La séance est ouverte à quinze heures.
La commission procède à l'audition de M. Pascal Canfin, député européen, président de la commission de l'environnement, de la santé publique et de la sécurité alimentaire du Parlement européen.
Nous continuons cette journée d'auditions en entendant M. Pascal Canfin, député européen, président de la commission de l'environnement, de la santé publique et de la sécurité alimentaire du Parlement européen.
Monsieur Canfin, vous êtes un acteur important en matière de questions agricoles depuis que vous exercez vos fonctions au Parlement européen – vous faites partie des personnes les plus citées dans le débat actuel. Vous êtes aussi un citoyen et un responsable politique français.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Pascal Canfin prête serment.)
Merci beaucoup pour cette occasion d'échanger avec vous au sujet d'une question absolument majeure, la souveraineté agricole et alimentaire française, qui s'inscrit évidemment dans le cadre d'une souveraineté européenne.
Il n'existe pas de souveraineté agricole et alimentaire sans agriculteurs, ni d'agriculteurs sans revenus. C'est précisément pour cette raison que le premier budget européen est celui de la Politique agricole commune (PAC). Elle représente 10 milliards d'euros pour la France chaque année et parfois, dans nos territoires, une partie extrêmement significative du revenu net final pour les exploitations. La première façon dont l'Europe contribue à la souveraineté alimentaire et agricole française, c'est en faisant en sorte, avec la PAC, qu'il y ait un revenu pour les agriculteurs.
Par ailleurs, la première menace pour les rendements agricoles, étant entendu qu'il n'existe pas de souveraineté en la matière sans production, donc sans rendements, ce sont désormais les impacts du dérèglement climatique – les agriculteurs le disent eux-mêmes. Au cours des années qui viennent de s'écouler, un événement climatique extrême a eu presque à chaque fois un impact majeur sur les rendements – des gels tardifs, des inondations, comme cet hiver dans les Hauts-de-France, ou des sécheresses prolongées. La fréquence et l'intensité des événements climatiques qui menacent les rendements agricoles augmentent année après année.
Trois chiffres illustrent cette situation. En Espagne, la production d'huile d'olive a baissé de 50 % en trois ans, ce qui signifie qu'il existe un petit problème en matière de rendements, de souveraineté et de revenus. Ce n'est pas le Pacte vert pour l'Europe qui est responsable de la baisse des rendements en Espagne, premier producteur mondial d'huile d'olive, mais la sécheresse, notamment le fait qu'il ne pleut plus en Andalousie. En Italie, qui est de très loin le premier producteur européen de riz, on observe aussi une baisse très significative, de plusieurs dizaines de pourcents au cours des deux dernières années, tout simplement parce qu'il ne pleut plus dans la plaine du Pô. Chez nous, au-delà du cas extrême des Pyrénées-Orientales, les grandes cultures céréalières de la Beauce connaissent un plafonnement et un début de baisse structurelle des rendements agricoles. Quand vous avez des accidents climatiques plus importants et plus fréquents et des rendements qui baissent de manière dramatique, vous avez aussi de l'imprévisibilité, ce qui constitue une menace absolument majeure pour la souveraineté alimentaire. En effet, si on ne peut pas faire un minimum de prévision en matière de rendement et d'investissement pour se projeter dans l'avenir, on désinvestit et on ne reprend pas les exploitations, et c'est la production nationale et européenne qui est dès lors en jeu.
Les travaux que nous avons menés dans le cadre de la politique agricole européenne depuis cinq ans, que ce soit avec la réforme de la PAC ou avec le Pacte vert pour l'Europe, contribuent au contraire, c'est la thèse que je défendrai tout au long de nos échanges, à la préservation de la souveraineté alimentaire française et européenne.
J'en viens à la définition de la souveraineté alimentaire. Pour une très grande partie de l'élevage européen et français – c'est un peu moins vrai en France, notamment pour l'élevage bovin, mais ce que je vais dire s'applique au porc et au poulet –, l'immense majorité de l'alimentation est importée, en particulier sous forme de tourteaux de soja venant d'Amérique du Sud. Est-il souverain d'avoir une alimentation animale qui dépend très largement du Brésil ? S'agissant des cultures, on a besoin d'engrais, c'est-à-dire de phosphates que nous ne produisons pas – ils viennent du Maroc – et de gaz. Celui-ci, jusqu'en février 2022, provenait de Russie. Que les composants des engrais soient marocains et russes ou qu'on remplace le gaz russe par du gaz de schiste américain ou du gaz qatari, nous sommes tout aussi peu souverains. Je pourrais multiplier les exemples montrant que, derrière la notion de souveraineté alimentaire, nous avons des chaînes de valeur qui, certes, produisent en France et en Europe mais qui ne sont pas pour autant souveraines au sens où elles seraient indépendantes ou peu vulnérables à des chocs externes.
Le meilleur exemple, si je puis dire car il est malheureux et dramatique, au cours des dernières années, c'est évidemment le choc ukrainien, qui a montré à quel point les prix de notre propre production étaient dépendants du prix des engrais, lui-même dépendant du prix du gaz. Dès lors, en quoi sommes-nous souverains ? Il faut s'interroger sur ce point en regardant quels sont les modèles agricoles qui sont à la fois les plus productifs – la question des rendements se pose, car il faut produire –, et les moins vulnérables à des chocs externes. La vulnérabilité à un choc externe est l'opposé de la souveraineté.
Par ailleurs, il faut donner aux agriculteurs français et européens l'accès à des solutions alternatives et à de nouvelles technologies dans un contexte marqué, comme je viens de rappeler, par des chaînes de valeur agricoles largement européanisées et mondialisées et par l'impact croissant, et absolument objectivé, des chocs liés au dérèglement climatique. Donner aux agriculteurs de nouveaux outils et davantage de revenu est précisément une des dimensions de l'action que nous menons au niveau européen dans le cadre du Pacte vert. Je ne vous donnerai que deux exemples mais je pourrai revenir sur ces sujets plus en détail.
Nous avons voté, au Parlement européen, pour que les agriculteurs disposent des nouvelles techniques génomiques qui permettent d'accélérer le travail sur les semences sans croiser les espèces entre elles, ce qui nous conduirait au débat relatif aux OGM (organismes génétiquement modifiés). Il s'agit, à l'intérieur d'une espèce, d'accélérer des traits, des caractéristiques qui permettent, par exemple, une meilleure adaptation à des périodes de sécheresse, au changement climatique, pour éviter les baisses de rendement que j'ai évoquées. Cela passe notamment par des éléments technologiques comme les NBT (nouvelles techniques de sélection). Cette question est traitée dans le Pacte vert, dont j'espère, à titre personnel, qu'il finira par être débloqué – il est aujourd'hui, vous le savez, bloqué par la Pologne au sein du Conseil.
Mon deuxième exemple porte sur le carbon farming, qui fait aussi partie du Pacte vert. Il s'agit de donner plus de revenu aux agriculteurs qui stockent du carbone dans les sols, par exemple dans des prairies. Quand vous le faites aujourd'hui, vous êtes payé zéro ou, dans le meilleur des cas, vous avez le label bas-carbone français, qui a permis de créer quelque chose, mais de manière totalement volontaire. Notre objectif est d'aller vers une rémunération systématique des agriculteurs qui stockent le carbone dans le sol des prairies, de façon à augmenter considérablement la rentabilité de ce type d'exploitation. Quand vous avez une prairie et l'élevage associé, dit à l'herbe, vous suivez le modèle le plus souverain et le plus pertinent sur le plan climatique et environnemental, car il évite des importations de tourteaux de soja d'Amazonie. C'est gagnant-gagnant, mais il faut pour cela un modèle économique qui tourne.
Sans entrer dans les détails – je pourrai y revenir si vous le souhaitez –, le texte sur le carbon farming prévoit, au sein du Pacte vert, une grammaire commune à tous les pays européens qui fera en sorte qu'un agriculteur français pourra demain être rémunéré 60 ou 70 euros par tonne de CO2 stocké, contre zéro aujourd'hui ou, dans le meilleur des cas, 20 ou 30 euros, ce qui ne permet pas d'atteindre l'équilibre financier. Ce texte du Pacte vert pour l'Europe va totalement dans le sens de la transition écologique, bien sûr, puisque c'est son ADN, mais aussi de la souveraineté en matière d'élevage et d'une rémunération supplémentaire pour les agriculteurs.
Je voulais rappeler, en introduction, ces réalités parfois absentes du débat, qui a été ultra-simplifié, voire caricaturé lors de la crise agricole quand il a été question du Pacte vert et de ce qu'il y a derrière lui. Je suis absolument à l'aise avec le concept de souveraineté agricole et alimentaire : il n'y a aucune opposition entre la transition agricole, le Pacte vert, la politique agricole commune et la souveraineté alimentaire, qui nous amènent à nous poser un certain nombre de questions pour protéger les rendements, les écosystèmes et le revenu des agriculteurs dans le contexte des échanges internationaux, qui feront l'objet, j'imagine, de questions de votre part. Je ne consacrerai donc pas de développements, dans mon propos liminaire, aux accords commerciaux internationaux, sinon pour souligner que la construction européenne nous a permis de beaucoup avancer ces dernières années au sujet des clauses miroirs.
Quand je suis arrivé au Parlement européen, il y a cinq ans, nous n'avions aucune clause miroir. Il en existe aujourd'hui pour les hormones de croissance, les antibiotiques, la déforestation et les néonicotinoïdes. Est-ce suffisant ? Non : nous sommes en train d'en mettre aussi pour le bien-être animal et d'autres molécules, ce qui va clairement dans la bonne direction. Il faut davantage de concurrence équitable pour nos agriculteurs : c'est une condition à remplir pour des raisons de souveraineté, de justice, d'équité, nous partageons tous cette idée. Encore faut-il passer à l'acte, mais je crois que nous avons commencé à le faire, avec le soutien aussi bien du Parlement européen que du Gouvernement français.
Vous êtes devenu président de commission au Parlement européen en 2019, au début de la nouvelle législature. Comment le Pacte vert est-il arrivé dans le débat ? Comment est-il structuré et comment les choses se sont-elles passées sur le plan politique ? Quelles ont été les principales étapes, notamment pour la déclinaison agricole de ce pacte ?
S'agissant du Pacte vert dans sa globalité, la première étape a été le discours d'investiture d'Ursula von der Leyen, à l'été 2019, qui a posé notamment les bases de notre ambition climatique. Celles-ci ont ensuite été déclinées, texte par texte, avec des calendriers et des chiffrages très précis, dans un document accessible à tous, le plan de travail lié au Pacte vert, en décembre 2019. En matière agricole ont suivi, chronologiquement, la réforme de la Politique agricole commune – je pourrai revenir sur ce qu'on appelle son « verdissement », qui nous a demandé à peu près deux ans de négociations au cours de cette législature – et la stratégie From Farm to Fork, De la fourche à la fourchette, avec un certain nombre de déclinaisons relatives aux nouvelles techniques génomiques, au carbon farming, à la restauration de la nature ou aux objectifs en matière de réduction des pesticides, qui ont donné lieu à différents textes. Tout cela a pris son essor politique entre 2019 et 2020-2021.
Je regrette personnellement une chose dans ce séquençage. Le paquet Fit for 55, ou Ajustement à l'objectif 55, a rassemblé quatorze textes européens, ce qui a permis de montrer leur cohérence, les liens entre les différents sujets, et d'éviter la polarisation. On a ainsi obligé tout le monde à respecter la cohérence d'ensemble. La France aimait plus particulièrement certains textes du paquet, l'Allemagne d'autres et l'Espagne d'autres encore, mais à la fin tout a été adopté : tout passait ou rien et chacun a vu les compromis qu'il fallait faire. En matière agricole, malgré l'alerte que j'ai donnée, en privé, auprès d'Ursula von der Leyen et de Frans Timmermans, et en public, la Commission n'a pas fait le même choix et les textes sont sortis de manière silotée, indépendante, en ce qui concerne le carbon farming, la restauration de la nature, les pesticides, les NBT, les sols – traités dans une directive –, etc.
Le résultat, c'est que l'ensemble des questions, y compris les clauses miroirs, n'a pas donné lieu à un moment politique intégré qui aurait sans doute permis d'expliquer davantage les liens, la cohérence d'ensemble. Quand on travaille sur les nouvelles techniques génomiques, par exemple, c'est parce qu'on veut s'adapter au changement climatique et réduire de 50 % l'usage des produits phytosanitaires. Par ailleurs, on veut développer le biocontrôle pour réduire la dépendance aux produits phytosanitaires et parce qu'il se trouve que les méthodes de biocontrôle peuvent venir chez nous alors que les produits phytosanitaires proviennent, la plupart du temps, d'entreprises non européennes ou en tout cas non françaises. Il n'y a pas eu de discours ou d'objet politique construit de manière intégrée, ce qui explique largement, à mon avis, une forme d'incompréhension dans le monde agricole, en plus des caricatures qui ont pu être faites – j'imagine que nous pourrons revenir plus précisément sur certains éléments du Pacte vert. On n'a pas suffisamment montré en amont le chemin suivi, la cohérence d'ensemble.
Le législateur européen que vous êtes ne se dit-il pas que l'éclatement des initiatives en matière d'agriculture au niveau européen et l'absence de moment ou d'objet politique intégré, selon votre expression, peuvent avoir un rapport avec l'affaiblissement, au sein de la Commission européenne, du commissaire à l'agriculture et de la DG Agri (direction générale de l'agriculture et du développement rural) ? Quand je parle du commissaire européen, ce n'est pas la personne que je vise, mais l'institution.
Le hasard a voulu que je fasse avec un collègue de la NUPES (Nouvelle Union populaire, écologique et sociale), avant de présider cette commission d'enquête, un rapport d'information qui nous a conduits à Bruxelles. Nous y avons été très frappés par le sentiment de relégation, dans l'écosystème de la Commission, du commissaire à l'agriculture et de la DG Agri, qui sont devenus de second rang, et par le fait que pour beaucoup de questions ayant trait à l'agriculture les décisions étaient en réalité entre les mains d'autres commissaires ou d'autres directions générales. N'y a-t-il pas là un problème institutionnel à corriger au sein de la prochaine Commission ? Il faut absolument que le commissaire européen à l'agriculture et la DG Agri reviennent au premier plan. Cela permettrait peut-être de faire ce qui n'a pas été fait durant la législature qui s'achève, c'est-à-dire de bâtir un discours permettant de montrer l'orientation suivie et la cohérence des actions en matière d'agriculture.
