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Intervention de Pierre Thomas

Réunion du mardi 9 avril 2024 à 16h30
Commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté alimentaire de la france

Pierre Thomas, président du Mouvement de défense des exploitants familiaux :

Permettez-moi tout d'abord de vous présenter notre syndicat, qui est relativement peu connu car c'est le plus petit des syndicats agricoles. Nous sommes quatrième ou cinquième par la taille, selon que l'on considère que la FNSEA et les Jeunes Agriculteurs sont confondus ou distincts.

Notre syndicat existe depuis une soixantaine d'années. Il s'est constitué dans le cadre de la loi d'orientation agricole et au moment de la construction européenne. Ses objectifs sont relativement clairs pour nous : nous défendons la petite et moyenne agriculture familiale. Permettez-moi d'expliciter ces termes. À notre sens, une exploitation familiale correspond à une société à responsabilité personnelle qui détient les moyens humains, financiers et techniques de production. Nous défendons donc un modèle où les agriculteurs sont propriétaires et décident de leurs orientations agricoles sans dépendre d'autres acteurs. C'est le cas de 80 % de l'agriculture dans le monde et d'une grande majorité de l'agriculture française.

Nous considérons que l'agriculture doit être répartie sur l'ensemble du territoire et que l'agriculture industrielle et les grandes exploitations ne sont pas capables de couvrir certains besoins pour la France et l'Europe. Nous pensons que si nous n'avons pas suffisamment d'exploitations réparties sur l'ensemble du territoire, nous ne pourrons pas répondre à certains objectifs. L'agriculture n'est pas seulement liée à l'alimentation mais aussi aux paysages et à l'animation du monde rural.

Le MODEF est principalement présent dans le sud de la France mais pas seulement. Une partie de nos adhérents sont localisés dans l'Est ou en Bretagne. Notre syndicat a connu une importante évolution au cours des années 1960-1970 puis son nombre d'adhérents a fortement diminué du fait de la baisse du nombre d'agriculteurs. Nous ne sommes plus autant représentatifs que par le passé mais nous pensons malgré tout que nous avons une position originale au sein du monde agricole et que nous idées valent la peine d'être défendues.

Nous refusons le système américain où l'on trouve des exploitations familiales mais aussi de grandes exploitations de type industriel, ainsi que le système collectiviste – même si ce dernier a fortement régressé –, qui a donné lieu à des dérives. Nous pensons que la responsabilité individuelle des agriculteurs est primordiale, notamment pour l'élevage. Lorsque l'exploitant n'a pas la même responsabilité qu'un agriculteur, cela pose de nombreux problèmes.

Nous pensons que l'agriculture doit s'affranchir au moins en partie d'un système très libéral qui prévaut aujourd'hui. C'est une des raisons pour lesquelles nous pensons que nous avons perdu notre souveraineté alimentaire. Sans être complètement administrés – on en est loin –, nous avons besoin d'orientations relativement précises. C'est pour cela que nous nous sommes battus notamment pour obtenir des prix minimums garantis. Cette mesure a été abondamment critiquée mais nous pensons qu'à défaut de ce minimum garanti, la poursuite de notre activité devient impossible. À propos des céréales par exemple – le sujet le plus polémique –, les agriculteurs ne peuvent pas se permettre de vendre pendant longtemps leur production à perte. Il faut donc pouvoir leur garantir de ne pas devoir vendre à perte. L'absence de sécurité des revenus a dissuadé bon nombre de jeunes de lancer une exploitation agricole, et ce même s'ils ont suivi une formation. C'est aussi un frein à l'investissement pour les agriculteurs déjà en place.

Vous n'êtes pas sans savoir que le taux de suicide au sein du monde agricole est le plus important, trois à quatre fois supérieur à celui des policiers ou des gendarmes. Cela traduit un mal-être profond qui est pour beaucoup lié aux difficultés financières mais qui est également exacerbé par l'isolement et la condition sociale. Si nous ne pouvons que déplorer ces actes irréparables, nous constatons que la politique agricole ne répond pas véritablement aux préoccupations du monde agricole. Nous avons donc besoin d'un changement d'orientation majeur.

Pour en revenir à la souveraineté alimentaire, depuis les années 1960, l'objectif était relativement clair : nourrir l'Europe. C'était une intention tout à fait noble et souhaitable. Elle s'est traduite par une mécanisation intensive de l'agriculture et par un recours important à des produits chimiques. Étant donné que les industries avaient besoin de main-d'œuvre, des agriculteurs ont quitté le secteur et leur départ a été compensé par la mécanisation et par l'utilisation des substances chimiques. Ce système a très bien fonctionné pendant un certain nombre d'années, durant lesquelles les objectifs étaient largement satisfaits. On se souvient de l'image des montagnes de beurre et de lait dans les années 1970.

