leur environnement ne leur permet pas forcément d'acquérir ces connaissances. Je ne critiquerai jamais un agriculteur parce qu'il utilise des pesticides. En revanche, s'il existe des solutions techniques nous permettant de nous affranchir d'une substance, nous sommes favorables à son interdiction. Néanmoins, il ne faut pas reporter sans cesse au lendemain la recherche de solutions. Un de mes voisins, un céréalier, applique un produit anti-limaces deux fois chaque hiver. Je lui ai expliqué qu'il n'en avait pas besoin puisqu'il n'y avait pas de limaces dans ses champs. Il a répondu que la coopérative lui avait conseillé de le faire. Il a appliqué le produit sans réfléchir.
J'aimerais à cet égard évoquer la séparation du conseil et de la vente. Les coopératives sont assez ennuyées par ces règles, mais il convient que des personnes différentes soient en charge du conseil et de la vente. Les salariés des coopératives étaient assez bien payés pour donner des conseils. C'est d'ailleurs un conseiller qui avait préconisé l'utilisation d'un produit anti-limaces à mon voisin.
Vous évoquiez des freins au sein de la loi d'orientation agricole. Pourriez-vous compléter ?
Ma réponse risque d'en vexer certains mais peu importe… Depuis trente ans, la politique agricole a été largement partagée par le syndicat majoritaire, qui est financé en grande partie par des entreprises de la filière agroalimentaire. J'ai été secrétaire général du CNJA (Centre national des jeunes agriculteurs) à l'époque et je suis donc familiarisé avec ce fonctionnement. Des mesures qui entraîneraient une modification substantielle des textes législatifs se heurtent à un frein syndical. Tous les ministres successifs s'y sont heurtés, volontairement ou non. Ils ont renoncé à certaines mesures pour éviter des mouvements sociaux. La réforme de la prime à la vache allaitante a été compliquée à mettre en œuvre et pourtant elle était nécessaire. Il fallait faire en sorte que les agriculteurs retrouvent une certaine liberté de production et ne soient plus contraints de produire des broutards. Le syndicat majoritaire était hostile à cette réforme car l'attribution des primes à la vache allaitante était pour lui un instrument important : il pouvait promettre des primes aux agriculteurs en échange de leur adhésion. Je pourrais aussi citer à des parlementaires – notamment au Sénat – issus du monde syndical qui ont joué ce jeu.
Vous ne pouvez pas laisser planer un doute de dangerosité sur les produits en libre circulation qui sont utilisés par les agriculteurs.
Je maintiens mes propos.
Étant donné que des instances ont validé la mise sur le marché de ces produits, vous ne pouvez pas laisser planer ce doute de dangerosité. Par ailleurs, la dangerosité des molécules dépend des dosages utilisés ainsi que de l'association avec d'autres molécules. Il est donc important de préciser que, pour le Roundup, on ne trouve pas de tête de mort sur l'emballage, contrairement à la mort-aux-rats à laquelle le grand public a accès.
Vous n'avez pas évoqué la question de la surtransposition à propos des produits phytosanitaires : certaines molécules autorisées dans l'Union européenne sont interdites en France. L'ANSES, notamment, a fait en sorte d'interdire certaines molécules autorisées ailleurs en Europe. Cela participe de la distorsion de concurrence que vous évoquiez. Quel est votre avis à ce sujet ?
Je pense que l'ANSES a travaillé sur le sujet avant de conclure à la dangerosité de certaines substances. Combien de temps a-t-il fallu avant que le chlordécone ne soit interdit ? Il me semble qu'il a été interdit dans les années 1970 aux États-Unis et dans les années 1990 en France. Il n'était pas réputé dangereux à l'époque mais ses dégâts sont pourtant mesurables chez les enfants : retards de croissance, retards mentaux, précocité sexuelle. Et il faudra cinq cents ans pour que la molécule disparaisse de l'environnement.
Les produits sont toujours toxiques à un certain degré. L'eau de Javel n'est pas interdite et pourtant elle est toxique. De même pour le vinaigre blanc. Si vous buvez trois litres de vinaigre blanc, vous risquez de ne pas vous sentir bien… Bien entendu, tout dépend du dosage et du cadre d'utilisation.