S'agissant de la cohérence, je rappelle que la réforme du marché du carbone, son extension et la création de la taxe carbone aux frontières, et les règlements sur les bornes de recharge, les camions, les bus et les voitures ont fait l'objet d'un paquet intégré qui a été piloté par plusieurs directions générales. Il aurait été impossible, humainement, de faire aboutir quatorze textes en s'appuyant sur une seule direction générale. Un travail collégial a toujours eu lieu et ce serait une erreur de considérer que toute l'agriculture ou tous les sujets agricoles doivent passer par le filtre d'une seule direction générale. Ce n'est pas davantage le cas pour le reste des questions, qu'il s'agisse de la mobilité ou encore de l'industrie. Je vous rejoins, en revanche, en ce qui concerne l'intégration de la direction générale de l'agriculture dans son écosystème. Je ne pense pas qu'il faudrait aller vers une sorte de monopole, parce que cela reviendrait à casser la cohérence d'ensemble, mais il faut une meilleure intégration dans un paquet législatif, réglementaire et financier – il n'y a pas que des aspects normatifs – qui soit cohérent et permette de montrer tout ce qu'on veut faire, avec ensuite des déclinaisons.
Ce qui me frappe beaucoup depuis cinq ans, par ailleurs, c'est de voir que les règles du jeu, européennes et parfois françaises – mais je n'irai pas sur ce terrain –, s'adressent à l'amont agricole, c'est-à-dire aux agriculteurs. Ils sont souvent le maillon économiquement le plus faible dans la chaîne de valeur, par rapport aux coopératives, aux groupes de l'agroalimentaire, aux transformateurs et à la grande distribution, mais toutes les règles que l'on instaure, en matière de pesticides, de bien-être animal ou de restauration des écosystèmes, portent uniquement sur l'amont agricole. C'est le cœur de la défaillance dans la théorie du changement. Si on veut retrouver de la souveraineté en matière agricole et alimentaire, on ne peut pas raisonner seulement sur une toute petite partie de la chaîne agroalimentaire, à savoir la production agricole. Elle ne représente qu'une très faible part de la valeur des produits que l'on consomme tous les jours, en comparaison de la marge des intermédiaires et de la transformation.
Je ne sais pas expliquer pourquoi ArcelorMittal, qui est un très gros sidérurgiste français, ou du moins présent en France, est soumis à des obligations annuelles de réduction de CO2, dans le cadre du marché du carbone alors que Danone, Unilever, Nestlé, Bigard, Bonduelle, LDC ou Lactalis n'ont aucune obligation européenne en matière de bien-être animal, de réduction de l'usage des produits phytosanitaires, de biodiversité et d'impact des nitrates. Tout repose sur le producteur, sur l'amont agricole, ce qui est tout simplement impossible. Quand le producteur, qui doit respecter telle et telle règle, établit ses contrats commerciaux, pour vendre son lait ou ce qu'il a cultivé, l'acheteur lui dit que c'est bien sympa, mais qu'il n'est soumis à aucune règle et que tout cela vaut donc zéro pour lui : éventuellement, dans une logique de RSE (responsabilité sociale des entreprises), parce qu'il est très gentil, il donnera quelque chose, mais de manière volontaire – il n'y est en rien obligé.
Or, je le répète, ce n'est pas possible. Une des choses que je défends personnellement pour la suite, au Parlement européen, après les élections, est la création d'un équivalent du marché du carbone – éventuellement adossé à la question de la biodiversité, parce que ces enjeux sont souvent liés – pour la chaîne de valeur intermédiaire, qui va des grandes coopératives à la grande distribution quand elle vend sous marque propre. Il faut mettre toute la chaîne de la transformation agricole, dont les acteurs sont les clients des agriculteurs – c'est avec eux que ces derniers ont des relations commerciales, à eux qu'ils vendent leur production, à l'issue de négociations très ardues – dans un espace réglementaire, comme on l'a fait pour l'industrie, de sorte que la contrainte pèse sur eux et non sur les agriculteurs.
Une fois que vous aurez instauré un marché du carbone dans l'agroalimentaire, vous aurez créé de la valeur pour la réduction d'une tonne de CO2, en stockant du carbone dans les sols, en changeant la formule d'alimentation des vaches pour réduire les rejets de méthane, en faisant de l'agriculture de précision, bref, en utilisant tous les outils de la palette de solutions qui est à la disposition des agriculteurs. Si vous créez ainsi de la valeur, la conversation sera tout d'un coup très différente : réduire une tonne de CO2 vaudra 60 ou 80 euros, comme dans l'industrie, et il deviendra important pour Danone, Bonduelle, Unilever, Nestlé, LDC, Bigard ou Lactalis de financer la transition agricole, alors que ces acteurs se comportent un peu, aujourd'hui, en passagers clandestins. Ils n'ont aucune obligation sur rien. Certaines entreprises avancent, et même sérieusement, mais de manière totalement volontaire. C'est dans ce cadre que Danone, par exemple, a élaboré un très grand plan pour aller vers la neutralité carbone : s'il est débranché, il ne se passera rien, ce qui est vraiment le cœur du problème.
Il faut transformer la DG Agri – je réponds ainsi à votre question – en DG Agri – Food, c'est-à-dire agriculture et agroalimentaire. Si on ne raisonne pas sur l'ensemble de la chaîne de valeur, y compris la grande distribution, on n'arrivera pas à embarquer suffisamment de monde pour gagner la bataille.
La question des études relatives à l'impact du Pacte vert sur l'agriculture a été évoquée à plusieurs reprises au cours des différentes auditions. Selon les versions, on entend qu'aucune étude sérieuse n'a été menée ou, au contraire, que plusieurs études d'impact prédisent des baisses drastiques de production. Pouvez-vous apporter des clarifications sur ce point ?
Aucun texte européen ne peut aboutir sans étude d'impact, à l'exception de la récente réforme de la Politique agricole commune, qui a été adoptée en quinze jours sans aucune étude. Il est au reste assez amusant de constater que ceux qui réclamaient des études d'impact sur le Pacte vert s'en sont parfaitement accommodés. Ces études sont d'ailleurs, dans le débat européen, systématiquement instrumentalisées par tous les camps.
Tous les textes qui composent le Pacte vert ont donc fait l'objet d'une étude conduite par la Commission. Le Parlement et le Conseil de l'Union européenne, s'ils jugent ces travaux parcellaires ou insuffisants, peuvent demander des éléments complémentaires, comme le Conseil l'a fait pour certains des textes concernés. À cela s'ajoutent des études indépendantes de la Commission ou des travaux de recherche conduits par un de ses services, mais en marge de la loi. En l'occurrence, les opposants au Pacte vert agricole se prévalent de trois études, menées respectivement par le département d'État américain, par une université néerlandaise financée par CropLife, le lobby des vendeurs de produits phytosanitaires, et par le JCR (Centre commun de recherche de la Commission, CCR).
Ces trois études, évaluant l'impact d'une réduction des pesticides sur le niveau de production agricole, ont en commun d'établir que, toutes choses égales par ailleurs, une moindre utilisation de ces produits entraîne une baisse des rendements. Nul besoin d'être un grand scientifique pour parvenir à cette conclusion, qui procède d'un raisonnement quelque peu circulaire : dans la mesure où les agriculteurs recourent aux pesticides précisément pour maintenir leurs rendements, une réduction des pesticides entraîne logiquement une baisse de ces derniers.
J'insiste néanmoins sur le fait qu'aucune de ces études ne prend en compte tous les outils que nous entendons développer par ailleurs pour remplacer les pesticides chimiques. Le groupe politique auquel j'appartiens ne souhaite nullement interdire les pesticides sans les remplacer par autre chose : l'objectif est d'encourager la recherche et, dès lors qu'une solution alternative est trouvée, d'interdire les produits identifiés comme dangereux. En l'espèce, ces trois études d'impact n'intègrent ni l'autorisation des NBT (nouvelles techniques génomiques, NTG), ni l'accélération des procédures d'autorisation des solutions de biocontrôle – secteur dans lequel de nombreuses sociétés françaises jouent un rôle moteur –, dont l'instruction prend actuellement sept ans en Europe contre deux ans au Canada, ni les clauses miroirs. Elles reposent donc sur des hypothèses qui ne reflètent pas la réalité de notre ambition telle qu'elle est clairement décrite dans la stratégie « De la ferme à la table » et telle qu'elle a été récemment renforcée par le Parlement européen s'agissant du biocontrôle.
J'ajoute que, compte tenu de la polarisation extrême du débat, le texte sur les pesticides n'a pas été adopté, le verdissement de la PAC est remis en question et le texte sur les NBT est bloqué. Seul celui relatif au carbon farming, qui prévoit d'accorder plus de revenus aux agriculteurs qui stockent du carbone dans les sols, a abouti. Je m'en félicite, mais il ne s'agit là que d'une petite partie de la solution. J'espère donc vivement que nous parviendrons, durant la prochaine législature, à cesser d'opposer la souveraineté – concept qui reste à définir – à la résilience. Je suis en effet convaincu que ces deux concepts clés doivent être traités de concert, car une agriculture non résiliente ne saurait être souveraine : la souveraineté suppose à la fois de produire et de ne pas être vulnérable aux chocs. En conciliant ces deux notions, peut-être parviendrions-nous à dépolariser le débat public, qui en a bien besoin.
Vous estimez que la première menace qui pèse sur les productions agricoles est le changement climatique. En quoi le texte sur la restauration de la nature, qui prévoyait initialement de rendre 10 % des terres agricoles à l'état naturel, permet-il de lutter contre ce phénomène ?
Il n'a jamais été prévu, dans quelque version du texte que ce soit, de rendre 10 % des terres agricoles à l'état naturel, de les mettre en jachère ou de geler leur production. Je sais que le projet a été caricaturé comme tel et que cette version a été abondamment diffusée sur les réseaux sociaux, mais les législateurs européens n'ont jamais eu cette intention.
L'objectif était de faire en sorte que 10 % des surfaces agricoles utiles (SAU) puissent être comptabilisées comme éléments de paysage, jachères, zones de non-traitement (ZNT) ou bordures – la loi française interdit par exemple d'épandre des pesticides au bord d'une rivière, car ils se déverseraient immédiatement dans l'eau – pour permettre un meilleur équilibre des écosystèmes.
Prenons l'exemple des haies, que la France promeut depuis le plan lancé par Julien Denormandie avec le soutien de l'ensemble de la profession et financé par les plans de relance français et européen. Tout le monde est favorable à la plantation de haies : elles sont bonnes pour la biodiversité, constituent des ressources de biomasse et permettent de lutter contre l'érosion des sols. Or elles font bien partie des 10 % auxquels vous faites référence : elles se voient même appliquer un coefficient multiplicateur, puisque chaque mètre carré de haie planté compte pour 5 mètres carrés dans le décompte des éléments de paysage.
Les zones de non-traitement ont elles aussi été un sujet de débat pendant la crise agricole. Le Gouvernement a indiqué très clairement – et je m'en félicite – qu'il était hors de question de revenir sur le zonage en vigueur, qui interdit d'épandre des pesticides à côté des écoles ou des centres commerciaux. Toutes ces zones sont aussi intégrées dans les 10 %.
L'idée selon laquelle l'ambition initiale aurait été de rendre improductives 10 % des terres agricoles actuellement cultivées est donc tout simplement fausse, même si ce mensonge a été maintes fois répété. Je l'affirme devant vous sous serment.
Je comprends les nuances que vous apportez, mais le résultat est le même : les agriculteurs ne pourront plus cultiver sur les surfaces concernées. Dans son communiqué de presse relatif à la loi sur la restauration de la nature, le Parlement européen explique ainsi que « la restauration des tourbières drainées est l'une des mesures les plus rentables pour réduire les émissions dans le secteur agricole et améliorer la biodiversité. Les pays européens doivent donc mettre en place des mesures de restauration des sols organiques à usage agricole constituant des tourbières drainées, pour au moins 30 % de ces superficies d'ici 2030 […], 40 % d'ici 2040 […] et 50 % d'ici 2050 ». Même s'il s'agit là d'un cas particulier, des restrictions de surfaces agricoles sont bien prévues.
La réglementation encadrant les zones de non-traitement est définie par la France. En outre, absence de traitement ne signifie pas absence de production.
Si vous raisonnez de façon statique, une baisse des rendements est évidemment probable. Seulement, les objectifs dont il est question ne seront pas applicables avant 2030, ce qui laisse le temps aux agriculteurs et à l'ensemble de l'écosystème – j'insiste sur ce point, car il est fondamental de ne pas laisser les agriculteurs seuls face à la transition – de s'adapter. Comme je l'ai indiqué, il ne s'agit pas de geler 10 % des terres agricoles. Des solutions alternatives permettront par ailleurs de limiter les impacts sur les rendements.
Enfin, planter des haies préserve la biodiversité, donc la pollinisation par les abeilles, et limite l'érosion des sols, permettant aux agriculteurs d'utiliser moins de nitrates, donc de réaliser des économies et d'améliorer les rendements. Cela ne contrevient nullement à l'exigence de souveraineté et de production, puisque cela permet au contraire d'améliorer la résilience. Je ne prétends pas pour autant qu'il faille le faire partout. La loi européenne n'a jamais imposé un objectif de 10 % de la surface en haies dans chaque exploitation agricole. Selon les cas et les écosystèmes, la solution la plus pertinente pourra être la haie, l'instauration d'une zone de non-traitement, voire, si les agriculteurs en décident ainsi, la jachère : il s'agissait de leur proposer une palette d'outils parmi lesquels ils pourraient choisir.
Le texte est d'ailleurs devenu totalement optionnel dans sa version finale. Je ne me réjouis pas que les ambitions initiales aient ainsi été considérablement revues à la baisse, mais je partage l'idée selon laquelle c'est en permettant aux agriculteurs de faire des choix en vue de restaurer intelligemment les écosystèmes et d'améliorer la résilience de leurs exploitations, plutôt qu'en leur imposant des mesures, qu'on pourra améliorer les rendements dans la durée et faire face au changement climatique. Il me semble par exemple que tous les partis politiques, y compris le vôtre, défendent les apiculteurs. Cela suppose bien d'agir pour préserver les abeilles, donc les écosystèmes. Personnellement, je n'ai pas envie que l'Europe doive, comme la Chine ou la Californie, s'en remettre à une agriculture complètement mécanisée où la pollinisation s'effectue de façon artificielle.
Sur quelle étude scientifique se fonde votre raisonnement ? En tant que viticulteur, je constate que, sur toutes mes parcelles situées en bordure de haie, il est très difficile de produire sur les trois premiers rangs.
Vous avez cité trois solutions alternatives que les études d'impact indépendantes sur le Pacte vert ne prennent pas en compte. Je me permets d'écarter les clauses miroirs, qui peuvent certes permettre de remédier aux distorsions de concurrence, mais n'ont aucune incidence sur les rendements à proprement parler. S'agissant des NTG et des produits de biocontrôle, la Commission a-t-elle mené une étude d'impact intégrant ces deux pistes, qui doivent encore être développées ?
