La séance est ouverte à quatorze heures trente.
La commission procède à l'audition de M. Thierry Roquefeuil, président du Centre national interprofessionnel de l'économie laitière (CNIEL), de M. Pascal Le Brun, vice-président du CNIEL, président du collège Coopératives laitières, et de M. Pierre Cormier, responsable des relations institutionnelles.
Nous poursuivons nos travaux par l'audition de M. Thierry Roquefeuil, président du Centre national interprofessionnel de l'économie laitière (CNIEL), M. Pascal Le Brun, vice-président du CNIEL, président du collège Coopératives laitières, et M. Pierre Cormier, responsable des relations institutionnelles du CNIEL.
L'économie laitière représente un pan important de la production agricole française. Son poids dans notre balance commerciale est considérable : elle présente un solde nettement positif, même s'il s'érode un peu. La question du prix d'achat du lait a été emblématique du mouvement de protestation des agriculteurs depuis le début de l'année.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(MM. Thierry Roquefeuil, Pascal Le Brun et Pierre Cormier prêtent serment.)
Outre ma fonction au sein du CNIEL, je suis, pour quelques jours encore, président de la Fédération nationale des producteurs de lait (FNPL). Je suis producteur de lait dans le Lot.
Je suis producteur de lait dans le Calvados et vice-président de la coopérative Agrial.
L'interprofession laitière est née en 1974, à la suite de la promulgation en 1969 de la loi Godefroy, qui posait les fondements d'un paiement du lait en fonction de sa qualité. Elle regroupait alors trois familles : les producteurs, la coopération et l'industrie privée. Depuis 2017, notre interprofession est devenue longue en se dotant d'un quatrième collège : celui de la grande distribution, de la restauration et des fromagers.
Nous comptons plus de soixante-cinq métiers, plus de 43 000 exploitations laitières produisant 23 milliards de litres de lait chaque année et 721 sites de transformation. Notre filière représente près de 300 000 emplois, dont 85 % sont situés dans des communes de moins de 15 000 habitants, ce qui souligne l'intérêt de maintenir ce tissu économique dans nos territoires.
L'interprofession accompagne l'ensemble des acteurs de la filière en définissant des standards et de bonnes pratiques. Nous consacrons une bonne partie de notre budget à la communication, relative notamment aux produits.
Notre première mission est nourricière : il s'agit de fournir aux consommateurs des produits laitiers sains, c'est-à-dire en adéquation avec les recommandations de santé, et durables, pour garantir à la France un approvisionnement suffisant, mais aussi pour approvisionner les marchés européens et mondiaux.
L'objectif de notre interprofession est que la France reste une terre de lait, que l'ensemble de ses territoires, dans lesquels nous nous inscrivons, profitent d'une véritable dynamique laitière. Cruciale pour l'économie française, notre filière est forte de savoir-faire et de traditions, et créatrice de valeur et d'emplois. Nous jouissons d'une vraie notoriété et nous devons la conserver grâce à notre patrimoine français, qui pèse positivement dans notre balance commerciale.
L'industrie laitière, c'était en 2022 un chiffre d'affaires de 42,9 milliards d'euros, tandis que celui des éleveurs s'élevait à 9,9 milliards d'euros et celui des crémiers-fromagers à 985 millions d'euros. La filière représente 300 000 emplois, dans soixante-cinq métiers. Nous sommes présents dans quatre-vingt-huit départements français, des usines étant installées d'un bout à l'autre de nos territoires. Et, comme l'a dit M. Thierry Roquefeuil, 85 % des salariés de la filière travaillent dans des communes de moins de 15 000 habitants.
La France laitière dispose de vrais atouts : cinquante et une AOP (appellations d'origine protégée), dont quarante-six fromages, trois beurres et deux crèmes, tous laits confondus ; dix IGP (indications géographiques protégées), dont neuf fromages et une crème, tous laits confondus.
La filière laitière française réalise une véritable performance alimentaire, puisqu'une ferme laitière nourrit en moyenne 2 171 personnes en protéines animales. Les produits laitiers apportent 12,8 % de l'énergie et 19 % des protéines nécessaires à l'alimentation journalière des Français.
Notre filière est une puissance exportatrice, juste derrière les vins et spiritueux. Sa balance commerciale était excédentaire de 3,2 milliards d'euros en 2023 – la valeur de cet excédent oscille entre 3 et 4 milliards d'euros par an depuis trois ou quatre ans. Nous exportons l'équivalent de 9 milliards d'euros ou 9,2 milliards de litres de lait, soit 41 % de la production nationale.
Quatre litres de lait sur dix sont ainsi exportés, non seulement vers l'Europe mais aussi vers les pays tiers. L'excédent commercial issu de nos échanges avec ces derniers s'accroît d'année en année, grâce à des exportations en forte hausse. En valeur, 44 % de nos exportations sont destinées aux pays tiers, et 56 % à l'Union européenne (UE), ce pourcentage ayant cependant connu une diminution significative de onze points en vingt ans du fait de la perte de parts de marché en Europe. Les fromages représentent 40 % de la valeur de nos exportations, les laits infantiles 10 %, la poudre de lait écrémé 9 %.
Nous importons l'équivalent de 7,4 milliards de litres de lait, soit 32 % de la collecte française. En valeur, les fromages représentent 70 % de nos importations : mozzarella pour 16 %, fromages râpés pour 14 %, poudres de lactosérum pour 12 %, cheddar pour 9 %, emmental pour 7 %, parmesan et grana padano non râpés pour 5 %. Le volume de nos importations de fromage a augmenté de 75 % entre 2013 et 2022. Nous sommes, en revanche, très peu dépendants des importations en provenance des pays tiers, essentiellement du Royaume-Uni, de la Suisse ou de la Nouvelle-Zélande.
La performance laitière de la France s'exprime par des taux d'autoapprovisionnement exemplaires : 260 % pour la poudre de lait écrémé, 178 % pour la poudre de lactosérum, 120 % pour les fromages, 111 % pour les yaourts, 103 % pour la crème. Nous constatons un déficit s'agissant seulement du beurre, dont le taux d'autoapprovisionnement s'élève à 78 %.
Ce déficit existe depuis 2017. On dit souvent que la filière laitière se caractérise par des capitaux lourds et des rotations lentes. En 1983, les excédents laitiers ont entraîné l'instauration de quotas laitiers. L'Europe stockait en effet les excédents de beurre et de poudre et il a été décidé de limiter les volumes produits pour ne plus avoir à financer ces stocks. Cette politique a peu à peu conduit à la réduction de ces excédents, notamment de matière grasse, car, dans les années 1990, le message médiatique et médical consistait à dire que le beurre n'était pas bon pour la santé. Il a donc cessé d'être vendeur et il valait mieux consommer des substituts. Mais les modes changent : nous avons assisté à un renversement de tendance et le beurre est redevenu un produit attractif.
En préparation de la suppression des quotas laitiers en 2015, la filière française avait engagé un volet d'actions destinées à diminuer la production de matière grasse, puisqu'il était difficile de la vendre. On nous incitait à produire davantage de protéines. Il a fallu mener à cette fin un travail sur la génétique des troupeaux, qui a duré des années. Alors que la consommation de beurre est redevenue une priorité pour certains, il faudrait donc modifier à nouveau la génétique des troupeaux, en sens inverse.
Ce sont ces circonstances qui ont conduit à notre déficit de matière grasse, tandis que la poudre est presque devenue un problème, puisque nous avons besoin de davantage de matière grasse et de moins de matière protéique. Nous pourrons redevenir autosuffisants grâce notamment à des politiques publiques au niveau européen voire français, au soutien par les pouvoirs publics de l'évolution génétique de nos troupeaux, à l'effort que la filière peut faire s'agissant de l'alimentation, en lien avec le conseil en élevage et tous les acteurs qui aident les éleveurs à améliorer leur secteur, et enfin à la revalorisation de la matière grasse que nous produisons, si les marchés sont au rendez-vous. Nous devrons travailler autour de ces axes pour endiguer la perte de notre souveraineté.
J'en viens à l'évolution de l'amont et aux facteurs éventuels de dégradation de la production. Il faut garder en tête que la filière laitière française a fait le choix d'adapter les volumes qu'elle produit aux marchés. Il s'agit d'une spécificité française, qui ne se retrouve dans quasiment aucun autre pays européen. Ceux du sud de l'Europe étaient structurellement déficitaires, tandis que tous les pays du nord de l'Europe, excédentaires et gros exportateurs, n'ont pas choisi, comme nous l'avons fait, d'appliquer une politique de contractualisation à partir de 2010, pour préparer la fin des quotas laitiers. Cette politique nous a conduits à la création d'organisations de producteurs afin de mettre en adéquation les producteurs et les entreprises pour répondre à des marchés français, européens ou au grand export. Ainsi, chaque entreprise détermine sa politique en lien avec les producteurs et ces derniers ne produisent que si l'entreprise est demandeuse de lait.
Il en va différemment, comme je le disais, des autres pays. L'Irlande ou les Pays-Bas ont augmenté leur production de 30, 40 ou 50 % depuis la suppression des quotas laitiers, ce qui les conduit à abattre des animaux pour respecter les critères environnementaux. Le choix que nous avons fait de maîtriser notre production pour les marchés nous a permis de ne pas rencontrer de problèmes environnementaux. Dès 2010, nous avons travaillé sur notre empreinte carbone et déployé des outils dans nos exploitations au service d'une stratégie bas carbone. Nous réalisons ainsi des audits exploitation par exploitation afin d'accompagner la performance des éleveurs en amont.
Du point de vue social, les mêmes contraintes s'appliquent à l'amont et à l'aval.
Nous devons nous montrer compétitifs pour être au rendez-vous du consommateur et de l'export, qu'il soit européen ou mondial. Or le coût du travail et la fiscalité constituent pour nous un vrai problème et pèsent sur la production. Le baromètre de l'institut Montaigne, paru en février 2024, révèle que le poids des impôts demeure deux fois plus élevé en France qu'ailleurs en Europe. Certes, le Gouvernement a entrepris de supprimer progressivement la contribution sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE), mais cela ne suffit pas à nous faire remonter dans le classement. En outre – nous l'avons dit et répété ces dernières semaines –, la suradministration, que nous appelons « l'impôt papier », pèse sur nous comme sur toute entreprise. Nous courons de ce fait le risque de perdre des parts de marché en Europe, et cela nous inquiète. Il est important d'en prendre conscience pour conserver le dynamisme de la France laitière.
Pour conclure, notre marché national doit demeurer robuste et nous devons rester performants, en amont comme en aval. Le CNIEL a pour ambition de faire en sorte que la France laitière, grâce aux travaux engagés depuis des années, continue d'être forte et dynamique. On le sait, la consommation mondiale de produits laitiers continuera de croître dans les années à venir. Un rapport de l'OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) et de la FAO (Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture) annonce ainsi une progression annuelle de 1,8 % de la consommation de produits laitiers dans le monde, tandis que la production mondiale ne s'envolera pas. Les indicateurs sont donc plutôt positifs pour la France laitière. À nous de savoir si nous voulons participer à cette croissance et au dynamisme laitier mondial.
Je vous remercie de nous avoir communiqué beaucoup d'éléments chiffrés. L'état des lieux de la filière laitière française, ainsi dressé, autorise une vision plus rationnelle et nuancée du débat agricole que nous connaissons depuis trois mois. Vous l'avez dit, nombre des indicateurs de la filière laitière française, qui est une grande filière agricole française, sont au vert. Certes, il y a des fragilités, qu'il ne faut pas évacuer et qu'il importe de corriger, mais la France n'en demeure pas moins le deuxième producteur de lait en Europe. Quatre groupes laitiers français figurent au top 20 mondial et 99 % du lait transformé sur le territoire français vient de France – ce qui est exemplaire. Comme vous l'avez indiqué à plusieurs reprises, la balance commerciale laitière de la France est très largement positive, ce qui démontre les vertus du commerce international et des accords de libre-échange. Nous voyons bien, en étudiant la filière française, les effets désastreux qu'auraient une fermeture des frontières et un repli agricole français.
Le rapport de FranceAgriMer, sur lequel vous vous êtes largement appuyés, révèle une information intéressante : à l'exception du beurre – et vous en avez expliqué les raisons – notre taux d'auto-approvisionnement de produits laitiers dépasse 100 %. Nous pouvons donc considérer que nous sommes souverains de ce point de vue, même si ce mot doit être employé avec beaucoup de précaution. Ce taux a un peu diminué, même s'il demeure très bon, s'agissant de la crème et du fromage, passant respectivement de 121 % à 104 % et de 136 % à 120 %. Il a en revanche augmenté considérablement pour ce qui est de la poudre de lait écrémé, passant de 171 % à 265 % – une évolution exceptionnelle –, et de la poudre de lactosérum avec une progression de 161 % à 179 %. Je tenais à rappeler ces chiffres.
J'en viens à ma première question. Depuis quelques semaines, nous parlons beaucoup de la Nouvelle-Zélande, plus précisément de la poudre néozélandaise. Au vu du bilan bon, voire très bon, de la filière laitière française, en particulier dans le domaine des poudres, où nos capacités augmentent, le débat que certains agitent au sujet de la Nouvelle-Zélande a-t-il vraiment lieu d'être ? Que pense la profession des accords passés par l'UE et la Nouvelle-Zélande sur les poudres ? Eu égard à notre puissance laitière, devons-nous réellement nous inquiéter ?
Ce qui peut nous interroger, dans l'accord avec la Nouvelle-Zélande, c'est le rapport entre la population de ce pays et celle de l'Europe. La finalité des produits laitiers est d'être consommés. Si nous comprenons l'intérêt, pour un pays peuplé de 5 millions de consommateurs, de commercer avec une zone qui en compte 500 millions, l'intérêt stratégique inverse est moins évident.