De même pour les médicaments, car les produits phytosanitaires sont des médicaments pour les plantes. Le Doliprane, mal utilisé, peut être dangereux.
Effectivement. Si on peut éviter de prendre du Doliprane, autant s'en passer. Une personne en bonne santé a moins besoin de médicaments qu'une autre à la santé plus fragile. Dès lors, comment faire en sorte que les animaux et les plantes soient en bonne santé ? Je ne prétends pas, cela dit, que la réponse à cette question soit facile à trouver. Je ne comprends pas l'attitude dogmatique selon laquelle ces produits doivent être absolument utilisés. L'objectif est de réfléchir aux moyens de ne plus avoir besoin de la plupart des intrants, notamment des produits qui peuvent être dangereux de par leur concentration dans l'eau ou dans les sols. Personne n'évoque les dégâts provoqués par l'ivermectine sur la microfaune dans les prairies, et pourtant ses effets sont visibles.
Pour en revenir aux cerises, nous arrêtons d'en produire car nous n'avons plus aucun moyen de détruire la mouche de la cerise. L'objectif est de trouver des solutions pour se passer des produits dangereux – ou qui risquent de l'être. Notre démarche devrait consister à faire en sorte que les plantes et les animaux aient la meilleure santé possible et que nous ayons besoin le moins possible d'utiliser des intrants. Je ne suis pas favorable à une interdiction complète sans solution. Il existe des solutions pour se passer du glyphosate pour la vigne – mais les viticulteurs dans la salle en parleraient sans doute mieux que moi. Ces solutions permettront également de répondre à des problématiques liées au changement climatique. Je pense à nos collègues de l'Hérault qui sont confrontés à des problèmes de surchauffe : là où la terre est nue, les plantes grillent littéralement, mais ce phénomène est fortement atténué avec une pelouse relativement rase. Ce n'est pas avec du glyphosate que nous répondrons au problème.
Vous n'avez pas complètement répondu à ma question mais j'ai compris votre état d'esprit. Vous n'évoquez quasiment pas les normes. Pensez-vous que la surtransposition des normes soit un sujet important pour les agriculteurs ?
À titre personnel, avec d'autres collègues, je pense qu'une simplification est nécessaire, mais ce chantier s'avère très fastidieux, et plus on cherche à simplifier, plus en réalité on ajoute de la complexité. Je propose une autre approche : celle de reconnaître aux agriculteurs un droit à l'erreur, avec un changement de paradigme. Il s'agirait de prendre acte du caractère inextricable et parfois contradictoire de nos normes – s'agissant par exemple de la gestion des cours d'eau, des haies, etc. – et de partir du principe que les agriculteurs sont de bonne foi. Ce serait à l'administration de prouver qu'ils bafouent la réglementation. Un véritable droit à l'erreur serait reconnu, de sorte que si la mauvaise foi n'est pas prouvée, l'agriculteur sera considéré comme étant de bonne foi. En d'autres termes, la charge de la preuve serait inversée, ce qui va dans le sens de l'allègement des normes et de la simplification administrative. Que pensez-vous de cette proposition, qui est incluse dans une proposition de loi que je soumettrai au débat ? Elle a d'ailleurs été reprise par le Président de la République – après que je l'avais déposée –, qui a considéré que la loi ESSOC (loi pour un État au service d'une société de confiance), qui est censée instituer le droit à l'erreur sur l'ensemble du territoire, n'était pas complète car elle excluait de fait les agriculteurs, au regard notamment de l'application du droit européen et des normes environnementales.
Il me semblait que le droit à l'erreur vis-à-vis des administrations a été instauré il y a quelques années…
Le droit à l'erreur avait été introduit par un ministre de l'agriculture. Nous avions travaillé sur le sujet.
