Vous avez souhaité m'auditionner en tant qu'ancien ministre de l'agriculture, et je tiens à répondre à la nécessaire transparence due à la représentation nationale. L'actualité politique a été marquée par la crise agricole. La mobilisation, que j'ai connue dans d'autres crises, a été très importante. Cette crise profonde n'est pas uniquement une crise de marché, contrairement à ce qui a été dit. Les niveaux de prix dans un certain nombre de productions n'étaient pas semblables à ceux que j'ai pu connaître lors de crises affectant le porc, le lait, les céréales.
Associés au débat sur la lutte contre l'inflation, en particulier dans le domaine alimentaire, ces éléments ont contribué à reconsidérer la souveraineté alimentaire, redevenue un enjeu prioritaire pour de nombreux responsables politiques, en même temps qu'une justification au protectionnisme. Comment définir la souveraineté, dans tous les domaines ? On serait souverain à partir du moment où l'on déciderait seul. Cette vision me semble limitée : il a toujours été nécessaire de conduire des discussions, de se confronter à d'autres idées, de s'associer, de développer à plusieurs des choix et des stratégies.
La thématique de la souveraineté alimentaire était plutôt utilisée par la gauche lors des négociations de l' Uruguay round de l'Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT). L'idée consisterait à dire que chaque peuple doit pouvoir se nourrir. Mais chaque peuple peut aussi vouloir se nourrir avec des produits provenant d'ailleurs. La mise en compétition des agriculteurs est ensuite survenue avec le développement de la mondialisation.
Pour ma part, je ne sais guère où commence et s'arrête ce concept de « souveraineté alimentaire ». Peut-on parler de souveraineté de McDonald's dans le burger en France, société qui revendique par ailleurs que la plupart de ses produits sont d'origine française ? Le burger fait-il partie de concept de souveraineté et d'identité de la France ? La définition de la souveraineté alimentaire porte à la fois sur l'identité de l'agriculture française et de l'alimentation à la française. Le concept français de la table et celui du repas à la française ne perdureront que si nous continuons à prendre le temps de manger. Quand j'étais ministre et que je me déplaçais dans les institutions internationales, je disais aux fonctionnaires français de continuer à prendre leur plateau et d'aller à la cantine, quand dans le modèle anglo-saxon, le repas est consommé dans le bureau. Manger et échanger font partie d'un concept français du repas qu'il faut à tout prix défendre. Par ailleurs, l'alimentation est le fruit d'une culture de différentes cuisines, et il importe de défendre cet art culinaire français.
Ensuite, pour parvenir à l'alimentaire, il faut pouvoir disposer de produits agricoles. C'est ici qu'a lieu à mon sens la confusion entre souveraineté alimentaire et souveraineté agricole. S'agissant de la souveraineté agricole, la définition n'est pas non plus aisée. Être souverain signifie-t-il être capable de produire la totalité de ce que nous allons consommer ? Les modèles de production à notre disposition sont-ils réellement souverains, c'est-à-dire qu'ils ne dépendent pas d'autres paramètres que ceux de notre territoire ?
Or notre modèle agricole est assez dépendant, de l'azote, de produits phytosanitaires, de semences et de génétique ; nous sommes peu autonomes. Il y a longtemps, le choix avait été fait d'être un pays agricole extrêmement productif, dans un contexte de rattrapage d'après-guerre, afin de satisfaire la consommation nationale et européenne. Nous avons ainsi opéré le choix du machinisme, de la chimie, de la génétique et de la spécialisation des régions.
Notre modèle est donc malgré tout dépendant. La souveraineté ne se caractérise pas par le calcul de la différence entre la production nationale et la consommation nationale. Nous sommes pratiquement autosuffisants en porcs aujourd'hui en France, mais leur alimentation est faite de soja, qui est importé. De fait, nous importons la production végétale et les protéines animales. Nous sommes donc autosuffisants, mais dépendants.
Cette conception de la souveraineté alimentaire et son corollaire protectionniste ne me semblent pas pertinents. Si nous voulons être plus autonomes – plutôt que souverains –, nous devons être capables de proposer des modèles de production précisément autonomes, qui s'appuient d'abord sur nos propres ressources avant d'en rechercher ailleurs. Dans ce cadre, l'agroécologie peut être mentionnée. Il peut s'agir de l'herbe, du développement des légumineuses, des couvertures de sol. Cela nécessiterait de revoir différemment le modèle de production français, voire européen, ce qui nécessite du temps.
Le débat reste assez flou aujourd'hui, mais j'ai bien compris qu'il se nourrit d'enjeux politiques sur la manière de concevoir notre pays au sein de l'Europe ; et l'Europe dans le monde. Dans ce cadre, notre ligne de conduite consiste d'abord à affirmer notre modèle culturel alimentaire, à développer notre autonomie agricole et à suivre une stratégie. Lorsque j'étais en poste, je n'ai pas eu à prendre part à de grands rounds de négociation, à part en fin de mandat, sur l'Accord économique et commercial global (CETA).
Lors de mes voyages, en Europe ou ailleurs, j'ai toujours été frappé par la singularité de l'histoire française agricole, liée en partie à la viticulture, qui a donné naissance aux signes officiels d'identification de la qualité et de l'origine (SIQO) et aux indications géographiques protégées (IGP). Cette conception très française a réussi à passer au niveau européen, mais à l'échelle mondiale, notamment en Amérique du Nord, il s'agit pour beaucoup d'un ovni. L'idée de lier l'identité commerciale d'un produit agricole à son terroir et à son histoire n'est pas dans la mentalité américaine, fondée sur des marques.
Dans le débat stratégique à l'échelle internationale, la question des IGP a toujours été pour moi essentielle. Dans le traité sur le CETA, le sujet des IGP a été traité : quarante-trois IGP y figurent, dont trente-deux françaises. Il est ainsi très important qu'en Amérique du Nord, un grand pays comme le Canada reconnaisse ces marques liées à l'histoire du territoire et de l'agriculture française. Cette labellisation a également été reconnue au niveau européen, puisque nous sommes passés des appellations d'origine protégée (AOP) aux appellations d'origine contrôlée (AOC).
Je regrette que le sujet des IGP soit trop souvent absent dans nos grands messages à l'international pour défendre notre modèle agricole. Pourtant, lorsqu'il a fallu mettre en place les « origines France » – viande de France, fruits et légumes de France, fleurs de France – après la crise des lasagnes, nous avons travaillé sur les origines, par exemple pour les viandes avec le « né, élevé, abattu et transformé en France ».
L'origine constitue un choix et une stratégie très importante. La différenciation par l'origine marque un choix pour le consommateur. La filière laitière a élaboré une démarche similaire qui porte ses fruits : nous consommons en France 98 % de lait d'origine française. Il y a là une véritable réussite, grâce à l'identité, la traçabilité et la compétitivité malgré tout, puisque les prix ne sont pas beaucoup plus élevés que ceux du marché mondial. La filière fonctionne, même si des débats portent sur la taille des exploitations et la prise en compte du coût de production.