Les échanges commerciaux de la Nouvelle-Zélande se font en priorité avec la Chine, puisque près de 70 % des importations chinoises proviennent de ce pays. Cela nous fait courir un risque géopolitique, que nous ne maîtrisons pas. Nous n'avons pas maîtrisé la crise financière de 2007-2008, pas plus que la crise de l'embargo russe décidé en 2014, ou celle de l'inflation consécutive à la guerre en Ukraine. Or toutes ces crises exogènes déstabilisent les marchés et la filière laitière. Si les affaires se font normalement, il n'y a pas de raison que la Nouvelle-Zélande ne continue pas de commercer avec la Chine. Mais la Chine pourrait un jour décider de procéder différemment, de produire davantage pour devenir autosuffisante. Dans de telles circonstances, la Nouvelle-Zélande, du fait de son accord de libre-échange avec l'Union européenne, orienterait sa filière laitière vers les 500 millions de consommateurs européens, ce qui déstabiliserait complètement le marché européen, comme ce fut le cas en 2015-2016 avec l'embargo russe.
Nous souhaiterions que l'Europe prenne une position forte en prévision d'une telle crise. Passer des accords de libre-échange avec des pays comme le Japon, qui ne sont pas de gros exportateurs laitiers, ne nous pose pas de problème. D'ailleurs, je l'ai dit, d'autres accords de libre-échange sont plutôt positifs.
Pour le moment, nous ne voyons pas à quel marché cet accord avec la Nouvelle-Zélande correspond. La Chine a d'ores et déjà augmenté sa production de 9 milliards de litres ces trois dernières années, alors que l'économie chinoise est au ralenti et que son taux de natalité diminue fortement. Les Français et les Européens, qui exportaient principalement vers la Chine, ont constaté que les importations chinoises ont régressé de plus de 30 % depuis dix-huit mois. Les changements ou les diversifications de destination peuvent mettre en péril les Français et les Européens.
Dans ces conditions, quid du CETA (Accord économique et commercial global) puisqu'il existe aussi une asymétrie, qui se situe dans le même ordre de grandeur, entre les populations de l'UE et du Canada ? Or j'ai cru comprendre que la filière laitière tirait bénéfice de cet accord.
Comme nous l'a expliqué la Direction générale du trésor (DGT) que nous auditionnions hier, grâce aux accords commerciaux, on gagne beaucoup d'un côté, modérément de l'autre, et selon les filières – le CETA concerne non seulement l'agriculture, mais aussi l'industrie et les services. C'est donc jeu d'équilibre.
Nous aurons peut-être l'occasion d'auditionner des représentants de l'administration ou des ministres qui auront été en prise sur l'accord avec la Nouvelle-Zélande. Celui-ci comporte une dimension géopolitique assumée. Dans un monde qui change, face à l'évolution du paysage des puissances asiatiques, il me semble qu'il est dans l'intérêt des Européens et, plus largement, des Occidentaux qu'un pays comme la Nouvelle-Zélande ne soit pas dépendant d'une seule puissance dominante en Asie : la Chine. Il est aussi de notre intérêt commercial, et même politique, de garder les liens que nous avons avec la Nouvelle-Zélande – cela vaut aussi pour l'Australie –, voire de les développer. Cela nous assurera de bonnes relations avec cette partie du monde – qui présente une proximité culturelle et politique évidente avec nous, puisque les fondateurs des pays en question sont des colons européens – et évitera à la Nouvelle-Zélande de se trouver en difficulté le jour où ses relations avec la Chine se dégraderont du fait d'une décision de cette dernière.
Nous auditionnerons le ministère de l'agriculture au sujet de cet accord, mais je suis certain qu'il prévoit des contingents. Il ne s'agit donc pas de voir se déverser demain sur le marché européen l'ensemble de la production laitière néozélandaise.
Le besoin de stabilité d'autres continents ne doit pas porter préjudice à notre propre compétitivité. La Nouvelle-Zélande, qui exporte 80 % ou 90 % de sa production laitière, a évidemment la volonté d'exporter. Notre crainte est que le Green Deal ne fasse baisser notre production et n'encourage l'importation de produits venant par exemple de ce pays. Nous baissons la voilure pour être plus vertueux en termes d'empreinte carbone et de gaz à effet de serre, mais c'est pour importer depuis des pays beaucoup plus compétitifs, même si le prix du lait a tendance à y augmenter légèrement : il ne faudrait pas que cela se fasse au détriment de notre filière laitière française et européenne et que des raisons politiques nous fassent nous dépouiller au profit de certains pays en déstabilisant l'Europe et la France.
Bien qu'elle s'éloigne du sujet de notre commission, la question du revenu est dominante dans le débat sur la filière laitière et dans les interrogations des producteurs de lait, qui nous décrivent des situations très contrastées, variant d'un village à l'autre selon les groupements avec lesquels ils travaillent. Quel est le point de vue de l'interprofession sur cette question ? Le problème serait-il davantage celui du revenu que celui de la production, où la France a plutôt de bons résultats ?
En 2017, l'interprofession a pris le train des plans de filière et de la loi Egalim. Avec la fin des quotas laitiers, et dans un marché où 60 % du lait restait sur le marché intérieur et 40 % était exporté, nous avons voulu éviter d'être exposés à la volatilité des prix à l'export et assurer ce socle de 60 % de débouchés sur le marché intérieur grâce au travail réalisé dans le cadre de France Terre de lait et à la loi Egalim pour donner aux consommateurs accès à des produits bénéficiant du relèvement des standards de qualité que nous avions opéré dans le cadre des plans de filière, mais accessibles à tous, tout en stabilisant au maximum le prix pour le producteur. Je précise que ce chiffre de 60 % s'entend à l'échelle macroéconomique, car certaines entreprises peuvent produire uniquement pour le marché français, tandis que d'autres, selon leur mix produit, peuvent être tournées à 50 % vers l'export, ce qui se traduit par des prix différents payés au producteur.
Depuis deux ans, notre travail commence à produire une amélioration du revenu, car les outils de stabilisation de la loi Egalim ont permis à l'interprofession de disposer d'indicateurs de marché qu'elle s'efforce de diffuser au maximum – ils sont notamment consultables par la grande distribution – afin que chacun des acteurs puisse en tenir compte dans ses négociations commerciales et, par exemple, prendre conscience de ce que la volonté de vendre beaucoup moins cher au consommateur se répercutera sous forme d'une baisse du prix versé au producteur.
En interne, nous définissons non pas un prix, mais des cadres de bonnes relations commerciales, et avons notamment réalisé un guide à cet effet. Nos indicateurs de prix de revient et de coûts de production, réalisés à l'échelle interprofessionnelle sur la base de calculs de l'Institut de l'élevage, donnent des repères à l'ensemble des acteurs et commencent à stabiliser les relations commerciales. Il peut toutefois y avoir des grains de sable dans la machine lorsque les producteurs ne se mettent pas d'accord avec leur entreprise. Cela peut créer des tensions comme c'était en effet le cas en fin d'année. Nous devons travailler à plus de lisibilité du revenu pour les producteurs, en particulier pour les jeunes qui s'installent. Le prix du lait, qui fera leur revenu, dépend toutefois des charges de l'exploitation, lesquelles ont subi l'inflation de plein fouet, en particulier pour ce qui concerne les services, qui ne seront jamais à la baisse car les salaires non plus ne baisseront jamais – c'est d'ailleurs tant mieux, car c'est le schéma français, auquel nous ne voulons pas déroger même si cette situation, atypique par comparaison avec les autres pays européens, génère des charges supplémentaires. Il est donc d'autant plus nécessaire de maintenir un prix du lait au bon niveau.
Selon votre présentation, la filière produit, exporte et satisfait, à l'exception du beurre, aux exigences de la souveraineté alimentaire. Cependant, sur le terrain, les éleveurs laitiers ne partagent pas cet optimisme. L'appareil productif produit certes, mais avec des difficultés, notamment pour obtenir des prix rémunérateurs. Quel est l'état d'esprit des exploitations laitières françaises ?
Il y a deux France laitières. Dans la première, tournée vers le marché intérieur, la loi Egalim a porté ses fruits par le biais de la grande distribution. La guerre des prix instituée par la grande distribution depuis plus de dix ans a été destructrice de valeur et ses principales victimes sont évidemment les producteurs agricoles et l'agroalimentaire. De fait, les résultats nets des producteurs et des transformateurs laitiers font apparaître une rémunération peu élevée. Il faut toutefois distinguer entre des producteurs qui livrent leur lait à une entreprise qui vend exclusivement sur le marché français et n'a pas opéré de hausse pour un consommateur qui reste fidèle à l'acte d'achat des produits laitiers, et des entreprises laitières dont le mix produit est plus généraliste, orienté vers l'industrie agroalimentaire et ouvert à l'export, plus volatil en fonction de l'offre et de la demande.
Selon qu'on se trouve en Occitanie, sur les massifs de Rhône-Alpes, dans le Grand Ouest ou dans le nord de la France, la performance des éleveurs est très différente, ce qui a un lien direct avec les marges. En effet, le revenu est le produit d'un volume par un prix, et le résultat dépend alors des charges. Si donc nous voulons garder de la compétitivité, il faut rester bons, voire excellents. Tous les ans, la complexité administrative nous pèse, car le système fiscal et social français est différent de celui de la Pologne ou de l'Irlande. Si nous voulons que la France laitière reste dynamique et exportatrice, nous devons être dans la même catégorie que les champions que nous avons à affronter.
Il faut redonner des perspectives aux producteurs de lait et leur envoyer des messages positifs. On observe en effet une croissance de la consommation des produits laitiers à travers le monde, qui concernera principalement le fromage ingrédient et les poudres destinées à la nutrition des seniors et des jeunes enfants. Nous exportons notre gastronomie française avec des fromages de haute qualité et à forte valeur ajoutée, mais la consommation va aussi croître pour ces produits de « commodité », pour lesquels la France doit rester compétitive – n'oublions pas qu'elle compte quatre entreprises qui figurent dans le top mondial.
La sociologie de nos exploitations évolue. La fin du schéma familial des groupements agricoles d'exploitation en commun (GAEC) père-fils pose la question de l'embauche, car celle-ci a un coût – les heures ne sont pas les mêmes pour un chef d'exploitation, qui ne les compte pas, et pour un salarié, à qui s'appliquent des règles. Pour ce qui est des parts au titre de la politique agricole commune (PAC), lorsque les parents partent à la retraite, on passe de trois parts à une seule, les salariés n'ayant pas de parts. Certains s'interrogent donc naturellement sur le devenir de l'élevage, sans guère de perspectives positives. Quant à la fiscalité, il est aujourd'hui plus intéressant, avec un excédent brut d'exploitation (EBE) positif, d'investir dans du matériel que dans de la main-d'œuvre. Il faudrait, pour que cela change, que l'investissement en main-d'œuvre dans une exploitation laitière soit pris en compte, mais il faut d'abord faire l'avance de trésorerie, avant de faire figurer la charge de la main-d'œuvre dans le compte d'exploitation de l'année suivante. La fiscalité ne propose donc pas des outils adaptés au monde de l'élevage laitier d'aujourd'hui et des années à venir.
Les lois Egalim s'appliquent tant sur le marché intérieur qu'à l'export. Votre filière, qui s'est montrée assez en avance en la matière, a, comme le prévoit la loi Egalim 1, défini les indicateurs de l'interprofession.
L'article 17 de cette loi interdit par ailleurs la pratique de prix abusivement bas, inférieurs aux indicateurs. Une jurisprudence récente a d'ailleurs donné gain de cause à un viticulteur de Gironde qui a assigné deux négociants devant le tribunal de commerce sur le fondement de cette interdiction et obtenu qu'ils soient condamnés en première instance à rattraper la différence entre les prix payés et les indicateurs. Or l'accord entre l'Union nationale des éleveurs livreurs Lactalis (UNELL) et Lactalis a été conclu sur une base de 429 euros les 1 000 litres et les derniers indicateurs que j'ai trouvés pour le CNIEL étaient de 499 euros en 2020.
Ce chiffre de 499 euros est le plus récent que j'ai trouvé, à moins que les tableaux ne soient plus compliqués et que je ne les ai mal interprétés. Toujours est-il qu'en 2020, avec un prix de revient du lait de 405 euros les 1 000 litres, le coût de production arrive à 499 euros.
Le prix de revient est ce qui ressemble le plus au prix du lait. En ajoutant la partie « viande » et les aides de la PAC, on obtient le coût de production. D'où ces deux chiffres.
Le prix de revient prend en compte une rémunération de deux SMIC.
Ce chiffre reste une moyenne : 50 % des exploitations sont au-dessus et 50 % au-dessous. Il nous faut encore affiner le panel de comptabilité sur lequel nous fondons nos travaux pour permettre aux nouveaux investisseurs et aux jeunes installés d'avoir cette rémunération de deux SMIC. Quel que soit l'indicateur qu'on utilise, les moyennes ne représentent pas la réalité de toutes les exploitations.
Certains éleveurs particulièrement bons techniquement ou économiquement ont évidemment des performances supérieures à la moyenne. Notre rôle est d'accompagner le plus grand nombre d'éleveurs et de producteurs, mais ils doivent s'efforcer de rester dans la course pour affronter les différents marchés qui se présentent tout en continuant à investir. Notre filière doit en effet pouvoir poursuivre le renouvellement et la modernisation de ses installations, en recourant notamment à la robotique, pour attirer des jeunes et des moins jeunes dans nos exploitations.
