La séance est ouverte à neuf heures cinq.
La commission procède à l'audition de M. Arnaud Gaillot, président des Jeunes Agriculteurs.
Nous poursuivons les auditions d'organisations syndicales en recevant M. Arnaud Gaillot, président des Jeunes Agriculteurs.
Avant de lui laisser la parole, j'indique que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Arnaud Gaillot prête serment.)
Je vous remercie pour votre invitation à venir nous exprimer devant votre commission d'enquête. Si celle-ci trouve sans doute son origine dans les mobilisations du début d'année, cela fait en réalité plusieurs années que nous alertons sur les sujets mis en avant à cette occasion.
Pour les Jeunes Agriculteurs, l'agriculture a une triple vocation : nourrir la population, contribuer à la décarbonation de l'économie et participer aux équilibres alimentaires mondiaux. Nous considérons en effet que l'agriculture française doit aussi approvisionner les pays qui n'ont pas les moyens de produire eux-mêmes, et qu'il serait insensé qu'elle s'en prive.
Pour nous, la souveraineté alimentaire participe de la souveraineté agricole sous son aspect de la production d'une alimentation de qualité et en quantité suffisante – un autre de ces aspects étant la participation au déploiement des énergies renouvelables, dont nous devons nous saisir pour l'avenir. Pour assurer la souveraineté alimentaire, il faudra relever le défi de la démographie ; ce sera un des enjeux de la loi d'orientation que de préparer le remplacement, d'ici à dix ans, des 200 000 agriculteurs qui partiront à la retraite.
Je voudrais citer quelques chiffres émanant de l'Établissement national des produits de l'agriculture et de la mer (FranceAgriMer). Nous avons perdu plus de 100 000 agriculteurs depuis 2010. Une exploitation française compte en moyenne 69 hectares de surface agricole utile (SAU), ce qui est relativement peu par rapport à la taille de certaines exploitations européennes. Le nombre de salariés augmente dans les exploitations agricoles : l'année dernière, pour la première fois, ils étaient plus nombreux, en région Bretagne, que les chefs d'exploitation – pour nous, cela marque un tournant dans le fonctionnement de l'agriculture.
Un chiffre nous alerte et nous conduit à souhaiter un dispositif ambitieux d'accompagnement à l'installation dans le projet de loi d'orientation : en France, la moyenne d'âge des agriculteurs s'établit à 51,4 ans et 20 % des agriculteurs ont plus de 60 ans. Il nous semble important, enfin, de souligner l'augmentation de plus de 10 % du nombre d'agriculteurs titulaires du baccalauréat ou d'un diplôme de l'enseignement supérieur, qui marque la tendance à la professionnalisation des chefs d'exploitation.
Bien sûr, certaines filières sont en danger. Le cheptel bovin, en particulier, a perdu près d'un million de têtes. Certaines filières végétales, notamment celles du blé dur, du colza, du chou-fleur et de la moutarde, connaissent une baisse de la production et des capacités. D'autres se développent ; c'est le cas de celles de l'orge, de la fraise, de la pomme de terre, de l'œuf et de la volaille.
Le changement climatique affecte de plus en plus notre agriculture, en particulier dans les régions Occitanie, Provence-Alpes-Côte d'Azur et Nouvelle-Aquitaine. Des aléas climatiques réguliers réduisent parfois à néant certaines productions, provoquant des crises.
Les Jeunes Agriculteurs regardent l'avenir. Loin de considérer que tout est perdu et qu'il n'y aurait plus d'espoir, nous croyons que l'on peut faire de toute crise une opportunité. Nous avons participé à de nombreux groupes de travail dans le cadre de la préparation du projet de loi d'orientation agricole et sommes convaincus qu'il faut accroître l'attractivité du métier et renforcer l'accompagnement et la formation de nos agriculteurs. Il faut aussi faciliter, grâce à l'amélioration des dispositifs fiscaux, la transmission des exploitations, parent pauvre de nos politiques publiques depuis des années. On considère trop souvent en France que les transmissions ne se font qu'entre parents et enfants, en oubliant que de plus en plus d'agriculteurs s'installent en dehors du cadre familial. Quand bien même ce serait le cas, les enfants reprenant l'exploitation de leurs parents doivent, eux aussi, s'acquitter de frais. C'est ainsi qu'on a pu s'émouvoir de voir de grands vignobles passer sous capitaux étrangers. Les Jeunes Agriculteurs disent depuis longtemps que la fiscalité handicape voire empêche les transmissions.
