La séance est ouverte à neuf heures.
La commission procède à l'audition de M. Stéphane Le Foll, ancien ministre de l'agriculture.
Nous débutons notre journée d'auditions en recevant M. Stéphane Le Foll, ancien ministre de l'agriculture, de l'agroalimentaire et de la forêt de 2012 à 2017, sous la présidence de François Hollande.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Stéphane Le Foll prête serment.)
Vous avez souhaité m'auditionner en tant qu'ancien ministre de l'agriculture, et je tiens à répondre à la nécessaire transparence due à la représentation nationale. L'actualité politique a été marquée par la crise agricole. La mobilisation, que j'ai connue dans d'autres crises, a été très importante. Cette crise profonde n'est pas uniquement une crise de marché, contrairement à ce qui a été dit. Les niveaux de prix dans un certain nombre de productions n'étaient pas semblables à ceux que j'ai pu connaître lors de crises affectant le porc, le lait, les céréales.
Associés au débat sur la lutte contre l'inflation, en particulier dans le domaine alimentaire, ces éléments ont contribué à reconsidérer la souveraineté alimentaire, redevenue un enjeu prioritaire pour de nombreux responsables politiques, en même temps qu'une justification au protectionnisme. Comment définir la souveraineté, dans tous les domaines ? On serait souverain à partir du moment où l'on déciderait seul. Cette vision me semble limitée : il a toujours été nécessaire de conduire des discussions, de se confronter à d'autres idées, de s'associer, de développer à plusieurs des choix et des stratégies.
La thématique de la souveraineté alimentaire était plutôt utilisée par la gauche lors des négociations de l' Uruguay round de l'Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT). L'idée consisterait à dire que chaque peuple doit pouvoir se nourrir. Mais chaque peuple peut aussi vouloir se nourrir avec des produits provenant d'ailleurs. La mise en compétition des agriculteurs est ensuite survenue avec le développement de la mondialisation.
Pour ma part, je ne sais guère où commence et s'arrête ce concept de « souveraineté alimentaire ». Peut-on parler de souveraineté de McDonald's dans le burger en France, société qui revendique par ailleurs que la plupart de ses produits sont d'origine française ? Le burger fait-il partie de concept de souveraineté et d'identité de la France ? La définition de la souveraineté alimentaire porte à la fois sur l'identité de l'agriculture française et de l'alimentation à la française. Le concept français de la table et celui du repas à la française ne perdureront que si nous continuons à prendre le temps de manger. Quand j'étais ministre et que je me déplaçais dans les institutions internationales, je disais aux fonctionnaires français de continuer à prendre leur plateau et d'aller à la cantine, quand dans le modèle anglo-saxon, le repas est consommé dans le bureau. Manger et échanger font partie d'un concept français du repas qu'il faut à tout prix défendre. Par ailleurs, l'alimentation est le fruit d'une culture de différentes cuisines, et il importe de défendre cet art culinaire français.
Ensuite, pour parvenir à l'alimentaire, il faut pouvoir disposer de produits agricoles. C'est ici qu'a lieu à mon sens la confusion entre souveraineté alimentaire et souveraineté agricole. S'agissant de la souveraineté agricole, la définition n'est pas non plus aisée. Être souverain signifie-t-il être capable de produire la totalité de ce que nous allons consommer ? Les modèles de production à notre disposition sont-ils réellement souverains, c'est-à-dire qu'ils ne dépendent pas d'autres paramètres que ceux de notre territoire ?
Or notre modèle agricole est assez dépendant, de l'azote, de produits phytosanitaires, de semences et de génétique ; nous sommes peu autonomes. Il y a longtemps, le choix avait été fait d'être un pays agricole extrêmement productif, dans un contexte de rattrapage d'après-guerre, afin de satisfaire la consommation nationale et européenne. Nous avons ainsi opéré le choix du machinisme, de la chimie, de la génétique et de la spécialisation des régions.
Notre modèle est donc malgré tout dépendant. La souveraineté ne se caractérise pas par le calcul de la différence entre la production nationale et la consommation nationale. Nous sommes pratiquement autosuffisants en porcs aujourd'hui en France, mais leur alimentation est faite de soja, qui est importé. De fait, nous importons la production végétale et les protéines animales. Nous sommes donc autosuffisants, mais dépendants.
Cette conception de la souveraineté alimentaire et son corollaire protectionniste ne me semblent pas pertinents. Si nous voulons être plus autonomes – plutôt que souverains –, nous devons être capables de proposer des modèles de production précisément autonomes, qui s'appuient d'abord sur nos propres ressources avant d'en rechercher ailleurs. Dans ce cadre, l'agroécologie peut être mentionnée. Il peut s'agir de l'herbe, du développement des légumineuses, des couvertures de sol. Cela nécessiterait de revoir différemment le modèle de production français, voire européen, ce qui nécessite du temps.
Le débat reste assez flou aujourd'hui, mais j'ai bien compris qu'il se nourrit d'enjeux politiques sur la manière de concevoir notre pays au sein de l'Europe ; et l'Europe dans le monde. Dans ce cadre, notre ligne de conduite consiste d'abord à affirmer notre modèle culturel alimentaire, à développer notre autonomie agricole et à suivre une stratégie. Lorsque j'étais en poste, je n'ai pas eu à prendre part à de grands rounds de négociation, à part en fin de mandat, sur l'Accord économique et commercial global (CETA).
Lors de mes voyages, en Europe ou ailleurs, j'ai toujours été frappé par la singularité de l'histoire française agricole, liée en partie à la viticulture, qui a donné naissance aux signes officiels d'identification de la qualité et de l'origine (SIQO) et aux indications géographiques protégées (IGP). Cette conception très française a réussi à passer au niveau européen, mais à l'échelle mondiale, notamment en Amérique du Nord, il s'agit pour beaucoup d'un ovni. L'idée de lier l'identité commerciale d'un produit agricole à son terroir et à son histoire n'est pas dans la mentalité américaine, fondée sur des marques.
Dans le débat stratégique à l'échelle internationale, la question des IGP a toujours été pour moi essentielle. Dans le traité sur le CETA, le sujet des IGP a été traité : quarante-trois IGP y figurent, dont trente-deux françaises. Il est ainsi très important qu'en Amérique du Nord, un grand pays comme le Canada reconnaisse ces marques liées à l'histoire du territoire et de l'agriculture française. Cette labellisation a également été reconnue au niveau européen, puisque nous sommes passés des appellations d'origine protégée (AOP) aux appellations d'origine contrôlée (AOC).
Je regrette que le sujet des IGP soit trop souvent absent dans nos grands messages à l'international pour défendre notre modèle agricole. Pourtant, lorsqu'il a fallu mettre en place les « origines France » – viande de France, fruits et légumes de France, fleurs de France – après la crise des lasagnes, nous avons travaillé sur les origines, par exemple pour les viandes avec le « né, élevé, abattu et transformé en France ».
L'origine constitue un choix et une stratégie très importante. La différenciation par l'origine marque un choix pour le consommateur. La filière laitière a élaboré une démarche similaire qui porte ses fruits : nous consommons en France 98 % de lait d'origine française. Il y a là une véritable réussite, grâce à l'identité, la traçabilité et la compétitivité malgré tout, puisque les prix ne sont pas beaucoup plus élevés que ceux du marché mondial. La filière fonctionne, même si des débats portent sur la taille des exploitations et la prise en compte du coût de production.
Je vous remercie tout particulièrement d'avoir fait l'effort de réfléchir et de développer ce sujet de la souveraineté alimentaire, ce qui n'a pas forcément été le cas de vos prédécesseurs ou successeurs que nous avons déjà auditionnés. Au début de votre intervention, vous avez indiqué que le mouvement de protestation agricole nous avons connu en fin d'année 2023 et au début 2024 témoigne d'une crise profonde du monde agricole. Nous en convenons tous. Vous avez également souligné qu'il ne s'agissait pas uniquement d'une crise de marché. Qu'a révélé cette crise selon vous ? A-t-elle un versant positif ?
En pleine crise du porc, quand j'étais ministre, le prix du kilogramme était à peine d'un euro. Aujourd'hui, il a doublé. S'agissant du lait, il se vend aujourd'hui 465 euros à 480 euros les 1 000 litres ; mais lorsque j'étais ministre, il se négociait entre 242 euros et 250 euros. À l'époque, l' European Milk Board (EMB) et la coordination rurale demandaient 400 euros.
Je pense donc qu'il ne s'agit pas seulement d'une crise de marché. Selon la loi Egalim, l'augmentation des coûts de production doit se traduire par l'augmentation des prix. Les agriculteurs, et en particulier le syndicat majoritaire, adoptent la position suivante : en période d'inflation, les gens anticipent l'augmentation des prix et acceptent de voir leurs coûts de production augmenter. Au fur et à mesure que la question de l'inflation est devenue la question du pouvoir d'achat, le Gouvernement et la grande distribution se sont saisis du sujet. Je vous renvoie aux déclarations de Michel-Édouard Leclerc, de tous les grands distributeurs et d'une partie du Gouvernement sur la manière de lutter contre l'inflation, en particulier alimentaire. À l'époque, les prix avaient augmenté de 20 %. Au même moment, nous avons connu les premières manifestations d'agriculteurs et les premiers panneaux de signalisation retournés.
L'agriculteur considère normalement que si ses coûts de production augmentent, ses prix de vente doivent suivre la même trajectoire. Mais quand il comprend que la problématique du pouvoir d'achat va entraîner une demande de baisse des prix, il est atteint, rationnellement. S'ajoutent à cela les questions soulevées par les normes environnementales. J'ai discuté avec un des vice-présidents de la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA), qui m'a confirmé ce point de vue. Il ne s'agit pas d'une crise de marché dans la mesure où les prix ne s'effondrent pas. En revanche, elle est extrêmement profonde car elle vient percuter les logiques des agriculteurs en matière de répercussion des coûts. Ces effets ciseau ont provoqué les mobilisations que nous avons connues, dans un contexte par ailleurs marqué par des épisodes climatiques difficiles – sécheresses, inondations – et l'introduction de nouvelles normes environnementales. À partir d'un moment, un ras-le-bol profond s'est exprimé.
Je parlerai donc plus de crise culturelle que d'une crise de marché. Le message porté par le syndicalisme majoritaire ou la Coordination rurale est le suivant : « Laissez-nous produire. Et nous devons pouvoir vendre à un prix qui nous rémunère. » Les agriculteurs sont des acteurs économiques qui veulent pouvoir vivre de leur travail. Cette crise est profonde précisément parce qu'elle est culturelle et transversale ; elle affecte toutes les filières. C'est pourquoi elle a touché autant de monde et a surgi aussi rapidement ; la cristallisation a été rapide. Les crises de marché sont plus lentes, dictées par des baisses régulières de prix qui ne permettent plus à la filière de tenir à partir d'un certain moment. Elles se terminent fréquemment par des aides. Le rapport entre la faiblesse de l'évolution des prix et l'augmentation des coûts de production a conduit certaines exploitations dans une impasse économique.
Vous avez insisté sur un ras-le-bol général qui s'exprime vis-à-vis des règles environnementales. Lorsque nous discutons avec les responsables agricoles, ils mentionnent très fréquemment la fameuse loi sur l'environnement votée en 2016. Vous n'étiez pas ministre de l'environnement, mais vous apparteniez au gouvernement de François Hollande. Si cela n'est pas spécifique au mandat de François Hollande, il apparaît que les gouvernements successifs ont ajouté des strates de réglementation dans le domaine environnemental, lesquelles ont eu des impacts sur le monde agricole, aboutissant au ras-le-bol évoqué. Près de dix ans plus tard, ne pensez-vous pas que le besoin d'adaptation des agriculteurs n'a pas été insuffisamment mesuré ?
De quelle loi parlez-vous ? J'ai en tête la loi d'avenir pour l'agriculture, l'alimentation et la forêt, qui date du 13 octobre 2014.
Je faisais référence à la loi de 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages. Cette loi est souvent citée par les responsables agricoles comme ayant très fortement impacté leurs filières en raison des contraintes qu'elle fait, d'après eux, peser sur les agriculteurs. En 2016, comment se sont déroulées vos discussions avec votre collègue ministre de l'environnement ? Quels souvenirs en avez-vous ? La place de l'agriculture avait-elle été prise en considération lors de ces discussions ?
Je souhaite d'abord parler de la loi qui a été votée en 2014, lorsque j'étais ministre de l'agriculture. Cette loi constitue une première en termes de choix politiques et stratégiques en matière d'environnement et d'agriculture. Elle mettait en place l'agroécologie. J'ai défendu une conception, j'ai porté un projet politique, mais j'ai été confronté à une absence de volonté de partager ce projet sur l'agroécologie.
Prenons l'exemple des produits phytosanitaires. Lors des débats, je me suis opposé à une partie de la majorité de l'époque qui souhaitait taxer les produits phytosanitaires pour diminuer leur consommation. Les filières subissaient déjà des crises extrêmement importantes qu'il ne convenait pas d'aggraver. Plutôt que de taxer, j'estimais qu'il fallait intégrer dans les modèles de production le fait que demain, nous aurons de moins en moins besoin de produits phytosanitaires. Cela implique notamment d'élaborer des produits alternatifs. Quand il n'en existe pas, comme cela est le cas pour le glyphosate, les agriculteurs sont plongés dans une impasse. Quand un agriculteur est confronté à des adventices en l'absence d'herbicide, il est contraint soit de procéder à un désherbage mécanique, soit d'utiliser un autre herbicide. L'idée consistait plutôt à se passer de la chimie au fur et à mesure.
À cet effet, dans l'agroécologie, j'avais valorisé les couvertures de sol, les rotations et des certificats d'économies de produits phytopharmaceutiques (CEPP). J'avais affiché un objectif de réduction de 30 % des produits phytosanitaires dans un délai de cinq ans. Le pari avait été réussi et il était prévu de tenir un nouveau point d'étape en 2020-2021.