En 2006, avec une ministre verte de l'agriculture, l'Allemagne a décidé que, pendant dix ans, quel que soit le gouvernement, la stratégie d'énergies renouvelables dans laquelle elle s'engageait ne changerait pas. Notre filière, qui suppose des capitaux lourds et offre une rentabilité modeste, aurait elle aussi besoin d'une telle lisibilité. En effet, il existe entre les éleveurs français des écarts phénoménaux selon les conditions d'achat de l'énergie, qui ont varié au fil des années. De fait, selon que le contrat aura été conclu à des conditions plus ou moins favorables, les résultats seront très différents. En outre, alors que nous nous concentrons sur les exploitations spécialisées dans le lait, des problèmes peuvent se poser pour les autres filières d'une exploitation qui aurait aussi des céréales, de la volaille ou du porc, et cette diversité est parfois difficile à appréhender avec les chiffres. Parfois le lait aide à passer le cap de ces difficultés, parfois ce sont les autres filières qui compensent les difficultés de la filière lait. Deux exploitations sont rarement identiques et leur résilience peut être très différente. Le message serait que les politiques doivent être définies pour une certaine durée afin de donner aux éleveurs une visibilité suffisante pour faire leurs choix. Quand les politiques changent trop souvent, c'est difficile.
Il y a donc un débat sur le prix de revient et le coût de production, puisque vos indicateurs sont détaillés de cette façon. La différence réside dans le fait que les coûts de production incluent notamment des charges supplétives, la rémunération de capitaux propres et des terrains en propriété, et la rémunération de la main-d'œuvre exploitante. On peut considérer qu'il s'agit là des charges de l'entreprise. Pour le législateur, c'est bien le coût de production du lait, et non le prix de revient, qui fait référence pour fixer les prix abusivement bas. Pour connaître un peu la filière viticole et pour m'être intéressé de près à l'affaire du tribunal de commerce de Bordeaux, je me demande si votre interprofession – comme, du reste, les interprofessions en général – est consciente, avec l'aide de la pédagogie des services de l'État, qu'on ne peut pas acheter à des prix excessivement bas.
Au niveau de la filière laitière, je ne vois pas de prix abusivement bas. L'interprofession met à disposition divers indicateurs, mais c'est le conseil d'administration de chaque coopérative qui fixe ensuite souverainement son prix du lait en fonction de ses objectifs de rentabilité et de résultat. Au demeurant le prix perçu par le producteur est fonction d'un produit ou d'un mix produit vendu sur les différents marchés. Un prix abusivement bas se situerait bien en dessous du coût de production, qui intègre un objectif de deux Smic. Le prix de production comporte aussi les aides de la PAC et le produit viande, mais pas la rémunération du capital.
L'interprofession doit faire évoluer les indicateurs et les rendre plus robustes, en intégrant peut-être aussi des éléments qui ne sont pas pris en compte actuellement. Avec ses contrats auprès des organisations de producteurs (OP) et la maîtrise des volumes par les coopératives pour éviter les volumes sans valorisation, la filière laitière se caractérise plutôt par un flux tiré que par un flux poussé. Si donc il fallait retenir un coût de production de 499 euros pour l'ensemble des producteurs français, nous aurions beaucoup de difficulté à valoriser l'ensemble du volume de 23 milliards de litres de lait produits. Dans les filières agricoles, nombre de productions sont liées à un marché défini par l'offre et la demande dans différents pays et nous ne pouvons pas ne pas tenir compte des prix pratiqués hors des frontières. J'ai donc du mal à voir ce qu'est cette notion de prix abusivement bas et ce qui peut en découler.
Le code de commerce précise que, pour caractériser un prix de cession abusivement bas, « il est tenu compte notamment des indicateurs de coûts de production » mentionnés aux articles du code rural et de la pêche maritime visant notamment les interprofessions. On peut choisir tout indicateur mais, vous l'avez rappelé, celui fixé par le CNIEL a reçu l'accord de toute la filière.
Il est surprenant que des contrats soient conclus à des prix inférieurs. Certes, la question de la capacité à rester compétitif sur certains marchés se pose, mais on peut s'interroger sur l'intérêt de continuer à vendre du lait si cela ne rémunère pas le producteur. En exportant à des prix inférieurs aux coûts de production, on fait travailler une personne qui ne se paie pas.
J'ai insisté auprès du groupe de travail pour que le coût de revient et le coût de production soient clairement définis. Le premier représente l'ensemble des charges d'exploitation nécessaires pour produire un litre de lait – en 2023, il est de 442 euros. Pour le second, il faut prendre en compte les revenus tirés de la viande et les aides de la PAC, soit 50 à 100 euros pour 1 000 litres. Il faut donc choisir les bons termes : le coût de production n'intègre pas seulement le prix du lait, sans quoi les aides de la PAC ne concerneraient que l'éleveur.
Le rôle de l'interprofession est d'objectiver au maximum les éléments éclairant les relations commerciales entre les acteurs. Je suis également président des producteurs de lait et cette double casquette peut étonner, mais il n'y a aucune contradiction : une fois le débat éclairé, chacun doit faire valoir ce qui paraît cohérent. Nous avons tenté de déterminer des indicateurs correspondant à des jeunes qui s'installent et investissent. Il faut à tout prix éviter que des coûts de revient et de production de la filière trop élevés n'empêchent les générations de se renouveler.
Depuis les événements du Salon de l'agriculture et les prises de parole du Président de la République, nous sommes convenus que des éléments restent à affiner dans le calcul des indicateurs, sans pour autant remettre en cause le travail réalisé. Nous demandons notamment aux producteurs de calculer les coûts de revient et de production car cela n'est pas évident. Le rôle de la filière, des chambres de l'agriculture, des centres de gestion, des banques, est de s'assurer que les producteurs de lait connaissent ces indicateurs. Dans le cadre d'un prêt, par exemple, les banques qui ne les demandent pas pourraient cautionner un surendettement. La filière, et plus généralement l'organisation professionnelle agricole (OPA), doit effectuer un travail de vulgarisation et surveiller l'évolution des marchés et du revenu, afin d'augmenter ce dernier.
Une autre question est de ne pas confondre trésorerie et résultat d'exploitation.
Non. Elle n'est pas incluse dans le calcul de l'excédent brut d'exploitation (EBE).
Pourquoi la rémunération de la main-d'œuvre exploitante a-t-elle été fixée à deux SMIC ? Peut-être dépend-elle de la forme de la société ?
Nous avons considéré qu'un SMIC correspond à trente-cinq heures de travail, quand un producteur de lait travaille plutôt soixante-dix heures dans son exploitation. Certains producteurs estiment qu'ils ne devraient pas être valorisés au SMIC car ils sont plutôt des cadres. Des discussions se tiendront dans les prochains mois et années.
Un travail sur cette question avait été mené en 2018, en partenariat avec Lidl.
Le principe de la non-négociabilité de la matière première agricole est-il respecté ? Avez-vous connaissance de contrôles ?
Le travail mené a conduit à sanctuariser la matière première agricole (MPA) dans les relations commerciales. En fin d'année dernière, nous avons été confrontés au problème d'une MPA qui n'était pas entièrement validée entre le producteur et l'industriel. D'une manière générale, le principe accroît la lisibilité pour l'année n + 1. Définir la MPA avant les négociations commerciales peut certainement être positif pour l'avenir de ces relations et le revenu du producteur.
Il faut persister car les lois Egalim 1, Egalim 2 ou Descrozaille sont récentes – la dernière n'a que six mois. Il est trop tôt pour dresser un bilan. On essaie d'améliorer les imperfections constatées, mais elles existeront toujours dans les relations commerciales. La non-négociabilité de la matière première agricole est un outil économique pour les éleveurs mais aussi un instrument de pacification de la filière. Elle donne des repères à chacun, ce qui va dans le bon sens.
Avant de réécrire une nouvelle loi, faisons en sorte que celles qui ont été écrites fonctionnent.
Après avoir sanctuarisé la MPA, il ne faut pas oublier les matières premières industrielles (MPI), qui sont aussi importantes pour l'équilibre des entreprises de transformation. Dans les coopératives, le prix du lait est la résultante des coûts des MPA et des MPI. Il est donc nécessaire de suivre les inflations. Le commerce reste le commerce, mais arrêtons d'entrer dans cette guerre des prix incessante. Lorsque l'on constate un écart de prix entre un marché intérieur et un marché généraliste, chacun voudrait se positionner le plus avantageusement possible mais cela crée un effet contraire et fait le jeu de la grande distribution.
Je parle notamment du marché de la grande distribution et des marques nationales où les lois Egalim fonctionnent. Cela est un peu plus difficile pour les marques de distributeurs (MDD) qui, depuis quelques semaines, font entrer des produits originaires de l'Union européenne (UE). Pour les marchés de la restauration commerciale et publique, la loi Egalim est loin de fonctionner.
La mission de suivi de l'application de la loi Egalim 2, dont j'étais le co-rapporteur, a souligné l'importance du contrôle. Avez-vous pu échanger avec Bercy sur l'ampleur des contrôles, notamment de la non-négociabilité de la MPA ?
Dans notre secteur, les coopératives ou les entreprises appliquent la loi : les contrôles n'y ont rien révélé. Lorsque l'option 3 est retenue, les commissaires aux comptes valident les négociations. Il n'y a pas de débat à avoir : cela est fait honnêtement et sincèrement.
À la suite des mobilisations agricoles, M. Bruno Le Maire a annoncé que des contrôles seraient conduits dans différents domaines car de nombreuses entreprises ne respectaient pas la loi. On ne peut pas partir du principe que les entreprises vont respecter la loi, sans les contrôler.
Je veux rassurer tout le monde sur le bon fonctionnement du dispositif.
Depuis le plan de filière Egalim, nous nous sommes attachés à faire fonctionner la loi : par exemple, le médiateur et la chambre arbitrale de la filière laitière sont effectivement saisis.
Nous verrons si cette loi est adaptée à la contractualisation et aux efforts des producteurs organisés en OP qui réalisent un suivi important pour respecter le cadre instauré. La loi s'applique à tous, entreprises de la grande distribution comme producteurs. Elle a été contraignante pour le producteur en matière d'organisation et de contractualisation, notamment pour ce qui est des volumes.
La définition des indicateurs correspond à une demande des producteurs en matière de revenu : on donne aux entreprises la possibilité de ne pas avoir d'excédent de volumes, donc de ne pas avoir à exporter du lait sur des marchés mondiaux moins rémunérateurs. Ce travail a été réalisé par les producteurs en cohérence avec leur entreprise. La contractualisation les oblige à ne pas livrer des litres de lait supplémentaires.
L'effort est demandé au producteur s'agissant des volumes ainsi qu'au transformateur et au distributeur pour ce qui est des prix : c'est donnant-donnant. En cela, le travail que nous avons essayé de faire au sein de la profession est vertueux.
Quelle était la position de la profession sur la suppression des quotas laitiers ? Quel regard portez-vous aujourd'hui sur la mesure, la stabilisation du marché et la filière ?
On a contractualisé à partir de 2012, alors que la Commission européenne anticipait aussi la suppression des quotas laitiers en 2015, pour une baisse progressive des volumes. Les organisations professionnelles et les coopératives ont maîtrisé leurs volumes. Contrairement à l'Irlande, aux Pays-Bas, à l'Allemagne et à la Pologne, qui ont développé leur production, la France est passée de 23 à 24 milliards de litres, pour redescendre en dessous de 23 milliards de litres. La suppression des quotas n'a donc pas apporté de volumes supplémentaires ni d'explosion de croissance à la filière laitière française : on a maîtrisé l'ensemble des volumes pour conserver leur valorisation avec les divers marchés.
Aujourd'hui, les pays dont la production a augmenté envisagent de tuer des vaches pour atteindre les objectifs de réduction des gaz à effet de serre. Chez nous, le nombre de vaches a été divisé par deux en vingt ans alors que la production se stabilisait, ce qui signifie que le rendement par vache a progressé. Les exploitations se sont restructurées ; leur nombre a diminué.
En quarante ans, la filière laitière est passée de 400 000 à 43 000 producteurs, soit une division par près de dix. Le facteur limitant, ce sont les bras, les hommes et les femmes qui travaillent dans les exploitations. Cela doit nous amener à réfléchir, notamment à l'attractivité des métiers, en amont ou en aval – 10 % à 15 % des emplois ne sont pas pourvus dans l'industrie. Compte tenu du coût des salariés en France, l'embauche conduit à une augmentation des charges et du coût de revient : le poste de la main-d'œuvre pèse dans les comptabilités.
Avec la fin des quotas laitiers, le litrage moyen par exploitation s'est établi à 512 000 litres. Si la main-d'œuvre devient salariée, il faut gérer les temps de repos, les week-ends, les congés, donc embaucher 1,5 ou 2 salariés, ce qui renchérit le coût du lait. La question de la défiscalisation se pose d'autant. Dans la perspective de la souveraineté de la filière laitière, la main-d'œuvre apparaît comme un axe essentiel à travailler.
Comme d'autres personnes auditionnées, vous dites que le Green Deal a pour conséquence une baisse de la production et que vous continuerez à satisfaire la consommation par les importations. S'agit-il de votre sentiment ou d'objectifs affichés ?
J'ai du mal à accepter que l'on me dise de réduire la production pour atteindre des objectifs de baisse des émissions de gaz à effet de serre. Pour d'autres productions, la suppression de produits phytosanitaires conduit à des rendements moindres. On nous demande de réduire la voilure en Europe mais, pour nourrir les 450 millions d'Européens, on passe des accords avec certains pays lointains et on importe leurs produits alors que leurs modes de production ne correspondent pas aux nôtres.
L'Europe et la France ont les capacités pour fournir des produits laitiers à l'ensemble des Européens, voire un peu plus. Notre première mission est de nourrir les populations française, européenne et mondiale pour la stabilité géopolitique du monde.
Un rapport de la FAO, l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture, a établi que la production européenne et française baisse, pour satisfaire aux critères qui nous sont imposés. Je n'ai plus les chiffres en tête, mais la tendance est là.