Bien entendu, il faut également sécuriser les revenus, raison pour laquelle nous plaidons pour un renforcement des lois Egalim tenant compte, notamment, des coûts de production définis par les interprofessions. Comme nous le disons cependant depuis quelque temps, les lois Egalim ne résoudront pas tous les problèmes. Elles n'auront pas d'effet sur les marchés à l'export, par exemple. Si elles permettent de sécuriser les prix, elles n'empêchent pas non plus les produits agricoles français de se retrouver sur les mêmes étals que des produits venus de l'étranger et dont les coûts de production défient toute concurrence. Or, du fait de la baisse du pouvoir d'achat, les consommateurs français se sont progressivement détournés des produits français au profit de produits étrangers, mettant à mal de nombreuses filières. Celle du bio, en particulier, en a fait les frais.
Les Jeunes Agriculteurs ont ainsi souhaité que soit inscrite dans le projet de loi d'orientation agricole la nécessité d'une sensibilisation de nos concitoyens aux enjeux liés à l'alimentation. On oublie trop souvent que le risque de pénurie existe – on l'a vu avec la moutarde, notamment – et qu'une alimentation de qualité est l'un des premiers facteurs de bonne santé.
L'agriculture française est riche de ses différents modèles et de ses exploitations de tailles variées qui, toutes, ont leur utilité dans leur territoire. Cependant, la crise que nous avons traversée va nous conduire à repenser nos modèles. Nous avons récemment proposé des plans et contrats d'avenir pour lancer une réflexion : la compétitivité de nos exploitations sur leurs segments de marché est-elle suffisante pour rémunérer dignement les agriculteurs ? Sans présager des résultats, on peut considérer que de nombreuses filières sont en difficulté, en particulier celles qui proposent des produits cœur de gamme : la volaille est concurrencée par le poulet ukrainien, les fruits et légumes par des produits venus de l'étranger, souvent traités avec des produits interdits en France.
La relance de nos filières pourra venir en partie de la restauration collective, dans le cadre de laquelle sont consommées la moitié des calories en France. Sur 90 000 cantines, 35 000 sont inscrites sur le site ma-cantine.agriculture.gouv.fr, dont 20 000 seulement ont publié leurs données et 12 000 ont réalisé un diagnostic. Cela montre le travail qu'il reste à accomplir, et cela conduit à penser que les cantines publiques sont loin de respecter les objectifs de 50 % de produits durables dont 20 % de produits bio fixés par la loi Egalim 1 – pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous. Nous regrettons que trop de cantines à la main de l'État ne respectent pas les règles mises en place par celui-ci.
Pour les Jeunes Agriculteurs, la gestion et le stockage des ressources en eau sont l'enjeu du siècle : si nous n'anticipons pas mieux, nous allons au-devant de problèmes importants. Cela exige de mettre fin aux tensions et aux débats passionnés que cette question suscite entre les multiples acteurs concernés. Il n'y aura pas d'agriculture sans eau, mais il n'y aura pas de vie non plus. La situation dramatique que connaît actuellement le département des Pyrénées-Orientales en est l'illustration.
Il faudra aussi s'interroger, à l'avenir, sur la Politique agricole commune (PAC). Lorsqu'il a été décidé, dans les années 2000, de soutenir les efforts environnementaux plutôt que les prix, on a oublié qu'il fallait que les prix payés aux producteurs augmentent pour que le système fonctionne. Aujourd'hui, celui-ci est déséquilibré.
Les Jeunes Agriculteurs plaident enfin pour la cohérence dans les accords internationaux de libre-échange. Nous avons toujours dit que nous n'étions pas opposés aux accords, à condition que ceux-ci contiennent des clauses miroirs et que le respect des standards de production puisse être contrôlé.
Une crise de confiance, démocratique, géopolitique, économique et climatique perturbe nos milieux agricoles depuis un moment. La souveraineté alimentaire est mise à mal, certes, mais la France et l'Union européenne ont largement la capacité de relever le défi. Il est temps que la classe politique entende les agriculteurs qui se sont exprimés, trouve des solutions et fasse les bons choix, sans quoi nous courrons vers une situation qui n'est voulue par personne.