Nous pouvons avoir affaire effectivement à des agriculteurs de bonne foi – et en grande majorité ils sont de bonne foi – mais qui utilisent mal les produits. Je pense donc qu'ils doivent pouvoir bénéficier d'un droit à l'erreur. En revanche, il existe aussi des tricheurs. À l'époque où les anabolisants ont été interdits pour l'élevage bovin, des tricheurs ont continué d'en utiliser mais n'ont jamais été condamnés. Certains ont même expliqué leurs méthodes devant des caméras de télévision, et nous avons pu les reconnaître. Ils n'ont jamais été condamnés. Comment, dans ces conditions, expliquer aux agriculteurs qu'ils ne peuvent plus utiliser certains produits ? Les personnes de bonne foi ne posent pas de problème – encore qu'il puisse être difficile de déterminer qui est de bonne foi. Face à des utilisations aberrantes, la mauvaise foi est évidente. Beaucoup d'agriculteurs enfreignent les règles parce qu'ils ne connaissent pas de méthodes alternatives, et ceux-là ne devraient pas être condamnés, je suis assez d'accord avec vous. En revanche, ceux qui trichent en connaissance de cause doivent être punis. Ils ne représentent guère que 1 à 2 % des agriculteurs.
Vos derniers propos me rassurent finalement, car on aurait pu comprendre qu'une majorité d'agriculteurs étaient des tricheurs. Nous partons du principe qu'en large majorité, ils sont de bonne foi. Bien entendu, il ne s'agit absolument pas de protéger les tricheurs, quel que soit le domaine, et plus généralement les délinquants. En revanche, nous pouvons partir du principe que l'inflation normative aboutit parfois à une incompréhension de la législation par les agriculteurs, qui les conduit à une impossibilité de se conformer aux prescriptions. Le sujet des haies a été abondamment discuté ces dernières semaines. J'ai produit un rapport dans un autre cadre sur les contrôles dans les exploitations agricoles. Nous voyons bien que les agriculteurs sont soucieux de respecter au mieux leurs obligations mais, comme d'ailleurs les chefs d'entreprise de manière générale, ils ont du mal à suivre l'évolution du paysage normatif.
En CSO (Conseil supérieur d'orientation agricole), une organisation a proposé d'interdire l'arrachage complet de haies. Ce n'est pas envisageable. Imaginons que quelqu'un, pour construire un bâtiment, ait besoin d'arracher trente mètres de haie. Nous ne pouvons pas lui interdire de le faire. Nous ne pouvons pas définir des dogmes incontournables. Nous avons beaucoup de travail devant nous à propos des haies. Treize ou quatorze textes différents les concernent, alors qu'un seul suffirait.
Lorsque nous siégeons en commission en présence du ministère de l'agriculture, il arrive que des syndicats eux-mêmes suggèrent d'introduire des normes supplémentaires.
J'ai une question sur les réserves d'eau. C'est d'ailleurs une illustration des contestations dont les agriculteurs peuvent faire l'objet et de l'activisme d'associations qui contestent certains projets et menacent la pérennité de certaines exploitations agricoles. Quelle est votre position à propos des réserves d'eau, qui me semblent être une contribution indispensable à la souveraineté alimentaire de notre pays ? D'ailleurs l'actualité le démontre : nos cours d'eau débordent et la plupart de nos réserves d'eau sont « recalées » sur le plan administratif, notamment celles situées dans les zones humides. La réalité est que nos cours d'eau débordent, que l'eau se retrouvera dans la mer, et parfois les mêmes acteurs qui s'opposent aux réserves d'eau nous suggèrent alors de dessaler l'eau de mer… Quelle est votre position à ce sujet ?
Plus largement, concernant les fréquentes contestations suscitées par des projets agricoles, dans quelle mesure considérez-vous que l'aval doive être sécurisé ? J'entends par là la prévention de recours multiples qui peuvent s'éterniser. J'ai déjà cité l'exemple des réserves d'eau mais cela peut aussi concerner d'autres projets d'envergure comme des installations de méthanisation. Certains projets agricoles sont mis en péril pour plusieurs années. Les agriculteurs doivent emprunter, investir et respecter des obligations de commercialisation une fois leur installation terminée. Nous pourrons sécuriser l'aval en limitant les possibilités de recours abusifs ou trop nombreux qui mettraient en péril des projets agricoles.