Au Sommet mondial du lait, à Chicago en 2023, j'ai bien vu que des pays comme les États-Unis se tiennent prêts à remplacer l'Union européenne si celle-ci n'est plus capable de produire assez. Cela me dérange car nous avons des producteurs et des industries qui savent produire et transformer le lait. Laisser cette tâche à d'autres pays, cela m'embête !
Loin de l'optimisme de FranceAgriMer, le quotidien Les Échos titrait en septembre 2023 : « Produits laitiers : la France pourrait ne plus couvrir ses besoins à partir de 2027 ». Qu'en pensez-vous ?
Le service économique de l'interprofession a mené un travail prospectif à partir des courbes de production et de consommation de 2023 : il a mis en évidence une baisse de la production de 2,7 % et une légère augmentation de la consommation. Ce n'est pas notre capacité à fournir pour la population française qui est en cause, c'est le solde entre les exportations et les importations qui deviendra négatif : les 3,5 milliards d'excédent vont fondre comme neige au soleil.
Les premiers chiffres de 2024 montrent que la production se stabilise. La profession a dû faire face à des aléas climatiques et à l'inflation. En 2022, certains producteurs ont préféré vendre des vaches plutôt que d'acheter du fourrage à un prix élevé. Si la conjoncture et les prix payés aux producteurs se stabilisent – voire augmentent car nous avions demandé une augmentation en 2024 pour répondre à l'inflation des charges –, on pourra retrouver une production correspondant à la consommation de nos concitoyens. Au contraire, la production de l'Irlande a baissé de 12 % en janvier. Des pays qui avaient accéléré leur production font marche arrière.
On doit être cohérent dans le temps : avec 23 milliards de litres produits en 1983 et en 2024, on ne peut pas dire que l'on a fait n'importe quoi. La filière a essayé de gérer au mieux, eu égard à la consommation. Il faut tenir cette cohérence face aux évolutions, notamment la diminution tendancielle du nombre d'exploitations. Vous l'avez dit, certains producteurs arrêteront encore leur activité. On souhaite qu'ils soient aussi peu nombreux que possible et que l'on garde le modèle laitier français, avec des exploitations de soixante-dix vaches en moyenne.
Ce modèle est atypique. Une partie seulement de l'Allemagne, à l'ouest, le suit. La Pologne est passée d'une agriculture vivrière à des exploitations de trois cents à cinq cents vaches. L'Europe bouge ; les troupeaux grossissent fortement. En France, les choses évoluent mais ni la population ni les producteurs ne sont demandeurs de grosses exploitations. Cette cohérence est nécessaire pour faire correspondre les attentes du citoyen et du producteur, ce qui passe par du revenu pour tout le monde.
Un gigantesque défi de compétitivité est à relever au sein du marché unique. Dans un marché totalement ouvert, comment rester concurrentiel face à des pays qui se développent et dont les exploitations n'ont rien à voir avec les structures françaises ? Quels leviers ont été identifiés pour rester dans la course ?
Comme je l'ai dit précédemment, la suradministration nous leste beaucoup. Notre système fiscal et social est différent, il est plus complexe d'embaucher de la main-d'œuvre salariée. Comme l'a dit Thierry Roquefeuil, on peut imaginer des solutions, mais ce n'est peut-être pas le moment d'aller demander des allégements fiscaux à Bercy… Le prix du litre de lait, destiné à payer le producteur, aura forcément des effets différents selon les marchés, qu'ils soient européens ou mondiaux. Il faut que l'on reste dans le match.
Quels sont les leviers dont nous disposons ?
Outre l'allégement des procédures administratives, il est nécessaire d'améliorer la compétitivité des exploitations et de moderniser les élevages. Nous avons de vrais défis à relever avec la décarbonation de la filière, qui suppose d'investir aussi bien dans les exploitations que dans l'industrie laitière. Une partie de ces coûts sera répercutée sur le consommateur mais nous aurons également besoin du soutien de l'ensemble des pouvoirs publics pour nous accompagner en faisant évoluer les normes, afin d'être au rendez-vous.
L'amélioration de la compétitivité et de la performance est essentielle pour rester dans le match et satisfaire le consommateur français, mais aussi pour l'environnement européen et mondial.
Il faut bien sûr que l'on travaille sur les charges.
Mais il faut aussi prendre en compte des éléments fondamentaux. On compte en général cinquante ou soixante vaches par unité de travailleur humain (UTH), quel que soit le pays. La différence de compétitivité repose donc largement sur le coût de la main-d'œuvre. Jusqu'à récemment, la traite était assurée en Pologne par des travailleurs ukrainiens. En Italie, on a recours à des Indiens et aux États-Unis à des Mexicains. C'est ce qui permet de développer de grandes exploitations, même si l'on compte toujours cinquante vaches par UTH.
Nous avons pour notre part opté pour la robotisation des élevages afin de limiter les astreintes liées à la traite du matin et du soir, car elles deviennent de plus en plus difficiles à assumer. Cela suppose des investissements qu'il conviendrait d'aider grâce à des fonds publics régionaux, nationaux et européens. Cette modernisation permettra de renouveler les outils existants ou d'en mettre en place dans le cas de nouvelles installations. Cela contribuera à garder une dynamique pour suivre les évolutions très rapides de la technologie. Aujourd'hui, vous pouvez, par exemple, surveiller vos animaux depuis votre smartphone. Cela permet à l'exploitant d'aller passer une soirée avec des amis plutôt que de devoir rester sur place. On peut améliorer beaucoup de choses.
En 2017, on a décidé d'avoir des produits laitiers accessibles à l'ensemble des consommateurs. Les résultats sont à la hauteur de cette ambition : le coût d'ensemble de ces produits en parité de pouvoir d'achat est l'un des plus faibles en Europe.
Ma dernière question porte sur les traités de libre-échange. Vous l'avez déjà un peu abordée en rappelant que la filière laitière exportait beaucoup. Quels sont les traités qui ont été les plus favorables à ces exportations ?
Quelle est la part des exportations qui ont lieu en dehors de tels traités ? Nous n'avons par exemple pas signé de traité de libre-échange avec la Chine.
Quels sont les traités qui suscitent le plus d'inquiétudes ? On a évoqué la Nouvelle-Zélande, mais est-ce le cas pour d'autres pays ?
Je ne dispose pas des données chiffrées exactes pour faire le bilan des accords de libre-échange. Nous mettons en garde au sujet de la Nouvelle-Zélande. L'Accord économique et commercial global (CETA) a été plutôt bénéfique pour la filière laitière. Quant au traité avec le Marché commun du Sud (Mercosur), il a été écarté.
On voit les limites de ces accords, mais nous avons besoin d'exporter. C'est vital pour garantir la rentabilité des exploitations et de notre industrie laitière et agroalimentaire. Il faut être vigilant sur les clauses miroirs, qui doivent réellement être appliquées et s'attacher à la manière dont ces accords sont élaborés. L'agriculture ne doit pas être une monnaie d'échange.
J'appelle l'attention sur l'Inde, qui est désormais le premier producteur de lait dans le monde. Elle en produit autant que l'Europe entière, soit 150 milliards de litres, et elle continue de se développer. La Commission européenne commence à évoquer un éventuel accord de libre-échange avec ce pays dont la population représente un débouché potentiel important pour les intérêts européens. Mais le développement de la filière laitière indienne conduit à s'interroger sur le contenu de cet accord, s'agissant notamment des clauses miroirs.
La filière laitière française a pour ambition de continuer à développer ses exportations, et ce d'autant plus qu'elle vend des produits à forte valeur ajoutée. Le Salon des fromages a eu lieu dans le cadre du Salon de l'agriculture, comme c'est le cas tous les deux ans. À cette occasion, on pouvait rencontrer des PME qui vendent à l'étranger et pour lesquelles le salon a été l'occasion de réaliser un bon business. Les exportations ne sont pas l'apanage des grands groupes. Il est intéressant de constater que l'action de ces PME permet de répartir la valeur ajoutée en amont.
Notre ambition est bien de vendre des produits à forte valeur ajoutée à l'étranger, même si nous ne pouvons pas nous comparer à Chanel ou à Dior. La filière a bien travaillé et ses produits sont mondialement reconnus pour leur qualité sanitaire. Nous essayons également d'exporter ce savoir-faire, car d'autres pays nous consultent pour comprendre comment produire des produits aussi sains que les nôtres.
Il faut poursuivre dans cette voie.
Vous venez d'évoquer les fromages. Cela me rappelle l'intervention de José Bové lorsqu'il était député européen pour défendre le roquefort. On se posait déjà les mêmes questions à l'époque.
Vous avez fait part de votre volonté de développer les exportations, en vous appuyant sur la grande diversité des produits issus du terroir et sur la culture fromagère très particulière de la France. Pour vendre davantage notre savoir-faire à l'étranger, pensez-vous que le législateur et le Gouvernement devraient promouvoir les petits exploitants, ou bien convient-il de s'appuyer sur de grands acteurs, qui joueraient en quelque sorte le rôle de chefs de file d'une coopérative ?
Notre modèle laitier est un peu atypique si on le compare au reste du monde. J'aurai achevé mes mandats à la fin du mois de juin et je suis assez fier d'avoir contribué au maintien de ce modèle, avec quatre-vingt-huit départements où l'on produit encore du lait. C'est une grande richesse. Je laisse à mes successeurs le soin d'arriver à mettre en place une interprofession de tous les producteurs de lait, qu'il s'agisse de lait de vache, de chèvre ou de brebis. Après tout, c'est ce qui nous permet d'avoir un tel plateau de fromages.
En octobre prochain, la France va accueillir à Paris le Sommet mondial du lait qu'organise la Fédération internationale du lait. Nous allons mettre en avant la diversité de notre production fromagère. En Norvège et en Inde, on ne produit qu'un seul fromage. Nous devons conserver notre précieuse diversité.
Le travail n'est certes pas le même selon qu'il s'agit d'une PME ou d'un grand groupe – voire du premier groupe mondial. Mais il faut que tous ces acteurs très divers continuent à être représentés au sein de la même interprofession. L'ensemble peut paraître assez improbable, mais grâce à une sorte d'alchimie on essaie de déterminer des positions de manière unanime. C'est aussi ce qui fait notre richesse.
Je vais préciser mon propos.
Dans le domaine viticole, que notre rapporteur connaît très bien, lorsqu'on s'engage dans un processus d'industrialisation de la production, on le fait au détriment d'un savoir-faire artisanal. Cela a pour conséquence inévitable de mettre les vins français en concurrence directe avec des vins étrangers produits selon les mêmes méthodes – même si ceux qui apprécient le vin peuvent continuer à faire des comparaisons en fonction des terroirs et de l'ensoleillement.
La question se pose-t-elle de la même manière pour le fromage et pour le lait d'une manière générale ? Si on industrialise la production du camembert, par exemple, peu importe où on le produit. Nous avions débattu de cette question lorsque s'était posée la question d'abandonner le lait cru au profit du lait pasteurisé.
L'industrialisation de la production de dérivés laitiers ne fait-elle pas de certains pays des concurrents directs alors qu'ils ne pourraient pas l'être si nous conservions et mettions en avant nos processus artisanaux et nos particularismes régionaux ? Ne risquons-nous pas d'y perdre en nous industrialisant, compte tenu de nos accords de libre-échange avec des pays tiers qui seraient dès lors plus avantagés ?
La diversité est notre richesse. Nous avons des petites, moyennes et grandes exploitations, et il en est de même pour les entreprises. Il faut qu'elles se renforcent encore.
Le passage au lait pasteurisé découlait du souhait de renforcer la qualité, l'hygiène et la compétitivité. Quand on traite du lait, on a généralement des coproduits, qu'il faut valoriser. La poudre de lactosérum en fait partie et nous sommes forcément à la merci des marchés mondiaux de ce point de vue. Même une entreprise qui produit des fromages en appellation d'origine protégée (AOP) doit valoriser le lactosérum. Cela peut pénaliser in fine son compte de résultat, car le marché du lactosérum est mondial.
On ne peut donc pas réduire à l'extrême les termes du débat et il ne faut surtout pas nous replier sur nous-même. En France, notre diversité est une richesse et il faut essayer de faire fonctionner au mieux cet ensemble sur les différents marchés.
Les accords de libre-échange ont reconnu des indications géographiques (IG) ; c'était un point important. Au niveau européen, il est également nécessaire de conserver l'autorisation de quantité de fromage AOP à l'hectare, qui est solidement ancrée grâce au « paquet lait ».
Je suis pour ma part résolument pro-européen. L'intérêt de mener des politiques européennes communes est précisément de protéger le travail que nous avons déjà effectué. Si chacun part de son côté, plus personne ne reconnaîtra ce que nous avons fait en France en matière d'IG et d'AOP. On risquerait alors de se faire dérober nos appellations qui deviendraient des marques. L'approche collective permet à la France de conserver son avance en matière de savoir-faire.
Nous arriverons peut-être à présenter 2 024 fromages lors du sommet international d'octobre prochain. Le nombre de crémiers-fromagers est passé de 1 800 à 4 000 entre 2018 et 2024. Ces commerçants recherchent des fromages rattachés à un terroir particulier, car c'est ce que demandent les consommateurs. On peut bâtir là-dessus, d'autant que le prix du lait payé au producteur n'est pas vraiment un problème de premier plan pour les acheteurs quand il s'agit de produits de qualité.
La commission procède à l'audition de M. Jean-François Loiseau, président d'Intercéréales, de M. Maxime Costilhes, directeur général, et de Mme Marine Imbault, responsable des affaires publiques.