Christian Huyghe, directeur scientifique à l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (INRAE), a joué un rôle important. Son outil avait d'ailleurs été repéré par la Commission européenne, dont une délégation était venue au ministère afin que nous lui présentions notre programme. En l'espèce, il s'agissait de fixer cet objectif de diminution en accordant un certificat à l'utilisation d'alternatives à la chimie. S'il était atteint, l'indicateur NODU – « nombre de doses unités », correspondant à un nombre moyen de traitements appliqués annuellement sur l'ensemble des cultures à l'échelle nationale – n'était pas augmenté.
J'avais transformé la charge potentielle résultant de l'augmentation des taxes sur les produits phytosanitaires en une réussite collective qui permettait de diminuer la consommation de ces produits. L'approche du changement n'était pas punitive. Les cinq années que j'ai passées au ministère de l'agriculture se sont écoulées très rapidement, depuis la négociation de la politique agricole dès 2012-2013, la loi en 2014, jusqu'aux décrets d'application.
S'agissant de la loi de 2016, les questions sont simples. Subissons-nous un problème de réchauffement climatique ? Ce problème de réchauffement climatique se traite-t-il uniquement par le maintien ou le renforcement du modèle tel qu'il a été conçu dans l'après-guerre ? Ce modèle était fondé sur des machines, et donc un besoin intensif de capital pour investir, sur de la chimie et sur de la génétique. Face à ce modèle, la loi que je portais prônait beaucoup plus de nature. Ici, je suis en désaccord fondamental avec le syndicalisme majoritaire et la Coordination rurale : la fonction de production agricole n'est pas une fonction comme les autres. Une entreprise classique se distingue par la production de capital et de travail. En agriculture, le vivant fait partie du capital. Mais ce capital ne s'amortit pas, il s'entretient. Le sol reste le sol : s'il est inondé, s'il subit la sécheresse, il ne produit pas. Ce capital n'est pas comme les autres ; il est exceptionnel, spécifique.
Il a longtemps été conçu comme une contrainte quand nous aurions dû essayer d'utiliser au maximum ce qu'il nous offre. Laissez-moi vous citer un exemple concernant le soleil et la photosynthèse. J'ai cité dans plusieurs de mes livres cette belle phrase de Saint-Exupéry dans Courrier sud, « Qu'elle est invisible à nos yeux, cette course des blés vers le soleil. » La meilleure valorisation de l'énergie solaire est réalisée par la photosynthèse, par les végétaux. Or aujourd'hui cette photosynthèse est gaspillée. Des terrains sont labourés pendant des semaines, parfaitement travaillés, mais ils n'offrent ni brins d'herbe, ni couverture au sol, ni production. Pendant ce temps, le soleil chauffe la terre et fait évaporer l'eau contenue dans le sol. Plus les couvertures de sol sont stratégiquement déployées et coordonnées avec des rotations plus importantes, moins il est nécessaire d'utiliser des produits phytosanitaires, plus le sol contient de matière organique et plus il est possible de retenir l'eau.
En résumé, le capital nature dans la fonction de production agricole doit être repensé.
À l'époque, non. Nous avons lancé le plan Énergie méthanisation autonomie azote (EMAA) avec Delphine Batho en 2013. Nous avions fixé l'objectif de 1 000 méthaniseurs d'ici à 2023, que nous avions atteint. Je ne me souviens plus des chiffres précisément, mais il me semble que Ségolène Royal en a ajouté 1 500 ou 2 000.
Nous avons atteint un objectif précis. Quand je suis arrivé, il y avait 90 méthaniseurs agricoles en France contre 4 000 en Allemagne.
En 2014, la Crimée a été envahie, ce qui a déclenché un premier conflit armé entre la Russie et l'Ukraine. Depuis 2022, il est souvent question des impacts du conflit actuel, encore plus violent, sur l'agriculture mondiale, l'agriculture européenne et les systèmes d'alimentation. Avez-vous observé dès 2014 une déstabilisation des marchés alimentaires ? Si tel est le cas, avez-vous engagé des actions aux niveaux français et européen ? La France a semblé découvrir à partir de 2022 qu'elle était fortement dépendante de la Russie, notamment en matière d'engrais.
Au-delà de ces aspects internationaux, en 2014, en tant que ministre de l'agriculture, j'étais surtout concerné par la crise laitière et la crise porcine. L'impact du conflit se faisait sentir, puisqu'une partie du gras de porc est importée par la Russie. Nous avons été confrontés à la conjonction d'une forme de fermeture du marché chinois et à la perte d'une partie du marché russe. Je me souviens très bien des discussions avec la Fédération nationale porcine (FNP) à l'époque.
Je suis retourné deux fois en Chine après le voyage officiel du Président de la République à la fin de 2012 et nous sommes parvenus à faire accéder à nouveau la filière au marché chinois. Après la guerre en Crimée, le contact avec la Russie a été repris de manière conséquente dans le cadre du format Normandie, mais aussi dans le cadre de la préparation de la COP21.
Aucune décision fondamentale n'a été prise au niveau européen concernant les marchés des céréales ou des engrais. Est-ce bien le cas ?
Je n'ai pas le souvenir de telles discussions, y compris au niveau européen, dans le cadre des conseils européens agricoles.
Je me joins au président pour vous remercier de vos propos liminaires sur la définition de la souveraineté alimentaire. Vous avez mené une véritable réflexion autour de ce sujet et mis en avant l'aspect culturel, que nous avons peu évoqué dans nos travaux jusqu'à présent. Au sein de cette commission d'enquête, nous sommes plutôt d'accord sur le fait qu'il vaut mieux un burger avec un bœuf de blonde d'Aquitaine qu'un poulet basquaise cuisiné avec du poulet ukrainien.
Vous avez évoqué ce ras-le-bol des normes exprimé par les agriculteurs. Cependant, vous avez également participé activement à la réforme de la Politique agricole commune (PAC) en 2014, la première, me semble-t-il, à prendre en compte le verdissement. Avez-vous le sentiment d'avoir contribué à l'inflation normative en matière environnementale ?
Avant la négociation de la Politique agricole commune, j'avais été vice-président de la commission de l'agriculture du Parlement européen et vice-président du Parlement européen. Je connaissais bien le sujet. Le verdissement constitue effectivement un enjeu pour moi. J'assume totalement le fait de réorienter une partie des aides vers un soutien à un verdissement. À l'époque, le débat portait sur la part d'aides qui devait être consacrée au verdissement, les propositions oscillant entre 10 % et 30 %. La France a plaidé en faveur d'un niveau de 30 % et a eu gain de cause.
Trois principes, qui n'ont d'ailleurs pas été remis en cause, ont été établis. Le premier concernait la préservation des prairies naturelles et permanentes, le rôle du stockage du carbone et l'utilisation de la photosynthèse. Le deuxième principe avait trait aux surfaces d'intérêt écologique, telles les haies, les arbres, mais aussi aux surfaces peu productives et à l'agro-pastoralisme. Le troisième portait sur la diversification dans les productions végétales, avec trois rotations minimum, ce qui n'était pas sans susciter quelques problèmes, notamment dans la filière maïs. Mais il faut souligner que rien ne s'oppose à la culture tournante du trèfle, des légumineuses et du maïs. Je rappelle qu'entre les deux guerres, les agriculteurs cultivaient des haricots en même temps que le maïs, dont les tiges faisaient office de tuteur pour les haricots. Les combinaisons qui existaient auparavant, comme aussi l'association du blé et de la luzerne, ont disparu avec la spécialisation.
Notre idée consistait donc, à travers ces trois grandes règles, à promouvoir un changement de pratique. À partir du moment où celui-ci est engagé, il n'est pas nécessaire d'ajouter des normes. La maîtrise du changement de pratique, la maîtrise des couvertures de sol, des rotations dans les cultures sont aujourd'hui intégrés par un très grand nombre d'agriculteurs, une fois qu'ils sont engagés. Je n'ai pas conçu l'agroécologie comme une suite de normes qui s'alignent les unes derrière les autres, mais comme un changement de modèle de production. C'est ici que j'ai buté culturellement sur les conceptions du syndicat majoritaire ou même de la Coordination rurale, cette dernière fondant ses positions sur la petite exploitation. Or l'agroécologie représente une synthèse entre la partie conventionnelle et la partie bio.
Je me suis battu en faveur de cette synthèse, que je n'ai pas conçue comme un élément normatif. Elle a été envisagée comme une dynamique économique, sociale et écologique. J'assume le verdissement, qui n'a d'ailleurs pas été remis en cause. À ce sujet, le rôle de la composante nature dans le capital de la fonction de production agricole est essentiel, car il correspond aussi à la part de souveraineté dont nous allons disposer. Plus nos sols seront entretenus, plus la matière organique sera importante et plus ils seront productifs. Le verdissement ne doit pas être envisagé comme une contrainte, mais comme un atout.
Je ne suis pas certain que ces éléments soient aujourd'hui parfaitement intégrés et acceptés. Les dossiers PAC ont été complexifiés par cette mesure et chaque année, ils constituent un véritable parcours du combattant pour les agriculteurs. Aujourd'hui encore, leur exaspération est grande devant les contraintes qui leur sont imposées. Ensuite, vous considérez que le réchauffement climatique existe bien et vous prônez la fin de ce qui vous semble être des excès de machines, de chimie et de génétique. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Il s'agit là du triptyque de l'après-guerre, qui a connu des réussites. Je rappelle qu'au sortir de la guerre, la production agricole française était déficitaire et la population souffrait de problèmes d'alimentation. Le besoin de produire était donc incontestable. Il s'est appuyé sur la machine, sur la chimie et sur la génétique. Dans les années 1980, des agriculteurs se réunissaient en club pour demander des objectifs de 100 quintaux. L'acte de production était alors l'acte essentiel. Désormais, il faut passer de l'acte essentiel de production à l'acte de conception du modèle productif écologique et social.
Vous établissez un lien entre le réchauffement climatique d'une part et d'autre part la machine, la chimie et la génétique. Comment justifiez-vous ce lien ? Est-il nourri par une étude précise ?
La question touche plus largement le système de spécialisation. À l'échelle européenne, des débats ont eu lieu pour envisager de charger la France de produire des protéines végétales quand les pays d'Europe centrale auraient produit des protéines animales. Cette vision était inspirée par une conception libérale de l'affectation et l'optimisation des ressources.
Historiquement, la taille des exploitations est d'autant plus grande que les progrès techniques et technologiques obtenus dans le machinisme sont importants. Il y a une quarantaine d'années, un tracteur de soixante-dix chevaux était considéré comme un bon tracteur. Aujourd'hui, le moindre tracteur dispose de deux cents à trois cents chevaux. La logique a été poursuivie : plus votre tracteur est puissant, plus les champs sont importants, plus il est possible de labourer et de retourner le sol pour produire des céréales.
La spécialisation a pour objet d'accroître au maximum la production par produit ou par espèce. Dans le cas du maïs par exemple, les OGM (organismes génétiquement modifiés) sont employés, car les problèmes de plantes et les adventices se développent partir du moment où la production se spécialise. Mais ce processus centré sur le triptyque précédemment évoqué est appauvrissant pour les sols, ce qui nécessite en retour encore plus de produits phytosanitaires ou d'OGM. Je rappelle que certains OGM produisent leurs propres toxines contre les maladies.
À mon avis, ce processus est arrivé au bout de sa logique. Depuis plus de vingt ou trente ans, les rendements n'augmentent plus. L'exploitation réside dans la dégradation de la qualité et la structure des sols, mais également dans le changement climatique. Il existe d'autres manières de produire hors sol, mais il faut être capable d'investir des capitaux énormes pour pouvoir produire des végétaux dans l'agriculture « verticale », comme elle est notamment pratiquée à Singapour dans le maraîchage.
Le processus qui a consisté à utiliser jusqu'au bout et de manière systématique la spécialisation à travers la machine, la chimie et la génétique est arrivé toute façon au bout de la route. Il faut accepter de regarder l'histoire d'un processus technique et technologique et d'essayer de le changer. De tels propos heurtent les agriculteurs et l'écosystème environnant construit pour vendre la génétique, la chimie, des machines agricoles. Je le dis d'autant plus aisément que je ne souhaite pas la fin de ces outils. Au contraire, nous en aurons besoin. Par exemple, si nous développons des stratégies autour des légumineuses et des protéines végétales, nous aurons besoin d'avancées génétiques.
Simplement, le système tel qu'il a été conçu a conduit à l'hyperspécialisation, dont il faut sortir. Il est nécessaire de retrouver de l'espace pour la biodiversité, et je précise que de telles démarches sont productives : la question environnementale a toujours été opposée, à tort, aux enjeux économiques, comme si cela était nécessairement rédhibitoire.
La question est pourtant bien reprise en ces termes dans les manifestations d'agriculteurs.
Je ne leur reproche rien et je conçois tout à fait le ras-le-bol des agriculteurs face à ce qui leur est présenté comme une accumulation sans fin de normes. Cependant, si personne ne défend le changement de modèle, celui-ci ne pourra jamais intervenir. Et, in fine, ce sont les agriculteurs qui paieront l'addition. Je pense que de temps en temps, politiquement, il faut dire des choses qui ne sont pas forcément acceptées immédiatement mais qui anticipent l'avenir.
Personne dans le monde agricole n'a soutenu que l'augmentation des rendements pouvait durer indéfiniment. Vous avez à juste titre mentionné l'augmentation de la puissance des tracteurs et le développement de la génétique. Le développement du machinisme a pour objet de gagner en compétitivité grâce aux effets d'échelle. Dans la mesure où le système agricole a été capable de maintenir les rendements, je considère au contraire qu'il est viable.