L'étude d'impact de la Commission sur le règlement pour l'usage durable des pesticides ( Sustainable Use Regulation, SUR) a fait l'objet d'un complément à la demande des États membres, qui ont souhaité, après le début de la guerre en Ukraine, que les conséquences du conflit soient prises en compte.
Je me suis permis de mentionner les clauses miroirs parce que, comme vous l'avez souligné, le déploiement de solutions de substitution peut prendre du temps et nécessiter des tâtonnements. Si, dans cette période, nous ne nous protégions pas pour assurer une concurrence équitable, nous mettrions en péril notre souveraineté, puisque la capacité économique des agriculteurs à réussir la transition s'en trouverait affectée. C'est d'ailleurs pour cette raison que nous nous battons, de manière transpartisane, pour déployer progressivement des clauses miroirs sur les résidus de pesticides et sur les modes de production : pour paraphraser Christiane Lambert, il ne faut pas importer l'agriculture dont nous ne voulons pas.
Quelles sont les conclusions des deux études d'impact de la Commission s'agissant des rendements ?
On ne peut pas penser la souveraineté agricole sans intégrer la vulnérabilité qu'implique notre dépendance au phosphate marocain, au gaz russe, à certains engrais non carbonés, ou encore aux produits phytosanitaires, dont les principaux vendeurs sont chinois, américains ou allemands – et non français. En les remplaçant par de l'agriculture de précision, des produits de biocontrôle ou des NBT développés grâce à des technologies françaises, ou encore grâce à la rotation des cultures ou au stockage de CO2 dans les prairies, nous améliorerions à la fois notre résilience et notre souveraineté.
Ce constat, que je fais pour la France, vaut aussi très largement à l'échelle européenne. C'est pourquoi la deuxième étude d'impact de la Commission sur le règlement SUR, qui prenait en compte l'augmentation des prix liée au conflit en Ukraine, ainsi que la dépendance aux engrais et au gaz russe, conclut que le texte ne fait pas courir de risque à l'Europe en matière de souveraineté alimentaire ni de sécurité alimentaire. De fait, l'expérience a montré qu'à l'exception quelques cas marginaux, périphériques et conjoncturels, nous n'avons pas subi de pénuries alimentaires massives alors qu'on nous avait prédit le pire.
Sur ces questions, il importe d'objectiver le débat et de nous appuyer sur la science, en considérant les choses de manière dynamique, car il faudra laisser le temps aux acteurs de changer progressivement de modèle pour le rendre à la fois plus souverain et plus résilient.
Il me semble que l'étude d'impact menée sur le règlement SUR table sur une baisse de rendement de 25 % dans la viticulture et prévoit aussi une plus faible productivité pour les céréales.
Ce texte s'insère dans un ensemble global qui permet de faire baisser l'usage de pesticides chimiques en les remplaçant par d'autres produits ou techniques. Je n'ai jamais entendu, au cours du débat parlementaire européen qui fut pourtant long, un eurodéputé français évoquer de telles projections.
Cette crainte avait donné lieu à un communiqué de la profession. Confirmez-vous donc que la dernière étude d'impact sur le règlement SUR ne prévoit aucune baisse de rendement ?
Au risque de me répéter, on ne peut pas s'attacher aux conséquences d'un seul texte, sans tenir compte du fait que d'autres visent à promouvoir les solutions alternatives. Les nouvelles techniques génomiques, par exemple, ne sont pas incluses dans le règlement SUR mais elles y sont intimement liées, car l'objectif est précisément de les développer pour pouvoir se passer des pesticides chimiques. La protection des rendements permise par les NBT contrebalancera la baisse qu'induit indéniablement, toutes choses égales par ailleurs, l'abandon des pesticides chimiques. C'est bien pour cela que nous avons voulu nous donner suffisamment de temps pour identifier et développer les solutions de substitution qui permettront de réduire les quantités de pesticides, donc d'atteindre nos objectifs, sans affecter les rendements. L'étude d'impact réalisée par la Commission après le déclenchement de la guerre en Ukraine en arrivait à la même conclusion.
C'est aussi ce raisonnement qui a conduit l'Europe à refuser d'interdire le glyphosate, contrairement à ce que souhaitent la majorité des Français. Cette cohérence d'ensemble n'a pas été décrite de manière suffisamment claire pour éviter les fake news, les emballements et la polarisation du débat – des deux côtés, puisqu'une partie de la droite européenne a voté contre la régulation des pesticides quand une partie de la gauche s'est opposée au développement des nouvelles techniques génomiques. Nous devrons reprendre ce travail en adoptant une autre méthode vis-à-vis de l'industrie agroalimentaire lors de la prochaine législature.
Je ne suis pas sûr que ce soit un dialogue de sourds : j'essaie d'être précis dans mes questions et j'estime qu'il est important que vous le soyez tout autant dans vos réponses.
Je vous ai demandé si des baisses de rendement avaient été envisagées dans l'étude d'impact du règlement SUR. Vous ne répondez pas à ma question et vous vous contentez d'expliquer qu'il existe d'autres solutions que les pesticides, à savoir les NGT et le biocontrôle. Avez-vous connaissance d'une étude qui garantit la possibilité de maintenir les rendements tout en diminuant de 50 %, dans le cadre d'un règlement contraignant – le ministre de l'agriculture nous l'a encore rappelé hier –, l'utilisation des produits phytosanitaires d'ici à 2030 ?
Je le répète : après le début de la crise en Ukraine, la Commission a refait tourner les modèles en intégrant non seulement le règlement SUR, mais également l'ensemble des mesures prises en dehors de ce règlement. Une étude d'impact ne porte que sur un seul règlement : ce n'est donc pas un bon outil de lecture, puisqu'il faut prendre en compte l'intégralité des mesures. Le travail effectué et actualisé après le déclenchement de la guerre en Ukraine a montré que les actions envisagées n'étaient, prises dans leur ensemble, à l'origine d'aucun problème, tant pour la sécurité alimentaire qu'en matière de rendements.
Dans les faits, tout dépend des textes qui aboutiront. Pour le moment, nous ne sommes malheureusement parvenus à faire adopter aucun des textes annoncés – ni la loi sur la restauration de la nature, ni le règlement SUR, ni le texte relatif aux nouvelles techniques génomiques. Aucun des textes du Pacte vert n'est encore entré en vigueur, soit parce qu'une application différée a été prévue – c'est le cas de l'encadrement du carbon farming –, soit parce que l'adoption se fait attendre. Est-il rationnel d'imputer à des mesures qui ne sont pas encore entrées en vigueur et qui ne le seront peut-être jamais la responsabilité de problèmes qui sont, quant à eux, bien réels ? On a trouvé un peu facilement des boucs émissaires… La critique de mesures en cours de discussion fait partie du débat politique – elle est parfaitement légitime, si tant est qu'elle soit basée sur des faits –, mais on ne peut expliquer quelque chose qui existe par quelque chose qui n'existe pas encore. Un tel raisonnement relève d'un étirement intellectuel un peu trop intense !
Ma question portait uniquement sur l'analyse de l'impact de cet ensemble de textes. Vous avez précisé qu'après le début de la guerre en Ukraine, un travail avait été mené pour évaluer les effets d'une baisse de l'usage des pesticides, d'une part, et d'un recours accru aux NGT et au biocontrôle, d'autre part ; à vous entendre, ce travail a permis de conclure que ces évolutions ne se traduiraient pas par une baisse des rendements. De quelle étude s'agit-il ?
À la suite du déclenchement de la guerre en Ukraine en février 2022, une nouvelle étude d'impact a été lancée par la Commission européenne en décembre 2022 afin de tenir compte des nouvelles hypothèses géopolitiques et de l'importante volatilité des prix des produits agricoles et de l'énergie. Les résultats ont été présentés au Conseil en juillet 2023.
C'est bien cette étude qui prévoit une baisse de 28 % des rendements de la viticulture française…
J'en viens à la question des clauses miroirs. Les nombreuses auditions menées par notre commission d'enquête ont mis en évidence une certaine difficulté à inscrire ces clauses dans les traités commerciaux et à les faire appliquer, parce que tous les États membres ne souscrivent pas forcément à ce principe. Il a également été souligné que les clauses miroirs pouvaient poser problème au regard des règles de l'Organisation mondiale du commerce (OMC).
Il y a en France un très large consensus politique en faveur des clauses miroirs. Aucun groupe politique à l'Assemblée nationale ni aucune délégation française au Parlement européen ne s'oppose à ce principe. Vous avez raison de souligner que ce n'est pas le cas partout. Pour un certain nombre d'autres pays, ce qui compte est que la marchandise soit vendue le moins cher possible au consommateur : il faut agir en faveur du pouvoir d'achat et de la justice sociale mais, pour le reste, que le meilleur gagne ! Cela encourage chacun à faire des gains de productivité. Certains pays du nord de l'Europe, par exemple, sont absolument convaincus que la concurrence est bonne pour la croissance et, in fine, pour les prix et le pouvoir d'achat : aussi sont-ils opposés aux clauses miroirs. Cette question est inexistante dans le débat politique français mais fait partie du débat politique européen. C'est pourquoi la définition de clauses miroirs est une bataille permanente. Si le point de vue français était spontanément partagé par tout le monde, ces clauses seraient déjà prévues partout !
Le raisonnement des acteurs politiques du nord de l'Europe, qui privilégie les produits les moins chers et les exploitants les plus productifs au bénéfice du pouvoir d'achat et de la compétitivité-prix, est aussi celui d'acteurs économiques qui ont pignon sur rue en France. Ce n'est pas un secret : des acteurs majeurs de la grande distribution et de toute la chaîne agroalimentaire sont défavorables aux clauses miroirs car ces dernières desservent leurs intérêts. Elles les obligent à renoncer à certains achats dans des pays tiers ou à conclure ces transactions à des conditions économiques différentes, précisément pour égaliser les conditions de concurrence avec nos propres agriculteurs. Elles les empêchent de contourner la pratique agricole que nous voulons imposer.
Il faut donc que ce débat ait lieu. Même si nous sommes tous d'accord dans cette salle, nous devons assumer les tensions et la complexité du débat. Si vous introduisez, demain, une clause miroir sur tous les produits agricoles importés, plus aucun poulet ne viendra d'Ukraine. Cela protégera sans doute les agriculteurs français, mais notre élevage national n'est pas dimensionné pour remplacer le poulet ukrainien, brésilien ou thaïlandais : aussi trouverons-nous deux fois moins de poulets dans les rayonnages de la grande distribution et dans les restaurants. Je ne parle pas du poulet de chair, qui est essentiellement français, mais des nuggets et de tous les produits ultratransformés que l'on trouve partout. Les Français, qui sont favorables aux clauses miroirs et à la transition agricole, qui veulent protéger notre souveraineté alimentaire et qui ont soutenu les agriculteurs pendant la crise, sont-ils prêts à accepter cela ? Je pense que non. Aussi devons-nous introduire ces clauses de manière progressive.
C'est exactement ce que nous faisons. Nous avons commencé par des clauses miroirs sur le recours aux antibiotiques de croissance dans l'élevage bovin, sur l'utilisation de néonicotinoïdes dans les cultures de maïs, de blé et de soja, sur la déforestation induite par la culture du cacao et du café… Nous montons en puissance progressivement, en donnant aux acteurs économiques du temps pour s'adapter. Je suis le premier à admettre que les choses ne vont pas assez vite, mais elles vont au moins dans la bonne direction. Les syndicats agricoles sont d'ailleurs nos alliés dans cette bataille.
Les clauses miroirs sont-elles compatibles avec les règles de l'OMC ? Voilà encore une question que l'on nous pose, à nous Français, quelle que soit notre couleur politique. Nous considérons que la réponse est positive, pour deux raisons.
Premièrement, en instaurant une clause miroir, nous n'imposons aucune règle supplémentaire à nos importations : nous disons simplement que les produits interdits chez nous le sont aussi pour ces dernières, dans les mêmes conditions. Si nous interdisions l'usage, pour les importations brésiliennes, d'un néonicotinoïde restant autorisé en Europe, ce serait évidemment du pur protectionnisme incompatible avec les règles de l'OMC. Ce n'est toutefois pas ce que prévoient les clauses miroirs. Nous pensons donc que nous sortirions gagnants d'un éventuel contentieux engagé devant les organes de l'OMC.
Deuxièmement, l'article XX du GATT, l'Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce de 1947 qui fait office de règlement de l'OMC, prévoit la possibilité de prendre des mesures d'accès au marché, c'est-à-dire de blocage d'un certain nombre de produits aux frontières sur le fondement d'objectifs environnementaux et de santé publique. Nous mettons donc en avant, tout d'abord, les enjeux de santé publique – cela va de soi pour les Européens – mais aussi les défis environnementaux, pour dénoncer les modes de production qui détruisent les écosystèmes, sont incompatibles avec les objectifs relatifs au climat et à la biodiversité que nous nous sommes fixés à l'échelle internationale, et peuvent donc justifier le recours au fameux article XX du GATT qui régit le commerce mondial.
Ainsi, nous avons de bonnes raisons de penser que les clauses miroirs que nous avons déjà adoptées et celles que nous réussirons à faire adopter demain sont compatibles avec l'OMC. Vous avez toutefois raison de souligner que cette critique nous est adressée par ceux qui ne veulent pas de telles clauses.
Vous venez d'expliquer que nous ne pouvions pas mettre fin aux importations de poulet ukrainien parce que nous ne disposons pas de la capacité de production correspondante. Or ces importations ont très sensiblement augmenté au cours des dernières années. Vous avez d'ailleurs soutenu la fixation de quotas qui ont fait débat, dans la mesure où la période de référence retenue, en partie postérieure au déclenchement de la guerre en Ukraine, intègre déjà une part de cette augmentation.
J'ai dit que nous ne pouvions pas arrêter ces importations ou mettre en place une clause miroir du jour au lendemain. Certains discours laissent à penser qu'il est possible de décider une clause miroir qui s'imposerait à toutes les productions à partir de demain matin. Il y a, à ce sujet, une forme de simplification du débat en France – plus que dans d'autres pays, pour les raisons que je viens d'évoquer. En réalité, il est nécessaire de réaliser à chaque fois une étude d'impact, ce fameux document que vous réclamez vous-même pour d'autres textes. Il s'agit d'analyser, par exemple, l'effet de l'introduction d'une clause miroir relative au bien-être animal dans la filière poulet, ce qui consiste à évaluer la baisse des importations de poulet induites et de déterminer si nous sommes capables d'y substituer une production européenne afin d'éviter de manquer de poulet dans les supermarchés. Plutôt que d'adopter une clause miroir qui entrerait en vigueur du jour au lendemain, avec un effet falaise, il convient de prévoir une application progressive de la mesure, comme nous l'avons fait pour la déforestation ou l'utilisation des néonicotinoïdes. Il s'écoule généralement douze, dix-huit ou trente-six mois entre l'adoption de la clause miroir et le moment où elle s'impose pleinement : les acteurs économiques de tous les pays, y compris du nôtre, ont ainsi le temps de s'adapter.