Nous accueillons les représentants d'une autre filière importante de notre agriculture, celle des céréales. J'ai le plaisir de recevoir M. Jean-François Loiseau, président d'Intercéréales, M. Maxime Costilhes, directeur général, et Mme Marine Imbault, responsable des affaires publiques.
La question des céréales a été évoquée à plusieurs reprises dans notre commission par les personnes que nous avons déjà auditionnées et au cours de nos tables rondes, notamment sur les thématiques suivantes : poids de la filière dans l'économie agricole française, fluctuation des cours, dépendance aux intrants, impact écologique des grandes cultures céréalières, nécessité de renforcer la production nationale de légumineuses, carences de l'industrie nationale de la transformation, problèmes de débouchés à l'exportation, modification des comportements alimentaires de consommateurs, etc. Les chiffres de la production et des capacités françaises restent néanmoins très impressionnants.
Avant de vous laisser la parole pour un propos introductif, je vous rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Jean-François Loiseau, M. Maxime Costilhes et Mme Marine Imbault prêtent serment.)
La filière céréalière française représente environ cinq cent vingt mille emplois répartis sur l'ensemble du territoire français, dans deux cent mille exploitations agricoles majoritairement céréalières et environ mille entreprises issues de la collecte de la première transformation.
L'organisation de la filière interprofessionnelle des céréales date de 2004. Elle a été constituée via une contribution volontaire obligatoire (CVO) afin d'assurer le financement de notre institut technique, Arvalis, à hauteur de 50 à 55 %.
Cette association interprofessionnelle agit pour le compte de ses quatorze familles, à savoir les producteurs, les collecteurs, les coopératives et entreprises de négoce, les exportateurs et les entreprises de la première transformation : malteries, meuneries, nutrition animale, semoule, riz et amidonneries, essentiellement.
La filière est très bien organisée depuis plusieurs dizaines d'années. La politique agricole mise en place en 1962 a permis cette organisation avec quelques entreprises leaders sur le territoire qui exportent également des céréales vers des clients qui en ont besoin. Ces entreprises maillent notre territoire national pour fabriquer soit des produits de première transformation, soit directement des produits alimentaires qui vont jusqu'à la porte du consommateur.
À titre d'exemple, la meunerie fabrique de la farine pour des boulangers, mais elle vend également directement de la farine auprès de la grande distribution ou d'autres formes de distribution. Cette filière est très contributrice dans la balance commerciale. En effet, en exportant des produits directement en l'état, des grains, et des produits transformés, suivant les prix de marché, elle représente entre 8 et 11 milliards d'euros d'excédents dans la balance commerciale.
La filière céréalière est totalement engagée dans la transition agricole et alimentaire en prônant, et en espérant, davantage de moyens de production le plus décarbonés possible afin de satisfaire des clients consommateurs en France, en Europe et à l'international qui en ont besoin. En effet, de nombreux pays n'ont pas la chance de disposer d'un territoire agricole comme le nôtre.
Toutefois, cette filière est en concurrence avec de nombreux grands pays. Il ne faut pas oublier que la France est un petit pays en géographie, mais un grand pays agricole. Notre filière céréalière est en concurrence avec évidemment le continent américain, quelques pays d'Europe, notamment l'Allemagne, et, bien sûr, les pays qui bordent la mer Noire, en particulier en ce qui concerne le blé tendre, l'orge, le blé dur et le maïs.
Il est important de rappeler que la France est en effet une grande puissance céréalière. Elle est tout de même le premier exportateur de céréales de l'Union européenne. Je fonde mes propos sur le rapport de FranceAgriMer, qui fait désormais autorité sur les productions agricoles.
Les chiffres sont en effet très impressionnants s'agissant de la France. Rappelons que les taux d'auto-approvisionnement en blé tendre atteignent 195 %, 148 % en blé dur et 97 % en farine de blé, 292 % en orge et 142 % en maïs. Ces chiffres permettent de s'extraire des fantasmes, d'être plus ancrés dans la réalité et de voir que sur ces matières premières agricoles et alimentaires que sont les céréales, nous sommes vraiment très puissants et que nous sommes totalement dans la souveraineté, voire au-delà. La sécurité alimentaire des Français est donc assurée.
Pour quelles raisons ces résultats ne sont-ils pas suffisamment connus et mis en avant ? Le débat public sur l'agriculture qui existe depuis des mois est éloquent en la matière. La puissance de notre filière céréalière est méconnue. Je crois que bon nombre de nos concitoyens sont convaincus qu'en réalité nous importons quasiment toutes nos céréales et que nous ne produisons quasiment plus rien. Il me semble que le débat en la matière est totalement irrationnel au regard des chiffres. Bien sûr, la filière céréalière rencontre forcément des difficultés que nous évoquerons, des aspects à corriger ou à améliorer et des points de vigilance. Néanmoins, elle représente un élément majeur de la puissance agricole française.
Quel est votre ressenti sur le débat agricole qui se déroule depuis quelques mois ?
Je vous remercie de rappeler que notre filière céréalière est avant tout discrète.
Elle rassemble près de cent mille exploitations de toutes tailles et presque dans l'ensemble des départements. Nous ne nourrissons pas le mythe des grandes fermes. Très tôt, les agriculteurs céréaliers, producteurs de blé tendre, de blé dur, d'orge et de maïs, se sont organisés autour des coopératives agricoles et des entreprises de négoce, les entreprises familiales.
L'Office du blé, créé en 1936, puis l'Office national interprofessionnel des céréales (ONIC), puis l'Office national interprofessionnel des grandes cultures (ONIGC), devenu FranceAgriMer, ont constitué des outils mis en place par les différents gouvernements, repris et gérés par l'Union européenne dans le cadre de la politique agricole, afin de permettre aux céréales, éventuellement en production forte par rapport aux besoins français, d'être « mises à l'intervention » ou, éventuellement, de bénéficier à l'époque de subsides leur permettant d'exporter. Cela a renforcé la filière.
À une époque – c'est désormais moins le cas –, elle a bénéficié d'un réseau logistique extrêmement pertinent. Il y a quarante ans, il n'existait pas de problème ferroviaire en France et donc pas de problème de logistique. Dès lors, la filière était bien structurée autour de ses organismes stockeurs, de ce réseau logistique, des outils mis à disposition par l'État et l'Union européenne qui ont permis de pratiquer l'unicité du marché au sein de l'Union européenne et la solidarité entre les pays.
Il ne faut pas oublier que la politique agricole avait vocation à produire pour nourrir. À l'époque, il fallait nourrir les habitants de l'Europe et, ensuite, proposer d'exporter et de vendre à des clients à l'international.
La filière a également bénéficié des formidables progrès techniques développés par l'Institut national de la recherche agronomique (INRA), par les services techniques des coopératives et par l'outil technique que j'ai déjà évoqué, Arvalis.
Malheureusement, je conviens que nous sommes trop discrets et c'est regrettable. Il est trop souvent fait le procès des grandes fermes céréalières. J'ignore ce que signifie « gros céréaliers ». Existe-t-il une norme pour telle ou telle profession ? En tout cas, dans l'agriculture, cette notion de taille semble importante sans que nous sachions exactement ce qu'elle recouvre. Actuellement, le coût de production d'une ferme céréalière est de 30 ou 40 euros supérieur au prix de marché. Cela ne signifie pas que les agriculteurs ne font pas des efforts de restructuration. Nous sommes obligés de nous restructurer, d'être plus compétitifs, de gérer les coûts, etc., mais tout ceci nous a conduits à être efficaces et discrets.
Je suis heureux de vous entendre évoquer cette force, voire cette puissance. Nous ne devons pas craindre d'être puissants, notamment dans les domaines agricole et alimentaire. La filière céréalière propose des produits agricoles de grande qualité pour l'alimentation, des produits sains. Les crises alimentaires liées aux sujets sanitaires sont extrêmement rares, et ce depuis très longtemps, parce que nous avons également financé des mécanismes d'analyse des grains et des farines de façon à offrir une alimentation la plus saine possible.
Dans le contexte actuel, le débat sur l'agriculture est beaucoup trop généraliste. Comment comparer un agriculteur de la Marne, de l'Eure-et-Loir ou de l'Orne avec un agriculteur de la région de Toulouse ? Certes, nous fournissons parfois des produits identiques, mais nous n'avons pas du tout les mêmes coûts de production en raison non seulement de problématiques climatiques, mais également de handicaps naturels plus prégnants dans des régions plus que dans d'autres régions. C'est ainsi que nous communiquons, mais, je l'admets, faiblement et probablement pas suffisamment, notamment vers vous, la représentation nationale, ou vers les médias. Néanmoins, nous répondons facilement quand nous sommes interrogés.
Peut-être vivons-nous dans un pays qui n'aime pas les bonnes nouvelles et nourrit le tropisme de s'arrêter sur les mauvaises. Il s'agit bien sûr d'un commentaire personnel.
Une rumeur persistante prétend qu'il y aurait une stagnation des rendements. Est-ce vrai ? Dans l'affirmative, quelles en sont les causes ? Est-ce que cela durera ? Est-ce que les rendements risquent de baisser ?
Jusqu'au milieu des années 1990, peut-être début 2000, nous avons beaucoup utilisé la chimie, comme ce fut le cas pour la santé humaine. Les agriculteurs utilisaient tous les moyens de production, beaucoup de fertilisants et globalement le rendement moyen a augmenté d'un quintal par hectare et par an. La première réforme de la politique agricole commune a agi comme un frein. Au début des années 2000, de nombreux sujets ont été soulevés, notamment environnementaux, à tort ou à raison, qui ont commencé peu à peu à remettre en cause l'utilisation de la chimie de façon trop systématique.
La décennie de 2012 à nos jours est une décennie durant laquelle les impacts climatiques, la carence en solutions palliant la suppression de certains moyens techniques et de certaines molécules, et quelquefois des sujets autour des coûts de production, tendent à freiner l'augmentation des rendements. Cela ne signifie pas qu'ils n'augmentent jamais, mais la tendance est nettement moins positive qu'il y a vingt ou vingt-cinq ans.
Pour les grandes régions céréalières autour de Paris, les impacts climatiques ne sont pas excessifs. En revanche, des régions plus au sud telles que les Charentes, le Sud-Ouest et l'Occitanie, par exemple, subissent de plein fouet certains impacts climatiques et enregistrent des diminutions très importantes de leurs rendements.
Nous observons une progression continue des rendements du maïs. En revanche, les rendements des céréales à paille stagnent.
La problématique de l'eau impacte déjà la filière céréalière. Dans quelle mesure ? Certains secteurs géographiques et certaines cultures seront-ils davantage touchés ?
L'eau n'est pas un sujet agricole en soi ; l'eau est un sujet alimentaire : sans eau, point de salut. D'une manière générale, le végétal a besoin d'eau pour pousser, pour faire du grain, de la photosynthèse. Il en va ainsi du blé, du maïs, de la vigne, des fruits, du tabac, des fleurs, etc.
Une attention particulière a été portée au maïs parce que, en été, il tombe globalement beaucoup moins d'eau. Le maïs étant une culture d'été, l'impact est réel.
Le sujet de l'eau est prégnant parce qu'elle représente l'alimentation. Dans toutes les régions françaises, il y a des usines et des salariés qui travaillent pour l'alimentaire ; des usines qui conditionnent du maïs doux, des semences, des petits pois, et plus généralement des légumes, des céréales, etc. Ces produits alimentaires sont élaborés dans des usines qui sont au cœur de bassins de production. Si ces bassins de production agricoles manquent d'eau, la fabrication alimentaire est en risque, l'emploi est en risque.
Je suis un peu consterné que le sujet de l'eau soit uniquement centré sur l'agriculture. Peut-être sommes-nous à l'origine de cet état de fait parce que nous n'avons pas correctement abordé le sujet. L'agriculture représente évidemment le principe de base de la production, mais, sans eau, les usines ne fonctionnent plus et ne produisent plus de produits alimentaires. Il me semble que nous n'utilisons pas suffisamment la notion de bien commun pour aborder la problématique de l'eau.
Le stockage de l'eau dans des conditions écologiquement responsables et sa gestion par les pouvoirs publics et les professions économiques, les agriculteurs, les utilisateurs, seraient extrêmement importants et stratégiques dans le cadre de notre souveraineté nationale, de notre souveraineté agricole et alimentaire. Dans le Sud-Ouest, sans eau, il n'y a pas de maïs ; sans maïs, il n'y a pas de canards ; sans canards, il n'y a pas de foie gras, etc. Dans certaines régions du Sud-Est, il n'y aurait pas de fleurs. Les céréales et le maïs ne sont pas les seuls concernés par la problématique de l'eau qui, selon moi, représente un sujet d'intérêt national.
Que pouvez-vous nous dire de l'impact de l'agression de la Russie contre l'Ukraine sur le marché des céréales ? Que s'est-il passé depuis deux ans ? Quels problèmes le comportement de la Russie pose-t-il ?
Le sujet est vraiment très grave et il va au-delà de l'agriculture. Je vais tenter de vous donner notre version des faits et des agissements.
Nous connaissons la Russie depuis qu'elle est redevenue la Russie. Du temps de l'Union soviétique, la Russie était importatrice nette de blé en provenance principalement des États-Unis et d'Europe, notamment de la France. Les grands silos portuaires de la façade atlantique et de la Manche poussaient le blé dans les bateaux qui partaient en Union soviétique. Au milieu des années 1990 et au début des années 2000, la Russie représentait un potentiel agricole important par la taille des surfaces, par la qualité des terres, le fameux tchernoziom, en Ukraine et un peu en Roumanie. Grâce à des investissements colossaux – occidentaux, il ne faut pas craindre de le rappeler –, sur les semences, le matériel, etc., les Russes se sont constitués en businessmen. Ils ont monté des compagnies d'exportation, notamment grâce à des investissements sur les ports du sud de la Russie. Dès lors, la Russie est devenue un grand pays agricole et plutôt exportateur. La population étant faible, il n'existe pas beaucoup de transformation agroalimentaire et la Russie a rapidement misé sur l'export, tout comme l'Ukraine d'ailleurs, les deux pays étant complètement similaires.