Lorsque la thématique du verdissement a été imposée, la question de la souveraineté alimentaire a-t-elle été prise en compte ? Cette notion de souveraineté était fortement présente dans les années d'après-guerre et des débuts de la PAC et elle a axé effectivement l'agriculture sur la production. Quand vous étiez ministre, aviez-vous conscience que cette souveraineté demeure fragile et que le verdissement était le premier pas vers le Pacte vert, dont les études d'impact démontrent qu'il entraîne une baisse de la production ?
La première PAC que j'ai traitée portait notamment sur la diversification des essences dans les rotations. Cela n'était pas facile à mettre en place, mais si nous voulons aller jusqu'au bout, il faut changer de modèle. De quel département êtes-vous élu ?
L'agriculture bordelaise comprend notamment le maïs et bien sûr la viticulture, dont nous connaissons tous les problèmes. Ici aussi, la spécialisation a été à l'œuvre et a porté ses fruits à une époque, mais aujourd'hui il faut essayer de rediversifier la production, par exemple en utilisant des couvertures de sol, y compris dans la viticulture. Dans le Bordelais, il y a vingt ans, personne ne les utilisait ; aujourd'hui elles existent partout. Il y a vingt ans ou trente ans, un viticulteur considérait que sa vigne était propre quand elle n'était pas entourée d'herbe. Ces changements culturels se réalisent. Mais il faudrait proposer un discours et une stratégie, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. En l'absence de stratégie, les normes prennent le relais.
Revenons à la couverture des sols. Je le vois chez moi aussi : le labour de printemps perdure, avec les risques climatiques qu'il implique. Pourquoi continuer à labourer au printemps alors qu'il serait possible d'installer des couvertures continues au sol pour semer du maïs dans des sols couverts ? Le problème est seulement d'ordre culturel ; il ne s'agit pas d'une norme, mais d'une pratique différente.
Je me souviens de m'être rendu en Haute-Garonne pour évoquer le blé. À l'époque, l'Europe avait demandé aux agriculteurs de couvrir leur sol après des récoltes de céréales pour éviter la migration de l'azote dans les rivières. Il s'agit des CIPAN, ou cultures intermédiaires pièges à nitrate. Je voyais des agriculteurs travailler leurs sols en plein été pour ressemer une CIPAN pour l'hiver. C'était ridicule. Je rappelle qu'il y a cinquante ou soixante ans, les alternances de blé et de luzerne étaient fréquentes.
J'éprouve parfois des difficultés à faire comprendre ces éléments, et je m'en étonne. Mais je pense malgré tout que la situation va continuer à évoluer. Il serait erroné de penser que revenir au modèle d'avant permettrait de régler tous nos problèmes de souveraineté, d'autonomie et de production. L'azote produit par les légumineuses est fixé gratuitement par la plante, sans devoir passer par la chimie des engrais. En Bretagne, il existe des excédents d'azote organique liés à la production laitière et la production porcine. Pourtant, on continue à y importer de l'azote minéral, c'est-à-dire en réalité du gaz, dont les coûts ont crû de près de 300 % avec la guerre en Ukraine. Il faut essayer d'aider les agriculteurs à trouver des stratégies d'autonomie écologique, différentes de celle qui consistent simplement à acheter de d'azote minéral.
Je suis moi-même viticulteur. Vous indiquez avoir été l'un des premiers à défendre les couverts végétaux dans les vignes, mais je me souviens que mon père enherbait déjà les vignes dans les années 1990. Il faut néanmoins préciser que l'enherbement intégral occasionne forcément des pertes de rendement. De la même manière, s'agissant du maïs, vous avez prôné la culture conjointe des haricots. Mais prenez-vous en compte la perte de rendement et donc de compétitivité dans votre réflexion ? Au Brésil, les producteurs ne se posent pas ce genre de questions.
Vous avez raison, le débat est d'ordre politique. Je ne suis pas opposé à un objectif sur le maïs de 110 à 120 quintaux par hectare, mais il peut également être obtenu avec des couvertures de sol. Il est faux de penser qu'en agissant différemment, les rendements diminueront. Dans le blé, l'accroissement de matière organique grâce aux couvertures de sol permet en soi d'améliorer le rendement. Lors de nos discussions, les responsables de la FNSEA contestaient le bon fonctionnement du modèle. Pourtant, chez certains, il marche très bien.
Vous avez raison. J'en connais, dont certains acteurs importants. C'est ridicule. Pour ma part, je ne suis absolument pas un décroissant. J'ai dû affronter certains écologistes qui estimaient que le premier objectif était la baisse des rendements. J'irai même plus loin : si l'on couple des productions céréalières, des graminées et des légumineuses, il est possible de nourrir la filière. La production de légumineuses peut ainsi être utilisée dans l'alimentation animale.
À l'époque des négociations du GATT sur le colza, Jean-Claude Sabin a développé dans le Sud-Ouest une stratégie sur les protéagineux et les oléagineux qui a réussi, puisque le colza est devenu une partie intégrante de notre paysage dans les années 1970-1980. Cette stratégie française a consisté a amélioré les rotations en intégrant le colza, alors que cela n'existait pas auparavant, pour établir une stratégie d'autonomie sur l'huile. Aujourd'hui, la réussite du groupe Avril est indéniable.
Un modèle plus diversifié est beaucoup plus autonome qu'un modèle spécialisé. Il faut sortir de ce biais de raisonnement pour l'ouvrir à l'idée que la diversité, la couverture des sols et le système agroécologique sont productifs.
Lors de son audition, le directeur de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES) nous a assuré que la loi de 2014 avait été élaborée dans la perspective de réduire les délais des autorisations. Je voudrais vous entendre sur un autre aspect du texte, qui visait à protéger le politique des pressions diverses et variées.
S'agissant du volet politique, les responsables politiques avaient été pointés du doigt comme effectuant de prétendues rétentions sur les autorisations de mise en marché. Que se passait-il en réalité ? Un va-et-vient entre l'ANSES, le ministère et la direction générale de l'alimentation (DGAL). Lors de la première autorisation, la DGAL questionnait l'ANSES, qui rendait ensuite son avis, lequel faisait parfois l'objet de demandes de précisions. Le système administratif allongeait les délais de manière extrêmement importante, simplement parce que chacun vérifiait ce que faisait l'autre. J'y ai mis fin en donnant à l'ANSES la responsabilité scientifique de chacune des autorisations de mise sur le marché. En effet, si ce va-et-vient était d'ordre administratif, ses conséquences étaient politiques : on pouvait laisser penser que le processus n'était pas transparent, quand il subissait déjà des délais absurdes. Une telle situation a motivé ma décision, afin de clarifier le tableau et de faire en sorte que chacun soit à sa place.
En quoi la décision est-elle in fine politique, puisque l'ANSES délivre l'autorisation de mise en marché ?
La question va bien au-delà. Il suffit de penser aux débats concernant l'autorisation du glyphosate. Une décision de mise sur le marché peut être modifiée pour des motifs politiques. Le glyphosate a été autorisé techniquement mais certains peuvent considérer politiquement qu'il ne faut plus l'utiliser, selon des évaluations ou des contributions scientifiques qui peuvent par ailleurs être discutées.
Le glyphosate a été homologué par une décision de la Commission européenne. En France, depuis la loi que vous avez fait voter en 2014, l'autorisation revient exclusivement à l'ANSES. Cette même agence a décidé unilatéralement de cesser l'autorisation du S-métolachlore. Dans ce mode de fonctionnement, il n'existe en réalité plus d'espace politique.
Allez au bout du raisonnement et vous verrez qu'il est contradictoire. Vous laisseriez entendre que le politique pourrait décider, au rebours du scientifique. Pour autoriser un produit, il est de notre devoir de disposer d'une validation scientifique afin d'évaluer les risques et les avantages. Le politique doit établir des grandes orientations et fixer le cap, mais les scientifiques doivent trancher sur telle ou telle molécule. Je continue à penser qu'il s'agissait de la meilleure manière à la fois de jouer la transparence et de confier le travail scientifique aux spécialistes,
Je ne remets pas en cause l'avis scientifique de l'ANSES, mais il ne revient pas à l'Agence de savoir si sa décision peut mettre à mal le maintien d'une filière. Est-il raisonnable de sacrifier une filière entière sur le fondement d'un simple avis scientifique sur une molécule ?
Je souhaite enfin vous interroger sur la régulation. Lorsque vous êtes arrivé au ministère de l'agriculture, vous avez dû gérer la fin des quotas laitiers, décidée avant vous. La situation a été compliquée en raison de la surproduction consécutive à cette décision. Quelques années plus tard, vous vous êtes inscrit dans un rapport de force avec le commissaire européen Phil Hogan, puisque vous défendiez les régulations. Ne pensez-vous pas que la fin des régulations et des quotas a constitué une erreur ?
Cet exemple illustre mes propos antérieurs. La surproduction témoigne des défauts d'une politique uniquement pensée comme productiviste. Il ne faut pas oublier que les quotas ont été mis en place non pas pour réguler, mais pour stopper une production qui finissait par ne plus trouver de débouchés. Ce processus devait s'arrêter là. En réalité, les quotas ne constituent pas un élément de régulation, mais un élément de plafonnement de la production. On a pu envisager de leur faire jouer un rôle régulateur en estimant que l'application de quotas à la production permettrait d'éviter la surproduction. Les quotas ont été supprimés quand il a été estimé que ce mécanisme ne permettrait pas de réguler le marché, selon une acception libérale qui considère que l'ajustement entre l'offre et la demande doit s'opérer à travers le marché.
J'ai réussi à obtenir de Phil Hogan une concession que la Commission ne voulait pas accorder initialement et qui prouve que la voix de la France compte. La crise laitière a été telle que des mécanismes de régulation ont été mis en place, sur le principe de l'intervention : en cas de crise, la Commission achète de la poudre de lait et la stocke. Ce mécanisme coûte cher et comporte un risque très dangereux : plus le stock est important, plus il pèse sur le marché. J'ai finalement réussi à le faire comprendre à la Commission et à lui suggérer de consacrer à la place un peu d'argent dans le financement de la baisse de la production chez les agriculteurs, plutôt que de racheter leur production à travers le dispositif de l'intervention.
Une telle démarche est intervenue sur la base d'un article qui avait été utilisé dans le cadre des IGP et des SIQO. J'estime que ce mécanisme de régulation est très important et, de fait, il a fonctionné. J'ai d'ailleurs reçu par la suite la « Vache d'or » de la part de l'EMB. En résumé, je revendique à la fois la régulation et le marché. Il faut aussi rappeler que la mise en place des quotas dans les années 1982-1983 correspondait à la fin du système du « Laissez-nous produire ». Si une nouvelle crise de surproduction devait intervenir au niveau européen, je serais favorable à une nouvelle utilisation du mécanisme que je viens de présenter plutôt que de conserver le principe de l'intervention, qui ne me semble pas approprié.
Je suis député de la Gironde et également agriculteur de métier. Ancien conseiller agricole, je m'intéresse depuis l'âge de vingt ans à l'agriculture de mon département, et notamment de ma circonscription. Vous avez évoqué les labours de printemps et je confirme qu'en trente-cinq ans, j'ai vu évoluer grandement les pratiques en la matière. De nombreuses céréales et notamment beaucoup de maïs sont cultivées dans les vallées de la Garonne et de la Dordogne, y compris sur les coteaux de l'Entre-deux-Mers. Les charrues sortent rarement du hangar ; les agriculteurs ont grandement modifié leurs pratiques.
Au début de votre intervention liminaire, vous avez évoqué la situation des marchés. Vous avez fait notamment référence à la période où les panneaux ont été retournés dans nos campagnes, c'est-à-dire à peu près à la fin octobre-début novembre 2023. Membre de la commission des affaires économiques, je me souviens que cet épisode est intervenu juste après des discussions sur l'inflation et l'affichage de la volonté du Gouvernement et de la grande distribution de proposer des prix alimentaires plus maîtrisés. Je confirme la déconnexion entre cette démarche et le ressenti des agriculteurs, qui connaissaient simultanément une hausse de leurs coûts de production, notamment ceux liés à l'envolée des prix du gazole.
Les agriculteurs ne pouvaient pas comprendre pourquoi ils devaient être la principale victime de cette démarche, alors même que les coûts des intrants ne cessent d'augmenter. Cette totale déconnexion s'est traduite par le ras-le-bol que vous avez mentionné. Je rappelle que la part des dépenses alimentaires dans le budget des ménages est passée de 29 % à 17 % en vingt ou trente ans. Je partage donc votre analyse sur cet aspect. Je pense que la grande distribution porte une grande responsabilité dans ce phénomène, de même qu'un certain nombre de nos opposants politiques. Nos agriculteurs ne le comprennent pas.
Vous avez également mentionné la problématique des protéines végétales. Les agriculteurs connaissent bien le rôle des légumineuses et des protéines. Nous sommes autosuffisants en porcs, mais ceux-ci sont nourris en grande partie par des protéines végétales que nous importons. Quel est votre avis concernant la PAC ? Avons-nous mis en place suffisamment de moyens pour répondre à l'impératif de substitution d'un certain nombre de nos céréales ou éventuellement de notre maïs par la production de protéines ? Je pense pour ma part que cela n'est pas le cas : les rendements et les coûts de production sont favorables au maïs, pas aux protéagineux. Dès lors, une meilleure compensation apparaît incontournable.
Tout le monde a envie de s'engager dans une certaine démarche de verdissement mais un agriculteur ne peut détourner son attention de ses coûts d'exploitation. Je souligne par ailleurs que le glyphosate est très intéressant dans la pratique de régénération des sols et de couverture des sols en hiver : il constitue un moyen rapide, efficace et peu onéreux de détruire un couvert végétal indispensable à la captation de carbone et des rayons du soleil via la photosynthèse.