Là encore, nous avons des points de divergence avec d'autres syndicats. Nous considérons que l'eau est un bien commun. L'agriculture étant impossible sans eau, cette ressource doit être gérée. Face au réchauffement climatique et aux risques de sécheresse, si nous ne sommes pas capables de concevoir un système qui garantisse l'accès à l'eau, nous courons à la catastrophe et certaines productions agricoles seront arrêtées. Nous sommes donc favorables à la constitution de réserves d'eau.
Je ne considère pas qu'une technique particulière soit à privilégier pour les réserves d'eau mais que des politiques de l'eau doivent être imaginées dans chaque région, voire dans chaque bassin versant. La problématique de l'approvisionnement en eau est en effet différente selon que l'on se trouve dans les Landes, dans l'Allier ou dans le Lot-et-Garonne. L'eau est une ressource indispensable qui doit être gérée au plus près du terrain.
Nous sommes d'accord pour la création de réserves d'eau.
Tout dépend comment elles sont réalisées. J'ai cru comprendre que lorsqu'une réserve d'eau est constituée, la zone humide n'est pas supprimée mais confortée. J'habite dans le bocage bourbonnais, où les zones humides sont nombreuses. De nombreux étangs ont d'ailleurs disparu depuis l'Ancien régime. Je pense que nous allons payer très cher dans quelques années le fait de ne pas construire de réserves d'eau.
Pour autant, il ne faut pas faire n'importe quoi non plus. Nous sommes opposés à la création de grands systèmes d'irrigation qui captent de l'eau en profondeur. Nous ne sommes donc guère favorables aux « bassines ». Pour autant, nous n'encourageons pas de jeter des boules de pétanque munies de lames de rasoir sur les acteurs du chantier ou les CRS. Nous ne pouvons pas tolérer de tels actes. L'action syndicale ou revendicative ne doit pas se faire dans la violence. Nous ne serons jamais d'accord, ou tout du moins je ne l'accepterai jamais personnellement.
À propos de Sainte-Soline, un accord avait été conclu mais on s'est aperçu à un moment donné que certaines études n'ont pas été réalisées. Les bassines de Sainte-Soline sont légales et les agriculteurs ont investi. Il est difficile de remettre en cause un projet déjà lancé. On peut s'interroger sur les conséquences de ces bassines sur la nappe phréatique d'ici quelques années. Cette nappe ayant une capacité de régénération assez rapide, nous verrons ce qu'il en sera. Il faudrait éviter de renouveler ce type d'opération mais si nous créions par exemple un mini-barrage sur un cours d'eau en zone humide avec une réserve d'eau de 5 000 m², la zone humide ne disparaîtrait pas, au contraire nous en créerions une nouvelle.
Entre la simple déclaration et l'étude, il faut attendre cinq ans. Pourquoi ne pas doter des hydrologues qui travailleraient pour l'administration d'un certain pouvoir de décision ? Sur la base de leurs connaissances scientifiques, ils pourraient estimer dans quel cas de figure un projet pourrait être autorisé. Cela permettrait d'instruire un projet en quelques mois au lieu de plusieurs années.
Je suis dans une région d'élevage très vallonnée. On ne peut guère parler de continuité écologique au niveau des cours d'eau intermittents.
Je connais bien la problématique de l'eau étant donné que j'habite dans le Lot-et-Garonne, un des départements où l'on trouve le plus de lacs collinaires et de retenues d'eau. Je suis dans la vallée de la Garonne en zone inondable. Lors de la crue de 2021, en trois jours, tout le bassin versant de la Garonne a été inondé. Nous ne pouvons pas être opposés à l'existence de réserves d'eau puisque nous avons besoin d'eau pour cultiver. En revanche, il nous semble peu pertinent de développer des cultures qui nécessitent beaucoup d'eau dans des régions où celle-ci est rare.
La gestion de l'eau devrait être gérée quasiment commune par commune. À un endroit donné, un projet peut être considéré comme réaliste et cohérent au vu des productions locales.
Je suis membre d'une association qui est en procès depuis trois ou quatre ans contre un grand cimentier très connu en France à propos d'une gravière. Lors de la création d'une gravière, la terre agricole est détruite, des lacs inutilisables se forment et la nappe phréatique est exposée à l'air libre. Nous avons tenté de lancer une alerte mais nous n'avons obtenu aucune réponse.