J'ai moi-même déposé des amendements visant à introduire des clauses miroirs relatives au bien-être animal dans la filière poulet, qui s'imposeraient progressivement afin de reconstruire l'appareil productif français et européen et de produire nous-mêmes du poulet plutôt que de continuer à l'importer du Brésil, de Thaïlande ou d'Ukraine. Ne me faites donc pas dire ce que je n'ai pas dit : si nous ne pouvons faire cesser du jour au lendemain les importations de poulet ukrainien, nous devons agir dans ce but de façon progressive.
Le débat sur les quotas de poulet ukrainien est très complexe, en particulier dans le contexte actuel. Nous devons trouver le bon équilibre entre le soutien à l'Ukraine et à ses exportations agricoles, d'une part, et la protection de nos propres filières, d'autre part. Après avoir trouvé ce point d'équilibre en 2022, nous en avons trouvé un autre en 2024 au regard des impacts excessivement négatifs de l'ouverture du marché dans quelques filières, notamment dans celle du poulet. Nous avons changé les règles du jeu, en tenant compte de la complexité de la situation – c'est là la beauté et la noblesse de la politique. Si notre relation avec l'Ukraine ne se limite pas à la filière du poulet, nous ne pouvons pas non plus ignorer l'impact négatif de notre solidarité sur les éleveurs européens.
Nous devons avoir ce débat sur les importations de poulet ukrainien, de même que nous avons été à l'origine d'un débat sur les importations de blé russe. J'ai été très surpris que ces dernières aient fait l'objet d'aussi peu de critiques en France. Une fois encore, nous avons pris nos responsabilités en les bloquant davantage.
Une application trop rigide des règles du jeu commercial peut comporter des risques pour la sécurité alimentaire. Si nous décidons, demain, d'interdire toute importation de tourteau de soja d'Amazonie au nom de la lutte contre la déforestation, c'est tout le bétail français – à l'exception du cheptel bovin nourri à l'herbe – qui mourra de faim. Il s'agirait pourtant d'une très belle clause miroir… Il y a donc un point d'équilibre à trouver : c'est là toute la noblesse de la politique.
Vous justifiez votre position sur les quotas d'importations en provenance d'Ukraine par le soutien de l'Europe à ce pays. Or le principal producteur de poulet ukrainien n'est pas forcément celui qui a le plus besoin d'être aidé…
S'agissant de la sécurité alimentaire, en quoi le consommateur européen a-t-il la garantie que les conditions de production dans les pays tiers sont conformes à nos standards ?
Sur le premier point, je suis d'accord avec vous – c'est d'ailleurs pour cela que nous sommes revenus en arrière. Cependant, prenons garde de ne pas caricaturer les choses. À Kiev, il y a six mois, j'ai eu l'occasion de discuter de ce sujet en détail. Certes, une grande partie de la filière poulet est possédée par un oligarque, mais il y a aussi des agriculteurs, des éleveurs et des ouvriers agricoles sur le terrain. Toutes proportions gardées, je rappelle que 60 % de l'abattage de poulets en France est contrôlé par le groupe LDC ; pourtant, quand on parle de poulet, on ne parle pas que d'une entreprise, mais également des éleveurs et des territoires ! En Ukraine comme en France, la filière, à faible valeur ajoutée, est très concentrée entre les mains d'un acteur économique majeur, mais cela ne doit pas nous faire oublier la présence des éleveurs sur le terrain.
Vous avez raison de souligner la nécessité de trouver un point d'équilibre. Il me semble que nous y sommes parvenus. Il n'y a pas de point d'équilibre idéal : c'est une négociation permanente et je pense que nous avons bien fait de changer les règles du jeu, qui étaient trop défavorables à nos agriculteurs. Il est cependant bon d'assumer cette complexité. Quand on tombe dans les simplismes, on ne fait généralement pas les bons choix.
Les auditions n'ont pas montré une approbation débordante de cette mesure, tant pour les volailles que pour le sucre, le maïs et les céréales.
Vous avez évoqué tout à l'heure la dernière réforme de la PAC, qui va dans le sens d'un assouplissement. Sauf erreur de ma part, vous n'étiez pas présent lors du vote sur l'application de la procédure d'urgence et vous vous êtes abstenu, de même que Mme Chabaud, lors du vote final. Pourquoi ?
Pour deux raisons.
Tout d'abord, il n'y avait aucune étude d'impact : le Parlement européen a voté une réforme de la PAC sans disposer de ce document indispensable. Voyez : depuis le début de cette audition, vous posez vous-même, à juste titre, des questions sur ces études, nécessairement imparfaites et toujours sujettes à débat.
Cette réforme dite de simplification de la PAC contient certes des dispositions absolument nécessaires, telles qu'un assouplissement du calendrier des mesures demandées aux agriculteurs confrontés à l'inondation de leurs terrains, comme cela arrive actuellement dans le Pas-de-Calais. Le règlement initial de la PAC n'ignorait pas totalement le besoin de souplesse en cas de choc climatique, mais il convenait de faire en sorte qu'il n'y ait aucune ambiguïté : si un exploitant doit toucher une aide pour réaliser telle opération à telle date mais que cette opération est impossible à la date prévue parce que le champ concerné est sous les eaux, il pourra tout de même recevoir l'aide. Cette évolution va dans le bon sens.
Toutefois, le texte prévoit également une autre mesure qui va dans le mauvais sens et qui est encore plus critiquable en l'absence totale d'étude d'impact : je veux parler de la réforme de la norme GAEC 8 (Good Agricultural and Environmental Conditions), qui impose aux exploitants d'entretenir des jachères ou de créer de nouveaux éléments de paysage pour protéger des sols et leur permettre de se restaurer avant de redevenir plus productifs. Avec la dernière réforme, nous sommes revenus, en quinze jours, sur vingt ans de réformes de la PAC. Je ne suis pas sûr que l'on ne considérera pas, dans quelques années, que nous avons légiféré sous le coup de l'émotion. Je ne dis pas qu'il ne faut jamais aller vite, mais j'estime que le retour en arrière que nous avons opéré est excessif.
Finalement, je n'ai pas voté contre le texte, qui contient des mesures positives, notamment en matière de simplification, mais je n'ai pas non plus voté pour, parce que la réforme de la norme GAEC 8 crée, en l'absence totale d'étude d'impact, une zone d'incertitude. Après avoir pesé le pour et le contre, j'ai donc décidé de m'abstenir.
Il y a eu une étude d'impact : c'est la mobilisation européenne des agriculteurs, qui ont largement manifesté leur ras-le-bol de toutes ces contraintes. Votre position m'étonne d'autant plus que cette réforme était demandée par un gouvernement que vous soutenez, par la majorité à laquelle vous appartenez, et qu'elle recueillait l'approbation des collègues de votre groupe. Il est vrai que vous êtes parfois présenté comme la personne qui tient le plus au respect de la trajectoire écologique au sein du mouvement présidentiel…
Vous jouez sur les mots. Je connais moi aussi une très grande étude d'impact : le dérèglement climatique, les sécheresses… Faut-il pour autant faire tout et n'importe quoi ? Soit nous sommes dans la polémique et nous nous renvoyons des grands mots, soit nous essayons de réfléchir aux conséquences concrètes de nos actes.
Vous savez bien que le premier élément à l'origine du mouvement agricole, celui qui a justifié la mobilisation, n'était pas d'ordre environnemental. La première revendication des manifestants concernait les revenus, les prix et les conditions de négociation avec la grande distribution et les industriels. Les agriculteurs veulent que leur travail paie. Où voyez-vous une étude d'impact ? Ne jouons pas à ce jeu, cela ne sert personne.
J'ai demandé à mon équipe de trouver à quoi vous avez fait référence à propos de la filière viticole. Il me semble que les éléments que vous avez cités figurent non dans l'étude d'impact de la Commission européenne, mais dans une étude du JRC, lequel raisonne toujours « toutes choses égales par ailleurs ».
En tant qu'exploitant viticole, vous savez très bien que ce secteur est très favorable aux accords commerciaux et qu'il a largement gagné aux traités précédents. Ainsi, la Fédération départementale des syndicats d'exploitants agricoles (FDSEA) de la Gironde était vent debout contre l'idée de sortir l'agriculture des accords commerciaux, dont les vins et spiritueux sont les plus grands gagnants. La récente publication des résultats détaillés du suivi du CETA – nous ne parlons pas ici d'une étude d'impact – a montré que les flux économiques provoqués par l'accord étaient très largement positifs pour notre agriculture, contrairement à toutes les craintes exprimées précédemment. Pourtant, en dépit de ces statistiques et du soutien des syndicats agricoles, qui savent que les traités commerciaux bénéficient objectivement à l'agriculture française, des prises de position idéologiques poussent malheureusement à l'arrêt du processus.
Ma ligne est simple : je fonde mon raisonnement sur la science et sur les faits. L'ensemble des agriculteurs que je rencontre, dans tous les territoires, savent que la principale menace qui pèse sur les rendements est le dérèglement climatique, dont ils subissent malheureusement les effets chaque année. Unissons donc nos forces ! Ce n'est pas le Pacte vert qui est décroissant – ce terme, que vous n'avez pas utilisé, est souvent revenu dans le débat politique au moment de la crise agricole –, mais l'impact du changement climatique.
Je ne conteste absolument pas l'impact du dérèglement climatique sur les rendements agricoles. Vous avez présenté des programmes qui n'ont, selon vous, pas intégré la guerre en Ukraine. Dans les décisions européennes, quelles sont les actions destinées à lutter contre l'impact du changement climatique et des crises probables sur les rendements et la pérennité de l'activité des agriculteurs ? Dans la lutte contre le changement climatique, il y a la diminution des émissions de gaz à effet de serre, mais aussi l'adaptation au réchauffement acquis – certains disent que l'augmentation des températures atteint 1,5 degré Celsius, d'autres 2 degrés et plusieurs projections tablent sur une hausse de 2,9 degrés par rapport à la trajectoire actuelle.
Comment anticipez-vous les impacts de ces phénomènes ? J'ai l'impression que l'on surcharge deux fois les agriculteurs : pour combattre le changement climatique et pour en gérer les conséquences.
Je ne vous reproche pas de ne pas avoir prévu la guerre en Ukraine – ce serait ridicule, même si j'aimerais que tout le monde ait la même attitude –, mais l'accumulation de cygnes noirs aurait dû avoir des conséquences dans les réflexions et les politiques conduites, d'autant que la famille politique dont vous êtes issu avait l'habitude d'anticiper les cygnes noirs, notamment dans le domaine nucléaire. Même si la Russie n'avait pas envahi l'Ukraine, elle aurait pu conduire de nouvelles opérations militaires, comme elle l'avait déjà fait dans son voisinage ou même en Afrique. Le retour de la guerre de haute intensité est antérieur au conflit ukrainien, donc l'Union européenne aurait dû envisager la survenue d'une guerre, surtout si elle nourrit l'ambition d'être une grande puissance. Or nous constatons, à vous écouter mais également lors d'auditions précédentes, que ce sont toujours les hypothèses les plus optimistes qui sont retenues, leur enchaînement conduisant à élaborer des prévisions irréalistes et à faire des programmes de véritables cygnes noirs.
Pour atténuer le choc climatique, il faut tout d'abord réduire les émissions de gaz à effet de serre – j'aimerais que vous nous aidiez à le faire plutôt que de vous y opposer. Il est également nécessaire de s'adapter au changement climatique, car les chiffres que vous avez cités sont justes : la trajectoire mondiale est assise sur une augmentation de 2,9 degrés Celsius des températures ; en outre, le coefficient de réchauffement français et européen est deux fois plus élevé, si bien qu'un réchauffement de 3 degrés à l'échelle mondiale représente 6 degrés en France Nous devons nous préparer à cette perspective, comme le fait le Gouvernement avec l'exercice France +4 degrés ; nous plaidons pour une stratégie européenne identique, laquelle verra peut-être le jour dans les prochaines semaines, même si la meilleure politique d'adaptation demeure la réduction des émissions de gaz à effet de serre.
Face aux différents aspects du choc climatique, une partie des solutions est d'ordre technologique – créer des bassines, développer les nouvelles techniques génomiques pour, par exemple, réduire la dépendance au stress hydrique et conserver les rendements même s'il pleut moins, et étendre l'agriculture de précision pour réduire le besoin en eau des cultures en cas de sécheresse – et une autre est fondée sur la nature. Nous avons toujours soutenu la voie technologique au Parlement européen. Dans le domaine de la nature, il convient de ménager la qualité des sols et d'y remettre de la matière organique pour préserver les rendements futurs ; en effet, un sol de mauvaise qualité contient moins de matière organique, devient plus sensible à l'érosion et capte moins bien l'eau : dès qu'il pleut beaucoup, l'eau n'est plus absorbée, la matière organique diminue davantage et la vulnérabilité de l'environnement naturel et humain s'accroît. Nous défendons les solutions technologiques avec la droite contre la gauche et nous promouvons les politiques fondées sur la nature avec la gauche contre la droite. Il faut faire les deux, libre ensuite à l'agriculteur de privilégier une voie en fonction de son activité, de ses contraintes et du climat.
Nous avons intégré plusieurs hypothèses de vulnérabilité macroéconomiques, lesquelles se sont matérialisées de manière flagrante au moment de la guerre en Ukraine. Cet événement nous incite fortement à accélérer la transition agricole sur les intrants : notre dépendance au gaz, arme que la Russie avait déjà utilisée, est apparue d'autant plus forte que notre modèle agricole dépend d'intrants fabriqués à partir de gaz ; notre exposition nous rend vulnérables, hier à la Russie, aujourd'hui au Qatar ou aux États-Unis pour leur gaz de schiste. L'un des objectifs du Pacte vert est de décarboner les intrants et d'abandonner le gaz fossile pour adopter le gaz vert : les intrants pourront être de l'hydrogène ou des biodéchets agricoles ou urbains.
Les solutions que vous évoquez sont en fait des paris technologiques. Je souhaite leur succès mais celui-ci n'est pas garanti. Il faut d'abord parvenir à la maturité technologique, par exemple pour la fabrication d'intrants à partir d'hydrogène vert, puis assurer la rentabilité : l'industrialisation de ces technologies générera-t-elle des économies d'échelle assurant la compétitivité, donc la production de biens à prix limité pour le consommateur ? Si les intrants sont chers, le prix des aliments sera élevé.