En résumé, croyez-vous que les 9,5 milliards d'euros d'aides de la PAC en direction des agriculteurs français suffisent à tenir tous les objectifs ? Personnellement, je ne le crois pas et considère qu'un rééquilibrage est nécessaire si nous voulons continuer à accompagner ces politiques « progressistes ».
La question du glyphosate est très intéressante. Je n'ai jamais été favorable à son interdiction. Il ne s'agit pas tant d'interdire une molécule ou un produit, que de savoir quel est l'objectif que nous poursuivons. Si celui-ci porte sur des couvertures et la diversification, il est possible de se passer d'un grand nombre d'herbicides, puisque la couverture empêche les adventices de se développer de manière aussi conséquente.
Je me souviens de ces débats : les moyens sont souvent confondus avec les objectifs. Les objectifs de diversité et de biodiversité dans les sols doivent être conservés. Dans ce cadre, l'utilisation raisonnée de glyphosate peut tout à fait être compatible. Je le répète : je n'ai jamais été favorable à l'interdiction immédiate du glyphosate, ni à celle des néonicotinoïdes. S'agissant de ces derniers, certains confondent les objectifs en termes de biodiversité, de protection des populations et des milieux avec l'idée que la suppression d'une molécule permettra de régler le problème. C'est faux ; c'est le modèle qu'il faut changer.
Les 9,5 milliards d'euros d'aides de la PAC sont-ils suffisants ? Avons-nous besoin d'investir dans la transition énergétique ? La réponse est affirmative et il faudra trouver des milliards d'euros. L'agriculture joue un rôle stratégique. À ce titre, elle doit être au cœur des débats stratégiques pour l'Europe et pour la France. Mais la question de sa compétitivité est liée à la manière dont elle va demain intégrer les ressources naturelles disponibles.
J'ai créé les groupements d'intérêt économique et environnemental (GIEE). Il y a peu, j'ai rencontré en Gironde, près de Libourne, une coopérative viticole qui m'a indiqué avoir créé un GIEE mêlant viticulture et apiculture. Il faut partager les instruments et les espaces, ce qui nous permettra de produire bien plus. À cet égard, l'histoire du colza en France, déjà évoquée, est particulièrement intéressante. Il convient d'en prendre exemple en diversifiant nos productions et en assurant le développement des protéines végétales pour l'alimentation animale et l'alimentation humaine.
Il faut toujours raisonner sur le coût de production. Diminuer les achats d'azote permet de baisser ce coût de production. Quand j'étais ministre, le coût des produits phytosanitaires dans la production de céréales était d'environ 170 euros à 180 euros par hectare. Si ces coûts sont diminués de moitié, la différence peut être notable. Plutôt que réfléchir obligatoirement en termes d'aides, cherchons ensemble les modèles de production les moins coûteux, et donc les plus rémunérateurs pour l'agriculture. Des aides sont souvent nécessaires pour lancer un processus, mais on ne peut s'en contenter. Au total, les aides de la PAC de 9,5 milliards d'euros me semblent suffisantes aujourd'hui.
Si j'ai bien compris, vous avez indiqué qu'il n'était pas possible d'interdire immédiatement les néonicotinoïdes. Sauf erreur de ma part, la loi Pompili a été votée lorsque vous étiez encore au Gouvernement. Étiez-vous favorable à l'interdiction de la pulvérisation, mais pas de l'enrobage ? Estimez-vous qu'il faudrait revenir également sur l'enrobage ?
Lorsque j'étais en fonction, trois néonicotinoïdes ont été interdits, concernant justement l'enrobage. J'y étais opposé et l'avais clairement indiqué à Barbara Pompili en 2016. En effet, l'interdiction concernait l'ensemble des néonicotinoïdes, sans proposer d'alternatives. De fait, un an plus tard, Barbara Pompili, qui était alors devenue ministre, a dû justifier la réutilisation de néonicotinoïdes pour traiter une maladie de la betterave.
J'ai toujours considéré qu'il est erroné de faire évoluer les modèles uniquement en interdisant des molécules. Il faut agir dans le sens inverse, c'est-à-dire partir des modèles que nous voulons établir pour ensuite faire baisser les recours aux produits phytosanitaires. Je l'ai répété, mais je n'ai pas toujours été entendu, ni du côté des écologistes ni du côté de la profession agricole. Puisqu'il est question de souveraineté, j'ajoute que la plupart des produits phytosanitaires ne sont pas produits en France. Moins nous en consommerons, plus nous serons autonomes ; plus nous serons autonomes, plus nous serons souverains.
Telle a été ma ligne de conduite. J'ai interdit les néonicotinoïdes sur enrobage, en partie sur le colza, en raison d'un effet direct sur les abeilles qui avait été prouvé par l'ANSES.
Nous avons tenu une audition avec la filière de l'apiculture, qui nous a expliqué dans le détail les effets des néonicotinoïdes sur les abeilles.
J'avais interdit cet enrobage sur le colza en particulier, mais aussi sur toutes les plantes enrobées à fleurs qui pouvaient directement contaminer les abeilles. L'avis scientifique de l'ANSES était particulièrement clair à ce sujet.
La betterave n'est pas une plante à fleurs. Si la décision d'interdiction n'avait pas été prise à l'époque, que feriez-vous aujourd'hui si vous étiez au Gouvernement, puisque vous nous dites qu'il est impossible de se passer de néonicotinoïdes dans certains cas ?
Si j'étais aux responsabilités, je n'aurais sûrement pas rédigé la loi Egalim telle qu'elle l'a été. À titre d'exemple, cette loi a supprimé les certificats d'économie de produits phytosanitaires. Le principe que je suivais consistait à conduire tous les acteurs dans une démarche de baisse de 30 % des consommations de produits phytosanitaires. Nous avions mis en place un processus pour atteindre cet objectif en cinq ans. Il s'agissait également de supprimer les substances mutagènes et cancérogènes, naturellement.
En l'espèce, l'objectif consistait à nous engager dans un processus global dans le cadre du débat et non de le saucissonner par produit. En conséquence, je n'aurais pas agi de la même manière, j'aurais poursuivi mon action sur l'agroécologie, à travers notamment les GIEE. J'aurais également mis en place des certificats d'économie de produits phytosanitaires, que nous avions fini par négocier avec la FNSEA. Mon message politique aurait été celui d'un cheminement vers la baisse du recours aux produits phytosanitaires.
Le plan Écophyto a permis de réaliser des progrès incontestables, mais globalement, nous éprouvons des difficultés à diminuer le recours aux produits phytosanitaires. La raison est simple : le modèle actuel a été conçu pour l'utilisation intensive de ces produits. Notre démarche consistait à changer de modèle, en faisant en sorte que les acteurs intéressés à la vente des produits soient eux-mêmes intégrés dans le processus. Je pense que nous y serions arrivés.
Les difficultés ne manquaient pas pour autant. Quand les systèmes ont été mis en place, je faisais encore partie du Gouvernement. À cette époque le Conseil d'État a été saisi d'un recours de la part des négociants en vente de produits, des coopératives agricoles et de l'Union des industries des produits phytosanitaires (UIPP). En l'espèce, il s'agissait de savoir s'il fallait réaliser l'enquête publique au moment de l'arrêté ou de l'ordonnance. La section du contentieux du Conseil d'État a alors supprimé le dispositif des CEPP. Le député Dominique Potier a alors déposé une proposition de loi sur le foncier agricole, dans lequel les CEPP ont été rajoutés.
La première loi Egalim n'a pas supprimé les CEPP en tant que mécanismes, mais l'élément fiscal de la sanction sur les NODUS en cas de non-atteinte des objectifs de 30 %. Je n'aurais pas agi de la sorte et suis persuadé que notre système aurait obtenu des résultats notables sans passer par des interdictions successives, lesquelles renforcent le sentiment d'injonctions adressées aux agriculteurs.
Je reprends le plan que vous avez longuement décrit lors de votre propos liminaire. Je n'ai pas saisi en quoi il était fondé sur des études d'une ampleur suffisante, au-delà d'exemples particuliers. Les transformations que vous préconisez sont telles que les délais d'ajustement doivent également être pris en compte. Vos projets étaient-ils fondés sur des études scientifiques antérieures à votre arrivée au ministère de l'agriculture ?
Avant d'être nommé, j'avais réfléchi au débat opposant l'agriculture bio et l'agriculture conventionnelle. Je me suis efforcé de promouvoir des politiques à la fois productives et écologiquement performantes. En 2014, le débat portait précisément sur cette double performance économique et écologique, avant que le Sénat ne rajoute la performance sociale.
J'avais visité les expérimentations menées par des groupements d'agriculteurs qui travaillaient en Bretagne et utilisaient des systèmes de couverture des sols. À l'été 2014, je m'étais ainsi rendu à Plouha et avais pu observer que la terre labourée était bien plus sèche en raison de l'évaporation de l'eau que celle qui disposait d'une couverture des sols. Scientifiquement, ces sujets sont clairement établis. J'ai signé récemment la préface d'un livre de l'INRAE concernant une méta-analyse des systèmes de conservation des sols, prenant en compte la biodiversité et le stockage de carbone. Si nous voulons emmener les agriculteurs dans nos démarches, il faut que, techniquement et scientifiquement, les objectifs de biodiversité des sols et de stockage de carbone soient bien vérifiés grâce à des itinéraires techniques solides.
Je suis par ailleurs président de l'initiative « 4 pour 1 000 », qui concerne le stockage du carbone dans les sols. Notre conseil scientifique a produit un certain nombre de publications, avec des scientifiques du monde entier. Nous disposons donc d'un corpus scientifique sur la conservation des sols et leur rôle dans la lutte contre le réchauffement climatique, grâce à la matière organique et la vie microbienne. Le stockage dans le sol du CO2 continue à faire l'objet d'études pour déterminer s'il est superficiel ou en profondeur. La méta-analyse que je viens d'évoquer estime que le stockage est superficiel, mais d'autres considèrent qu'il est possible d'aller beaucoup plus loin.
Au-delà de l'empirisme et des solutions qui fonctionnent sur le terrain, y compris sous l'égide de chambres d'agriculture, il faut continuer le travail scientifique afin de baliser l'itinéraire technique pour les agriculteurs lorsque le nouveau modèle sera mis en place. Aujourd'hui, l'expérimentation valide le dispositif ; les premiers éléments scientifiques ont été publiés il y a une quinzaine d'années et continuent d'être actualisés. En compagnie de M. Bernard Chevassus-au-Louis, j'avais également lancé un grand travail d'évaluation du niveau d'agroécologie de l'agriculture française afin d'objectiver mon projet et de disposer d'indicateurs.
Je n'ai pas bien compris votre conception en matière d'engrais. Que s'est-il passé avec la Russie en 2014 ? Face à la volonté russe d'utiliser cet enjeu comme une potentielle arme, avez-vous été alerté ? Des décisions ont-elles été prises ? J'observe par ailleurs que la société d'engrais Yara ne semble pas particulièrement encline à investir dans la production d'engrais en France.
Si vous avez dû gérer la fin des quotas laitiers décidée avant vous, votre mandat a précédé la fin des quotas sucriers. De quelle manière avez-vous géré cette question, dans une optique d'organisation et de planification ?
La question de la Russie se posait plutôt, à l'époque, pour la production porcine. S'agissant de l'azote, la question essentielle consiste à savoir comment diminuer le besoin en azote minéral. Dans la loi, nous avions introduit la notion d'azote total : partout où l'azote organique est produit, il doit se substituer à l'azote minéral qui contribue à notre dépendance au gaz, qu'il provienne du Maghreb ou de la Russie. À l'époque, la question du gaz n'était pas si prégnante mais elle ne changeait pas ma stratégie de diminution des importations d'azote minéral. Moins nous devrons importer d'azote ; plus nous serons autonomes et souverains. S'agissant de la production ou de la transformation d'azote, je reviens à la nécessité de développer les légumineuses. Il me semble d'ailleurs que le Parlement a voté il y a quelques années un plan sur les légumineuses. Cette ligne doit absolument être tenue.
Enfin, nous avons préparé les quotas sucriers avec l'ensemble de l'interprofession et au niveau européen. Les quotas étaient beaucoup plus complexes à établir qu'on ne le pense. Il existait en réalité trois quotas possibles : le quota A, le quota B et le quota C, selon la gradation de la rémunération. Il a fallu discuter et organiser la filière pour faire en sorte que l'emblavement en betteraves corresponde à des besoins de transformation, mais aussi au marché que chacun était en mesure de pouvoir servir. J'ai conduit ainsi plusieurs réunions avec les betteraviers français. Nous avons veillé à préserver l'organisation et la structuration de la filière sucrière française, qui était la première en Europe et qui, je crois, l'est toujours.
La commission procède à l'audition de M. Antoine de Saint-Affrique, directeur général de Danone SA, et M. Laurent Sacchi, secrétaire général.
Chers collègues, nous recevons désormais le groupe Danone SA, représenté par monsieur Antoine de Saint-Affrique, directeur général, et M. Laurent Sacchi, secrétaire général. Messieurs, notre commission d'enquête, qui travaille depuis près de trois mois, approfondit la question de la souveraineté alimentaire de la France et nous avons fait le choix d'auditionner quelques entreprises emblématiques du secteur agroalimentaire français. Danone, de façon assez évidente, est apparu dans les demandes des collègues.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(MM. Antoine de Saint-Affrique et Laurent Sacchi prêtent serment.)
Tout d'abord, je souhaite vous remercier d'avoir fait appel à nous pour participer à vos travaux sur la perte de souveraineté alimentaire de la France. La souveraineté alimentaire, au-delà des nuances de définition, est selon moi la capacité d'un territoire à sécuriser, à court comme à long terme, son approvisionnement en produits alimentaires sains, durables, accessibles et en quantité suffisante.