Quel bilan les Jeunes Agriculteurs tirent-ils de soixante années de politique agricole commune ? Considérez-vous que l'Union européenne a rempli son objectif de nourrir les Européens ? Même si le concept de souveraineté alimentaire n'existait pas au moment de la signature des traités, on peut néanmoins considérer, d'après de nombreux spécialistes, que la Communauté européenne s'était bien fixé un objectif de cet ordre.
Oui, l'Union européenne nourrit sa population : les niveaux de production répondent aux besoins. En revanche, l'accès à l'alimentation est loin d'être garanti pour l'ensemble des populations vivant sur le continent.
S'agissant des équilibres entre pays, on observe malheureusement que, dans plusieurs filières, la production française a reculé davantage que celle d'autres pays européens. À vouloir toujours faire mieux, nous avons perdu des places.
Pro-européens, les Jeunes Agriculteurs ont souvent rappelé qu'ils voulaient plus d'Europe, mais aussi « mieux d'Europe ». L'erreur serait de refuser de voir ce qui ne va pas et de renoncer, ainsi, à toute amélioration. À cet égard, nous considérons qu'avec le Green Deal, l'Europe associe l'écologie à la récession. Je trouve dommageables certains raccourcis – par exemple, l'idée selon laquelle il faudrait, pour préserver l'environnement, mettre un terme à toute utilisation de produits phytosanitaires ou à toute activité agricole considérée comme intensive par certains. Nous considérons que la France est capable de maintenir ses niveaux de production et d'exporter. Engagés depuis plusieurs années au sein de l'association Agriculteurs français et développement international (AFDI), nous nous efforçons de développer des filières dans des pays africains. Pour de nombreuses raisons, liées notamment au changement climatique, la souveraineté alimentaire y reste toutefois un objectif difficile à atteindre : certains pays africains qui ne pourront plus produire vont devoir importer l'alimentation nécessaire à leur population, sans quoi celle-ci viendra grossir les flux migratoires. Il nous faut donc renforcer les moyens dédiés à la recherche et aux adaptations nécessaires, afin de préserver l'environnement tout en maintenant la production à son niveau actuel.
À la question de savoir si la PAC a permis, jusqu'à maintenant, de nourrir la population européenne, la réponse est évidemment positive. Mais si rien n'est fait et si les orientations décidées ces dernières années se confirment, il n'est pas certain que je répondrai la même chose dans dix ou quinze.
Le 19 mars 2024, vous avez adressé, au nom de votre syndicat, un courrier appelant nos collègues sénateurs à rejeter le CETA, l'accord économique et commercial global avec le Canada. Vous évoquez largement la filière bovine dans votre argumentation, rappelant à juste titre que le CETA va ouvrir le marché européen à 65 000 tonnes de viande bovine canadienne supplémentaires chaque année.
Or nombre d'administrations nous ont rappelé que les quantités en jeu étaient très marginales. Le cinquième rapport du comité de suivi des filières agricoles sensibles, publiées par le Secrétariat général des affaires européennes, rappelle que l'Union européenne exporte nettement plus de viande vers le Canada qu'elle n'en importe. Le rapport précise également que la France a importé 74 tonnes équivalent-carcasse du Canada en 2021, dont 56 sous contingent CETA, et qu'elle y a exporté 191 tonnes. La balance commerciale de la filière bovine française est donc excédentaire pour la deuxième année consécutive, sur des volumes très limités, et s'est améliorée depuis l'entrée en vigueur du CETA.
La prise de position de votre syndicat me semble donc contradictoire avec le constat selon lequel l'Union européenne et la France bénéficient davantage des flux globaux que le Canada, y compris dans la filière bovine.
Notre position n'a pas évolué depuis l'examen du CETA par l'Assemblée nationale il y a quelques années. Nous déplorons que cet accord n'inclue pas de clause miroir permettant de contrôler le respect par les produits importés des standards de production. Nous y sommes donc opposés sur le principe.
Vous avez raison, les chiffres sont plutôt favorables, d'autant plus qu'habituellement, la filière bovine est celle qui souffre le plus des accords de libre-échange. Mais il faut avoir une vision globale du sujet. Le Canada exporte beaucoup vers les États-Unis, les relations entre les deux pays s'étant améliorées. Pourtant, sans jouer à se faire peur, on ne peut pas non plus faire fi des risques. Qui aurait pu imaginer ce qui se passe depuis 2021 en Ukraine ? Qui peut dire qu'en cas de retour d'un certain président au pouvoir, les États-Unis ne changeraient pas de politique et que le Canada ne remettrait pas en question ses exportations ?