La conception des programmes européens, avec la Commission, le Parlement, le Conseil et même certains États membres, intègre-t-elle la notion de pari technologique ? Nous ne sommes pas maîtres des horloges pour obtenir les débouchés attendus des investissements technologiques, donc ceux-ci restent des paris. Les contraintes sont imposées immédiatement aux acteurs de terrain, en particulier aux agriculteurs, alors que les solutions à leurs problèmes dépendent de paris. Ce hiatus a fait échouer le plan d'énergie thermique propre de l'Allemagne, par exemple.
Certains paris sont payants à très court terme : les technologies du biocontrôle, développées actuellement par des entreprises françaises, ont fait la preuve de leur efficacité sans élévation du coût de production. Je préfère que notre agriculture utilise ces technologies liées à des entreprises françaises plutôt que les pesticides chimiques de Syngenta, groupe désormais chinois, ou de l'américain DuPont de Nemours. Pour assurer notre souveraineté et maîtriser notre destin, nous devons employer des technologies que nous contrôlons. Il y a cinq ans, le coût du biocontrôle était plus élevé, mais les récentes études ont montré que les innovations permanentes avaient permis de l'abaisser.
En matière d'énergie, il y a bien entendu des paris, mais j'imagine que vous soutenez les salles de consommation à moindre risque (SCMR), la fusion nucléaire ou l'hydrogène, qui sont des paris technologiques. Nous ne décarbonerons notre système énergétique qu'en misant sur des technologies alternatives : certaines d'entre elles fonctionneront mieux que prévu et d'autres moins bien. Aucun texte du Pacte vert n'a obligé les agriculteurs à adopter immédiatement les engrais fabriqués à partir d'hydrogène sans maturité technologique. En revanche, pour diminuer notre dépendance au gaz russe, qatari ou américain et décarboner l'agriculture, il faut investir partout en Europe dans des technologies qui permettent de produire à coût constant et à parité de pouvoir d'achat – je vous rejoins tout à fait sur l'importance de la compétitivité. Dans le domaine énergétique, nous ne sommes pas encore parvenus à nos fins, l'hydrogène reste plus cher, mais nous avons enregistré des succès comme celui des biocontrôles. Nous devons investir dans la recherche pour diminuer le prix de l'hydrogène et utiliser des engrais dont la fabrication ne dépend pas de gaz fossiles importés mais repose, à coût constant, sur des biogaz ou de l'hydrogène. Voilà la logique du Pacte vert ! Unissons nos forces dans ce domaine, car le sujet est d'intérêt national et européen.
Élaborez-vous des plans alternatifs ? Imaginons que le pari technologique échoue : y a-t-il un plan B ? Beaucoup de moyens, d'énergie, d'intelligence humaine et de générosité ont été investis dans la recherche contre le sida : des progrès ont été accomplis, mais cette entreprise a également connu des échecs. Les Européens évidemment, mais également d'autres pays de la planète, dépendent de l'agriculture européenne et de sa capacité à produire plus que ce que nous consommons : l'alimentation et l'énergie sont des besoins fondamentaux, donc y a-t-il des réflexions à l'échelle européenne sur les programmes à déployer en cas d'échec des plans principaux ? Être responsable exige d'élaborer des plans B.
Vous avez tout à fait raison. Dans les textes que nous avons votés, ou pas encore car ni le texte sur les pesticides, ni celui sur les nouvelles techniques génomiques, ni celui sur la restauration de la nature n'ont été, à cette heure, adoptés, nous avons prévu des freins d'urgence, sorte de plan B dans le plan A. Ces freins visent à répondre au cas de figure que vous venez de décrire : face à une crise mondiale imprévisible ou une envolée des prix de l'énergie, donc des prix agricoles, le texte prévoit l'activation, sans nouvelle étude d'impact ou adoption de norme, d'un frein d'urgence, qui donne le pouvoir à la Commission de suspendre les actions visant à atteindre les objectifs fixés dans le programme : cette disposition, que personne ne connaît alors qu'elle apporte une grande souplesse, a été adoptée à l'unanimité. Si le plan ne marche pas, l'Union peut appuyer sur un bouton qu'elle a elle-même créé.
Il arrive que les responsables politiques français, même ceux qui se prétendent fédéralistes ou favorables à la construction européenne telle qu'elle se fait, mettent sur le dos de l'Europe des décisions qu'elle n'a pas prises : ils défendaient dans les médias le prix régulé de l'énergie, le monopole d'EDF, EDF elle-même et prenaient des positions strictement opposées à Bruxelles, comptant sur la discrétion des fonctionnaires pour taire leur duplicité.
Vous avez évoqué l'importance des bassines pour faire face aux conséquences du réchauffement acquis, mais la France n'est pas prête : les réserves hydriques sont plus faibles que chez nos voisins comme l'Espagne, les mesures prises ne sont pas à la hauteur des enjeux et aucun plan d'ampleur n'a été conçu. L'Europe a-t-elle élaboré un programme que la France n'a pas décliné ou a-t-elle évacué la question ? Qui est responsable de notre retard ?
Les adaptations au changement climatique et à ses conséquences, comme le manque d'eau et le stress hydrique, sont multiples, que l'on songe aux bassines, à la dessalinisation, aux évolutions des pratiques agricoles, à la réparation des canalisations ou à bien d'autres actions. Jusqu'à présent, les décisions dans ce domaine relèvent intégralement des États membres ; à l'échelle européenne, on ne trouve qu'une vague stratégie non contraignante.
Il convient de changer cette répartition, car plusieurs impacts du changement climatique affectent des infrastructures de transport ou des actifs économiques d'intérêt européen : en 2022, la sécheresse a abaissé le niveau du Rhin au point d'empêcher toute navigation, épisode qui a pesé sur l'ensemble du commerce de l'épine dorsale européenne ; or il n'existe aucun cadre pour agir au bon niveau. Aucune norme européenne ne contraint les exploitants de sites de production d'énergie affectés par le manque d'eau à effectuer des stress tests sur le fonctionnement de ces infrastructures dans un contexte de réchauffement de 3, 4, 5 ou 6 degrés Celsius ; il en va de même pour les impacts de la montée des eaux sur les routes côtières : les exemples, très nombreux, illustrent cette politique de l'autruche. Le camping installé près du littoral est un actif local très important qui doit être géré à cette échelle, mais il faut déployer un dispositif européen renforcé d'adaptation pour les actifs stratégiques européens – ports, routes côtières, infrastructures, grands fleuves. J'espère pouvoir compter sur le soutien de votre groupe au Parlement européen pour agir dans ce domaine.
Dans un article ayant suivi la publication de l'étude d'impact accompagnant le règlement sur les produits phytosanitaires en juillet 2023, un journaliste de Vitisphère, titre de la presse spécialisée dans la viticulture, écrit ceci : « Déjà vives depuis des mois […], les craintes de la filière vin s'accentuent dans les 227 pages de l'étude d'impact complémentaire remise ce 5 juillet par la Commission européenne. […] Se basant sur une étude néerlandaise de la fin 2021, qui modélisait l'impact agricole d'une réduction de 50 % de l'usage des phytos, la Commission rapporte que “ l'étude a conclu à une perte de rendement variable, avec des effets plus importants sur les cultures pérennes, et un impact potentiel considérable sur les échanges avec les pays tiers. ” La plus forte réduction de productivité concerne la viticulture française, où la perte de rendement serait de 28 % – elle avoisinerait 20 % en Italie et 15 % en Espagne. Mais la Commission relativise : “ les impacts les plus importants sur le rendement [concerneraient des] cultures qui ont une pertinence limitée pour la sécurité alimentaire et animale, telles que les raisins, le houblon et les tomates. ” »
Selon la Commission, les tomates et le vin n'entreraient pas dans les denrées importantes pour la sécurité alimentaire, opinion peu flatteuse pour les agricultures cultivant ces produits. Vous nous avez assuré que l'étude d'impact n'envisageait aucune baisse de rendement : je n'y ai pas eu accès, donc je me fie à vos propos tenus sous serment, mais l'article de Vitisphère tend à les relativiser.
L'extrait que vous avez lu évoque l'étude néerlandaise, laquelle fait partie des trois études, avec celles du JRC et des États-Unis, dont j'ai parlé au début de l'audition et qui raisonnent à environnement constant sans prendre en compte les politiques que nous avons menées sur les nouvelles techniques génomiques, de biocontrôle, etc. Par ailleurs, les études d'impact de la Commission portent sur son texte initial ; or, même la commission de l'environnement, où siègent les députés européens les plus sensibles à la biodiversité et à la baisse de l'utilisation des pesticides, a modifié une partie des articles du texte initial de la Commission, notamment ceux portant sur les zones de non-traitement afin de les rendre plus praticables par les agricultures.
L'étude d'impact recèle un double enjeu. Les textes sur la restauration de la nature et la réduction de l'utilisation des pesticides ont suscité de nombreuses incompréhensions, parce que les études d'impact mises en avant ne reflétaient pas l'orientation des actions prévues et portaient uniquement sur le texte initial de la Commission. Or, même dans ma commission, la majorité des groupes politiques ont estimé dès le début du processus législatif que le texte n'était pas réaliste et allait trop loin. L'évolution, parfois profonde, du texte de la Commission n'entraîne pas d'actualisation de l'étude d'impact, donc le raisonnement porte sur l'étude initiale pourtant dépassée. Nous devrions réfléchir ensemble au problème que pose cette situation.
Je perçois une incohérence dans votre réponse : je vous ai demandé si une étude d'impact analysait la réduction de l'utilisation des produits phytosanitaires et le développement d'alternatives ; vous m'avez répondu que l'étude d'impact de juillet 2023 le faisait ; je vous la cite, puis vous me dites qu'elle s'appuie sur une étude néerlandaise qui ne prend pas en compte les alternatives. Voyez-vous l'incohérence ?
Vous affirmez que les nouvelles techniques génomiques et les biocontrôles constituent une alternative aux produits phytosanitaires : existe-t-il une étude d'impact qui prend en compte la baisse de l'utilisation des produits phytosanitaires et l'émergence de ces deux options alternatives, et dont les résultats orientent votre vote au Parlement européen ?
Oui, c'est le fameux texte de juillet 2023, qui intervient plus d'un an après le début de la guerre en Ukraine. La Commission européenne n'a sans doute pas actualisé son analyse pour toutes les filières et a estimé que le vin n'était pas la production agricole principale pour la sécurité alimentaire, ce qui ne signifie pas qu'il ne soit pas économiquement et culturellement important. Et si vous vous référez à l'étude d'impact initiale ou à l'étude néerlandaise, vous vous trouvez en décalage avec le texte final.
Oui, nous prenons en compte les enjeux liés au contexte géopolitique, comme la guerre en Ukraine, et les alternatives à l'utilisation des produits phytosanitaires, mais les actualisations ne sont pas exhaustives. Il n'y a pas d'étude d'impact modélisant, non la version initiale des textes, mais la version finale, celle qui compte, car l'étude d'impact, rédigée sur le fondement de la première version, est figée dans le temps. Le nouveau Parlement européen qui sortira des élections du 9 juin devrait, de manière transpartisane, changer l'approche dans ce domaine pour faire correspondre de manière fine les études d'impact aux versions finales des textes adoptés par le Parlement et le Conseil ; si l'on prend l'exemple des nouvelles techniques génomiques et des biocontrôles, les documents intégreraient les impacts de deux années de guerre en Ukraine et des avancées de la stratégie de décarbonation du secteur énergétique.
La commission procède à l'audition de M. Dominique Schelcher, président-directeur général de Coopérative U.
Nous recevons M. Dominique Schelcher, président-directeur général de Coopérative U, dans le cadre de nos auditions des dirigeants des principaux groupes de la grande distribution française.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Dominique Schelcher prête serment.)
Je vous remercie de m'avoir invité à m'exprimer sur un sujet d'une importance cruciale pour notre pays : la souveraineté alimentaire de la France. Je veux voir dans cette audition une occasion à la fois de mettre en avant les nombreux engagements, souvent méconnus, de Coopérative U pour la ferme France, d'autant plus à une époque où notre secteur a fait l'objet, souvent à tort selon moi, de nombreuses critiques, et de participer avec vous à la recherche des moyens de mettre un terme à l'érosion de la souveraineté alimentaire, dont certains chiffres nous interpellent et nous inquiètent toutes et tous. C'est votre rôle aujourd'hui, mais c'est aussi notre responsabilité collective. Chaque maillon de la chaîne a une responsabilité et un rôle à jouer : des producteurs aux consommateurs, en passant par les industriels et les distributeurs. Il faut retrouver l'équilibre entre chacun.
La souveraineté alimentaire, différente de l'autosuffisance alimentaire, qui n'aurait pas de sens, est un pilier de l'indépendance nationale et de la sécurité de nos concitoyens. Elle doit garantir non seulement l'accès à des produits alimentaires de qualité, mais aussi le soutien à notre économie et la préservation de notre patrimoine agricole, que le monde entier nous reconnaît.
Je suis le président-directeur général de Système U, devenu tout récemment Coopérative U, coopérative de commerçants indépendants, quatrième acteur de la distribution en France. Cela signifie que nos 1200 associés sont propriétaires du fonds de commerce, des murs le plus souvent, qu'ils détiennent et exploitent en local, dans des villes où ils résident, où souvent ils sont nés ou ancrés. Ils exploitent 1 746 magasins partout en France, aux enseignes Hyper U, Super U, U Express ou Utile, soit une multitude de formats, où travaillent chaque jour 75 000 collaborateurs.
On les appelle des associés, car ils sont unis par des outils communs depuis 130 ans, depuis l'époque où de petits épiciers se sont unis. Ils sont aussi associés dans une gouvernance moderne et démocratique. Ils élisent leurs représentants au sein de quatre conseils d'administration régionaux et les administrateurs nationaux sont élus par les représentants de ces quatre régions. Ils sont aussi associés au pilotage stratégique et opérationnel : chaque associé donne de son temps au collectif, aux côtés de salariés de la coopérative, comme l'est d'ailleurs Philippe Gigleux, chargé de mission qui m'accompagne aujourd'hui.
Je suis moi-même un associé de la coopérative, car j'exploite le Super U de Fessenheim, en Alsace, où je suis chaque fin de semaine. Je suis d'autant plus sensible au sujet de la souveraineté alimentaire française que je l'ai touché du doigt lors de la crise du covid. Étant frontalier, j'ai vu mes collègues allemands et plus largement européens regarder leurs rayons se vider, là où notre tissu productif français a répondu présent malgré les frontières fermées.
L'intérêt de Coopérative U pour la ferme France est évident. Nous vivons à son contact, dans les mêmes territoires. En tant qu'enseigne rurale, puisque nos magasins sont présents à 50 % dans des collectivités de moins de 5 000 habitants, nous sommes aussi particulièrement sensibles à l'agriculture de nos territoires : les agriculteurs sont nos clients, et des territoires dynamiques font des zones de chalandise prospères. En tant qu'acteur principalement français – nous avons quatre-vingts magasins U hors de France, essentiellement en Afrique francophone –, nous croyons à la vitalité de nos terroirs et à ceux qui les font vivre, qui sont in fine nos clients.