Depuis les crises successives du covid et de la guerre en Ukraine, l'agriculture redevient un enjeu géopolitique majeur. Chaque État, chaque région du monde reconsidère ses dépendances stratégiques. Les puissances étrangères investissent aujourd'hui massivement dans le foncier et dans certaines filières, notamment laitières. Nous le constatons notamment en Afrique et en Chine.
Il est donc essentiel à nos yeux qu'une puissance telle que l'Europe, et la France en son sein, accompagne la filière agroalimentaire, en premier lieu d'un point de vue économique et social. Je pense ici aux revenus et des conditions de vie des agriculteurs, qui subissent la montée des prix agricoles de plein fouet. Il s'agit également du renouvellement des générations dans le monde agricole et de la capacité d'entreprises telles que la nôtre à innover et à investir en France pour créer des débouchés pérennes pour nos PME partenaires agricoles et offrir aux consommateurs des produits de qualité.
D'un point de vue sociétal, il nous faut investir collectivement dans des modes de production plus durables et mettre en place des programmes de soutien direct aux agriculteurs pour les accompagner dans leur transformation, en assurant par ailleurs le juste prix de l'alimentation. Je parle bien du juste prix et non du prix le plus bas, car celui-ci implique inévitablement un désinvestissement dans l'agriculture, dans l'industrie agroalimentaire et dans la recherche.
Nous le constatons particulièrement en France, où des relations commerciales souvent déséquilibrées avec certains de nos clients distributeurs nous empêchent de vendre à des prix cohérents par rapport à nos coûts de production et nos coûts d'investissement. C'est sur ce dernier point en particulier que je souhaite insister aujourd'hui, à la fois parce qu'il me semble le plus urgent et parce qu'il touche directement l'ensemble de la filière agricole. Il me semble également important de rappeler un ensemble de faits afin d'éviter certaines idées fausses ou approximatives qui tronquent le débat.
La conviction de Danone est ancienne et éprouvée dans le temps : nous sommes, par choix plus encore que par nécessité, des champions de la souveraineté alimentaire française. En tant qu'industriel, Danone est au cœur du système de production et nous remplissons trois fonctions essentielles à la souveraineté alimentaire de la France : produire, investir dans la recherche, et enfin vendre et exporter.
Premièrement, sur nos treize sites industriels en France, nous produisons en transformant le travail d'agriculteurs qui se situent en moyenne dans un rayon de soixante kilomètres autour de nos usines. Nous rémunérons cette matière agricole au juste prix. Nous avons été pionniers en la matière, bien avant les lois Egalim. Nous accompagnons également par la formation et par le financement les jeunes agriculteurs dans leur installation et la modernisation de leur exploitation, pour les aider à renforcer leur compétitivité tout en les équipant en vue de la transformation écologique.
Deuxièmement, nous investissons industriellement, mais aussi dans la formation et dans la recherche, afin de continuer à innover, à améliorer nos produits, à en inventer de nouveaux, à demeurer compétitifs en France et à l'exportation, dans un contexte de profonds bouleversements technologiques et environnementaux.
Troisièmement, nous vendons aux consommateurs français et nous exportons nos produits, participant ainsi à l'équilibre de la balance commerciale française.
Ces trois fonctions sont clés dans le maintien d'une souveraineté alimentaire durable. Sans industrie forte, l'agriculteur perd son premier partenaire et soutien ; les consommateurs perdent l'un des garants de leur approvisionnement en produits sains et le pays perd un moteur de l'innovation, de la transition écologique et de sa balance commerciale. Alors que nous assumons un rôle central dans la chaîne qui va de la production à la distribution, nous subissons également une dégradation continue de notre rentabilité sous l'effet de relations commerciales souvent déséquilibrées.
Depuis plus de dix ans, nous voyons notre situation en France se dégrader, largement en raison de la guerre des prix que se livrent certains acteurs de la grande distribution. Il en résulte une pression à la baisse sur nos tarifs qui met en danger notre viabilité et celle de l'ensemble de la chaîne, menaçant donc la souveraineté alimentaire. Nous avons toujours été un partenaire de référence des distributeurs. Nous avons largement contribué à les faire grandir. Aujourd'hui, ils sont d'ailleurs bien plus grands que nous, à tel point que nous négocions généralement avec des acteurs qui représentent parfois plus de 25 % de notre chiffre d'affaires alors que nous représentons seulement 1 % à 2 % du leur.
Très clairement, ce déséquilibre et sa traduction en termes d'évolution des rentabilités, qui ont été d'ailleurs parfaitement décrits dans un rapport de l'Inspection générale des finances (IGF), déstabilisent le modèle de l'industrie agroalimentaire française. À plusieurs reprises, les lois Egalim ont tenté de répondre à ces enjeux. Si elles poursuivent le bon objectif, leur application incomplète et leur contournement empêchent d'en voir pleinement les bénéfices, – j'y reviendrai plus loin en détail.
Je souhaiterais à ce stade nourrir les travaux de la commission, partager avec vous plus en détail notre vision. Je rappelle tout d'abord le rôle vital d'une entreprise telle que Danone en faveur de la souveraineté alimentaire de la France, qui fait la fierté de tous les employés de notre entreprise. Je souhaite également vous détailler les mécanismes à l'œuvre dans l'érosion de notre rentabilité et ses conséquences en matière de souveraineté alimentaire et, pour conclure, je vous soumettrai un certain nombre de propositions pour le secteur.
Comme je vous le disais, Danone représente un moteur de la souveraineté alimentaire de la France aux trois stades de la production, de l'investissement et de l'exportation. Nous sommes fiers de produire et nous développer en France : 85 % des produits commercialisés en France par Danone ont été produits sur le territoire français. Ces produits sont des yaourts de lait fermenté, les boissons végétales, des eaux minérales, des aliments destinés à la nutrition infantile et médicale. Nous sommes présents à tous les âges de la vie pour répondre efficacement aux besoins nutritionnels de chacun.
Nous travaillons avec un réseau de producteurs agricoles, près de 1 500 agriculteurs partenaires, dont 1 200 exploitations laitières, avec lesquelles Danone a été pionnier dans une contractualisation à long terme sur trois voire cinq ans, offrant à la fois une réelle visibilité et une garantie de stabilité aux agriculteurs. Nous transformons la matière première agricole dans treize sites de production, grâce au travail de 9 350 collaborateurs en France.
Avec ses produits, l'entreprise réalise non seulement près de 2 milliards d'euros de chiffre d'affaires en France, mais, au-delà, elle constitue un acteur essentiel de la filière en matière d'emplois : la France représente à peu près 7 % du chiffre d'affaires du groupe mais plus de 10 % de ses emplois sur vingt-cinq sites à travers le territoire national. En matière de recherche et d'innovation, notre centre mondial de recherche ouvert à Saclay l'an dernier irrigue un réseau extrêmement riche de start-up et de partenariats avec les universités.
La France est donc à la fois l'histoire, les racines, le cœur et le visage du groupe, comme le symbolise notre engagement auprès des Jeux olympiques de Paris 2024. Mais nous ne nous contentons pas seulement de produire, nous investissons également, action essentielle pour notre avenir commun, pour la santé et la pérennité de nos filières agricoles, pour équiper nos agriculteurs partenaires dans le contexte d'une transition écologique et technologique sans précédent. Cette action fait de Danone un maillon essentiel de la chaîne de production et nous distingue en grande partie des marques de distributeur.
L'engagement en France au service de l'intérêt général fait partie de l'ADN de l'entreprise. Antoine Riboud expliquait déjà, dans son discours fondateur aux assises du patronat français en 1972, le principe qui n'a jamais cessé de conduire l'activité de Danone : l'alliance de la performance et de la responsabilité sociale et environnementale. Nous mettons cet ADN au service des consommateurs, que nous servons par la recherche constante d'amélioration du profil nutritionnel de nos produits. Nous le mettons aussi au service de nos salariés et des agriculteurs partenaires, que nous servons par une juste rémunération et répartition de la valeur. Au niveau mondial, nous sommes des pionniers en matière de couverture sociale et santé de nos employés.
Nous mettons également cet ADN au service de tous par la lutte contre le réchauffement climatique et l'amélioration de notre résilience. Danone investit massivement en France, dont 100 millions d'euros dans notre nouveau centre international de recherche précédemment évoqué, afin de rester un leader mondial de la santé par l'alimentation. Nous sommes par ailleurs partenaires de très longue date avec l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (INRAE) à travers le programme « Ferments du futur », pour continuer à apprendre et développer les bienfaits nutritionnels issus des ferments contenus dans nos yaourts.
Nous investissons aussi dans nos usines en France. En février dernier, nous avons ainsi inauguré une nouvelle usine de production végétale, à Villecomtal-sur-Arros, qui représente un investissement de 40 millions d'euros. Il y a deux semaines, j'étais à Steenvoorde pour annoncer un nouvel investissement de 70 millions d'euros : 60 millions d'euros dans une nouvelle ligne de production de nutrition médicale, destinée en grande partie à l'exportation, et 10 millions d'euros pour l'installation d'une chaudière à biomasse.
Nous investissons également massivement dans des programmes clés pour nos salariés afin de les accompagner dans les transitions à venir du monde du travail. De plus, nous accompagnons au quotidien nos partenaires agricoles à travers des contrats à long terme, pour leur assurer une stabilité dans leurs revenus, à travers de clauses particulières pour accompagner les jeunes et les nouveaux agriculteurs et, enfin, en proposant un accompagnement spécifique pour assurer leur transition vers une agriculture régénératrice. Nous investissons depuis 2018 plus de 28 millions d'euros pour réduire l'impact carbone des exploitations.
Enfin, nous sommes fiers de participer au rayonnement l'industrie agroalimentaire française au travers de notre capacité d'exportation. Danone réalise 25 % de son chiffre d'affaires à l'exportation, grâce à la fois à la qualité de nos produits, à notre capacité à innover, mais aussi au travail que nous réalisons en permanence sur l'image et sur la réputation de nos marques. L'effort de promotion est toujours un effort de création de valeur qui sert l'ensemble de la chaîne de production. En exportant, Danone participe bien du rayonnement de l'industrie agroalimentaire de la France à l'international.
Le rapport de FranceAgriMer sur la compétitivité de l'industrie alimentaire rappelait l'importance des facteurs de compétitivité hors prix, c'est-à-dire ceux liés à la réputation de qualité et la réputation de traçabilité des produits français. Comme nous le savons tous, l'équilibre de la balance commerciale est une des conditions de la souveraineté alimentaire d'un État. En exportant une partie de sa production française, Danone participe positivement à cet équilibre et porte fièrement le drapeau de la France à l'étranger.
Si nous sommes clairement un maillon clé de cette souveraineté alimentaire, je ne peux que vous alerter sur le fait que nous sommes, aujourd'hui plus que jamais, en tension. L'industrie agroalimentaire est prise en étau entre d'une part ses coûts, dans lesquels la juste rémunération des agriculteurs, les salaires et l'investissement, jouent un rôle clé, et d'autre part la pression à la baisse sur les prix.
Produisant localement, nos coûts sont français, quand certains de nos clients nous demandent d'aligner les prix de vente sur les plus bas pratiqués en Europe de l'Est. Mais nous ne pouvons à la fois avoir des coûts français et des prix roumains ou polonais. C'est un fait : l'agriculture laitière est peu compétitive en France, ce qui se traduit pour nous par des prix de matières premières agricoles plus élevés que ceux de nos concurrents européens et donc des coûts de revient qui diffèrent fortement suivant les pays. En France, la taille critique de la majorité des exploitations laitières est encore trop limitée pour faire face aux défis technologiques et environnementaux qui nous attendent.
Ensuite, le rapport industrie-commerce est largement déséquilibré. Encore une fois, nous représentons entre 1 % et 2 % du chiffre d'affaires de nos principaux clients, c'est-à-dire la grande distribution, quand eux peuvent représenter jusqu'à plus de 25 % du nôtre. La mise en place de centrales européennes multi-clients ne fait d'ailleurs qu'accentuer le phénomène. Je vous rappelle par ailleurs que nos clients sont aussi nos principaux concurrents, avec des marques de distributeur qui, par une curieuse exception au droit de la concurrence, s'allient entre elles. Elles connaissent nos innovations à l'avance, décident de nos prix, de nos promotions et de notre exposition en rayon.
Comme vous le savez sans doute, le rapport de l'IGF de novembre 2022 a posé des faits extrêmement clairs sur la période 2009-2022. L'excédent brut d'exploitation, c'est-à-dire la différence entre les revenus et les charges d'exploitation, a diminué de seize points pour les industriels, quand celui des agriculteurs a progressé de douze points et celui de la grande distribution s'est maintenu à un niveau élevé, en ne perdant qu'un seul point.
Non seulement les industriels n'ont pas profité de la crise mais ils l'ont subie plus que tous les autres maillons de la chaîne. L'ensemble des hausses subies par les industriels n'ont pas été traduites dans les prix issus de la négociation. Cette prise en charge des hausses de coûts par les industriels a permis d'éviter plus d'un point d'inflation sur la période pour le consommateur. Cette crise a également mis en évidence la dynamique de pression des acteurs de la grande distribution sur les acteurs industriels, phénomène qui dure depuis plus de dix ans.
Les principales raisons de cette tension particulièrement vive en France sont au nombre de deux. La première est la guerre des prix. Depuis une dizaine d'années, une partie importante des enseignes se différencient surtout par le prix et concentrent donc leurs négociations avec les industriels sur celui-ci. Or cet enfermement de la négociation sur le prix bas constitue la négation de tout ce qui rend possible la production d'une alimentation saine et durable : l'attractivité des métiers alimentaires, le niveau de vie des agriculteurs, les investissements en faveur de la compétition, de la transition écologique et de la recherche.