Nous restons donc sur notre position : un accord sans clauses miroirs n'est pas un bon accord. En cas de réorientation des marchés, le CETA ne nous permettra pas de contrôler le respect des standards, alors que le mode de production de la viande au Canada est très différent du nôtre. Il repose notamment sur l'utilisation d'antibiotiques de croissance et de farines animales qui sont interdits de longue date en France.
Nous avons déjà eu ce débat avec les représentants de la filière bovine, que nous avons auditionnés la semaine dernière. Je m'en tiens, pour ma part, à la documentation publique fournie par les administrations françaises. La direction générale du Trésor indique que l'Union européenne a accordé pour la viande de bœuf de nouveaux contingents de près de 46 000 tonnes, soit moins de 0,7 % de la production européenne. Elle ajoute – c'est important – que cette viande est conforme aux normes européennes et, notamment, qu'elle ne contient pas d'hormones.
On lit aussi, dans le cinquième rapport du comité de suivi des filières agricoles sensibles : « La faiblesse des flux illustre l'absence de filière canadienne dédiée à ce jour respectant les normes européennes : ainsi, selon l'Agence canadienne d'inspection des aliments (ACIA), environ quarante fermes au Canada, représentant moins de 4 000 bovins, sont en mesure de produire selon les normes européennes ; cette stagnation de capacité s'explique à la fois par le haut niveau des normes européennes et la forte attractivité du marché américain et asiatique. »
Je décèle, derrière ces déclarations publiques des administrations françaises, l'existence d'une sorte de clause miroir. La France reste très vigilante sur le sujet et il n'y a pour le moment aucune difficulté, les volumes très marginaux de viande de bœuf canadienne qui sont importés étant conformes à nos standards.
J'entends les éléments du rapport. Il est vrai qu'il n'y a pas actuellement d'arrivées de viande en provenance du Canada, parce qu'elles partent vers d'autres marchés. L'administration française affirme qu'il n'y a pas de risques. Cependant, l'exemple d'autres filières montre que des marchandises ne respectant pas les règles entrent par d'autres plateformes. Pour nous, le CETA, tel qu'il est rédigé, ne correspond pas au modèle que nous imaginons. Les chiffres vous donnent raison aujourd'hui mais rien ne nous garantit que les clauses en question seront toujours respectées si demain certains pays ne s'entendent plus et réorientent leurs exportations. On pourrait en débattre des heures.
Le débat sur le CETA est essentiel. Nous en avons parlé avec IINTERBEV, l'association nationale interprofessionnelle du bétail et des viandes. J'écrirai officiellement à la direction générale du Trésor pour leur demander d'étayer les informations qu'ils ont publiées sur ce sujet et comment on veille, ou non, à l'application des normes européennes.
On a beaucoup parlé de la filière bovine, en particulier à l'occasion des manifestations qui se sont déroulées depuis janvier. Sa situation est contrastée. Si l'on s'en tient aux chiffres, la production est constante depuis une dizaine d'années : la consommation a baissé de 7 %, mais la production a diminué de 6 %. Néanmoins, on a le sentiment d'une déprise. Le problème n'est-il pas franco-français ? Depuis des décennies, on parle de la structuration de la filière. Je suppose que les anciens ministres chargés de l'agriculture, quand nous les auditionnerons, nous diront qu'il en était déjà question quand ils exerçaient des responsabilités.
Je partage en partie cette analyse : il s'agit d'un problème interne. Les chiffres que vous citez sont exacts, la consommation est constante. Malheureusement, l'importation de viande augmente, ce qui crée des déséquilibres et des effets de concurrence tirent les prix vers le bas, même si, depuis quelques années, ils tendent à remonter – tant mieux.
Il est vrai qu'il faut s'interroger sur la structuration de la filière – il faut parfois avoir l'honnêteté de regarder à l'intérieur. Nous l'avons dit pendant la crise et nous le disons en défendant les contrats d'avenir agricole : chacun devra prendre ses responsabilités et accepter de se remettre en cause. Il y a des choses à faire concernant la filière. Chacun doit prendre clairement position.