Je pense que les projets de retenues d'eau devraient être examinés par des commissions où siégeraient des experts et où les agriculteurs et les écologistes pourraient aussi faire valoir leur point de vue. Il me semble que les troubles à Sainte-Soline s'expliquent par un manque de concertation préalable. Le projet est-il viable ?
Mon territoire est également concerné par un projet de ligne ferroviaire à grande vitesse. Est-il pertinent de détruire des terres agricoles pour permettre aux passagers de gagner dix minutes ? Il me semble que dans notre pays, nous ne prenons pas toujours le temps de peser le pour et le contre des projets. Une fois que le train du projet est parti, il devient quasiment impossible à arrêter.
La transmission du foncier est un sujet important dans un contexte de vieillissement de la population agricole. Je suis député dans l'Aube et je suis donc concerné par les secteurs agricole et viticole. Dans le secteur agricole, la valeur à l'hectare peut être faible – de l'ordre de 3 000 ou 4 000 euros –, alors que dans le nord du département, où la culture de la pomme de terre est possible, les prix peuvent monter jusqu'à 20 000 ou 25 000 euros par mètre carré. Quant aux vignobles du champagne, les prix du foncier dépassent souvent le million d'euros par hectare. Seriez-vous favorables à un assouplissement voire à une suppression des taxes d'accès au foncier ? Certains jeunes, pour pouvoir reprendre l'exploitation de leurs parents, se retrouvent contraints à revendre un hectare de vignes pour pouvoir payer tous les frais.
La transmission du foncier – souvent intrafamiliale – peut effectivement poser des problèmes, surtout lorsque l'agriculteur a eu plusieurs enfants, et les agriculteurs qui n'accèdent pas au foncier en pleine propriété peuvent être confrontés à des difficultés. Il serait effectivement souhaitable de trouver des solutions, éventuellement en allégeant les taxes.
Pour ce qui concerne l'accessibilité du foncier pour les jeunes exploitants, nous constatons que c'est un frein important à l'installation. L'accessibilité du foncier en pleine propriété peut s'avérer problématique, et le fermage peut être une solution. Nous ne souhaitons pas, pour l'instant, que la loi sur le fermage soit réformée. Elle apporte en effet certaines garanties aux agriculteurs. Certaines organisations syndicales ont proposé la suppression du statut du fermage. Nous y sommes formellement opposés. Les agriculteurs investissent pour des années, ils ont donc besoin de garanties.
Nous disposons d'un outil formidable en France, même s'il ne fonctionne pas très bien : la SAFER (société d'aménagement foncier et d'établissement rural). Un problème de gouvernance et un problème de moyens se posent mais l'outil a le mérite d'exister. Il ne me semble pas qu'il en existe un équivalent dans d'autres pays du monde. Le problème de gouvernance est lié au fait qu'un certain syndicat a tendance à vouloir tout diriger et à attribuer la terre aux amis plutôt qu'à ceux qui en auraient le plus besoin. Il faut donc démocratiser le processus. L'administration est présente et elle joue parfois bien son rôle, il faut le reconnaître. Elle joue souvent un rôle de modération mais, de temps en temps, nous assistons à des « loupés ». C'est regrettable car cela apporte du discrédit sur ce modèle d'organisation. Quant au problème de moyens, la SAFER manque de moyens au niveau du stockage et de l'organisation.
À propos de la SAFER, la question du GFAI (groupement foncier agricole d'investissement) suscitait des craintes de notre part à propos du projet de loi d'orientation. Le risque est celui de la financiarisation, avec des financements d'origine extérieure au monde agricole. Je pense en particulier aux industriels de l'agroalimentaire qui cherchent à racheter des terres agricoles. Pourquoi d'ailleurs recréer un dispositif alors que la SAFER existe ? Il y a effectivement des abus avec ces phénomènes de copinage mais ce ne sont pas des pratiques majoritaires. La véritable problématique est liée aux moyens : la SAFER a besoin de pouvoir stocker pendant cinq ou dix ans. La majorité des nouveaux exploitants ne sont pas issus du milieu agricole, ils ont donc besoin d'un certain temps pour se familiariser avec leur métier. J'ai souvent vu des nouveaux exploitants abandonner au bout de trois ou quatre ans lorsqu'ils découvraient la réalité du milieu : soixante heures de travail par semaine, pas de vacances, etc. Cela rejoint d'ailleurs notre revendication de prix rémunérateurs.