La seconde raison est liée aux centrales d'achats européennes multi-distributeurs, dans le cadre de leurs négociations avec des entreprises internationales, y compris françaises comme Danone. Certains distributeurs sont regroupés dans ces centrales afin de peser davantage dans la négociation et tenter, dans un certain nombre de cas, d'éviter l'application des lois françaises. Ces centrales ont désormais l'objectif d'acheter à un prix unique pour l'Europe, en prenant comme référence les prix les plus bas pratiqués sur le continent.
Si les industriels se trouvent, à terme, contraints de vendre en France leurs produits fabriqués en France sur la base de prix polonais ou roumains, ils finiront mécaniquement par s'approvisionner, voire transformer, dans les pays où les prix sont les plus bas. Il n'y a pas d'autre issue possible. Pour autant, nous ne souhaitons pas rentrer dans cet engrenage. Par ailleurs, ces prix bas donnent aux Français une vision des coûts de l'alimentation qui est déconnectée de la réalité.
Nous nous sommes engagés depuis plus de dix ans dans une spirale déflationniste qui nous a conduits à perdre de vue le prix réel de notre alimentation, phénomène qui s'observe très concrètement. La France est le pays d'Europe où les produits alimentaires de grande consommation ont le taux de rentabilité le plus faible : 6 % en moyenne contre 20 % pour la période comprise en 2010 et 2019. La rentabilité des entreprises agroalimentaires a baissé, passant de 12 % à 8 %, tandis que leur taux d'investissement a augmenté, passant de 14 % à 17 % sur la même période, comme le souligne le ministère de l'agriculture dans un rapport de 2023. Il est évident que ce type de dynamique ne peut pas durer éternellement. Je tiens enfin à rappeler que le rapport de FranceAgriMer de 2021 sur la compétitivité des filières agroalimentaires françaises attribue leur perte de compétitivité au manque de modernisation des outils de production. Cette modernisation est difficile, voire impossible, si les marges continuent à baisser.
Il faut donc sortir de l'injonction contradictoire avec, d'un côté, une attente d'investissements pour la transition, la performance et la recherche, et, de l'autre côté, une baisse constante des prix et donc de la rentabilité. À ce titre, les lois Egalim représentent une tentative de rééquilibrage très positive mais incomplète et incomplètement appliquée. Elles ont essayé de permettre à nouveau une juste valorisation des produits élémentaires, qui est la seule à même de supporter leurs filières de production. Nous saluons, au sein de ces lois, l'encadrement des promotions, la sanctuarisation de la matière première agricole, l'encadrement des pénalités logistiques et la mise en place de clauses de renégociation en fonction de l'évolution du cours des matières agricoles.
Certaines de ces mesures sont efficaces. La sanctuarisation de la matière première agricole a en partie fonctionné et les industriels ont été au rendez-vous de la rémunération de leurs producteurs. Cependant, il manque des éléments pour que ce rééquilibrage soit parfaitement effectif. Les lois Egalim sont insuffisamment appliquées et conservent des angles morts qui pénalisent notamment le maillon industriel dans sa relation avec son distributeur. Nous continuons d'être contraints à négocier à l'étranger, hors du cadre français, des produits pourtant fabriqués et vendus en France. Nous ne parvenons pas à faire valoir nos investissements dans la négociation, notamment la transition écologique, ni à négocier des clauses de révision de prix réalistes pour nous permettre de traverser la période d'inflation élevée.
En guise de conclusion, je souhaite soumettre quelques propositions à votre réflexion. Pour enrayer le déclin de la souveraineté alimentaire française, il faut aller au bout du processus de rééquilibrage enclenché par les pouvoirs publics avec les lois Egalim, mettre un terme au contournement de la loi Egalim pour les produits fabriqués, conçus et commercialisés en France, et porter un Egalim européen pour assurer une juste rémunération des producteurs sur l'ensemble du continent et éviter les concurrences déloyales.
Il importe également de préserver un cadre concurrentiel juste avec les marques de distributeur, dont je redis qu'elles sont nos principaux concurrents, et de ne pas permettre aux distributeurs d'avoir accès à la structure de prix des industriels dans les négociations, ce qui est la condition d'une concurrence saine. Il convient également d'assurer la prise en compte des investissements en faveur de la transition écologique et de la recherche et de garantir la mise en place de clauses de révision automatique de prix réalistes, de façon à traverser les périodes de fortes fluctuations.
Au-delà, il est essentiel de maintenir les dispositifs de soutien à l'innovation et au développement du secteur alimentaire. Il faut aussi continuer de restaurer la compétitivité de nos modèles agricoles. Je le répète, la taille d'un certain nombre d'exploitations est trop faible pour assurer à la fois leur rentabilité et leur performance. La transition environnementale des exploitations constitue également un enjeu fondamental. Je vous rappelle que, dans le monde, l'agriculture produit 100 % de la nourriture, émet 30 % des gaz à effet de serre, mais elle ne bénéficie que de 4 % des financements en matière de transition.
Pour clore mon propos, je tiens à vous rappeler à quel point nous sommes fiers, chez Danone, d'être une entreprise motrice de la souveraineté alimentaire. Nous sommes fiers de produire en France avec des agriculteurs français. Nous sommes fiers de la longue histoire qui nous lie aux agriculteurs, fiers d'être une entreprise à mission, la seule entreprise à mission du CAC 40, dans une double logique de performance et de responsabilité. Nous demandons simplement à pouvoir continuer à agir ainsi dans la durée, pour faire rayonner l'image de l'agroalimentaire français en France et à l'étranger.
La première matière agricole, de très loin, est le lait, qui est approvisionné à 99,8 % en France. Notre eau minérale provient des sources, à Volvic ou Évian par exemple. Les autres matières agricoles viennent toutes de l'Union européenne (UE). Selon les matières, leur provenance est française, entre 40 % et 75 %.
Il s'agit par exemple du soja : 100 % du soja utilisé dans notre usine d'Issenheim est français. Pour Blédina, il s'agit de fruits, de légumes et, dans une moindre mesure, de viande. Au total, nous travaillons avec 2 500 exploitations françaises, dont la moitié d'exploitations laitières. Pour les fruits et légumes, l'objectif 2024 pour Blédina est de disposer de 70 % de produits d'origine France. S'agissant du sucre, la provenance est principalement française également.
De mémoire, le taux d'auto-approvisionnement de la France en sucre est de 140 %.
Vos chiffres concernant les fruits et légumes incluent-ils les fruits exotiques ? S'il s'agit seulement des fruits et légumes tempérés, la proportion de produits français que vous utilisez est bien inférieure aux capacités de production françaises, situées entre 80 % et 85 %. J'évoque ce sujet à dessein car cette filière a été affaiblie en France, ce qui n'est pas sans lien avec la crise agricole, à mon avis. Il me semble que les acteurs structurants de l'agroalimentaire français, dont vous faites partie, ont une responsabilité pour mieux structurer ces filières et les tirer vers le haut, dans une logique un peu patriote.
Nous agissons de la sorte. Il y a quelques années, nous avons lancé le programme « Sauver Williams », en faveur de la filière de la poire Williams, qui était en disparition en France. Nous nous engageons ainsi dans le temps long à travers la France et auprès des agriculteurs pour replanter des vergers de poires Williams. Il s'agit là d'un des programmes que nous avons mis en place, les autres ayant été établis selon la même logique. Je partagerai avec vous ces éléments.
En matière économique, je suis plutôt d'inspiration libérale ; je considère que le marché structure l'économie et la production. Le ministère peut naturellement fixer des objectifs et s'efforcer d'aider la filière pour regagner un peu de souveraineté sur les fruits et légumes tempérés. Mais je pense que le pouvoir et la responsabilité des grands acteurs économiques sont essentiels en la matière.
Nous le faisons, comme l'exemple des poires Williams le prouve. Depuis 2020, nous avons planté 40 000 poiriers pour lesquels nous avons signé des contrats d'approvisionnement à long terme, sur quinze ans. Cela correspond à une revalorisation de l'ensemble de nos achats en poires françaises, à partir de contrats proposant des surplus de rémunération de 20 % en moyenne.
De la même manière, depuis 2020, nous travaillons sur des fruits et légumes en Bretagne, à travers un cofinancement de plus de 2,5 millions d'euros, autour de trente-quatre fermes pilotes. Nous avons ainsi engagé une grande partie des agriculteurs dans une agriculture à la fois productive et régénératrice. Nous sommes donc très investis dans ces domaines. Nous nous efforçons de jouer un rôle moteur et d'emmener l'ensemble de l'industrie.
Selon vous, notre filière laitière souffre d'un manque de compétitivité en raison de la petite taille des exploitations. Pouvez-vous développer cet aspect ? Ces propos vont à rebours des images d'Épinal d'un modèle français fondé sur des petites fermes.
Je viens d'un département rural, le Lot-et-Garonne, où, il y a cinquante ans, la taille moyenne d'une exploitation était de vingt-cinq hectares et de huit à dix vaches. Le modèle américain n'est pas la panacée, mais le simple passage d'une exploitation de 80 à 200 têtes, permet une augmentation 20 % du taux de rentabilité, factuellement. Aujourd'hui, la taille moyenne d'une exploitation laitière se situe autour de 150 hectares, ce qui lui permet de consacrer plus d'investissement en technologie, en innovation et en moyens humains. Or l'évolution technologique est absolument impressionnante dans l'industrie laitière. Si nous voulons attirer une nouvelle génération d'éleveurs, il faut leur proposer des conditions de vie différentes car les attentes et manières de vivre ont changé. Or cela n'est possible qu'en atteignant une certaine masse critique, en utilisant une certaine forme de technologie et d'organisation.
Vos propos recoupent ceux de M. Jean-Paul Bigard, que nous avons auditionné la semaine dernière. Il estime ainsi souhaitable d'aller vers des exploitations de 200 à 300 bêtes. Par ailleurs, l'eau constitue aujourd'hui un des enjeux majeurs de notre agriculture. Quelle est votre vision de la gestion de l'eau ? Quel est le bon modèle ?
Cette question est liée aux modèles d'agriculture régénératrice et d'agriculture raisonnée, qui impliquent des manières différentes de gestion de l'herbe autour des exploitations ou une rotation des cultures, plutôt que d'importer des tourteaux de soja. De même, les cultures fruitières qui passent à la micro-irrigation, impliquant une gestion extrêmement précise de l'eau et des intrants, gagnent en productivité, notamment en diminuant drastiquement les dépenses en eau. Cette problématique est particulièrement décisive dans les pays confrontés à des risques en eau très importants et nous avons d'ailleurs travaillé en ce sens avec Veolia au Mexique. Dans le cadre de notre activité dans les eaux minérales, nous travaillons depuis longtemps avec l'ensemble de l'écosystème pour préserver la ressource en eau. Nous sommes ainsi partenaires de très longue date de la convention de Ramsar sur les zones humides et la préservation des bassins.
Danone a également développé une expertise reconnue en matière de réutilisation des eaux industrielles et d'optimisation du cycle de l'eau. Nous essayons évidemment d'en faire bénéficier l'ensemble de notre écosystème. Depuis 2010, nous finançons par exemple pour les agriculteurs des programmes d'aide au passage à l'agriculture régénératrice. Nous poursuivons ainsi un objectif mondial de nous approvisionner en agriculture régénératrice pour 30 % de nos volumes de matières premières agricoles dans le monde, objectif que nous sommes en passe d'atteindre.
Par ailleurs, pour répondre à l'une de vos précédentes questions, aujourd'hui, 100 % du sucre que nous utilisons en France provient du territoire national, en moyenne.
Certaines de vos productions dans des sites situés à l'étranger sont-elles vendues sur le territoire national ?
Je vérifierai le chiffre, mais il me semble que plus de 85 % de nos produits vendus en France ont été fabriqués sur le territoire national, particulièrement les yaourts, qui constituent le cœur de notre activité. Les quelques exceptions concernent les produits médicaux, notamment les produits de nutrition entérale utilisés dans les cancers, qui exigent des usines extraordinairement spécialisées. Celles-ci sont situées dans l'Union européenne.
Si j'ai bien compris vos propos liminaires, les marges des industriels en France sont de 6 % quand elles s'établissent à 10 % ailleurs. À la lecture des résultats de votre entreprise, il semble que, sur la période 2017-2021, le chiffre d'affaires de Danone se situait à 24 milliards d'euros, pour un résultat net de 2,4 milliards d'euros chaque année, soit une marge de 10 %. Ces chiffres sont-ils exacts ?
Ces chiffres sont exacts, mais le taux de marge avant impôts et restructuration de la société a baissé considérablement de 2020 à 2021, et de 2021 à 2022. En 2021, il était de 13,7 % contre 12 % en 2022, quand celui de Nestlé se situe entre 17 % et 18 % environ. Une partie de cette difficulté est liée aux types de produits qu'ils vendent et une autre partie est liée à leur équilibre géographique et la manière dont ils ont réussi dans le temps à valoriser leur activité.
Nous ne publions pas nos résultats à l'extérieur car notre principal concurrent ne le fait pas. Mais en France, de manière factuelle, notre rentabilité a quasiment été divisée par deux lors des dix dernières années.
Cette rentabilité est significativement inférieure à la moyenne du groupe et très significativement inférieure à la moyenne de la rentabilité en Europe, quel que soit l'indicateur retenu.
Très clairement, dans notre groupe, la France présente la rentabilité la plus faible en Europe, à l'exclusion de l'Ukraine.
En France, notre principal concurrent est Lactalis, notamment dans le cadre de sa joint-venture avec Nestlé. À l'international, nos grands concurrents internationaux sont Nestlé – présent sur un très grand nombre de nos métiers – mais aussi des concurrents qui sont plus spécialisés. Dans la nutrition médicale avancée par exemple, nos concurrents sont les Américains d'Abbott ou les Allemands de Fresenius.