En tant que client majeur de l'agriculteur français, notre lien d'engagement avec la ferme France est donc réel et fort. Il se mesure tout d'abord sur les produits à notre marque, La Marque U, dont nous pilotons les cahiers des charges : 100 % du porc, du bœuf et du lait de La Marque U sont français. Nous avons aussi cinquante et une filières engagées pour les produits U avec : une contractualisation tripartite dans la durée, jusqu'à cinq ans ; des volumes contractualisés ; un prix indexé sur les coûts de production. Ces filières regroupent près de 5 000 agriculteurs. Ce n'est pas tout. Les associés ont une totale faculté d'approvisionnement local, qu'ils utilisent à plein : il représente jusqu'à 20 % des ventes dans nos magasins.
Nous sommes un client d'ores et déjà très important des agriculteurs. Les pénuries, les contraintes climatiques, les contextes de marché peuvent conjoncturellement réduire cette part, bien sûr, mais nous prenons l'engagement de la maintenir structurellement et dans la durée voire de l'augmenter. Nous renforçons notre partenariat avec les producteurs français et augmentons la visibilité des produits régionaux dans nos magasins.
Un autre pan auquel je tiens particulièrement est la sensibilisation des consommateurs à l'importance de privilégier l'achat local. C'est pourquoi Coopérative U est l'un des grands mécènes des Journées nationales de l'agriculture, qui ont lieu ces vendredi, samedi et dimanche, et qui ouvrent les portes des fermes, des lieux de production et de nos magasins, où des centaines de producteurs locaux feront déguster leurs produits.
Nous sommes aussi transparents sur l'origine, puisque près de 80 % de nos packagings U affichent l'origine de la matière première principale, y compris, bien sûr, quand elle n'est pas française. Bien souvent, en revanche, nous ne disposons pas de l'origine des produits de nos fournisseurs, pour les grandes marques. C'est d'ailleurs pour cette raison que nous accueillons très favorablement le projet Origin'Info de la ministre du commerce.
Je veux aussi rappeler que la grande distribution ne représente que 40 % des débouchés de la ferme France. Je suis donc toujours très étonné que l'on s'indigne d'une viande étrangère dans les rayons – ce qui n'est pas le cas chez nous – alors que personne ne remarque que le poulet servi à la cantine de nos enfants ou au restaurant l'est également.
Il ne faut pas oublier que la souveraineté alimentaire a plusieurs jambes : une souveraineté agricole, bien sûr, mais également une souveraineté industrielle. Il doit y avoir 17 000 entreprises de l'industrie agroalimentaire en France. Nous travaillons avec plus de 4 000 d'entre elles. Cela se passe très bien avec l'immense majorité de ces fournisseurs, surtout chez U. Nous sommes la première enseigne pour les produits locaux selon les panélistes. Nous sommes l'enseigne préférée des TPE et des PME – ce n'est pas nous qui le disons, mais leur syndicat, la FEEF (Fédération des entreprises et entrepreneurs de France). Nos produits U sont fabriqués à 77 % par des TPE et des PME françaises : c'est inédit sur le marché. Nous travaillons avec discernement avec les industriels plus modestes. Nous avons un partenariat particulier de longue date avec la FEEF.
Parmi ces 4 000 entreprises, quarante-quatre sont très puissantes. Elles ne sont pas toujours françaises et sont très peu implantées en France ou de manière très partielle au regard de leur production mondiale et de leur distribution en France. Notre préoccupation est de maintenir le tissu industriel français, pour maintenir de la concurrence et éviter l'oligopole des plus gros, qui existe déjà sur certains marchés : le poids cumulé des deux premières grandes marques dépasse 70 % sur de nombreux marchés en GMS (grandes et moyennes surfaces) – papier toilette, couches, lessives, déodorants.
Mondelez, par exemple, est un acteur éminemment international. Ils peuvent dire qu'ils développent des filières de blé françaises, mais la réalité est qu'ils ferment au fil du temps des usines en France. Ce n'est pas parce que nous négocions âprement avec eux, c'est parce qu'ils arbitrent pour produire là où cela leur coûte le moins cher. La réalité, c'est que la législation actuelle, sous couvert de protéger le revenu des agriculteurs, sert parfois d'arme à des multinationales, qui ne s'approvisionnent pas et ne produisent pas en France. Elle ne remplit pas toujours son rôle et ne sauvegarde pas notre souveraineté.
Je veux dire d'emblée un mot sur les centrales d'achat, qui ont cristallisé beaucoup de critiques ces derniers temps. U a rejoint un bureau d'achat européen, Everest, avec des partenaires européens – des coopératives comme nous, Edeka, en Allemagne, ou des entreprises familiales, en Italie, au Portugal, en Pologne –, afin de peser dans les discussions avec les fournisseurs mondiaux. Les géants, dont je vous parlais, qui opèrent dans le monde entier, ont une puissance de marché manifeste, contre laquelle U, avec ses 12 % de parts de marché en France, ne pèse rien. Nous respectons scrupuleusement les principes de la loi Egalim dans ces négociations européennes, même si les contrats sont de droit néerlandais, la structure étant historiquement basée à Amsterdam.
Je m'étonne d'ailleurs qu'Action, l'enseigne préférée des Français, Lidl, Normal et d'autres, qui sont à 100 % européens et négocient donc en dehors de la France, ne soient pas toujours questionnés sur leurs pratiques de négociation. À une époque où le prix est le premier critère de choix, parfois l'unique critère des clients, et où le succès des entreprises qui mettent ce prix au cœur de tout est manifeste, nous nous devons de proposer des produits qui soient accessibles à certains de nos clients. Les contre-exemples de ceux qui n'ont pas suivi cette voie sont terribles.
En conclusion, la souveraineté alimentaire de la France est un défi qui nécessite une mobilisation collective. En tant que distributeurs, nous avons la responsabilité de soutenir les produits locaux et les circuits courts. Chez U, nous sommes prêts à assumer notre part de responsabilité et à intensifier nos efforts pour soutenir une agriculture locale, durable et juste. Je mesure les difficultés de certaines filières et les souffrances exprimées par le monde agricole. Sans doute pouvons-nous faire mieux, faire plus, et nous y travaillons déjà.
Mais nous appelons aussi à un sursaut collectif, car nous faisons déjà beaucoup et nous ne résoudrons pas seuls la crise profonde que le monde agricole traverse. Nous appelons donc à une collaboration renforcée entre pouvoirs publics, agriculteurs et consommateurs pour bâtir ensemble un système alimentaire résilient et souverain.
Pouvez-vous nous expliquer comment fonctionnent les achats au sein de votre groupe ? Est-ce de manière centralisée ou décentralisée ?
Il y a plusieurs niveaux de négociation. L'essentiel de ce que nous proposons, soit environ 20 000 références par magasin, est négocié à notre siège, à Rungis, en majorité avec les très grandes entreprises dont je vous ai parlé. Il existe aussi un niveau local, puisque jusqu'à 20 % de l'approvisionnement d'un magasin est commandé en direct par les patrons, à leur libre choix. C'est notre ADN depuis toujours de compléter les grandes marques nationales par des produits locaux. Nous ne les négocions même pas : nous acceptons le prix du petit producteur qui vient nous voir en magasin. Nous sommes contents d'avoir son produit en proximité. À l'inverse, pour quarante-quatre multinationales, le niveau de négociation est européen. Nous n'avons pas créé une centrale d'achat européenne : nous avons rejoint une organisation existante, créée par nos confrères allemands, Edeka, une coopérative comme nous, où se trouvent également l'entreprise familiale néerlandaise Jumbo et l'acteur du e-commerce alimentaire Picnic. Nous avons considéré qu'en tant que quatrième acteur français, nous ne pesions plus assez face aux quarante-quatre plus grands.
Il y a une centrale d'achat, Everest, basée à Amsterdam, et une centrale de services basée en Suisse. Ce sont deux activités différentes, toutes deux créées par Edeka. Les services ont toujours existé dans notre métier : nous vendons nos données aux industriels. Nous sommes plus forts en les vendant ensemble. Ce regroupement est encore plus important puisqu'il comprend aussi l'Italien Esselunga, le Portugais Jerónimo Martins ou le Polonais Biedronka. Il y a toute une série d'acteurs européens – familiaux ou coopératives.
Quelle est la part de viandes françaises et de fruits et légumes français dans vos rayons ? Pourriez-vous faire la distinction entre vos produits et ceux des autres marques ?
Pour les fruits et légumes, la part est de 78 % hors agrumes et fruits exotiques. L'objectif est qu'il n'y ait pas de fruits étrangers si l'offre est disponible en France. Nous nous sommes demandé s'il ne fallait pas cesser de faire venir des poires hors saison, par exemple. Mais certains de mes collègues considèrent qu'il faut répondre aux demandes des clients et que, même quand la poire française n'est pas disponible, il faut proposer une poire étrangère le temps de l'intersaison.
Pour ce qui est de la boucherie et de la volaille fraîches, en comptoir traditionnel, nous sommes à 100 % en origine France, de très longue date. Une exception : à Pâques, nous importons de l'agneau de Nouvelle-Zélande, parce qu'il n'y a pas suffisamment d'agneau français. Toute la charcuterie de porc est 100 % française. Tous les produits laitiers de La Marque U sont également français. Dans les produits de grande marque que nous achetons aux industriels, il peut y en avoir d'origine étrangère. Parfois, il est aussi nécessaire d'acheter des produits étrangers. C'est ce que nous avons fait pour la volaille, notamment après les épisodes de grippe aviaire.
Elle peut venir de Pologne.
Dans ce cas, provient-elle d'une entreprise française qui a un site de production en Pologne ou d'entreprises polonaises ?
Il s'agit d'entreprises françaises. Nous n'allons pas demander à des entreprises polonaises de livrer de la viande polonaise.
C'est l'un des plus gros, en effet. Il y en a d'autres. Je n'ai pas tous les noms en tête. Encore une fois, le gros de nos ventes, c'est La Marque U. Nous avons développé avec la coopérative Terrena, dans l'ouest de la France, toute une gamme d'engagements très forts sur la volaille. Il y a des compléments de marques, parce qu'un certain nombre de clients en veulent. Mais ce ne sont pas nos plus grosses ventes.
Vous avez parlé d'oligopoles pour certains marchés. Quels types de produits sont concernés ?
Sur certains marchés, nous avons très peu d'interlocuteurs en face de nous, en particulier dans le secteur de la droguerie, parfumerie, hygiène. Pour le papier toilette, par exemple, il est très difficile d'avoir des produits différents. C'est Essity qui domine le marché, y compris pour la marque de distributeur. Nous avons beaucoup de difficultés à discuter. Il y a aussi de très grandes marques alimentaires, de soda, par exemple, où il y a très peu de choix, parce que le produit est un repère pour le client. Dans ce cas-là aussi, il est difficile de discuter et le produit s'impose à des conditions parfois difficiles.
Lorsque le président pose ses questions aux distributeurs, j'ai pour habitude d'aller chercher les articles de presse concernant les interventions des agriculteurs dans les magasins pour identifier les produits étrangers. Je n'ai pas trouvé grand-chose concernant Système U et ne peux donc pas faire avec vous ce que j'ai fait avec les autres dirigeants…
Vous avez dit que les industriels ne s'approvisionnaient pas toujours en France. Or ils nous ont affirmé sous serment que leurs approvisionnements étaient essentiellement français.
C'est vrai que, pendant la crise agricole, nous avons nous aussi reçu des visites d'agriculteurs, qui se sont essentiellement très bien terminées. Les agriculteurs ont pu constater que nos rayons étaient en cohérence avec nos engagements.
Un certain nombre d'industriels ont des sites de production en France, mais de moins en moins. Nestlé, par exemple, a drastiquement réduit son nombre d'usines en France ces quinze dernières années. Le groupe américain Mondelez propose des marques emblématiques de gâteaux et de confiseries qui sont majoritairement produits en Europe de l'Est. Ce n'est pas généralisé, mais la tendance s'est confirmée, dans le cadre d'une recherche d'optimisation du coût de production.
Vous avez précisé que vous respectiez les principes d'Egalim au sein de votre centrale d'achat. Pourriez-vous nous en dire plus ? Cela ne revient-il pas à une forme de surtransposition ? Est-ce que cela ne concerne que les produits alimentaires destinés à la consommation française ou tous les achats de la centrale ?
Cette centrale d'achat est basée à Amsterdam. Nous avons choisi de rejoindre une organisation qui existait déjà pour être plus forts. Nous n'avons pas créé quelque chose pour contourner un système. Néanmoins, même dans ces conditions, il était hors de question pour nous de ne pas respecter les engagements d'Egalim, sachant d'autant plus que mon prédécesseur, Serge Papin, avait participé de très près à leur élaboration. Nous avons une annexe à nos contrats précisant que nous les respectons. À la suite d'un très large contrôle mené sur les trois centrales européennes, deux sur trois ont été sanctionnées. Je peux vous dire que nous ne l'avons pas été. Nous n'avons pas commis d'écarts sanctionnables vis-à-vis de cette annexe.
Une voie est possible pour ces centrales européennes, avec un engagement volontaire de notre part, et demain peut-être un encadrement plus précis de votre part pour faire respecter ces éléments : la date butoir – nous avons conclu tous nos contrats au 31 janvier – ; la part de matières premières agricoles ; les clauses d'indexation.
Avec l'Allemand Edeka, qui est plus puissant que nous, Jumbo, qui est plus petit que nous, et Picnic, qui monte aux Pays-Bas, nous mettons nos volumes ensemble pour peser face aux fournisseurs sur les produits vendus dans nos pays respectifs.
S'agissant de la part de produits importés, vous seriez – le conditionnel s'impose, nos précédentes auditions d'enseignes de la distribution ayant démontré qu'il était difficile d'obtenir un état des lieux précis en la matière – plus vertueux que les autres. Contrairement aux centrales d'achats européennes, qui ne sont pas tenues de se conformer aux lois Egalim, vous vous astreignez à en suivre les recommandations. Au demeurant, Coopérative U n'a pas la même réputation que les autres enseignes de la grande distribution en matière de relations avec les producteurs. Dans ces conditions, comment faites-vous pour rester compétitifs ?
Au prix à tout prix, nous préférons le juste prix, qui doit aussi être rémunérateur. Nous nous sommes d'emblée engagés dans le soutien des lois Egalim. Nous n'étions pas d'accord avec toutes leurs dispositions, comme j'ai eu l'occasion de le dire, mais nous nous sommes engagées une fois les lois adoptées, s'agissant notamment des dispositions relatives à la part de matière première agricole.