La question se pose, par exemple, de l'engraissement des animaux dans le territoire. Beaucoup d'animaux français partent en Italie afin d'y être engraissés, souvent pour revenir ensuite. Notre modèle permet-il à cette activité d'être rentable chez nous ? J'en doute. Il faut se rendre à l'évidence : les fermes d'engraissement italiennes comptent mille bêtes. Quand on sait quelles réactions a provoquées le projet d'une exploitation de mille bêtes, qui n'en avait d'ailleurs que huit cents, on se dit qu'il va falloir ouvrir le débat et assumer de réfléchir aux modèles. Il existe sûrement un juste milieu entre quarante bêtes et mille. Peut-être ne faut-il pas poser la question du nombre en premier ; des erreurs ont été commises, qui ont sans doute empêché de réfléchir à la réorganisation de la filière. Il faut reprendre le raisonnement en se demandant comment assurer la rentabilité de l'entreprise. Il faut également étudier le marché. La place du steak haché dans la consommation française a augmenté, ce qui amène à revoir la production.
D'ici peu, 200 000 agriculteurs devront être remplacés. Ce renouvellement constitue un défi, mais nous y voyons aussi une chance. Des gens vont entrer dans le métier sans être issus de familles d'agriculteurs. Quand vous descendez de plusieurs générations d'exploitants et qu'on vous explique que votre modèle ne répond plus aux standards, c'est compliqué à entendre. C'est humain : vous avez l'impression de trahir vos ancêtres, qui ont construit ces modèles. Les filières bovines connaissent une difficulté supplémentaire : les exploitations sont le résultat d'années de travail. D'ailleurs, notre modèle est reconnu pour la valeur génétique des filières d'élevage, en particulier bovines : on vient de partout dans le monde chercher le patrimoine génétique de nos bêtes. Dans ces conditions, il est difficile d'expliquer aux gens que le poids des carcasses issues de leur modèle de production n'est pas adapté pour faire du steak haché, parce que ce n'est pas compétitif.
Certaines segmentations de marché nécessitent d'être réformées, et c'est ce que nous avons envie d'engager avec les plans et contrats d'avenir que nous proposons. Il existe encore des marchés de boucherie traditionnelle pour les bêtes que nous avons toujours produites. Le steak haché représente un gros marché mais il impose d'adapter le modèle pour obtenir un poids de carcasse acceptable. La filière bovine compte plus de 2 000 acheteurs, elle est donc lourde à faire évoluer, contrairement à la filière laitière, qui s'est restructurée plus rapidement – malheureusement, c'est le prix qui entraîne sa déprise.
Le mal-être et la déprise ont une autre cause : les éleveurs ont le sentiment d'être les vilains petits canards du pays. On l'a un peu oublié, pendant les années qui ont précédé la crise du covid, nous manifestions en demandant : « France, veux-tu encore de tes paysans ? » On parlait d' agribashing : les associations antispécistes ont souvent attaqué le monde de l'élevage, qui a fait les frais de visites de bâtiments et de critiques. Ce mouvement n'a pas été de nature à créer des vocations ni à donner envie aux exploitants de continuer leur activité.
Les crises de rémunération dans la filière bovine ont souvent eu lieu des années où les cours mondiaux des céréales étaient bons, provoquant le basculement de certaines exploitations. Or, on le sait, un élevage perdu se retrouve rarement ; quand les bêtes ont quitté l'exploitation, c'est fini.
Les facteurs sont donc multiples. Les changements se feront dans la douleur, car il n'est pas évident de remettre en cause des modèles. Mais je suis convaincu que des solutions sont possibles ; il y a des actions à mener, à condition d'assumer que le modèle d'engraissement de cinquante ou cent vaches n'est peut-être plus viable. Le pays est-il prêt à accepter des exploitations d'une autre taille ? Je ne le sais pas.
Quelle vision les Jeunes Agriculteurs ont-ils du bio ? Cette filière a connu quelques années difficiles, même si ce n'est pas la première crise, comme me l'ont fait remarquer plusieurs agriculteurs de ma circonscription. Quel rapport la nouvelle génération, que vous représentez, entretient-elle avec le bio ?
Nous le répétons souvent, nous défendons tous les types d'agriculture. Ils sont complémentaires ; chacun a sa place et son intérêt. Leur diversité fait notre richesse, en les tirant tous vers le haut.