Il s'agit là des autres industriels. Mais comme M. de Saint-Affrique l'a mentionné un peu plus tôt, en France, la plus forte part de marché est détenue par les marques de distributeur.
Vous avez pointé le contournement des lois Egalim dans leur partie aval. Dans l'amont, comment prenez-vous en compte les indicateurs de coûts de production dans la fixation des prix avec les producteurs ?
Cette donnée est fondamentale. Nous avons d'ailleurs été pionniers en la matière, bien avant Egalim, puisque depuis 2010 nous avons conclu des accords-cadres avec les organisations de producteurs laitiers, dans la double logique de leur donner de la visibilité à travers des accords de trois à cinq ans et de leur garantir un revenu au-delà de leurs coûts de production. Ces accords ont évolué pour offrir plus de flexibilité lorsque l'inflation est apparue et garantir un niveau de revenu plus élevé : nous sommes passés à environ deux Smic garantis au-delà des coûts de production. Nous rémunérons par ailleurs des aspects spécifiques comme les évolutions vers l'agriculture régénératrice ou des pratiques bio. En 2022-2023, les prix que nous avons payés aux agriculteurs laitiers ont augmenté de 27 %. Nous sommes aujourd'hui les mieux-disants chez les grands groupes en matière de rémunération de la production laitière.
Aujourd'hui, 80 % de la formule de calcul est liée aux coûts de production constatés en France. La Fédération nationale des producteurs laitiers (FNPL) produit tous les mois un graphique sur les prix du lait, acheteur par acheteur. Nous sommes effectivement à près de 450 euros avant prime, soit les mieux-disants de l'ensemble des grands acteurs.
Vous fondez-vous sur les indicateurs du Centre national interprofessionnel de l'économie laitière (CNIEL) ? Selon ces derniers, le prix de revient du lait était de 442 euros en 2022. Mais j'ai lu dans la presse que cette même année, des éleveurs demandaient à Danone de payer au-delà de 400 euros. Est-ce vrai ?
Les données officielles de la FNIL (Fédération nationale des industries laitières) attestent que nous payions en début d'année environ 450 euros par litre de lait, hors primes.
Chez nous, le prix n'est pas national mais localisé selon six régions, précisément pour prendre en compte les spécificités des coûts de production dans chacune d'entre elles. Des tensions ont pu exister à certains moments. Il nous est arrivé d'avoir des négociations difficiles dans une région, sans doute en 2022. Mais, de manière générale, nous ne sommes clairement pas le transformateur avec lequel les producteurs éprouvent le plus de difficultés, de très loin. Je pense qu'ils vous le diront tous.
Le marché export vous permet-il de mieux valoriser que sur le territoire français les produits laitiers fabriqués dans vos usines ? Je pense notamment aux fromages.
Prenons des exemples concrets. Notre yaourt Activia au fruit est vendu au prix de 1,95 euro les quatre en France, contre 3,15 euros en Espagne ; 2,69 euros en Allemagne et 2,99 euros en Italie. De même, une Danette au chocolat se vend 1,74 euro les quatre en France chez un des principaux distributeurs, mais 1,99 euro en Espagne et 1,85 euro en Italie.
Certains industriels prétextent la pression à l'export pour exiger plus de compétitivité de la part des éleveurs. Je déduis de vos propos que l'export offre une meilleure rentabilité que le marché domestique.
Comme je l'ai indiqué plus tôt, le marché français est particulièrement difficile puisqu'il se concentre sur une bataille des prix. Cette spirale vers le bas, qui est ancienne, est mauvaise, car elle ne valorise pas au juste prix la qualité de la nourriture et de la recherche associée. Un yaourt Danone est le produit d'années de recherche sur des ferments et implique dans leur fabrication une grande technologie.
J'ai du mal à me prononcer sur l'export en tant que tel dans la mesure où, très souvent, nous exportons un grand nombre de produits à très forte valeur ajoutée. À titre d'exemple, à Steenvoorde, notre investissement nous permettra d'exporter les produits de grade médical. En revanche, nous produisons nos yaourts localement, l'ultra-frais ne pouvant voyager très loin.
Vous avez évoqué les conséquences inflationnistes de la guerre en Ukraine, qui a conduit les industriels à contracter leurs marges, quand la grande distribution s'en est mieux tirée. Quand nous leur posons cette question, les représentants de la grande distribution nous répondent que leurs taux de rentabilité sont relativement faibles, de l'ordre de 1 % à 2 %. Quelle est votre analyse de la situation ?
J'ai pris pour référence le rapport de l'IGF, lequel indique que durant la période d'inflation, l'industrie agroalimentaire a vu son excédent brut d'exploitation (EBE) se réduire considérablement (-16 %). Les agriculteurs ont vu leur EBE augmenter quand celui de la grande distribution ne s'est dégradé que d'un point.
Je ne peux pas me prononcer sur l'organisation de la distribution. Il est néanmoins certain que nous n'exerçons pas le métier. Dans le mien, quand j'investis 100 millions d'euros pour créer un laboratoire mondial de recherche à Saclay, je réunis 500 chercheurs de tous les pays du monde qui travaillent sur les prochaines générations de ferments et de protéines, les futurs produits d'accompagnement du cancer. Simultanément, nous travaillons avec l'ensemble de la filière agricole pour aider le renouvellement des générations et la transition vers une agriculture à la fois performante et durable.
Je le répète, nous n'exerçons pas le même métier que ceux qui portent sur la mise de produits en rayons. Nous éprouvons des logiques différentes, des horizons de temps différents, des capacités de d'investissement et des engagements de long terme radicalement différents.
La grande distribution est extrêmement critique sur l'option 3 issue de la loi Egalim II, lui reprochant son manque de transparence. Partagez-vous cette analyse ?
Mon analyse est naturellement à l'opposé. Mes premiers concurrents sont les marques de distributeur, qui ont d'ailleurs tendance à ressembler aux miennes. Or le distributeur contrôle à la fois mon prix, mon exposition dans les rayons, mon calendrier promotionnel. Il connaît en outre mes innovations entre un an et deux ans à l'avance, s'allie avec ses concurrents. Il y a là une curieuse distorsion du droit de la concurrence, que j'ai du mal à m'expliquer. Imaginez une seule seconde que, renonçant à l'option 3, je partage la totalité de la structure de mon compte d'exploitation avec Nestlé, qui par ailleurs contrôlerait mes prix et connaîtrait mes innovations. La force publique me traînerait, à juste titre, devant les tribunaux. Nous ne renoncerons pas à l'option 3.
Nous avons reçu le patron de Lidl, qui a délivré un plaidoyer en faveur des marques de distributeur. En tant que législateurs, nous voyons mal comment ne pas soutenir ces marques. J'entends que certains consommateurs puissent acheter des grandes marques nationales, mais les marques de distributeur permettent aussi d'acheter des produits similaires à un prix moins élevé. Gagnez-vous votre vie sur les produits que vous fournissez aux marques de distributeur ?
Nous ne fournissons pas de marques de distributeur. Nous sommes dans le segment des produits à marque ; nous vendons des produits dont les ferments sont extraordinairement technologiques. Mais ces produits sont aussi en grande partie abordables : un pack de yaourts Danone se vend pour moins d'un euro. Il n'y a pas d'opposition entre marque et consommateur. En revanche, nous investissons dans la recherche et le développement (R&D), pour développer des produits factuellement supérieurs. Une société comme Danone, qui existe depuis 1919, s'intéresse depuis toujours à l'évolution de son métier : nous avons été pionniers en matière de transition écologique, de manière constructive. Nous travaillons en permanence sur l'innovation et la qualité.
Personne ne milite chez Danone en faveur de la disparition des marques de distributeur. En revanche, il faut être bien conscient qu'elles n'existeraient pas sans les grandes marques nationales. Aucun distributeur n'aurait investi pour inventer Actimel, ni Activia, qui est aujourd'hui la référence du marché. Aucun distributeur n'aurait investi pour développer les produits hyperprotéinés, qui répondent à des attentes du marché. Il en est ainsi : les marques de distributeur copient les tendances et ce qui fonctionne. S'il n'existait que des marques de distributeurs, il n'y aurait plus d'offre.
Par ailleurs, le secteur de l' hyper-discount, avec des enseignes comme Lidl ou Aldi, s'est développé initialement sans marques, mais aujourd'hui vous y trouvez un mélange de marques de distributeur (MDD) et de marques nationales qu'ils ont dû faire entrer dans leur assortiment.
Certains industriels fournissent aux distributeurs non seulement leurs marques, mais aussi des produits vendus sous MDD, mais dont le contenu est identique. Vous mettez en avant la qualité des produits, mais j'y vois surtout la valorisation d'une marque. S'agissant de l'innovation, le distributeur n'a-t-il pas, lui aussi, intérêt à la soutenir, pour proposer des produits répondant à la demande du consommateur ?
Encore une fois, notre société est fondamentalement innovatrice et a une vision à long terme. Notre investissement de 100 millions d'euros à Saclay représente un investissement sur vingt ans, nous conduisons des études cliniques que seuls des acteurs disposant d'une certaine taille critique peuvent réaliser. Nos produits sont uniques et nous n'avons pas vocation à produire des MDD.
Si les distributeurs voulaient investir dans l'innovation, encore faudrait-il qu'ils y mettent les moyens.
S'agissant de la qualité, chez Danone, une de nos obsessions est la supériorité de nos produits, que nous testons tous à l'aveugle. Il est extrêmement rare qu'un produit Danone ne batte pas en test à l'aveugle le produit de la marque distributeur. Quant au poids de la marque, j'observe que les premiers annonceurs français ne sont plus les industriels, mais les distributeurs.
La loi Egalim II établit un principe de transparence pour le fournisseur avec trois options possibles, dont l'option 3 dont nous parlons depuis tout à l'heure, qui porte sur la certification par un tiers des variations des matières premières agricoles (MPA). Jusqu'à cette loi, la part de MPA dans vos produits n'était pas transparente. Aujourd'hui, vous devez communiquer sur votre marge.
Nous estimons que l'option 3 est la meilleure. Tout d'abord, lorsqu'un tiers de confiance intervient pour certifier, il n'existe aucun doute sur la qualité et l'intégrité de l'information qui est fournie. Ensuite, encore une fois, il serait impensable pour moi de fournir la décomposition de mon compte d'exploitation à Nestlé. Je ne vois pas pourquoi je réagirais différemment vis-à-vis des marques de distributeur, mon principal concurrent.
En février dernier, une de vos laiteries dans le Gers a cessé son contrat avec l'organisation des producteurs locaux pour l'approvisionnement en lait. Désormais, ce site se spécialise dans une forme de lait de synthèse de l'avoine, une avoine par ailleurs importée. Que s'est-il passé dans cette affaire ?
Nous avons effectivement transformé une usine de produits laitiers en usine de boissons végétales. Nous avons travaillé avec toutes les organisations laitières pour nous assurer qu'elles retrouvent des contrats, ce qui a été le cas. Nous avons également augmenté les contrats des autres organisations laitières en France, puisqu'une partie de la production a été transférée. Nous développons enfin avec les jeunes agriculteurs locaux une filière avoine, qui doit encore éclore. Nous sommes fiers de ce projet : nous avons projeté une usine en surcapacité vers l'avenir, en emmenant avec nous tous les employés, des gens qui travaillaient parfois depuis trente-cinq ans sur un type de métier et qui en ont réappris à apprendre avec fierté. J'ai pu le constater sur place quand j'ai échangé avec les organisations syndicales.
Votre venue me donne l'occasion de saluer la mémoire d'Antoine Riboud, figure marquante de BSN Danone et des valeurs que votre groupe porte.
Je souhaite vous poser trois questions. Comment contractualisez-vous avec les filières et comment se déroule concrètement le dialogue avec les producteurs ? Quel est le niveau de vos investissements en France ? Quel est l'impact des centrales d'achat internationales sur vos activités en France ?
La mémoire d'Antoine Riboud demeure très présente dans l'entreprise. Il a insufflé un principe qui nous anime toujours : la performance est indissociable de la responsabilité. Dans son discours de Marseille en 1972, il a clairement exprimé que la responsabilité ne s'arrêtait pas à la porte de l'entreprise et que nous n'avions qu'une seule planète, dont les ressources étaient limitées. Cet état d'esprit explique d'ailleurs la manière dont nous travaillons avec le monde agricole, le caractère de long terme de nos investissements, mais aussi pourquoi une guerre des prix permanente ne nous semble pas être porteuse d'un avenir pour la filière agricole et pour l'humanité en général.
Comme je l'ai indiqué, dès 2010, nous nous sommes engagés avec les associations de producteurs laitiers afin de leur donner une meilleure visibilité de leur activité et de leurs revenus, en prenant en compte leurs coûts. Au fil du temps, nous avons amélioré le dispositif en réduisant les temps de révision des structures de prix, que ce soit en raison de l'inflation, ou de modifications du marché dans le temps, pour continuer à encourager et récompenser une transformation qui allie performance et durabilité, notamment avec des primes. Parmi les industriels, nous sommes un des mieux-disants.
Nous nous sommes très rapidement intéressés au renouvellement des générations d'agriculteurs et d'éleveurs laitiers, les aidant à s'équiper pour agrandir leur exploitation et atteindre des tailles critiques. Il s'agit également de faire en sorte que les nouveaux agriculteurs et éleveurs aient une vie plus en phase avec la société actuelle. Nous accompagnons ces démarches à travers des aides financières aux emprunts de jeunes agriculteurs. Parfois, nous leur procurons un remplacement pour une semaine de vacances.
De manière paradoxale, si nous sommes très visibles en raison de notre marque, nous ne représentons que 3 % des achats laitiers en France, contre 30 % pour le plus gros acteur. En revanche, nous tenons un rôle précurseur pour animer et préparer le futur de cette filière.