Cet engagement volontaire dans le cadre législatif actuel peut créer une distorsion avec d'autres acteurs aux précautions et engagements distincts des nôtres, donc soulever une difficulté. Nous la résorbons, quant à nous, grâce à notre modèle économique. Il y a deux façons de proposer un prix compétitif au client : bien acheter – nous ne le faisons pas à n'importe quel prix – et réduire les coûts d'exploitation.
Depuis que je suis devenu président-directeur général de Coopérative U, en 2018, nous menons un travail considérable de rationalisation de nos coûts d'exploitation pour que nos produits coûtent moins cher et pour proposer des prix bas. Nous compensons l'écart résultant de nos choix par la compétitivité de nos coûts internes, s'agissant notamment de la logistique, de l'informatique et du siège social.
J'ai toujours travaillé sur ces deux piliers : être un bon acheteur tout en respectant les dispositions relatives à la part de matière première agricole ; réduire les coûts. Tel est le propre d'une coopérative.
J'ai du mal à imaginer – il ne s'agit pas d'une question piège – que vous parveniez à rester concurrentiels uniquement en travaillant à réduire vos coûts de fonctionnement. Des entreprises telles que Leclerc et Carrefour ont dû aussi travailler sur leur logistique et leurs magasins pour optimiser ce qui peut l'être. N'avez-vous pas une politique de marges distincte de la leur ?
Tel est le cas, en raison de l'optimisation de nos coûts de fonctionnement, qui, d'un strict point de vue professionnel, est très avancée depuis de nombreuses années. Par le biais de l'automatisation et de la robotisation, nous réalisons des gains de productivité, qui nous permettent de réduire nos coûts d'exploitation, donc de serrer nos marges.
Depuis le début de la crise inflationniste, nous avons pris de nombreuses décisions qui nous ont amenés à les serrer davantage. Au demeurant, c'est ce que nous demandent les Français. Ils nous disent : « Messieurs les distributeurs, prenez donc sur vos marges pour que les prix soient plus abordables ! ».
Depuis le début de la crise du covid, nous proposons chaque semaine quatre fruits et légumes d'origine française à prix coûtant, ce qui, en un an, représente des millions de marge non prise et cédée à juste titre au consommateur. Nous avons été le premier groupe à lancer le panier anti-inflation à l'appel du Gouvernement, dès février 2023. Dans ce cadre, nous continuons à vendre les 150 produits fabriqués en France les plus vendus à prix coûtant. Le succès est tel que les PME qui les produisent n'arrivent pas à suivre.
Parce que notre système est compétitif, nous parvenons à prendre sur nos marges.
J'en viens à une question souvent posée par notre commission d'enquête mais demeurée sans réponse, ce qui, dans la mesure où nous cherchons à proposer des solutions, est un peu frustrant.
Si l'on considère que la marge nette de la grande distribution est, comme on l'entend souvent dire, relativement fine, il faut tenir compte du fait que ses enseignes ne vendent pas uniquement des produits alimentaires. Il n'est pas absurde d'imaginer que la marge est plus fine sur les produits textiles ou d'hygiène, et que l'équilibre est obtenu grâce aux produits alimentaires. S'agissant notamment des fruits et légumes, qui sont fournis aux enseignes sans l'intermédiaire d'un industriel, l'écart entre le prix payé au producteur et celui constaté en rayon peut être élevé, ce qui suggère qu'ils permettent de réaliser des marges substantielles.
Au sein même du rayon fruits et légumes, la marge fait l'objet d'une péréquation. Par exemple, la tomate d'importation, d'origine marocaine le plus souvent, est vendue en premier prix – la tomate grappe à 1 euro la barquette – et dégage de faibles marges, contrairement à la tomate française, qui sert à rétablir la marge et subit donc un double désavantage, en raison de son coût de production supérieur, dû notamment au coût de la main-d'œuvre, et de la marge du distributeur. Confirmez-vous cette description ? Quelles pistes d'amélioration suggérez-vous pour rééquilibrer l'ensemble ?
Le mensuel professionnel Linéaires publie chaque année, à l'automne, une enquête sur la rentabilité des distributeurs indépendants, tels que Leclerc, Intermarché, Coopérative U et les franchisés de Carrefour. Il se base sur les bilans des entreprises.
En 2023, le résultat net moyen de la profession était de 1,54 %. Celui de Hyper U, qui est plongé dans la compétition, était de 0,74 %, contre 1,94 % pour Super U et 3,02 % pour U Express, mais pour des chiffres d'affaires inférieurs. Le résultat net de Leclerc était de 2,21 %, celui d'Intermarché Super de 1,98 % et celui d'Intermarché Hyper de 1,68 %.
Notre métier est d'abord de mener un travail de péréquation. Sur certains produits, tels que les boissons Coca-Cola, qui sont très demandées, nous ne réalisons aucune marge. Celle que nous réalisons sur les produits non alimentaires est faible. Dans mon magasin, les produits non alimentaires représentent 12 % du chiffre d'affaires. Ce secteur est en perte de vitesse, car les clients arbitrent à son détriment. Son utilité en matière de péréquation est donc faible.
Celle-ci est essentiellement réalisée sur les produits alimentaires, dont certains offrent une marge et d'autres non. Lorsque la majoration de 10 % du seuil de revente à perte (SRP), dite SRP+10, a été introduite, nous avons maintenu le dispositif consistant à vendre à prix coûtant quatre fruits et légumes d'origine française différents chaque semaine, pour maintenir l'accès des Français à ces produits. Notre travail de péréquation et l'application du dispositif SRP+10 à d'autres produits nous ont permis de parvenir à de nouveaux équilibres.
Le revenu agricole n'était plus un problème. Chaque année, je fais le tour des syndicats agricoles. En février 2023, ils étaient davantage préoccupés par les normes que par leur revenu. Le choc inflationniste a alourdi leurs charges en majorant le prix du carburant, de l'électricité et des engrais, sans que tous ne puissent répercuter cette hausse des coûts sur les prix. Ils ont été piégés. Auparavant, leur revenu s'améliorait. Les lois Egalim ont eu un impact positif, de leur propre aveu.
Au printemps 2022, le ministre de l'économie et des finances a demandé aux distributeurs et aux industriels, immédiatement après la clôture des négociations pour l'année 2022, de revenir autour de la table pour discuter à nouveau des prix en tenant compte du choc inflationniste. Tous ont accepté, ce qui a contribué à contenir la hausse des prix dans la limite de 16 % en deux ans. En 2023, lorsqu'il s'est agi de tenir compte de la nouvelle réalité et de certaines baisses de prix, le ministre a formulé la même demande. Les distributeurs ont répondu présent, mais il n'y avait plus aucun industriel autour de la table. C'est alors, me semble-t-il, que les clauses de révision destinées à amortir le choc subi par les agriculteurs n'ont pas fonctionné, ce qui a provoqué la crise de la fin de l'année dernière et du début de celle-ci.
La différence de prix entre les produits d'importation et les produits français que j'évoquais dans ma précédente question est-elle une réalité ? Pouvez-vous suggérer aux législateurs que nous sommes des solutions pour éviter l'écart de prix qu'observe le consommateur par exemple entre la tomate marocaine et la tomate française ?
Chez nous, les rayons fruits et légumes ne font pas l'objet d'une consigne nationale. Le seul mot d'ordre est qu'il faut privilégier les produits d'origine française – tel est le cas de 78 % des produits que nous proposons. Chaque chef de rayon, dans chaque magasin, arrête une politique de prix par rapport à la zone concurrentielle où il se trouve.
Ce sont des gens qui se rendent régulièrement dans les autres magasins pour relever les prix, par exemple de la tomate française et de la tomate étrangère. Ils combinent ce premier repère avec leur objectif de marge à atteindre pour procéder à une péréquation globale. Nous n'achetons pas des produits étrangers pour faire de la marge sur les autres.
Par ailleurs, s'agissant de certains produits, la production nationale est insuffisante. Tel est le cas de la fraise, dont la production est insuffisante pour satisfaire la demande des consommateurs, ce qui oblige à en importer. Cette année, elle a été particulièrement demandée à Pâques. Or la fraise française n'était pas prête, ce qui a contraint de nombreux magasins à importer des fraises d'Espagne. Nous ne donnons aucune consigne générale en matière de marges, ce qui au demeurant est impossible.
Ma prochaine question est un peu provocatrice. Dans la mesure où les multinationales avec lesquelles vous négociez dans le cadre des centrales d'achat européennes ne font aucun cadeau sur leur politique de marges, n'y a-t-il pas intérêt à exploiter le flou juridique entourant l'application des lois Egalim à cet échelon pour s'en affranchir et s'offrir la possibilité de négocier un peu plus durement avec ces entreprises ?
Tel n'est pas notre état d'esprit. Dans le cadre des discussions en cours sur une potentielle évolution des lois Egalim, j'ai été auditionné par la mission d'information Izard-Babault. Notre profession demande avec force que la transparence soit améliorée. Celle-ci est en effet insuffisante, notamment du fait de l'introduction de la fameuse option 3, adoptée dans le cadre de la troisième loi Egalim.
Actuellement, l'industriel n'est pas obligé de révéler l'origine de sa matière première, en particulier celle des matières premières principales. Une évolution sur ce point serait une avancée majeure. Par exemple, le certificat pourrait indiquer l'origine des trois principaux ingrédients. Cela permettrait de distinguer et de sanctuariser la matière première d'origine française, ce qui est votre combat, et de traiter différemment la matière première venue de l'autre bout du monde.
S'agissant de la transparence, vous êtes, d'après ce que j'ai lu dans la presse, un fervent défenseur des contrats tripartites, dont nous avons déjà discuté avec le patron de Lidl. Ces contrats portent sur les marques de distributeur (MDD) – j'en comprends l'intérêt. Mais ils ne concernent pas les marques nationales, n'est-ce pas ?
Pas en l'état actuel de la législation. Le groupe Lidl a recours à ces contrats depuis 2015, après s'être inspiré de Coopérative U qui les utilise depuis longtemps. Ils font partie de notre ADN.
Il s'agit de réunir trois parties autour de la table. J'en ai signé un cet hiver au Salon de l'agriculture, portant sur le lait U bio vendu en bouteilles. Il y avait des représentants de la coopérative laitière Biolait, Emmanuel Vasseneix, président de la Laiterie de Saint-Denis-de-l'Hôtel (LSDH), qui est une très belle entreprise de taille intermédiaire (ETI) française chargée d'embouteiller le lait pour nous, et moi.
Nous avons signé un contrat pour cinq ans, soit cinq ans de visibilité pour ces producteurs. Dans le contrat, que j'ai relu personnellement, si épais soit-il, il est écrit que le producteur agricole percevra une juste rémunération, assurée notamment par une révision annuelle des coûts de production. Tout le monde était content de signer pour cinq ans. Signer un contrat pour une telle durée, c'est formidable. Rien de tel n'est autorisé avec les grands industriels.
Il y a deux régimes de négociation. L'un est vertueux et s'applique aux MDD. Tous nos produits frais entrent dans ce cadre, et c'est gagnant pour tout le monde. Nous avons ainsi sauvé des coopératives laitières en leur confiant la fabrication de nos yaourts. L'autre, plus strict, s'applique aux grandes marques. Il faudra sans doute le faire évoluer.
Certaines des propositions qui circulent actuellement visent à encadrer davantage le régime de négociation des MDD. Ce serait à mes yeux une grave erreur. Le régime de négociation vertueux en serait fragilisé. Certains parlementaires envisagent d'obliger les distributeurs et les producteurs de MDD à négocier des contrats d'un an. Nous en négocions qui durent cinq ans. Ne nous enfermez pas dans de telles contraintes ! Nos concurrents le font aussi, quoique de façon moins massive.
Si les lois Egalim faisaient l'objet d'une évolution, l'introduction d'une garantie d'un prix d'achat couvrant les coûts de production – si du moins elle n'existe pas, car je n'ai toujours pas compris le régime auquel les lois Egalim soumettent les MDD – ne vous poserait aucun problème, dans la mesure où vous la prévoyez déjà. L'évolution juridique sur laquelle vous appelez l'attention ne porte pas sur ce point.
Absolument pas. Nos contrats garantissent d'ores et déjà un tel prix d'achat. Que la loi prévoie qu'il en soit ainsi ne changera rien pour nous. En revanche, nous ne souhaitons pas que les contraintes administratives soient trop strictes, s'agissant notamment de la durée des contrats.
Sur les grandes marques, les lois Egalim sont très administratives et très normées, ce qui nous empêche parfois de parler de l'essentiel : le commerce, l'innovation et la projection vers l'avenir. C'est aussi cela, la souveraineté alimentaire. Nous sommes enfermés dans un calendrier et dans un contexte administratif très précis. Chaque seconde quinzaine de janvier, nous sommes accaparés par des centaines d'entreprises avec lesquelles nous ne discutons plus de rien sinon du prix, oubliant l'essentiel : les innovations et la croissance au service du client.
C'est pourquoi j'ai été le premier à plaider, dès le printemps 2023, pour l'assouplissement de la date butoir des négociations commerciales. Inspirons-nous des dispositions applicables aux MDD et recommençons à faire du commerce ! Ne restons pas enfermés dans la négociation du prix ! La souveraineté alimentaire n'a rien à gagner à l'entretien d'une tension permanente à ce sujet.
Vous semble-t-il possible de faire évoluer la loi – nous sommes ici pour faire la loi et pour la faire évoluer – afin que le champ des contrats tripartites inclue les marques nationales ?
Cette question très technique a fait l'objet, encore récemment, d'articles publiés par des avocats, qui concluent qu'une évolution est difficilement envisageable en raison de la nécessité de préserver le secret des affaires.
S'agissant de La Marque U, qui est notre propre marque, la négociation avec les divers acteurs réunis autour de la table ne pose aucun problème, dans la mesure où tous se conforment à notre cahier des charges. Lorsque nous discutons avec un industriel ou une coopérative, le secret des affaires limite les possibilités. Il faudrait faire travailler des spécialistes sur ce sujet.
L'option 3 n'a-t-elle pas été introduite pour contourner l'écueil du secret des affaires sur lequel butaient les deux précédentes ?
Le secret des affaires que j'évoque porte sur la globalité d'un produit donné, ce qui inclut sa recette de fabrication et la façon dont il est fabriqué. Agiter le spectre du secret des affaires uniquement pour ne pas divulguer la part de matière première agricole est un chiffon rouge.
Les industriels ont dû vous dire qu'ils tenaient à protéger leurs secrets de fabrication, mais ceux-ci ne nous intéressent en aucune façon. Nous ne cherchons pas à connaître la recette des produits : nous voulons que la transparence soit assurée s'agissant de la part de matière première agricole, que vous nous demandez de protéger. Pour ce faire, il faut supprimer l'option 3 ou significativement l'améliorer. Ainsi, nous accepterons en toute confiance les données qui nous seront communiquées, à défaut de pouvoir les contester.