Je ne vous cache pas que la crise et le manque de rémunération ont affaibli l'attractivité du bio. Nous avions donné l'alerte il y a un moment déjà : la façon dont notre pays développait la filière, à coups de subventions, notamment dans certaines régions qui distribuaient des aides pour faire bien et montrer leur engagement en faveur de l'environnement, risquait de la déconnecter du marché potentiel. On en revient souvent à ce problème : l'éloignement de la réalité économique. Les réformes sont souvent menées à l'affect, en voulant conformer les modèles agricoles à des représentations. Ainsi, le bio traverse une crise grave ; certes, il en a déjà connu, mais celle-ci est sans précédent.
À titre personnel, je l'avais sentie venir. J'avais alerté les syndicats bio sur le risque qu'ils couraient à passer leur temps à taper sur les agriculteurs de la filière conventionnelle plutôt qu'à structurer la leur. La GMS – les grandes et moyennes surfaces –, commençait à le faire pour eux, utilisant leur image sans les rémunérer. On voit des publicités comme : « un steak haché bio acheté, un offert » ; je voudrais qu'on m'explique comment on peut ensuite payer l'agriculteur.
Il faut avoir conscience que les prix des produits bio ne peuvent être les mêmes que ceux d'une agriculture de cœur de gamme. La seule variable d'ajustement du budget des ménages français est souvent l'alimentation, or si les gens se détournent du bio, celui-ci trinque.
Pendant la période de covid, la communication a permis à nos concitoyens de voir que l'agriculteur de nos villages, même s'il n'a pas de label bio, n'élève pas ses animaux à coups d'antibiotiques et en les maltraitant, comme on a pu le faire croire. Ils ont constaté que le modèle agricole français est plutôt durable, qu'il respecte des standards et des principes, et ils se sont rendu compte qu'ils n'avaient pas forcément un intérêt majeur à préférer des produits qui coûtent parfois plus cher. C'est en partie regrettable, parce que des agriculteurs se sont engagés dans cette voie.
Nous avons également commis l'erreur de laisser entrer des produits bio qui sont loin de respecter les normes en vigueur en France. Dans certains pays d'Europe, la qualité du bio est celle du conventionnel chez nous : cela jette, à tort, un fort discrédit sur la filière et ses produits.
Pour les Jeunes Agriculteurs, la priorité consiste donc à donner rapidement une réponse aux gens qui se sont installés dans le secteur bio il y a des années ou qui l'ont choisi par conviction. Il faut leur permettre de continuer leur activité. En revanche, une partie des exploitants ont choisi le bio parce qu'ils étaient en difficulté dans leur propre filière et que ce secteur bénéficiait de solides soutiens financiers. Ceux-là sont les premiers à se déconvertir, c'est-à-dire à retourner dans la filière conventionnelle. L'enjeu est de taille. Selon moi, dans la crise que nous traversons, les syndicats du bio doivent nous aider à identifier les exploitants qui ont choisi ce domaine par conviction, afin de flécher les aides, tandis qu'on laissera les autres rebasculer dans le conventionnel. Il faut retrouver une dynamique avant de laisser d'autres gens s'installer dans le bio : on ne peut pas dire à des gens « venez » et ne pas leur assurer un revenu. Nous restons convaincus que vouloir une agriculture française 100 % biologique serait une erreur stratégique.
Sans prétention, nous essayons d'élaborer la bonne définition. Je le dis avec prudence parce que nous rédigeons en ce moment un rapport d'orientation sur le modèle agricole, consacré à certains aspects en particulier – il serait trop long de vouloir tout analyser.
Un territoire dispose de la souveraineté alimentaire s'il est capable de produire, en toutes circonstances, l'alimentation dont sa population a besoin, en quantité, en diversité et en qualité suffisantes. Cette production doit rémunérer justement ses producteurs et être accessible au plus grand nombre. La souveraineté alimentaire doit être garantie tant au niveau national qu'au niveau européen ; l'importation de denrées extérieures, même sécurisées, ne saurait satisfaire une vision ambitieuse. Telle est la conception du conseil d'administration des Jeunes Agriculteurs ; elle pourrait évoluer à l'issue du congrès qui se tiendra en juin.
Nous avons évoqué la PAC. Quelle vision avez-vous de ses différentes réformes, notamment du tournant de 1992 qui a entraîné le basculement dans une autre logique et n'a pas fait l'objet d'un consensus des agriculteurs, mais aussi du découplage des aides en 2003 et de la suppression des quotas ? Quel était votre regard à l'époque et quel constat dressez-vous désormais, avec le recul ?