Puis la guerre en Ukraine a été déclenchée et les dirigeants russes ont bien compris que c'était une arme absolue. Le potentiel russe était tellement important que la Russie a décidé de vendre des céréales, ou d'en donner à certains pays, notamment d'Afrique, des pays où la France était extrêmement présente. La Russie pratique depuis plusieurs mois un dumping extrêmement féroce en dégradant les prix de marché de 15 à 20 % pour une tonne. Il n'existe aucun salut à attendre des normes et des règles, voire des décisions européennes ou françaises dans le cadre réglementaire.
Le sujet est donc très grave pour la France pour plusieurs raisons. D'abord, nous avions des habitudes de co-développement et des relations commerciales fortes avec certains pays, notamment historiquement avec le Maghreb, à savoir le Maroc, l'Algérie et la Tunisie. L'Algérie nous sort de son marché, arguant de motifs de gradient qualitatif mais surtout pour des raisons de prix et de choix politiques. Malheureusement, une grande partie des pays de l'Afrique de l'Ouest a choisi la carte russe parce que la Russie a fait des dons importants de blé.
Permettez-moi de vous raconter une petite anecdote très révélatrice. La guerre a débuté au mois de février 2022. Au mois de mai ou juin, j'ai porté auprès du ministre de l'agriculture et du Président de la République la possibilité que l'Union européenne pourrait avoir à acheter des céréales directement en Ukraine afin de payer les agriculteurs ukrainiens, de leur fournir du cash et d'utiliser ces céréales pour faire des dons alimentaires en Afrique, comme beaucoup de pays l'ont fait durant des décennies. Malheureusement, cette idée portée par la France et dont chacun mesurait l'intérêt stratégique n'a pas été retenue. Deux ans plus tard, la Russie s'est engouffrée dans cette politique de bas prix et de dons de céréales et elle a déstabilisé le marché. Cela impacte énormément le revenu agricole français et européen et donne une très belle image de marque – nous l'observons – de la Russie dans certains pays d'Afrique. Ce constat est désastreux pour l'économie agroalimentaire qui suit et pour l'économie d'une manière générale. Force est de constater que la France est victime d'une agression non seulement sur le marché des céréales, mais également dans les relations bienveillantes qu'elle avait nouées avec certains pays d'Afrique.
Ce sujet est sensible pour les agriculteurs céréaliers. Quand l'alimentation n'est pas suffisante dans ces pays victimes de surpopulation, ils cherchent ailleurs leur bonheur. C'est la vie et c'est normal.
Intercéréales a publié un communiqué le 25 janvier 2024, au moment de la mobilisation, dont je donne une lecture partielle : « Depuis plusieurs mois déjà, les agriculteurs et les filières dénoncent ces injonctions contradictoires auxquelles ils sont confrontés quotidiennement et au manque total de cadre stratégique sur les sujets agricoles et agroalimentaires, sur les ambitions nécessaires en matière d'alimentation, de climat, de création de valeur, de vitalité des territoires. 89 % des Français soutiennent cette mobilisation. Il faut désormais que des réponses urgentes et consistantes soient apportées aux agriculteurs et aux filières par le Gouvernement et la Commission européenne. D'ici là, l'Intercéréales sera aux côtés des agriculteurs. »
Vous jugiez à ce moment-là qu'Intercéréales, non seulement par solidarité vis-à-vis des autres filières agricoles, mais également au nom de la filière, avait des revendications à porter. Pourriez-vous nous préciser quels sont notamment ces injonctions contradictoires et ce manque de cadre stratégique ?
En effet, notre filière a toujours été structurée et organisée et a toujours essayé d'être leader.
À titre exemple, en 2018, le Président de la République a prononcé le discours de Rungis, qui demandait à l'ensemble des filières agricoles et agroalimentaires : « Prenez-vous en main pour améliorer la qualité de vos produits d'une manière générale, pour monter en gamme de sorte à tirer plus de valeur vers les clients consommateurs. » Nous avons anticipé et nous avons fait le job en travaillant sur trois axes majeurs.
D'abord, nous nous sommes attachés aux attentes des clients consommateurs. Nous avons fait en sorte de ne pas être en attente de l'expression des besoins du client, qu'il soit en France ou hors de France, et d'aller à sa rencontre afin de recueillir ses desiderata en termes de qualité afin de produire au plus près des besoins.
Le deuxième axe consistait à identifier des solutions de transition, c'est-à-dire à nous projeter dans l'avenir : moins de chimie, plus d'agronomie ; moins de chimie, plus de génétique ; moins de chimie, plus de biologie ; moins de chimie, plus de mécanique de précision, etc.
Le troisième axe concernait la compétitivité. L'agriculture et l'agroalimentaire, au même titre que de nombreuses activités économiques en France, souffrent d'un déficit flagrant de compétitivité. Il s'agit d'ailleurs du constat majeur à poser sur notre filière. Entre le printemps 2018 et le printemps 2024, les décideurs ont exprimé de nombreux souhaits et ont été relayés par le Gouvernement, l'Assemblée nationale, voire par les régions qui ont demandé à l'agriculture céréalière d'être économe en intrants, d'occuper le territoire, de produire de la biomasse, etc. Le Gouvernement souhaite que nous produisions trente millions de tonnes supplémentaires de biomasse, de façon à répondre à des enjeux énergétiques, tout en continuant à produire pour nos clients consommateurs. C'est bien le sens du discours de Rungis, prononcé en 2018. Cependant, force est de constater que de nombreuses solutions nous ont été supprimées. Il faut passer à autre chose, mais, en attendant, il faut quand même pouvoir utiliser les méthodes actuelles. À titre d'exemple, certaines solutions de lutte contre les maladies des feuillages et des grains entraînent parfois le développement de mycotoxines, c'est-à-dire des champignons très toxiques.
Le ministre de l'agriculture et ses services, avec lesquels nous sommes en contact étroit, sont eux-mêmes un peu désabusés. L'Administration a anticipé ou a pris des décisions qui ont été beaucoup trop importantes, excessives, et qui ne laissaient pas le temps à la génétique, notamment, à la sélection variétale, de mettre au point des solutions. Le ministre Marc Fesneau a été sensibilisé. Nous l'avons rencontré à plusieurs reprises. Nous avons également rencontré le secrétaire général à la planification écologique, M. Peillon, afin de lui expliquer que pour atteindre ces objectifs de quantité alimentaire de biomasse, de réponse à des clients en France et à l'international, de transition agricole écologique, il fallait un délai plus long et qu'il importait de ne pas nous demander tout et son contraire dans la même semaine.
Les élus et le Gouvernement étaient totalement alignés avec notre point de vue parce qu'il relevait du bon sens. Nous ne faisons aucun procès d'intention, mais force est de constater que, parfois, la grande Administration s'emballe un peu sur des décisions qui freinent l'économie et qui ne permettent pas d'avoir le temps de travailler ces fameuses solutions.
Telles sont les raisons pour lesquelles nous avons parlé d'injonctions contradictoires : celles-ci ne rendent service ni aux agriculteurs ni aux filières agricoles et agroalimentaires.
Vos propos concernent-ils précisément la suppression de certaines substances telles que la phosphine sur les exploitations ?
C'est un exemple parmi tant d'autres. Le marché de l'autorisation des molécules compte environ entre deux cent cinquante molécules qu'il est nécessaire de revisiter et qui doivent faire l'objet d'une nouvelle autorisation de mise sur le marché. C'est normal dans un cadre réglementaire. L'idée qui avait été partagée consistait à étudier les molécules les plus sensibles, celles qui devaient être renouvelées dans un bref délai et qui nécessitaient une vigilance accrue. Cela concernait soixante-quinze molécules dont certaines ont été directement supprimées par l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES) sans concertation et sans un délai qui aurait pu permettre de trouver des solutions. À l'époque, le ministre s'en était offusqué. Il conviendrait de revoir les délégations de sorte que l'État et les ministres, quand ils sont concernés, puissent être donneurs d'ordres et s'appuyer sur l'expertise scientifique la plus probante. Mais c'est ainsi que quelques molécules ont fait l'objet d'une suppression et c'est dommageable. Cela ne signifie pas qu'il n'est pas nécessaire de diminuer les produits chimiques, mais il faut laisser le temps, par exemple, à la génétique de faire son œuvre en sachant qu'une création variétale dure entre sept et dix ans.
Il serait intéressant qu'à l'issue de cette audition, vous nous transmettiez une contribution écrite relative à ces molécules. Cela nous permettrait d'enrichir notre rapport.
La question du rôle de l'ANSES est fondamentale, car elle interroge la capacité du politique à faire des choix. Vous nous expliquez que le ministre comprend votre situation et en mesure l'enjeu, mais force est de constater qu'il n'a pas le pouvoir de décision : en réalité c'est l'ANSES qui décide. La mission de l'ANSES consiste à préserver la santé et l'environnement. La sentez-vous sensible aux enjeux de souveraineté alimentaire et aux interdictions éventuelles qui conduisent certaines productions dans des impasses techniques ?
Si vous me le permettez, Monsieur le rapporteur, j'élargirai un peu votre question. Malheureusement, c'est à cause de la guerre en Ukraine que, nous avons pris conscience collectivement de ces notions de souveraineté et plus particulièrement de souveraineté alimentaire agricole. Nous nous souvenons tous de l'objectif affiché par la Commission européenne, il y a quelques années, avec le projet « moins, moins et moins ». Nous réalisons désormais qu'il est nécessaire de faire plus et mieux parce qu'il ne faut pas oublier que la France joue un rôle majeur dans d'autres pays en matière d'alimentation. D'une manière générale, nous tous, l'ensemble des Français et les pouvoirs publics, nous avons pris conscience qu'il s'avérait essentiel de remettre le dossier agricole et alimentaire sur le dessus de la pile.
Le constat posé, il importe de le traduire dans des actions sinon correctives, du moins préventives, décidées avec le meilleur discernement possible. Nous sommes en relations constantes avec la direction générale de l'alimentation (DGAL) qui, tout comme l'ANSES, est directement rattachée au ministère de l'agriculture. La DGAL a très bien partagé avec nous le constat selon lequel les enjeux agricoles et alimentaires sont majeurs. Dès lors, soyons un peu constructifs ensemble. Les enjeux agricoles et les enjeux de revenu étant majeurs, positionnons-nous dans un cap de transition et de décarbonation, notions d'intérêt général, mais sachons travailler sur un rythme adapté.
Ainsi que vous l'indiquez, la guerre en Ukraine a rappelé l'enjeu de la souveraineté alimentaire et a provoqué une prise de conscience. Toutefois, cette commission se demande si nous avons les moyens d'assumer cette prise de conscience. Le statut de l'ANSES fait débat. Sous la présidence de Mme Christiane Lambert, la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA) avait clairement appelé à la révision du statut de l'ANSES. Par la suite, le ministère de l'agriculture n'a manifesté aucune volonté de revenir sur la loi de 2014 et sur le statut de l'Agence. Pouvons-nous persévérer dans cette vision de non-révision ? En l'état, offre-t-elle les moyens d'atteindre l'objectif de souveraineté alimentaire ?
Vos propos rappellent aux moins jeunes d'entre nous ce qui s'est passé il y a vingt ou vingt-cinq ans avec les organismes génétiquement modifiés (OGM). Malheureusement, depuis vingt ou trente ans la France manifeste une défiance vis-à-vis du scientifique, de l'expertise scientifique, et c'est dommageable. Nous connaissons actuellement des défaillances dans quelques pans de la souveraineté agricole et alimentaire parce que la parole du scientifique n'a pas été reconnue et des décisions politiques qui auraient pu être prises il y a vingt-cinq ans nous font défaut aujourd'hui. Nous le mesurons clairement.
En ce qui concerne le statut de l'ANSES, nous sommes une association interprofessionnelle, un collectif, et je représente plusieurs familles que nous nous attachons à faire converger le plus possible, mais qui défendent parfois des activités et des modes de fonctionnement différents. Le statut de l'ANSES relève du rôle du politique et, si je peux me permettre, la balle est dans votre camp.
Nous souhaitons que notre filière soit efficace qualitativement et quantitativement parce qu'elle comporte des emplois et qu'elle crée de la valeur. Je pense qu'il n'y a pas plus intéressant que de faire de l'alimentation décarbonée, car cela donnera du sens à nos métiers. Il est souvent question de transmission et des jeunes générations : il serait intéressant et heureux de proposer à nos jeunes futurs agriculteurs des schémas directeurs à long terme d'installation et de création d'activité, que ce soit dans les productions animales ou végétales, autour des sujets de qualité, de quantité, de décarbonation, en leur traçant une trajectoire.
Actuellement, nous manquons de trajectoire. Où allons-nous ? Est-ce que nous y allons ensemble ? Est-ce que nous co-décidons ? Il appartient au politique de prendre des décisions relatives à l'organisation générale et à l'intérêt général ; c'est normal. La France peut et doit redevenir un grand pays agricole et agroalimentaire. Nous disposons de très belles entreprises et de très belles marques. Nous avons créé deux millions d'emplois répartis dans l'ensemble des activités agricoles et alimentaires, voire au-delà si je compte les exploitations. Ne gâchons pas cette valeur forte de création d'emplois et de participation à l'excédent commercial.
Portez-vous un regard particulier sur l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (INRAE) ?
Je rappelle le cadre parce que je ne souhaite pas que mes propos soient mal interprétés. En effet, nous visons tous un objectif de transition. Vous nous expliquez bien que la transition doit être réalisée au moyen de solutions. À défaut, on aboutit dans des impasses techniques qui pénalisent la production. Ces solutions seront obligatoirement issues de la recherche.
