J'ai pris la présidence d'Axema il y a un peu moins d'un an. Je suis également un industriel : je construis du matériel de manutention pour la pomme de terre et nous nous sommes spécialisés dans le tri optique basé sur l'intelligence artificielle. En 2017, nous avons négocié un virage technologique et aujourd'hui nous produisons le seul trieur optique basé sur le développement d'algorithmes. Cette innovation va permettre à notre chiffre d'affaires de tripler en quatre ou cinq ans. Plus de 50 % de nos machines sont exportées.
Le machinisme agricole est une composante essentielle de l'agriculture. Sans l'aide des machines, voire des robots – en particulier dans l'élevage laitier –, l'agriculture ne serait plus possible et la tendance ne va pas s'inverser. Le départ prochain à la retraite d'une moitié des agriculteurs, le manque d'attractivité du métier et l'aspiration des nouvelles générations à garder du temps libre vont nous obliger à décharger du temps de culture sur les machines.
Par ailleurs, le machinisme est une des clefs des progrès environnementaux que nous devons impérativement accomplir dans les prochaines décennies. Comment supprimer les produits chimiques sans penser au travail du sol ?
Je citerai quelques chiffres pour vous permettre d'apprécier notre secteur d'activité. Le marché des agroéquipements représente un chiffre d'affaires global de 18,5 milliards en 2023, dont 11 milliards d'euros de ventes de machines neuves. Ce marché a doublé au cours des dix dernières années. La France est le premier marché européen des agroéquipements devant l'Allemagne et l'Italie. En revanche, nous ne sommes que le troisième producteur européen, loin derrière l'Allemagne et l'Italie. Les importations s'élèvent à 6,8 milliards d'euros pour 4,6 milliards d'euros d'exportation. La balance commerciale est donc déficitaire de presque deux milliards d'euros en 2023. Il est à noter que 50 % des exportations françaises sont réalisées par les trois usines de tracteurs. Cette balance n'a cessé de se détériorer au cours des vingt dernières années.
Les raisons sont multiples. Pour ne citer que les principales, la France n'a plus ni tractoristes ni motoristes. S'il existe trois usines de tracteurs – Claas au Mans, Massey Ferguson à Beauvais et Kubota à Bierne –, ce sont toutes des marques étrangères. S'il existe deux usines de moteurs – John Deere à Saran et FPT Industrial du groupe CNH, à Garchizy –, elles sont sous pavillon américain et italien. Les sociétés allemandes, principalement, se sont développées beaucoup plus vite que les sociétés françaises dans les vingt dernières années et sont aujourd'hui des ETI puissantes. Six sociétés françaises seulement sont classées dans le top 30 du machinisme agricole, dont le groupe Kuhn, qui reste le premier accessoiriste mondial. C'est pauvre.
Nous avons pourtant des PME et des ETI technologiquement performantes mais le niveau de rentabilité moyen des entreprises du secteur est le dernier du classement européen. Quand l'Europe affiche un taux moyen d'excédent brut d'exploitation (EBE) de 12 % du chiffre d'affaires, l'Allemagne affiche 18 % et la France seulement 6,3 %. Ces résultats sont liés à une pression fiscale globale plus importante que dans les autres pays de la zone, ce qui est un réel frein à l'investissement industriel et à la recherche et développement ainsi qu'aux exportations.
À ces causes, il faut ajouter que le premier producteur d'équipements européen – l'Allemagne – et le deuxième – l'Italie – ont des organisations de salons largement subventionnés et une collaboration en recherche entre régions et industrie plus performante qu'en France. Nous avons des secteurs où les leaders sont français : la viticulture avec Pellenc – groupe Exel –, Manitou dans la manutention, Rolland dans les remorques, Sodima et Jeantil dans les tonnes à lisiers ou Sky dans la distribution d'engrais. Kuhn, Manitou et Pellenc sont des acteurs mondiaux mais c'est loin d'être suffisant.
Le machinisme agricole est au deuxième rang des secteurs technologiques derrière celui de l'aérospatial et de l'aviation. Ce positionnement et l'importance de la souveraineté alimentaire doivent nous conduire à réfléchir à la façon de sortir de cette situation. Les transitions vont nous aider. Une évolution réglementaire raisonnable est souhaitable pour éviter de nous marginaliser vis-à-vis du reste du monde. De même des trajectoires raisonnables sont à élaborer. Si les objectifs du Green Deal ne sont pas discutables, les échéances ne sont pas tenables en l'état, en particulier du fait des conséquences financières pour l'agriculture de la baisse des rendements ou des coûts industriels pour parvenir à ces objectifs.
Citons l'exemple de l'arrêt des produits chimiques, qui ne sera réalisable qu'avec le concours de nouvelles solutions culturales et de nouveaux équipements pour le travail du sol, la récolte et le tri des cultures multiples.