Pour en revenir à la SAFER, nous souhaitons qu'elle soit dotée d'un budget au moins dix fois plus important. Au cours des cinq premières années, le fermage serait gratuit et, à terme, les exploitants auraient le droit de racheter leurs terres.
Quelquefois aussi les jeunes se heurtent à l'absence de terres agricoles. Inversement, d'autres terres agricoles sont en friche, même si ce ne sont souvent pas les meilleurs terrains.
Il me semble que des travaux ont eu lieu dans le domaine foncier il y a quelques années dans le Morvan, avec quelques belles réussites.
Vous suggérez que la SAFER puisse être partie dans le cas où la totalité des parts sociales d'un terrain n'est pas acquise. Cette idée est intéressante car beaucoup de terrains échappent à la SAFER.
Vous avez évoqué les GFAI mais qu'en est-il des GFA, c'est-à-dire les simples groupements fonciers agricoles ?
C'est souvent une solution pour résoudre des problématiques familiales. Nous devons prendre garde à quelques dangers. Le GFA fonctionne souvent très bien les premières années, puis l'un des membres peut avoir besoin de construire une maison ou de vendre ses parts pour financer les études de ses enfants.
Dans notre conception de l'exploitation familiale, l'agriculteur a la maîtrise du foncier. Les investissements extérieurs – de la part d'Intermarché par exemple – peuvent conduire à un détournement du système agricole. Les agriculteurs risquent de devenir à terme des salariés, et ils s'exposeraient alors à une décision d'arrêt de leur exploitation pour rentabilité insuffisante. C'est pour cela que nous défendons les exploitations familiales. Si nous laissons des investisseurs financiers gérer l'agriculture, et qu'ils recherchent la rentabilité, cela risque d'aboutir à des pertes de production en cas de difficultés économiques.
Le nombre d'agriculteurs en France diminue. Les fermes tendent à s'agrandir mais c'est aussi une conséquence du fait qu'il devient difficile de vivre en exploitant quelques dizaines d'hectares. Ne risquons-nous pas d'assister à un phénomène de concentration avec le rachat de petites exploitations par des structures plus importantes, et ce jusqu'à ce que les fermes aient atteint une superficie de l'ordre de 100 ou 120 hectares qui les rendrait économiquement soutenable ? Risquons-nous de voir, d'ici une cinquantaine d'années, ne subsister plus que quelques très grosses fermes et donc peu d'agriculteurs dans chaque département ?
La tendance récente est la création de très grosses fermes qui alimentent la grande distribution. Cela se traduit souvent – mais pas systématiquement – par une dégradation de la qualité des produits. Le problème est qu'il est impossible de produire « industriellement » des tomates ou des fraises comme on produirait des boulons. En parallèle, des très petites exploitations alimentent des circuits courts. La plupart du temps il s'agit de produits bio. Il existe aussi des fermes d'agriculture biologique de mille hectares, même si l'on peut s'interroger à propos du bio industriel, notamment du point de vue environnemental. Je peux me tromper mais je pense que nous aurons à terme ces deux types d'exploitation. Quant au tissu social, il se détériorera car nous n'aurons probablement plus guère que cent mille agriculteurs. Je ne suis pas certain que la souveraineté alimentaire sera alors garantie. J'ai d'énormes doutes à ce sujet. La dégringolade du nombre d'agriculteurs ne date pas d'hier.
Moins nous sommes nombreux, moins d'entre nous peuvent encore disparaître…
J'aimerais que vous précisiez une de vos propositions à propos des moyens de la SAFER. On pourrait imaginer un système de portage par les banques, comme j'ai pu le voir dans mon département : le département s'est porté garant.