Considérez-vous que la recherche est axée dans le bon sens afin d'identifier des solutions techniques qui permettent de continuer à assurer la souveraineté alimentaire ?
Si vous me le permettez, je vais être un peu taquin. L'INRA, devenu l'INRAE, est un institut de recherche fondamentale, mais pas un institut de recherche appliquée tel que notre institut Arvalis. Plusieurs milliers d'ingénieurs de l'INRAE produisent et, souvent, une grande partie de cette production reste dans les couloirs, dans les bureaux. C'est un peu le propre d'un institut de recherche, car encore faut-il qu'il publie.
L'INRA français a été un extraordinaire ambassadeur de la recherche fondamentale dans de nombreux pays du monde qui s'appuient sur ce qu'il a produit depuis des dizaines d'années.
L'INRAE s'est attaché, depuis plusieurs années, à être un peu moins axé sur les sujets de production. Cela ne signifie pas qu'il a renié la production, mais il a élargi son périmètre autour de la production, à savoir aux sujets environnementaux, aux sujets de dégradation des sols, de qualité de l'eau, de qualité sanitaire, etc. Finalement, ce constat est positif, car nous pensons que l'INRAE doit être un institut de recherche fondamentale sur ces sujets de productions agricoles. La production agricole est fondamentale. Elle représente la sérénité du monde et des peuples.
Je disais que je serais taquin. En effet, quand nous allons dans certains pays, nous constatons ce que l'INRA français leur a apporté. Je pense notamment au Maroc, qui s'est développé grâce à l'INRA français. Le Maroc dispose aujourd'hui d'un institut remarquable qui met en avant la production agricole, que ce soient des céréales ou des légumes, dans un cadre de préservation des sols, d'entretien des écosystèmes et de la biodiversité. Il serait essentiel que notre INRA français retrouve sa vertu d'origine et son ambition. Je pense que la représentation parlementaire ou, d'une manière générale, les décideurs doivent s'approprier cet excellent travail. C'est fondamental.
Vous considérez donc que l'INRAE vise moins l'objectif de production, sans pour autant l'avoir abandonné. Dès lors, quel objectif privilégie-t-il ?
Il y a plusieurs années, l'INRAE a vraiment orienté ses travaux sur des sujets de sociologie autour de l'exploitation agricole, du cadre rural, des familles. Je rappelle qu'à la sortie des années 1945-1950, le modèle agricole était un modèle familial, fondé sur de petites exploitations, qu'elles soient en terres ou en animaux. Toute une génération et toute une culture se sont construites autour de ces modèles familiaux agricoles, de la ruralité, en somme. Aujourd'hui, le cadre a évolué.
L'ancien président de l'INRA s'est beaucoup attaché à travailler ces sujets de sociologie agricole. Dès lors, les sujets liés à la production ont été un peu lâchés. Aujourd'hui, l'INRAE travaille sur des recherches écosystémiques qui permettent de remettre ses objectifs de production sur le dessus de la pile.
Nous sommes en contact avec les dirigeants de l'INRAE. Le président-directeur général souligne d'ailleurs que la France a désormais obligation de produire de façon saine et propre.
Un virage important s'est amorcé au déclenchement de la guerre en Ukraine et, concomitamment, au moment où la Commission européenne a évoqué son intention de s'orienter vers le Green Deal. Il s'est produit un choc que nous avons tous exprimé, ainsi que de nombreux citoyens et décideurs français. Ce fut une prise de conscience : nous faisions fausse route et il était nécessaire de reprendre le chemin d'une France agricole de qualité, de quantité et qui crée de la valeur, c'est-à-dire de l'emploi.
Sous réserve de procéder encore à quelques restructurations organiques, je pense et j'espère que nous sommes sur le bon chemin.
Dans cette commission d'enquête qui cherche à définir la souveraineté alimentaire, nous avons noté de nombreuses remarques relatives aux intrants. La dépendance aux intrants est réelle. Comment l'expliquez-vous ?
Le débat semble montrer que la réponse à cet enjeu serait peut-être de nous expliquer que l'agriculture doit se passer d'au moins une partie des intrants. C'est d'ailleurs un des objectifs de Farm to Fork. La filière céréalière est-elle prête ? Est-ce possible ? Pouvons-nous être compétitifs, satisfaire la souveraineté alimentaire, le besoin à l'exportation, etc. ? Quelle est votre vision à ce sujet ?
D'une manière générale, la France est relativement dépendante aux intrants depuis plus de vingt ans. En outre, il y a longtemps que la France ne fabrique plus de tracteurs et de moissonneuses-batteuses.
S'agissant des fertilisants, notamment des engrais azotés, notre dépendance est totale. Certains de ces engrais sont obtenus par voie chimique, d'autres sont plus naturels. Le Maroc est notre premier fournisseur de phosphates, auxquels nous sommes totalement dépendants.
Cette dépendance est le fruit de choix importants faits par la France. Les Français ne veulent plus d'usines. Les Français, ou certains groupuscules, s'opposent aux bâtiments d'élevage, à l'exploitation d'une entreprise sur le territoire, quelles que soient les activités, bien au-delà de l'agriculture. Fatalement, après quelques années, elle s'est retrouvée en situation de dépendance. C'est ce que nous vivons dans l'agriculture. La filière céréalière est dépendante pour la mécanisation ; elle est dépendante pour les intrants fertilisants.
En revanche, la filière n'est que partiellement dépendante pour les semences. Nous avons la chance de disposer de trois entreprises familiales importantes dans le domaine des céréales et d'une coopérative. Nous devrions d'ailleurs davantage les aider. Ces entreprises ont investi des budgets colossaux, certaines sur leurs fonds propres familiaux, ou dans l'esprit des coopératives pour ce qui est de Limagrain. Sur certains programmes, elles arrivent à saturation parce que les investissements demandés sont trop lourds. Limagrain produit du maïs, mais, au-delà, nous sommes totalement dépendants des Américains, des Suisses et des Chinois, si on considère que Syngenta est pseudo-chinois.
Je vais vous faire part d'un exemple intéressant, voire un cas d'école. Dans le cadre d'un plan de souveraineté en blé dur – céréale qui est à la base de la semoule qui permet de fabriquer des pâtes, aliment très consommé en France et peu onéreux –, Intercéréales, collectivement, a pris le dossier en main. Nous disposons de très belles marques nationales. Des usines sont implantées en France et génèrent donc des emplois en France. Les semenciers souhaitent arrêter la recherche génétique parce qu'il n'y a pas suffisamment de blé dur cultivé. Cette recherche ne génère pas suffisamment de royalties. Ils sont essoufflés et n'ont plus les moyens. Intercéréales a mis en place un programme dans lequel les agriculteurs contribuent un petit peu plus au financement de la recherche et les industriels acceptent de contribuer à ce financement. Intercéréales a proposé au Gouvernement de contribuer pendant cinq ans à cet effort collectif sur la génétique, sur le matériel, sur des programmes qualitatifs, sur des investissements, sur les outils, etc. Grâce à cela, nous pourrons affirmer que la filière blé dur-pâtes sera une filière souveraine.
Le niveau de dépendance, même dans les grandes cultures céréalières, est donc important.
Très concrètement, est-il possible de faire pousser des céréales sans fertilisants ou en diminuant les apports ? Est-ce réaliste ?
Il y a cent cinquante ans, lorsque vous semiez un grain de blé, vous en récoltiez un, parfois moins. L'alimentation des plantes via les intrants a apporté de la protéine aux plantes pour qu'elles se développent. La plante est un être vivant. N'importe quelle plante a besoin d'eau et de nourriture. L'alimentation des plantes s'appelle l'engrais. Nous pourrions trouver un autre nom, mais ce sont en tout cas des fertilisants riches en phosphore et en potassium.
Actuellement, nous utilisons de plus en plus d'engrais organiques qui viennent des zones d'élevage. C'est une bonne idée. Néanmoins, pour disposer d'engrais organiques en grande quantité, il y existe deux solutions : soit on va en chercher à l'autre bout du monde, soit on en fabrique davantage en France. Pour en fabriquer plus en France, il faut enrayer la crise des vocations. Un éleveur travaille tous les jours, même le jour de Noël. La question des revenus agricoles est prégnante tout comme celle de la qualité du travail. En outre, comme je l'ai évoqué précédemment, il faut autoriser l'implantation de bâtiments. On se plaint que la volaille arrive de Pologne, d'Ukraine ou d'ailleurs, mais on empêche les agriculteurs et les éleveurs de monter des bâtiments parce que les délais administratifs sont trop longs, parce qu'on diligente des enquêtes, parce que des riverains vous expliqueront qu'une telle implantation est pire qu'une centrale nucléaire, etc. Bref, pour remplacer les intrants chimiques par des intrants organiques, il faut donner la possibilité aux territoires de développer ces engrais organiques. Je crois que, finalement, tout est une question de cohérence.
Ce n'est pas le même travail. En effet, s'il est quasiment possible d'épandre de l'engrais organique avec un quad, épandre du fumier nécessite une autre logistique.
Nous avons en France, comme dans de nombreux pays, un schéma directeur des protéines végétales et de l'implantation des légumineuses. Les cultures de légumineuses n'ont pas besoin d'engrais, qu'ils soient chimiques ou organiques. Leurs racines vont récupérer l'azote de l'air dans les feuilles pour se nourrir. Elles comprennent les petits pois, la luzerne, les lentilles, les haricots, le quinoa, etc. Ces plantes sont extrêmement intéressantes, mais elles présentent le handicap de ne pouvoir être plantées sur une même parcelle qu'au bout de cinq à six ans en raison du développement d'un parasitisme naturel qui produit des champignons extrêmement toxiques. Il faut espacer le retour de la culture sur le même champ. Quoi qu'il en soit, leur introduction à hauteur de 15 à 20 % permet à l'agriculteur de ne pas utiliser d'azote sur 15 à 20 % de sa ferme.
De nombreux projets ont été développés dans le cadre du plan France 2030. De nombreuses sollicitations ont été enregistrées pour développer des filières dans lesquelles les légumineuses sont introduites parce que le marché s'y prête. Ces plans permettent aux agriculteurs d'utiliser moins d'intrants. Certes, il s'agit d'un niveau partiel de petite indépendance, mais c'est intéressant parce que cela nourrit le sol, le structure et le revitalise. C'est une culture régénératrice.
Dans ce cadre-là, nous avons de nombreux clients consommateurs. Nous constatons que quelques petites entreprises se créent et que la grande distribution commence à s'y intéresser sur demande des consommateurs. Certains industriels de la deuxième transformation tels que Nestlé, Danone, Panzani, mais également de petites entreprises régionales se montrent intéressés par ces protéines végétales à intégrer dans l'alimentation en complément de la protéine animale, afin d'augmenter le taux de protéines. Cela permet de développer des filières intéressantes sur un même territoire : la production de légumineuses associée à une filière de transformation génère des emplois pour créer un produit alimentaire qui est décarboné parce qu'il n'a pas utilisé d'azote.
La commission d'enquête sur les produits phytosanitaires qui s'est tenue l'année dernière a montré que ces cultures de légumineuses présentaient malgré tout un problème de rentabilité, un grand nombre d'impasses techniques, et surtout qu'il y avait très peu de recherche sur la génétique. Est-il possible de réintroduire la culture de légumineuses dans les conditions actuelles ?
Il y a vingt ans, les rendements de certaines légumineuses telles que les petits pois étaient en moyenne presque le double de ce qu'ils sont actuellement. Il est donc essentiel de mener un important travail de recherche variétale, mais cela prendra malheureusement plusieurs années. Je pense qu'il ne faut pas perdre de temps. L'INRAE s'est saisi du sujet, mais il faut qu'il en fasse une priorité absolue.
Les légumineuses sont des protéines végétales. Elles sont donc excellentes pour l'alimentation humaine. La plante en elle-même est très bénéfique pour le sol ainsi que pour les cultures qui suivent telles que les blés protéinés ou le blé dur, qui ont des besoins élevés en protéines. Pour fabriquer du bon pain ou de bonnes pâtes, il faut beaucoup de protéines. À défaut d'utiliser de l'azote issu de la synthèse de dérivés du pétrole ou du gaz, il faut cultiver des plantes qui en apportent.
La qualité de ces cultures est extrêmement exigeante. Si nous souhaitons maintenir la qualité de la baguette dans notre boulangerie artisanale, il importera de la fabriquer avec de la farine et du blé riches en protéines, donc nécessairement cultivé avec des engrais azotés ou un peu de légumineuses en complément.
Il est possible de rattraper le retard. Il n'est jamais trop tard, il suffit d'en avoir la volonté.
Le rapport de FranceAgriMer fait état d'un taux d'approvisionnement en blé dur – c'est-à-dire le rapport entre la production et la consommation – de 148 %. Il n'existe donc apparemment pas de problème de production de blé dur sur le territoire français. En revanche, nous exportons et importons beaucoup. Je suppose que ce constat interroge quant à la transformation du blé dur qui n'est plus effectuée sur le territoire national.
Le blé dur est extrêmement sensible aux aléas, non seulement aux aléas climatiques, mais également à certaines maladies comme la fusariose, due à des champignons qui produisent des mycotoxines extrêmement nocives pour l'alimentation humaine. La réglementation est donc très sévère et c'est heureux. Selon les années, selon la climatologie, notamment au mois de mai, au moment de la floraison, la production de blé dur peut être importante, mais pas d'une qualité suffisante pour les industries pastières françaises qui développent des marques connues telles que Lustucru, Panzani, etc., et qui s'appuient sur du blé dur français, ce qui est très satisfaisant. Quand les conditions climatiques ne sont pas favorables à une bonne qualité de l'ensemble des tonnages produits par les agriculteurs, nous faisons face à une raréfaction.
