Oui, je ressens une évolution. Certains de nos fleurons industriels se sont fortement développés à l'étranger, et tant mieux pour eux. La part de la France dans leur activité s'est donc réduite et, au fur et à mesure, elles ont adopté les comportements de toutes les multinationales. Parfois, la France ne représente plus grand-chose pour elles.
Nous sommes face à quarante-quatre grands acteurs dont je vous assure qu'ils ont une vision entièrement internationale de la situation. Nous ne représentons pas grand-chose. La France, vue du siège aux États-Unis ou je ne sais où, est complètement arbitrée : nous ne sommes qu'une ligne dans un tableau Excel.
C'est du fait de cette évolution, de ces arbitrages internationaux, que nous, quatrième acteur français, avons compris que, pour peser, nous étions obligés de nous organiser et de mettre nos moyens en commun avec d'autres acteurs européens. Ce raisonnement est le même chez Edeka, chez Jerónimo Martins, entreprise familiale, ou chez Esselunga. Ils ont rencontré les mêmes difficultés en Pologne, en Italie, ailleurs.
J'ai un prisme encore différent : mon magasin est au bord de la frontière allemande. Le président Sitzenstuhl connaît certainement cette situation : nous achetons, nous, les produits de droguerie, de parfumerie, d'hygiène que nous vendons en France au prix auquel ils sont vendus aux consommateurs en Allemagne. Depuis trente ans, nos clients partent en Allemagne acheter ces produits ! Un jour, il y a des années de cela, nous sommes allés voir tous les grands industriels – Beiersdorf, Procter & Gamble, etc. – pour voir s'il était possible de réduire cet écart. On nous a répondu que non, qu'il y avait un arbitrage, que c'était comme ça. Au bout du compte, c'est le consommateur français qui en souffre. Cette tendance s'est accentuée ces dernières années, les acteurs ayant une vision absolument mondiale des choses où, je vous l'assure, la France n'est plus rien. Notre action européenne vise à résister à ce phénomène en mettant nos moyens en commun.
Autre exemple parlant : au cours des négociations, nous discutions avec une entreprise qui demandait des prix en forte hausse, que nous estimions déraisonnables par rapport à ceux d'autres acteurs du marché. Nous avons donc fait une contre-proposition : d'accord pour cette hausse, à contrecœur, en revanche nous prendrons moins de produits dans votre assortiment – avec une baisse de 80 %. Nous étions sûrs que cette proposition serait refusée : eh bien non ! Cette grande entreprise a préféré ne plus vendre 80 % de ses produits dans le circuit U pour pouvoir augmenter ses prix. Il leur est égal de vendre moins, de tirer un trait sur la France, pour peu qu'ils reconstituent leur marge. C'est proprement incroyable !