Mon frère s'est installé l'année dernière. Il a acheté le matériel – des serres pour cultiver les légumes – et il loue des terres qui appartiennent à la municipalité pour un loyer modeste. Sans cela, il n'aurait pas eu les moyens de s'installer. Nous sommes ouverts à propos des modalités mais nous pensons que la SAFER doit disposer de davantage de moyens.
Financer la SAFER serait un vaste chantier mais nous pourrions aussi envisager un portage par des banques.
Toutes les idées sont à considérer. Lorsqu'il en a la possibilité, l'agriculteur a intérêt à financer l'acquisition foncière. Il se peut aussi qu'il ait besoin d'un certain nombre d'années avant de pouvoir se le permettre. Il faut alors envisager des outils pour l'accompagner. Pour nous, le point essentiel est que l'agriculteur ait la maîtrise du foncier et qu'il ne soit pas obligé de se conformer à des obligations dictées par un tiers.
Je me suis basé sur les statistiques officielles issues des recensements agricoles. Il en ressort que le nombre d'exploitants s'inscrit dans une dynamique baissière de long terme. Les données que j'ai récupérées ne remontent qu'à 1975 mais les conséquences de l'exode rural sont mesurables depuis le XIXe siècle. Sur les cinquante dernières années, le nombre d'exploitations agricoles en France a connu sa décrue la plus rapide entre 1988 et 2000, selon un taux de 3,5 % en moyenne annuelle. Depuis le début du XXIe siècle, la baisse se poursuit mais à un rythme plus lent. Dans le même temps, nous observons une augmentation de la production, ce qui signifie que la productivité a augmenté.
Vers la fin des années 1990, la productivité a commencé à retomber.
Ils ont même tendance à diminuer sous l'effet de la dégradation des terres. Certaines terres ont été surutilisées. La situation est encore convenable en plaine mais dans les coteaux, les pluies fortes lessivent la terre. Quand j'étais enfant, pendant les labours, je voyais des vers de terre qui pouvaient mesurer jusqu'à trente centimètres. On n'en trouve plus aujourd'hui. C'est dû à l'utilisation massive du Lasso.
Nous avons déjà abordé la question des rendements au cours de la première table ronde et nous aurons certainement l'occasion d'en reparler. Il me semble d'ailleurs que ce sujet n'occupe pas une place suffisante dans le débat public car il renvoie à des notions complexes. Je sais aussi par expérience que certains sujets doivent être abordés avec beaucoup de précaution avec les représentants du monde agricole. Certains exploitants sont très ouverts au débat mais d'autres ont une position beaucoup plus fermée. Votre témoignage sur les vers de terre correspond à d'autres que j'ai déjà entendus de la part de certains de vos confrères.
Les découvertes scientifiques récentes montrent que nous ne connaissons quasiment rien du vivant. On vient seulement de découvrir que les arbres communiquaient entre eux au moyen de phéromones. Des colonies de mycélium s'étendent sur des dizaines d'hectares. Nous ne pouvons plus voir cela étant donné que nous « massacrons » le sol en labourant – il le faut bien pour cultiver. Cela fait tellement longtemps que nous modifions notre environnement que des espèces ont disparu.
Cette audition était très intéressante. Vous êtes le troisième syndicat que nous entendons. Il nous reste à recevoir les Jeunes agriculteurs et la FNSEA.
D'où viennent vos chiffres sur les importations ?
Je me suis basé sur le rapport de FranceAgriMer, qui fait autorité en la matière. Le tableau synthétique situé page 14 du rapport contient un certain nombre d'éléments qui peuvent être en décalage avec la tonalité de certains débats. Chacun est libre de les interpréter comme il le souhaite.
Comment faire en sorte d'enrayer la baisse du nombre d'agriculteurs ? La nouvelle loi part d'un bon sentiment mais elle manque de mesures concrètes à mes yeux. Nous devons agir vite. Nous nous attendons malheureusement à des statistiques de suicides catastrophiques cette année. Le bilan sera terrible en fin d'année, quand il faudra payer les cotisations sociales.
La séance s'achève à vingt heures trente-cinq.
Membres présents ou excusés
Présents. – Mme Anne-Laure Blin, M. Grégoire de Fournas, M. Jordan Guitton, M. Serge Muller, M. Charles Sitzenstuhl