Le sujet est prégnant et c'est pourquoi notre plan de souveraineté vise à augmenter la volumétrie afin de diminuer le risque lié à la qualité des blés durs. Faute de qualité suffisante, nous importons du blé dur principalement du Canada. Mais les Canadiens utilisent beaucoup d'intrants et la qualité finale n'est pas la même que la nôtre.
S'agissant des exportations, nous avons la possibilité, à deux heures d'avion de Paris, d'alimenter des pays tels que le Maroc, l'Algérie, la Tunisie, certains pays d'Afrique, etc., qui ont des besoins très importants en blé dur pour la fabrication de la semoule. Il est essentiel que nous maintenions ce double objectif de production pour l'utilisation nationale et pour des pays consommateurs qui ne peuvent pas en cultiver sur leur territoire. L'Algérie a quasiment arrêté ses programmes de recherche depuis quarante ou cinquante ans et ses rendements stagnent. Ils ont augmenté au Maroc, mais les conditions climatiques et l'état de la terre y sont souvent très aléatoires. Ils ont donc besoin d'importer et c'est le rôle de la France.
Il existe en France des usines de fabrication de pâtes qui utilise 60 % du blé dur produit en France et il s'avère essentiel de maintenir notre niveau de qualité. Nous espérons que, dans le cadre du plan de filière, les industriels pourront vendre des pâtes de qualité pour l'ensemble des consommateurs français. Au-delà de l'Italie, la Turquie fabrique beaucoup de pâtes et exporte énormément, notamment sur le continent africain.
Vous évoquez la difficulté à atteindre des rendements stables. Les chiffres de FranceAgriMer sont calculés sur une moyenne triennale et mentionnent un taux d'approvisionnement de 148 %. Cela signifie donc que sur les trois années concernées, la production a été satisfaisante. Cependant, pourquoi en exportons-nous 58 % pour en importer 75 % ?
Le blé dur est produit en France dans quatre régions principales : historiquement, le Sud-Ouest, puis la région Centre, le Sud-Est et les pays de Loire, façade maritime. En dix ans, la surface de culture de blé dur a été divisée par deux, principalement dans le Sud-Ouest au regard des aléas climatiques qui ont conduit à l'effondrement de la production. En effet, le blé dur est récolté le 10 juillet et il subit de très forts impacts de chaleur. Dès lors, les agriculteurs tendent à cultiver de l'orge, qui se récolte un mois plus tôt.
Les échanges sont en grande majorité liés à une insuffisance de qualité et donc à la nécessité d'alimenter les outils industriels. Dès lors que les échanges sont respectueux, ils sont sains parce qu'ils peuvent ouvrir à la France l'opportunité de trouver des clients dans d'autres pays. Il nous appartient de nous battre pour être les meilleurs.
Les importations, notamment de blé dur, de la Russie ont beaucoup augmenté l'année dernière, tout en restant marginales dans l'ensemble de nos importations. Aucune sanction n'est imposée à la Russie sur les céréales. Comment l'expliquez-vous ?
Notre filière compte des agriculteurs exportateurs français et internationaux. Selon les années et les qualités, il existe des échanges. L'Ukraine et la Russie étaient des pays exportateurs. Il ne faut pas oublier que dans un passé récent, l'Italie, l'Espagne, voire la Grèce, importaient beaucoup d'orge et de blé d'Ukraine et de Russie. Ce n'était pas le cas de la France, ou vraiment à la marge. Le territoire national produit suffisamment de céréales telles que le blé tendre et l'orge. Le sujet le plus prégnant réside dans la qualité. Il y a quelques années, pour des raisons de coûts, certains importateurs utilisaient du blé venant de Russie ou d'Ukraine, notamment pour la nutrition animale. À leur décharge, la nutrition animale se trouve en opposition directe avec des pays tels que le Brésil, les États-Unis, voire la Pologne et l'Ukraine. Il est tout de même essentiel que nos industriels puissent se battre sur les coûts de production. Les coûts de production sont importants et la matière première est un facteur important des coûts de production.
S'agissant de la filière céréalière française, toutes les céréales françaises sont absolument nécessaires pour alimenter l'ensemble de la première et de la deuxième transformations, et. 99,9 % de la meunerie française utilise des blés français. Toutefois, la grande distribution utilise parfois des farines étrangères donc du blé étranger pour vendre des sachets en marque de distributeur (MDD) dans leurs magasins.
Nous avons organisé des tables rondes sur l'histoire de la PAC et nous avons évoqué le tournant opéré en 1992 par la dérégulation des prix. Après les bonnes années liées à la guerre en Ukraine, les céréaliers constatent que les cours s'effondrent, avec un effet ciseau parce que les intrants, notamment les fertilisants, n'ont pas diminué. Quel regard portez-vous sur cette question de la dérégulation qui a généré des instabilités sur les cours ?
Estimez-vous que ce tournant de 1992 a été plutôt positif ou bien nous faut-il réfléchir à des outils de régulation afin de limiter la fluctuation des cours des céréales ?
La politique agricole telle qu'elle a été conçue en 1962 a duré trente ans dans son état originel. Elle était d'ailleurs l'unique politique européenne et elle a représenté le point fondamental de la construction européenne, dans le cadre d'un marché unique et de la solidarité des six pays qui constituaient alors la Communauté économique européenne.
Trente ans plus tard, il a été décidé d'alléger de nombreuses productions pour des raisons de surproduction. Les céréales affichaient un prix élevé, très satisfaisant pour les agriculteurs, mais pas du tout compétitif. Dès lors, les fabricants d'aliments pour le bétail, entre autres, utilisaient des produits de substitution, notamment issus du maïs américain, peu onéreux. De nombreux coproduits du maïs américain arrivaient alors en Europe et en France pour l'alimentation animale pour des raisons de coûts. Des compensations ont été mises en place, d'abord à l'hectare, puis à l'exploitation agricole, qui ont généré une suradministration. Et force est de constater que, dans une Union européenne à vingt-sept membres, les attendus des différents pays sont parfois totalement opposés.
Une politique agricole et une politique alimentaire sont-elles indispensables ? Assurément, parce que les rendements fluctuent beaucoup. La moindre variation influe sur les prix. Il est indispensable d'identifier un cadre à l'intérieur duquel les acteurs puissent fonctionner. D'ailleurs, les agriculteurs eux-mêmes souhaitent une économie qui fonctionne.
Dans ce cadre, il serait possible de définir une politique d'aide alimentaire, une politique de développement de filières de grande qualité, des règles de fonctionnement uniformisées, etc. Des pays tels que l'Allemagne ou certains pays baltes cultivent et produisent des blés de grande qualité, mais les règles de fonctionnement ne sont pas harmonisées. La concurrence, l'esprit de compétitivité sont nécessaires dans ce cadre. Nous n'avons pas suffisamment de compétitivité, mais cela tient à l'économie en général et pas uniquement à l'agriculture.
Les agriculteurs doivent également faire des efforts de restructuration, mais dans le cadre d'une politique agricole et alimentaire de grande ambition. Un champ n'a pas de toit et il existe donc toujours un risque sur la quantité ou la qualité produite. Les agriculteurs sont dépendants des conditions météorologiques qui impactent le marché. C'est pourquoi il est indispensable de définir un cadre.
En complément, je précise que la différence entre le végétal et l'animal réside dans le fait qu'il faut produire plus que cent pour récolter cent en végétal. Cet élément est très important en production parce que nous savons que les aléas vont s'intensifier. Le rendement de 149 % de souveraineté en blé dur assure un élément. Dès que le rendement d'une filière végétale est inférieur à 100 %, en général, elle s'effondre et elle n'est plus souveraine.
Notre commission est censée représenter l'ensemble des courants politiques. Le président et moi-même n'ayant pas la prétention de représenter tous les courants politiques, je vais poser une question, mais cela ne signifie pas que je l'approuve. Toutefois, je pense qu'il est important que vous puissiez y répondre.
Dans un de ses reportages, M. Hugo Clément a évoqué la spécialisation sur les céréales au détriment notamment de la culture du légume, et cette critique sous-jacente qui consiste à dire qu'on se sert de l'agriculture française dans une vocation exportatrice. J'inclus la question de l'eau : comme il faut de l'eau pour produire, finalement, on exporte aussi de l'eau. Pensez-vous qu'il est important pour la France de maintenir cette puissance exportatrice qui sert notamment l'influence ? Vous avez indiqué que cela évite des migrations et des famines. La France doit-elle garder cet outil de production et cette capacité d'exportation dans un contexte où, effectivement, la Russie assume pleinement le fait que, pour elle, la céréale est un outil d'influence, puisque, évidemment, elle ne donne pas des céréales par générosité ?
S'agissant de la question relative aux légumes, les surfaces cultivées en céréales et en légumes sont totalement disproportionnées : 230 000 hectares de légumes versus 5 millions d'hectares de blé dur. Si le sujet consiste à constater que la France importe beaucoup de légumes, c'est vrai. Ce constat est-il lié à la culture des céréales ? Non, absolument pas.
J'ai été producteur de légumes et je sais de quoi je parle. C'est un travail extrêmement difficile, et qu'on doit fournir quelles que soient les conditions climatiques. Il ne s'agit donc pas d'une question d'arbitrage entre les légumes et les céréales. Si le journaliste veut nous faire dire qu'il est facile de cultiver des céréales, je le confirme parce que la mécanisation nous a aidés. D'ailleurs, la mécanisation se développe dans la culture des légumes. À titre d'exemple, l'Espagne cultive des asperges parce que la terre est très sableuse, très régulée à la même hauteur et il est possible de faire une production de masse avec du matériel. Toutefois, cette production de masse est essentiellement destinée à la conserve. En France, nous produisons un travail d'excellence qui nécessite une main-d'œuvre difficile à trouver parce que ce travail est pénible.
S'agissant de l'exportation, est-ce qu'on se pose des questions sur l'exportation des avions, du vin, de la belle restauration, etc. ? Est-ce que ce serait un péché d'exporter des céréales vers des clients qui en ont besoin ? Nous exportons dans les pays du Maghreb. Au Maroc, pas une goutte d'eau n'est tombée en hiver depuis trois ans. Au mois de février ou mars, les agriculteurs récoltent une tonne et demie de blé au lieu de quatre tonnes. Dès lors, je pense qu'il est de notre devoir de vendre à des meuniers des céréales que leur pays ne peut pas produire. Que l'on se rassure, nous ne vendons pas de céréales à des pays qui n'en ont pas besoin ; nous vendons des céréales à des pays qui en ont besoin, à savoir en Chine, pour pallier des problèmes de population, au Maghreb et un peu au Moyen-Orient pour pallier des problèmes de climat, etc.
Nous pourrions évoquer l'Afrique de l'Ouest, où il y a de l'eau et des terres. L'Afrique de l'Ouest est confrontée à un véritable sujet d'organisation. La France et l'Union européenne devraient construire avec l'Afrique de l'Ouest un plan de co-développement gagnant-gagnant de l'agriculture et de l'alimentation.
S'agissant de l'exportation de l'eau, j'entends le message. En effet, indirectement, nous exportons de l'eau, mais pour des pays qui en ont besoin. Quand on exporte des fleurs, indirectement, on exporte de l'eau.
Je pense qu'il n'y a pas de débat à avoir à ce sujet, car l'exportation me paraît tout à fait saine et normale pour nos agriculteurs, que ce soit pour les céréaliers ou pour d'autres producteurs. Nous sommes dans un monde ouvert. Nous devons travailler sur des règles équitables. Nous devons être acteurs de la transition. C'est extrêmement important pour nos enfants.
La Chine est le premier producteur mondial de céréales. Les Chinois représentent 18 % de la population, 6 % des terres arables et 6 % des réserves en eau. Indéniablement, ils rencontrent des problèmes pour nourrir leur population.
Seulement huit pays dans le monde sont en capacité d'exporter du blé. Cela signifie que tous les autres pays ont besoin d'en acheter pour nourrir leur population.
Les régimes alimentaires des pays d'Afrique du Nord sont quatre à cinq fois plus à base de céréales que les nôtres parce que les céréales apportent de la protéine peu onéreuse et qui permet de nourrir la population.
La France est, avec la Norvège, le pays d'Europe qui a le plus de réserves en eau et la pluviométrie annuelle la plus élevée. La problématique réside dans la capacité à gérer l'eau, à avoir une ambition sur l'eau. Nous sommes entourés d'eau. Certains pays dans le monde tels que l'Espagne ou Israël ont mis en place des politiques très dynamiques de réutilisation et de traitement des eaux et rencontrent moins de problèmes d'eau. Il appartient donc à la France d'identifier son ambition en matière de gestion de l'eau.
Lorsque l'Algérie ou l'Égypte produisent des céréales, elles doivent puiser de l'eau dans une nappe phréatique fossile qui se renouvelle tous les dix mille ans. Cela ne fonctionne pas bien et c'est d'autant plus compliqué que les exploitations doivent être déplacées tous les trois ans parce que les zones de production deviennent impropres dans ce délai. L'Égypte a de l'eau et elle est historiquement un grand producteur de blé. Cependant, elle a dépassé les 120 millions d'habitants et le sujet de la gestion de l'eau, en Égypte et en amont de l'Égypte, est devenu prégnant.
Nous sommes entrés dans le détail et nous avons dressé un panorama très complet de la bonne santé de la filière céréalière. Nous avons pris note des évolutions souhaitables et mesuré l'importance des géopolitiques auxquels la filière est désormais confrontée.
La séance s'achève à dix-huit heures.
Membres présents ou excusés
Présents. – M. Rodrigo Arenas, M. Grégoire de Fournas, M. Charles Sitzenstuhl