Nous devons opérer une transition sociale et territoriale : les agriculteurs doivent d'une part améliorer leurs revenus en moyenne et d'autre part alléger leur travail pour pouvoir se consacrer soit à leur famille, soit à d'autres activités lucratives comme la vente directe ou la transformation – en particulier dans l'élevage. Il faudra donc robotiser certaines tâches pénibles ou répétitives à cette fin. Les agroéquipements pourront répondre présents.
Nous ne devons pas opposer les agroéquipements et la performance environnementale. Au contraire, des exploitations rentables, avec du matériel performant, seront mieux armées pour atteindre les objectifs du Green Deal. Le nombre des exploitations va continuer à diminuer et leur taille à s'agrandir. Cela ne s'oppose pas aux exploitations familiales, cela les complète.
Nous assistons aussi à une transition numérique : les sociétés qui maîtriseront les données auront les clefs du conseil cultural et donc, à terme, de l'agriculture. Alors que la captation d'informations est primordiale dans la gestion de la transition, aujourd'hui pas grand-chose n'est piloté par le Gouvernement pour faire de la France un leader dans le domaine. Les sociétés qui conçoivent les OAD (outils d'aide à la décision) sont presque toutes des start-up. La standardisation des données est à peine esquissée, entre autres avec l'activisme d'Axema et d'Agdatahub. Si le Data Act et d'autres règlements européens vont organiser quelques phases de cette transition, il faut que le développement de logiciels et la maîtrise du stockage de données restent français. Il faut associer aux données le développement de l'intelligence artificielle, qui sera une activité essentielle dans la reconnaissance visuelle, l'identification des plantes, la détection de maladies et d'organismes vivants, ou pour le tri des produits finis.
En ce qui concerne la décarbonation, les machines agricoles sont responsables de 18 % des émissions de gaz à effet de serre du secteur agricole mais seulement de 2,5 % de nos émissions nationales. Les objectifs sont d'abaisser ces émissions de 16 % en 2030 et d'atteindre la neutralité carbone en 2050. Pour y arriver, dans un premier temps, il faudra décarboner avec un carburant de type HVO (Hydrotreated Vegetable Oil) produit si possible en France. Dans un deuxième temps, la solution viendra des machines électriques ou à hydrogène – encore faut-il que la production de batteries, de panneaux solaires ou de piles à combustible soit française. Des producteurs se sont lancés dans l'aventure ; il faudra les soutenir. Nous avons une véritable opportunité de reprendre des parts de marché dans les tracteurs et plus généralement dans les automoteurs en développant ces technologies. Le coût global de transformation de notre parc pourra dépasser les 150 milliards d'euros. Il faudra donc se poser la question de la trajectoire de baisse des émissions de gaz à effet de serre pour s'assurer que l'investissement soit efficace et ne se réalise pas au détriment d'autres secteurs plus émetteurs tels que l'élevage ou la production d'engrais.
Nous sommes confrontés également à une transition agro-écologique : nous devrons, à moyen ou long terme, alléger nos machines pour éviter la compaction des sols, généraliser la culture en bandes pour alterner culture d'hiver et de printemps, et adapter les agroéquipements en conséquence. Nous devrons réduire la taille des parcelles pour maintenir une biodiversité équilibrée. Ces exigences vont nécessiter une réduction de la taille de nos machines. Pour ne pas perdre en productivité ou en temps de chantier, il faudra multiplier le nombre de machines en opération et donc robotiser.
Nous avons actuellement quelques leaders dans la robotique agricole. Nous possédons le premier parc de robots de traite. Il faut que nous continuions à soutenir ce dynamisme et à structurer notre démarche de transition. Si, dans le grand défi robotique, nous paraissons bien armés pour initier cette phase, nous aurons besoin de toutes les ressources de nos entreprises pour nous adapter, et si possible, pour trouver un leadership dans notre segment d'activité.
L'attractivité des métiers agricoles est une autre problématique. Notre filière va manquer d'environ 25 000 postes à l'horizon 2030, tant dans les exploitations que chez les industriels. Nous sommes en déficit chronique chaque année dans l'ensemble des formations. Il faut arriver à inverser cette tendance si nous voulons garder une filière des agroéquipements dynamique.
Nous sommes confrontés à une surréglementation : nous avons déjà beaucoup de directives et de normes à respecter au niveau européen, et elles sont parfois surtransposées en France. Une avalanche réglementaire va toucher l'ensemble de nos machines dans les cinq ans qui viennent. Ces règlements et normes deviennent très difficiles à suivre, renchérissent le coût de nos machines et érodent notre compétitivité à l'export. Pour augmenter la performance de nos machines et soutenir la performance de nos sociétés, nous devons mettre en place une bonne courroie de transmission entre la recherche, les constructeurs, les agriculteurs et l'administration. C'est à cette condition que nous anticiperons les problèmes – l'arrêt des produits chimiques, la mise au point des produits de biocontrôle, l'analyse dynamique des sols, etc. C'est ainsi que nous trouverons des solutions et que nous arriverons à les massifier.