Le choix a consisté à assumer de conduire une politique orientant la façon de produire tout en acceptant une certaine diversité, puisque les États membres ont toujours eu la latitude d'améliorer ou de durcir certains aspects de la PAC. Cela a abouti à une multiplicité de modèles agricoles. Des quotas ont été fixés, puis on a relibéralisé le marché et supprimé des volumes de production, ce qui a déstabilisé le système, en premier lieu la filière laitière. En effet, malgré l'instauration de quotas, certains pays avaient laissé se développer des exploitations qui produisaient de gros volumes, limitant les coûts de manière impressionnante. Quand les quotas ont disparu, les agriculteurs français, dont les exploitations étaient petites en comparaison, se sont trouvés face à des structures dont les coûts de production défiaient largement les leurs.
Depuis les années 2000, la PAC tend plutôt à compenser les efforts environnementaux demandés aux agriculteurs. Cela semblait louable et raisonnable puisque l'agriculture dépend de l'environnement et que, la population augmentant, celui-ci est de plus en plus affecté. Pour limiter l'impact, il s'agissait de soutenir les agriculteurs afin qu'ils demeurent compétitifs face aux pays qui ne font pas les mêmes choix agricoles visant à préserver l'environnement.
Selon nous, l'erreur a été d'oublier que pour réorienter les budgets de la PAC, en ne finançant plus la régulation du prix aux consommateurs, il fallait que ce dernier augmente. Or cela n'a pas marché. D'autres pays y sont parvenus parce qu'ils ont maintenu un faible coût social du travail. Je ne dis pas que c'est bien et je ne crois pas qu'en France les gens veuillent remettre en cause le niveau social, par exemple la rémunération du travail et l'accès aux soins, que certains jugent encore insuffisant. Quoi qu'il en soit, avec un coût horaire de la main-d'œuvre bien plus faible que le nôtre, ces pays nous imposent une compétition injuste.
Ainsi, certaines réformes nous ont déconnectés de la réalité du marché. On a continué à orienter la PAC de façon à influencer le modèle agricole, mais en décorrélant ce dernier de la réalité économique des entreprises. Cela nous a menés dans la situation que nous connaissons : les aides soutiennent les efforts environnementaux, et c'est tant mieux, mais comme la rémunération et les prix n'ont pas augmenté, le système économique ne tient plus. Même si le budget a été maintenu lors de la dernière négociation, l'inflation implique une baisse des compensations dans les exploitations.
On a reproché à la réforme de 1992 de supprimer des outils de régulation des prix et de compenser le manque à gagner par des aides. Dans la même logique, vous défendez la nécessité de compenser les distorsions de compétitivité avec des financements publics. Paradoxalement, les agriculteurs récemment mobilisés ont répété qu'ils ne voulaient plus vivre des aides, mais des prix de leurs produits. Ne faudrait-il pas envisager de réinstaurer des outils de régulation ?
Le marché unique constitue le principal problème de concurrence de l'agriculture française, cela dit sans vouloir minorer la portée des accords de libre-échange. Les distorsions sociales sont un vrai problème. Une solution consisterait à imposer une harmonisation sociale aux pays du marché unique. Ce serait un vaste chantier politique : il faudrait expliquer aux Français qu'on va leur imposer un train de vie moyen calculé à partir du leur et de celui de pays qui sont très loin de le partager. Cela rehausserait le niveau de vie des pays les plus pauvres, mais on a vu avec la réunification de l'Allemagne que ce n'était pas simple. D'un autre côté, peut-on rester dans la logique du marché unique en subventionnant des distorsions de plus en plus fortes, alors qu'on en voit les limites ?
Nous allons en effet devoir nous poser de vraies questions et réfléchir aux possibles orientations. Les agriculteurs l'ont dit souvent, notamment au cours des mobilisations : ils veulent vivre de leur métier, non toucher des aides. Ils se disent que s'ils ne percevaient plus les aides, ils ne seraient plus soumis aux multiples contrôles qu'implique la perception de fonds publics – une exploitation peut connaître quarante-cinq contrôles par an.
Sommes-nous prêts à faire basculer nos modes de consommation, donc nos choix de société, pour parvenir à une agriculture capable de se passer de subventions ? Personne n'est dupe : si on enlève ces dernières, les entreprises agricoles devront aller chercher ailleurs les montants perdus. La compensation peut s'obtenir par la baisse du coût social du travail. On peut également autoriser à nouveau des systèmes dont les coûts de production sont moins élevés, en utilisant des molécules actuellement interdites et en intensifiant les productions pour alléger les charges – plus une entreprise optimise et dilue les charges, plus elle est rentable.