Cela est d'autant plus nécessaire que certaines attestations prévues dans le cadre de l'option 3 relatives aux négociations des deux dernières années ne nous sont toujours pas parvenues. Certains fournisseurs ne les transmettent pas. « Pourquoi Coopérative U ne les attaque-t-elle pas en justice ? », me dit-on. Le plus souvent, il s'agit de petits fournisseurs qui manquent de personnel administratif. Nous n'allons pas nous battre avec eux. Il n'en reste pas moins que nous en sommes là.
Pour que l'option 3 fonctionne, les industriels doivent faire preuve de transparence. À l'heure actuelle, tel n'est pas le cas.
Sur BFM TV, vous avez assuré être certain que votre groupe serait sanctionné à la suite du renforcement des contrôles, en raison de la complexité des contrats liée à la loi Egalim : selon vous, même en étant de la meilleure foi possible, il est impossible d'éviter les erreurs. Confirmez-vous ces propos ?
Absolument. Ces propos étaient sans doute excessifs, mais je les ai prononcés à un moment où nous étions extrêmement contrôlés, chaque semaine : je pensais qu'il se passerait quelque chose. Les obligations administratives sont telles que, sur des centaines de dossiers, nous pouvons nous tromper, et il a pu arriver que des sanctions soient prononcées – il y a des contrôles chaque année et les autorités ont décidé à juste titre de les renforcer. Mais force est de constater qu'il ne s'est rien passé pour nous cette année : nos contrats étaient conformes à la loi.
Pourriez-vous caractériser cette intensification des contrôles, peut-être en distinguant différentes périodes, avant et après la crise du covid, ou pendant la crise de l'hyperinflation par exemple ? Vous pourrez donner les chiffres à la commission par la suite, bien sûr. Les autorités ne nous ont pas dit avoir particulièrement renforcé les contrôles, en tout cas dans les proportions que vous semblez indiquer.
Les années précédentes, nous avions souvent un ou deux contrôles à l'issue de la date d'échéance des négociations, souvent aux alentours du 28 février. Nous en étions prévenus. Cette année, il y a eu plusieurs contrôles, tant avant l'échéance fixée cette fois au 31 janvier qu'après. Des documents ont été demandés en amont. Ensuite, il y a eu des contrôles sur rendez-vous, mais aussi inopinés – les inspecteurs se présentent à l'accueil de notre siège à Rungis, présentent leur carte et obtiennent sur-le-champ des réponses de notre équipe juridique. Ces contrôles ont été tout à fait intensifiés cette année.
Les contrôles dans les magasins ont également été fortement renforcés, aux quatre coins de la France, notamment à l'encontre de ce qui a été appelé la « francisation » des produits, c'est-à-dire la discordance entre l'origine réelle et l'origine française affichée. La presse s'est fait l'écho de sanctions. Nous n'avons pas été affectés, mais ce n'était certainement pas une année comme les autres. Ce qui a été annoncé a été mis en œuvre.
Je voudrais revenir sur la complexité des contrats, et le fait qu'elle peut induire des erreurs involontaires. Dans d'autres auditions, nous avons entendu qu'il était possible d'établir des contrats plus simples : qu'en dites-vous ? Comment compareriez-vous les règles issues de la loi de modernisation de l'économie (LME) à celles de la loi Egalim ? Comment arbitrez-vous entre ces différents choix afin de servir l'intérêt général que vous avez évoqué ?
Je ne suis pas un spécialiste technique des détails de tous les contrats. J'observe que les lois se sont multipliées et que chacune, par souci de bien faire et de mieux encadrer les pratiques, a imposé un important formalisme administratif. Les obligations s'accumulent et deviennent immenses : il faut des équipes entières dans notre service juridique comme dans notre service commercial pour les respecter.
Des groupes comme le nôtre ou de très grands industriels peuvent dégager les moyens de répondre à ces exigences. Mais, pour les PME, c'est devenu beaucoup trop compliqué et elles n'y arrivent pas toujours. Les contrats sont très épais et c'est source d'erreurs. Des simplifications seraient vraiment utiles. Outre l'objectif d'une juste rémunération pour le monde agricole, il en faudrait un de simplification : si les prochains textes pouvaient aller dans ce sens et par exemple renvoyer aux textes habituels plutôt que d'essayer de tout détailler, ce serait une bonne chose. Nous pourrons vous donner des exemples plus précis, notamment à propos de votre question sur la LME.
Depuis le début de nos travaux, j'essaie de construire le rôle de logisticien et le pouvoir de marché de la grande distribution, et de comprendre comment ce rôle pourrait être positif.
Hier, Michel-Édouard Leclerc a parlé d'une évolution dans les rapports entre la grande distribution et le Gouvernement, en particulier Bercy, qui d'après lui se sont distendus, voire sont devenus totalement absents.
Pour être tout à fait exact, il a cité M. Le Maire et M. Le Foll, en qualité de ministres de l'agriculture.
Merci, monsieur le président.
Est-ce également votre sentiment, monsieur Schelcher ? Avez-vous été associé à la prévention de la plus récente crise, puis à sa résolution ? Votre enseigne a notamment mis en avant le panier anti-inflation : ce dispositif a-t-il été conçu avec vous ou bien avez-vous saisi la balle au bond ?
Je suis arrivé aux commandes en 2018 ; depuis, nous sommes allés de crise en crise. J'ai pu observer que nous avons été beaucoup consultés pendant la crise du covid : l'obsession du ministre de l'économie était vraiment d'assurer le fonctionnement de la chaîne agroalimentaire et de continuer à nourrir les Français. À ce moment, nous avons beaucoup travaillé ensemble pour trouver des solutions à un moment où on manquait de bras. Il y a donc eu un fort rapprochement. Nous avons également été consultés au cours des différentes phases de l'élaboration de la loi Egalim ; c'est un dossier dans lequel mon prédécesseur a été très impliqué. Cela a peut-être été un peu moins vrai au cours de la dernière crise, c'est vrai ; nous sommes néanmoins allés au ministère de l'agriculture exposer nos idées.
Depuis quelque temps, je vois surtout un très fort accent mis sur la défense de l'industrie. Le premier employeur privé de France que nous sommes – 800 000 collaborateurs – n'est pas toujours pris en considération à la mesure de son importance économique. Nous sommes au cœur de la vie des gens et nous sommes à même d'émettre des propositions – ce que vous nous permettez de faire aujourd'hui, d'ailleurs, et je vous en remercie. Il n'y a pas que l'industrie !
Pendant longtemps, et même pendant la crise du covid, le rôle de l'industrie agroalimentaire dans la crise agricole était peu mentionné. On rejetait toujours la faute sur la grande distribution. Comment comprenez-vous ces polémiques nouvelles sur les marges dégagées par les industriels et sur leur captation de la valeur ajoutée ? Que savez-vous, d'ailleurs, de cette marge, puisqu'on nous dit que ni les chiffres de l'Insee ni ceux de l'Inspection générale des finances ne sont bons ? Ce débat sur la « profit-flation » n'a d'ailleurs pas seulement émergé en France, mais dans toutes les démocraties occidentales.
Nous faisons partie d'une alliance d'achat européenne, et j'irai dans votre sens : pendant la crise inflationniste, nous avons vu un peu partout dans le monde de grands industriels faire le choix de reconstituer leurs marges – parfois même au détriment de leur volume de vente, ce qui nous a stupéfaits.
La chaîne agroalimentaire a, comme toute chaîne, la force de son maillon le plus faible : aujourd'hui, ce maillon, c'est l'agriculteur, le producteur. Celui-ci doit pouvoir vivre dignement de son travail, être justement rémunéré. C'est une vision que nous avons toujours soutenue. Chacun des maillons doit contribuer à sa juste part. La grande distribution a souvent été montrée du doigt, vous l'avez dit. Nous devons prendre nos responsabilités, mais avec les 2 % de résultat net que j'ai commentés tout à l'heure quand le moindre industriel est à 4 % et les plus grands à 12 %, 14 %, voire 16 %, on se demande où est la valeur ! Il faut s'interroger : qui a fait des efforts ? Des membres du Gouvernement ont reconnu que la grande distribution a joué le jeu pendant cette crise. Je ne crois pas que ce soit le cas de tous les maillons de la chaîne.
Je défends nos 2 % de résultat net. C'est un minimum. Il nous permet d'investir cette année en France 1 milliard d'euros : 550 millions dans la rénovation de nos magasins – avec de fortes mais excellentes obligations écologiques – et 450 millions dans la modernisation de notre logistique et de notre informatique. Nous ne pourrions pas descendre sous ces 2 %, qui nous permettent d'avoir la confiance du banquier et donc de continuer à investir pour proposer une offre commerciale moderne et qui tient la route. C'est de cette façon que les indépendants tiennent le choc dans un marché qui n'est pas facile alors que les groupes intégrés rencontrent les plus grandes difficultés – nous ne voulons surtout pas nous retrouver dans la posture de Casino, dont chacun voit l'échec.
Voyez-vous une différence entre des multinationales qui ont leur siège et leur histoire en France – Danone, par exemple – et les autres ? Constatez-vous, par exemple, davantage de respect des acteurs français ? Avez-vous perçu une évolution à moyen terme du comportement de ces multinationales ?
Oui, je ressens une évolution. Certains de nos fleurons industriels se sont fortement développés à l'étranger, et tant mieux pour eux. La part de la France dans leur activité s'est donc réduite et, au fur et à mesure, elles ont adopté les comportements de toutes les multinationales. Parfois, la France ne représente plus grand-chose pour elles.
Nous sommes face à quarante-quatre grands acteurs dont je vous assure qu'ils ont une vision entièrement internationale de la situation. Nous ne représentons pas grand-chose. La France, vue du siège aux États-Unis ou je ne sais où, est complètement arbitrée : nous ne sommes qu'une ligne dans un tableau Excel.
C'est du fait de cette évolution, de ces arbitrages internationaux, que nous, quatrième acteur français, avons compris que, pour peser, nous étions obligés de nous organiser et de mettre nos moyens en commun avec d'autres acteurs européens. Ce raisonnement est le même chez Edeka, chez Jerónimo Martins, entreprise familiale, ou chez Esselunga. Ils ont rencontré les mêmes difficultés en Pologne, en Italie, ailleurs.
J'ai un prisme encore différent : mon magasin est au bord de la frontière allemande. Le président Sitzenstuhl connaît certainement cette situation : nous achetons, nous, les produits de droguerie, de parfumerie, d'hygiène que nous vendons en France au prix auquel ils sont vendus aux consommateurs en Allemagne. Depuis trente ans, nos clients partent en Allemagne acheter ces produits ! Un jour, il y a des années de cela, nous sommes allés voir tous les grands industriels – Beiersdorf, Procter & Gamble, etc. – pour voir s'il était possible de réduire cet écart. On nous a répondu que non, qu'il y avait un arbitrage, que c'était comme ça. Au bout du compte, c'est le consommateur français qui en souffre. Cette tendance s'est accentuée ces dernières années, les acteurs ayant une vision absolument mondiale des choses où, je vous l'assure, la France n'est plus rien. Notre action européenne vise à résister à ce phénomène en mettant nos moyens en commun.
Autre exemple parlant : au cours des négociations, nous discutions avec une entreprise qui demandait des prix en forte hausse, que nous estimions déraisonnables par rapport à ceux d'autres acteurs du marché. Nous avons donc fait une contre-proposition : d'accord pour cette hausse, à contrecœur, en revanche nous prendrons moins de produits dans votre assortiment – avec une baisse de 80 %. Nous étions sûrs que cette proposition serait refusée : eh bien non ! Cette grande entreprise a préféré ne plus vendre 80 % de ses produits dans le circuit U pour pouvoir augmenter ses prix. Il leur est égal de vendre moins, de tirer un trait sur la France, pour peu qu'ils reconstituent leur marge. C'est proprement incroyable !
Je confirme ce que vous dites sur le prix des produits d'hygiène et de droguerie en Allemagne.
Ces comportements que vous avez décrits ne montrent-ils pas une entente entre les multinationales ?
L'amende infligée tout récemment par la Commission européenne à Mondelez est un événement majeur dans le domaine de la concurrence. Jamais il n'y avait eu de condamnation d'un tel montant : 330 millions d'euros, et après un accord. L'entente, dans ce cas, est chez un très grand industriel de l'agroalimentaire. L'entreprise que je citais en exemple et qui acceptait une baisse de 80 % appartient également au domaine de l'alimentaire.
Quand le panier européen coûte 100 euros en moyenne, il coûte 102 euros en Allemagne, 115 euros en France, jusqu'à 130 euros en Norvège et moins de 100 euros en Espagne ou en Italie. Ce sont des données Eurostat que chacun pourra retrouver. Les écarts sont importants. Ce sont des choix industriels, qui sont parfois incompréhensibles. Il faut mieux examiner cette question – en infligeant une amende de cet ordre, la Commission européenne est au cœur de ce sujet.
Vous avez dit tout à l'heure que certaines filières ne produisaient pas suffisamment pour répondre à la demande française. Il faudrait, par exemple, reconstituer la filière de la volaille française. Aujourd'hui, c'est interdit, mais ne serait-il pas possible – dans le cadre par exemple d'un contrat de planification avec l'État – que vous vous engagiez à acheter un volume donné de volaille pendant dix ans ? La grande distribution pourrait-elle être cheffe de file de la reconstitution de filière ? Vous avez compris que je cherche des solutions pour l'avenir : je réfléchis à haute voix et je dessine un schéma à très grands traits.
C'est certainement une idée à creuser. Je vous confirme qu'en l'état actuel de la législation, ce serait tout à fait impossible.
Il y a quelques années, j'ai écrit aux producteurs de fraises en demandant si, la production étant insuffisante, il ne serait pas possible de mettre en culture des fraises supplémentaires que nous nous engagerions à acheter afin de développer l'offre française. J'ai eu peu de réponses. Mais on peut imaginer demain, dans un autre cadre légal, un engagement des revendeurs finaux à assurer l'écoulement de la production supplémentaire afin de développer des filières françaises. Pourquoi pas ? Les filières concernées seraient nombreuses. Nous consommons 50 000 tonnes de miel par an, nous en produisons 30. Il faut donc importer pour répondre à la demande. Nous produisons aussi en France 30 % du blé dur nécessaire à la fabrication des pâtes que nous consommons ; la crise du covid a vraiment bouleversé les équilibres. Il y a mille choses à faire !
Je suis sensible à cette question : la grande distribution doit faire un effort, un effort patriote, pour aider certaines filières à se relancer.
La séance s'achève à dix-huit heures quarante.
Membres présents ou excusés
Présents. – M. Grégoire de Fournas, Mme Joëlle Mélin, M. Charles Sitzenstuhl, M. Jean-Philippe Tanguy
Excusée. – Mme Mélanie Thomin