Si la France représente 7 % à 8 % du chiffre d'affaires du groupe et 10 % de ses emplois, elle concentre plus de 25 % de ses investissements. Nous continuons à investir dans notre outil de production, comme l'attestent la transformation de notre usine de Villecomtal-sur-Arros ou l'investissement dans notre usine de Steenvoorde. Nous y avons ainsi investi 60 millions d'euros pour une ligne de nutrition médicale extrêmement avancée et 10 millions d'euros pour une chaudière à biomasse. Notre centre de recherche de Saclay, l'un de nos deux centres de recherche mondiaux, constitue un investissement d'extrêmement long terme, mais aussi un investissement dans un écosystème de partenaires, de fournisseurs, de start-up, d'universités.
Vous m'avez également interrogé sur les centrales d'achat européennes, dont la logique centrée uniquement sur le prix crée une spirale qui tire l'ensemble de la filière vers le bas, comme je l'ai déjà dénoncé. À terme, elle aura un impact inéluctable sur notre capacité à investir, mais aussi sur la capacité des agriculteurs à continuer à se transformer, ce qui constitue un autre enjeu de taille.
J'ai passé une large partie de ma vie professionnelle hors de France. Dans un très grand nombre de pays, on essaye d'augmenter le gâteau en rendant l'industrie plus innovatrice, en faisant grandir les gens et en accroissant les marchés, plutôt que de se concentrer sur la manière de partager le gâteau en essayant d'obtenir le prix le plus bas possible. La logique des centrales d'achat multi-distributeurs européens ne me semble pas présager un futur innovant, créateur de valeur et qui prenne soin des agriculteurs.
À plusieurs reprises, vous avez parlé de produits dont le contenu, la valeur ajoutée, sont « extraordinairement technologiques ». Comment le justifiez-vous ? Vous communiquez depuis longtemps sur les bienfaits du bifidus et d'autres technologies, mais je n'ai trouvé aucune étude qui atteste que la R&D que vous menez produit des résultats réels.
Je serai ravi de mettre à votre disposition des études cliniques. Nous disposons d'une série de brevets, que nous continuons à développer, sur les ferments, les bénéfices des prébiotiques, des probiotiques et des postbiotiques, sur l'équilibre intestinal. L'inflammation intestinale est une des causes principales du développement des cancers et d'un certain nombre d'autres maladies. Nous menons un grand nombre de recherches sur le microbiote, l'équilibre intestinal, les bactéries. Dans plusieurs pays, certains de nos produits sont sous licence pharmaceutique.
Les savoirs que nous développons sur le bifidus ou différentes souches se retrouvent dans les yaourts Activia, mais aussi dans Fortimel, des produits d'accompagnement nutritionnel vendus en pharmacie, des produits qui permettent de récupérer du cancer comme les poches de nutrition entérale, qui permettent aux gens sous perfusion de continuer à vivre avec un intestin qui fonctionne. Cette extraordinaire force de recherche se traduit par une série de publications cliniques dont je serais ravi de vous donner les références.
Nous ouvrons également les portes de notre centre de R&D à Saclay à de nombreux visiteurs, dont des membres de parlements étrangers. Récemment, nous avons reçu des visiteurs chinois et nous serons ravis de vous accueillir.
Le packaging constitue un autre sujet de développement technologique. Nous menons des recherches afin de réduire son poids et donc son impact environnemental. C'est grâce à la recherche des grandes marques, dont Danone, que nous avons pu inventer des bouteilles compactables, plus légères. Je ne pense pas que les distributeurs auraient pu développer le bouchon attaché, qui est la nouvelle norme obligatoire aujourd'hui.
Je n'ai rien contre Danone, mais je me permets de vous interroger sur ces sujets, dans la mesure où vous les avez mis en exergue lorsqu'il a été question des marges. Je suis preneur des études dont vous faites mention. Pour ma part, je n'ai rien trouvé lors de mes recherches, qui renvoyaient à des polémiques récurrentes. Je ne nie pas l'intérêt d'une recherche sur les ferments et l'entretien du microbiote, mais il n'existe pas de lien avec vos yaourts ou vos Actimel.
Vous avez évoqué une étude concernant la baisse de vos marges. Pouvez-vous nous en dire plus ? D'autres rapports mentionnent une hausse considérable de la marge brute dans l'industrie agroalimentaire. Notre commission d'enquête s'attache à la répartition de la valeur. Les gens ne comprennent pas pourquoi ils n'ont jamais payé aussi cher leur alimentation, les distributeurs et les industriels se renvoient la balle, mais les agriculteurs ne s'en sortent pas.
Le rapport que j'ai mentionné a été produit par l'IGF et date de 2023, si mes souvenirs sont exacts.
Notre société s'est toujours projetée dans le long terme. Notre principale matière première est d'origine agricole. Si demain, il n'y a plus d'agriculteurs qui gagnent leur vie ou que les conditions environnementales ne le permettent plus, si le renouvellement des générations n'intervient pas, Danone n'existera plus. Depuis le discours d'Antoine Riboud à Marseille, qui est renouvelé et réinventé de manière régulière, nous sommes guidés par la durabilité du modèle agricole.
J'ai déjà évoqué les contrats à long terme avec les agriculteurs, les mécanismes d'ajustement des prix, les primes, les actions en faveur du renouvellement des générations, en France et ailleurs. Depuis plus de trente-cinq ans, nous agissons dans le cadre d'un partenariat public-privé sur l'impluvium d'Évian, mais aussi pour la restauration ou la préservation des zones humides, l'installation de méthaniseurs afin que le lisier ne parte pas dans le sol, etc.
Nous sommes fondamentalement une société de long terme, qui projette les enjeux futurs de l'agriculture et de l'environnement au cœur de ses réflexions. À ce titre, Danone a été une des entreprises pionnières en matière de défense et de respect de l'environnement. Nous le demeurons également en matière sociale.
Les chiffres de l'Observatoire des prix et des marges des produits alimentaires sont éloquents quant au partage de la valeur : en 2012, 59 % de la valeur était chez l'industriel, 23 % chez le distributeur et 18 % chez l'agriculteur. En 2023, la répartition est de 52 % pour les industriels, 35 % pour le distributeur et 13 % pour l'agriculteur. Les agriculteurs souffrent et leur situation nous importe particulièrement, puisque notre métier consiste à transformer des produits agricoles. Nous avons en permanence le souci que les agriculteurs demeurent et gagnent correctement leur vie et qu'ils puissent transmettre leurs exploitations.
Cette situation résulte également d'un choix de société. La part de l'alimentation dans le budget des ménages est aujourd'hui inférieure à 20 %, contre 40 % il y a cinquante ans, et l'alimentation est devenue le produit d'appel du commerce et de la grande distribution.
Dans toutes les sociétés, la part des dépenses en alimentation dans le budget des ménages diminue avec l'élévation du niveau de vie. Encore une fois, je ne souhaite pas pointer du doigt Danone mais comprendre le secteur dans sa globalité. Finalement, la valeur ajoutée de l'agroalimentaire n'est pas forcément destinée à augmenter, le secteur peut devenir une des utilities. Avant la crise financière, un certain nombre de multinationales aux produits et technologies éprouvés, dont l'agroalimentaire, se demandaient déjà comment elles allaient pouvoir maintenir leurs marges. De votre côté, vous êtes également contraints par l'hyper-frais. À un moment donné, dans un secteur comme le vôtre, le seul levier pour augmenter la marge réside dans votre pouvoir de marché vis-à-vis de vos fournisseurs. Finalement, en tant que législateurs, ne devrions-nous pas considérer que l'agroalimentaire n'est pas voué à proposer les mêmes marges qu'Apple ?
Notre industrie, mais également Danone, n'a sans doute pas su expliquer le degré de complexité et la valeur injectée dans la recherche. Dans un certain nombre de pays, le mode d'alimentation entraîne un surcroît d'obésité au sein de la population. Quand les gens ont le choix entre quelque chose qui a bon goût et quelque chose de sain, ils n'opèrent pas forcément le choix de la santé. À ce sujet, je dois être l'un des seuls patrons au monde à avoir des objectifs financiers sur les bénéfices pour la santé des produits qu'il vend, ce qui implique notamment la réduction du sucre.
Il n'est pas technologiquement trivial de produire un produit apportant tous les bénéfices sans aucun compromis sur le goût. Cela implique notamment un travail sur la filtration de fractions de molécules de lait, des recherches au microscope. Ces sujets sont d'une très grande complexité, et ils constituent aussi des sources de progrès pour la communauté que seules les entreprises fondamentalement investies dans la recherche sont capables d'apporter.
S'agissant toujours de la matière première, nous travaillons avec les agriculteurs sur la réduction des émissions de méthane. Je crains en effet que les éleveurs laitiers ne deviennent les boucs émissaires pour les émissions de méthane. Dans ce cas, deux solutions existent : soit l'on estime que quelqu'un trouvera bien la solution à notre place, soit l'on essaye de changer fondamentalement les règles du jeu de manière à assurer un futur à l'industrie laitière.
Nous avons agi de la sorte en janvier dernier en nous engageant auprès d'une ONG à réduire 30 % les émissions de méthane liées à notre approvisionnement en lait frais. Nous travaillons de manière extrêmement profonde sur des analyses multicritères, notamment sur la nourriture du bétail ou l'impact des rythmes de changement de pacage. En changeant de pacage tous les quatre à cinq jours, la re-croissance de l'herbe est meilleure. Nous travaillons également avec des sociétés comme Engie sur la création de méthaniseurs qui permettent à leur tour de fournir l'énergie à l'exploitation agricole, tout en augmentant le revenu des agriculteurs.
Dès l'année prochaine, Danone sera la seule société au monde à pouvoir affirmer que 100 % des produits laitiers et des produits végétaux pour enfants que nous vendons dans le monde contiennent moins de 10 grammes de sucre ajouté ou naturel par 100 grammes, soit encore mieux que l'objectif de l'Organisation mondiale de la santé (OMS). Une telle réussite n'est possible que grâce à notre R&D. Compte tenu des enjeux de santé publique, y compris en France, si l'on ne transforme pas l'alimentation, nous allons au-devant de très gros problèmes. Il faut donner à l'industrie agroalimentaire la liberté de se donner les moyens de travailler sur ces sujets.
Vous avez dû liquider vos activités en Russie. La presse a fait état d'une provision de 1 milliard d'euros pour une cession au régime russe autour de 177 millions d'euros. Cet épisode a-t-il engendré des conséquences sur votre plan d'investissements en France ou ailleurs ? Lorsque cette affaire a été soldée, vous êtes-vous intéressé aux conditions de l'arrivée de Danone en Russie ? Ont-elles été encouragées par les autorités françaises ? Aujourd'hui, vous payez les sanctions prises par les autorités.
Je ne peux pas vous parler de notre entrée en Russie, qui a eu lieu dans les années 2000, puisque je n'étais pas dans le groupe à l'époque. S'agissant de notre départ, comme vous le savez, notre activité a été placée sous administration provisoire de l'État russe le 16 juillet 2023. Le directeur général qui nous a été imposé était d'ailleurs le neveu de M. Ramzan Kadyrov. La même mésaventure est survenue à Carlsberg, le grand brasseur danois. Notre approche a consisté à nous assurer de la sécurité et de l'avenir de nos employés, ainsi que du respect de la loi et des sanctions. Il y a trois semaines, nous avons annoncé la vente de notre activité à une entreprise qui ne fait pas l'objet de sanctions, pour un prix qui est ce qu'il est, dans le cadre des sanctions.
Les événements survenus en Russie n'ont pas d'impact sur nos investissements en France, qui se poursuivent de manière significative – ils représentent 25 % de nos investissements totaux – dans des projets de long terme à la fois dans l'agriculture, la recherche, les métiers du futur. Je rappelle qu'à Steenvoorde, nous avons investi soixante millions d'euros pour la production de nutrition médicale. Aujourd'hui, vingt millions de nouveaux cancers apparaissent chaque année, plus de cinq cents millions de personnes de plus de soixante-cinq ans seront affectées à l'horizon 2030. Quand on est capable, à partir de la France, de sortir des produits qui permettent aux gens de récupérer plus rapidement, de mieux supporter la chirurgie ou de revenir plus rapidement à la maison, on leur rend service, mais on rend aussi service à l'ensemble de la communauté puisque les frais médicaux sont fortement diminués. En outre, cela permet de bâtir en France un métier pour l'avenir.
Vous avez connu des expériences à l'étranger, notamment en tant que directeur marketing, dans différentes entreprises, dont Unilever, qui est anglo-néerlandaise. Dirige-t-on différemment en France une entreprise mondialisée anglo-néerlandaise et une entreprise mondialisée française ?
J'ai même été à la tête d'une entreprise suisse. Danone est une entreprise française unique, qui joue un rôle particulier, notamment en matière de souveraineté alimentaire. Nous assumons pleinement ce rôle et notre caractère pionnier en matière d'innovation mais aussi en matière sociale et environnementale, tout en nous inscrivant dans une trajectoire de performance. Nous sommes ainsi l'une des onze sociétés certifiées AAA par le Carbon Disclosure Project sur un total de 21 000 sociétés auditées.
Nous avons instauré une couverture santé universelle pour tous nos employés dans le monde ; celle-ci doit être aujourd'hui de l'ordre de 95 %. Nous avons exporté notre modèle né en France. Nous sommes responsables et tournés vers l'innovation, le bien manger et le bien bouger. Partenaires des Jeux olympiques de Paris 2024, nous sommes fiers de porter haut les couleurs de la France.
La séance s'achève à treize heures.
Membres présents ou excusés
Présents. – M. Grégoire de Fournas, M. Pascal Lavergne, M. Rémy Rebeyrotte, M. Charles Sitzenstuhl, M. Jean-Philippe Tanguy, Mme Juliette Vilgrain
Excusée. – Mme Mélanie Thomin