Dès cette époque, il eût fallu changer de politique agricole. S'est posé ensuite un problème de revenus pour les agriculteurs. Pour leur garantir un certain niveau de revenus et simultanément maintenir des prix relativement bas, des primes agricoles ont été créées. Elles ont aidé les agriculteurs dans un premier temps mais elles se sont accompagnées d'effets pervers, notamment l'agrandissement des exploitations agricoles. Les primes et les subventions étaient en effet versées en fonction du nombre d'animaux ou de la surface de l'exploitation. La production agricole a été alors réorientée au profit de la viande bovine, à travers les primes à la vache allaitante et les primes aux bovins mâles. Certaines productions destinées à la consommation locale ont disparu au profit d'autres destinées à l'exportation, dans un premier temps vers l'Italie, puis vers l'Espagne, la Turquie, la Russie, etc.

Ces décisions politiques anciennes ont toujours des conséquences aujourd'hui. Certaines décisions ont également entraîné une évolution de certaines orientations agricoles. Je cite souvent l'exemple du naufrage du Rainbow Warrior, qui a eu des conséquences dramatiques pour les éleveurs de moutons en France. Cela a été compensé par l'importation massive de moutons de Nouvelle-Zélande. Nous avons perdu la production et nous avons également vu des agriculteurs se retrouver en très grande difficulté. Et pour ceux qui approchaient de l'âge de la retraite, les faibles revenus impliquaient peu de cotisations, donc une pension amoindrie.

S'ajoutent à cela les accords de libre-échange. Nous avons l'impression que l'agriculture devient une monnaie d'échange par rapport notamment à certains besoins industriels. Nous ne pouvons pas le tolérer. Nous en avons parfois ras-le-bol d'être les laissés-pour-compte.

Concernant les normes environnementales, nous pensons que nous pouvons nous passer en partie de la chimie dans l'agriculture, mais qu'il est impossible de ne plus y recourir du jour au lendemain. Pour modifier nos techniques de production tout en augmentant le niveau de production agricole, nous avons besoin de travailler énormément, aussi bien en recherche qu'au niveau des méthodes de production. Entamer un virage immédiat vers le « tout bio » ne serait pas raisonnable à notre sens. Pour autant, nous ne pouvons pas continuer à utiliser des substances chimiques sans nous poser aucune question. Bon nombre d'agriculteurs voient leur vie raccourcie par des problèmes de santé tels que des cancers. Je pense notamment au chlordécone, qui est à l'origine d'une catastrophe sanitaire dans les départements d'outre-mer et dont les effets se prolongeront pendant très longtemps. Nous ne pouvons plus ignorer les dangers associés à l'utilisation d'un certain nombre de produits. Il convient donc d'essayer de s'en passer. Naturellement, si ces substances deviennent interdites en France, il serait intolérable de permettre l'importation de productions réalisées avec l'aide de ces mêmes substances.

Il existe des phénomènes de distorsion de concurrence entre la France et les autres pays. Une heure de salaire en France coûte entre 14 et 16 euros, contre 7 euros en Espagne et 2 ou 3 euros au Maroc. Nous ne pouvons pas être concurrentiels par rapport à ces pays dans ces conditions. Le modèle libéral, consistant à choisir les produits les moins chers sans se préoccuper des conditions d'obtention de ces prix, ne pourra pas fonctionner. Nous risquons de voir la production agricole continuer de décliner, voire de disparaître en grande partie. Je pense que nous sommes à la croisée des chemins. Les jeunes ne veulent plus devenir éleveurs : trop de contraintes, pas assez de revenus. Mais si l'élevage à l'herbe disparaît, de nombreux territoires français se transformeront en déserts agricoles. Il conviendra donc de prendre des mesures pour permettre la subsistance de l'élevage partout où aucune autre activité agricole n'est possible. Il faudrait aussi offrir des garanties aux jeunes qui voudraient s'engager dans cette voie.

Nous sommes aussi à la croisée des chemins en ce qui concerne l'avenir de l'agriculture. Nous avons une chance d'infléchir les orientations agricoles d'une manière importante. Pourtant, nous n'avons quasiment rien trouvé à ce sujet dans la loi d'orientation agricole (LOA). Nous avons besoin d'une LOA assortie d'une dynamique engageante. Nous en avons discuté avec le ministre de l'agriculture. Lorsqu'il nous a annoncé qu'il avait l'intention d'élaborer une nouvelle LOA, je me souviens lui avoir dit que ses propositions ne seraient jamais assez dynamiques au regard des objectifs dont nous avions besoin. Il avait répondu « On verra ». Nous avons vu, il n'y a rien…

Quels sont les freins ?

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