Une autre solution existe, que l'ensemble de la classe politique devrait assumer. Elle exigerait de mener plusieurs chantiers, dont il nous semble important qu'ils le soient en même temps. Premièrement, nos concitoyens devraient s'habituer à payer leur alimentation à un juste prix et non à un prix faussé à coups de subventions. Cela impliquerait toutefois qu'ils puissent dégager du revenu ; or le poids du logement et d'autres charges est tel dans le budget des ménages qu'il faudrait du courage et de l'allant. Nous l'avons toujours dit, maintenir des prix d'alimentation bas pour préserver le pouvoir d'achat est une folie qui détruit l'agriculture française. Il vaut mieux réfléchir à baisser le coût du logement, des transports, de l'énergie que celui de l'alimentation.
Après toutes ces années de PAC, le nombre d'exploitations n'a fait que baisser ; en 2024, une majorité d'agriculteurs ne vivent pas dignement de leur métier et remettent en cause leur activité. Il va falloir faire des choix et les assumer. L'orientation prise par les politiques, comme par la ferme France, de tendre vers une agriculture avec un standard reconnu, qui concilie niveau de production et préservation de son environnement est la bonne – les Chinois viennent chercher le lait en poudre en France non seulement pour son prix mais aussi pour ses normes de sécurité sanitaire. Cependant, les politiques publiques environnementales mises en œuvre à marche forcée ne sont plus supportables économiquement pour les exploitations, qui décrochent en cas de hausses de prix.
L'enjeu est donc de revoir le modèle de consommation, notamment les coûts de l'alimentation. Demain, il faudra sans doute se demander à quoi sert la PAC et assumer tous les choix qui seront faits en la matière.
En quoi les exportations ne sont-elles pas concernées par les lois Egalim ?
Il est surprenant que, pour s'adapter à un marché à l'export, il faille construire les prix en redescendant, c'est-à-dire faire l'inverse de ce que ces lois préconisent. Cela pose la question des marges des intermédiaires, dont on ne parle plus beaucoup.
Enfin, quel est l'intérêt pour l'agriculteur de continuer à exporter s'il perd de l'argent ?
Renoncer à l'export signifierait, pour les agriculteurs positionnés sur ces marchés, cesser leur activité, à moins de trouver un marché pour se repositionner en France – mais j'en doute. Sinon, il faut chercher à reprendre les parts de marché perdues. Ce sont des choix stratégiques à assumer.
Les lois Egalim ne me semblent pas pouvoir concerner le marché à l'export, car je n'imagine pas que la France puisse imposer un prix au niveau mondial, par exemple pour les céréales ou la viande, quand on voit ce que pèse la filière bovine française par rapport à des grands pays producteurs de viande, qui eux décident des prix. Il faut se rendre à l'évidence : sur des marchés extérieurs, ce n'est pas la France qui choisit les prix. Peut-être nous trompons-nous mais, selon nous, être compétitifs suppose de revoir les modèles et les systèmes d'exploitation ou encore de jouer davantage la carte du made in France à l'extérieur. L'État suisse accompagne ainsi fortement, par des campagnes de communication, la filière du gruyère suisse dans son développement à l'étranger. Il faut réfléchir à la façon de faire rayonner l'excellence française et aller chercher des marchés extérieurs rémunérateurs, car ils existent.
Vous avez manifesté à plusieurs reprises votre hostilité à la notion de prix plancher. Y seriez-vous opposés si elle revenait à fixer dans la loi des indicateurs fiables du coût de production en dessous duquel le producteur ne pourrait plus vendre ?
Nous avons dit qu'un prix plancher intégrant les indicateurs du coût de production nous convenait. Cela nous dérange plus s'il s'agit d'un prix fixé comme standard de paiement lors d'une réunion annuelle : comment les évolutions des coûts et des marchés seraient-elles prises en compte ? Ce n'est peut-être qu'une question de sémantique : nous l'appelons « prix fixé par les indicateurs du coût de production » ; si, par « prix plancher », c'est le même mécanisme qui est visé, ne nous battons pas sur les mots.
Finalement, cette guerre sémantique a occulté qu'il y a une volonté, y compris de la part des Jeunes Agriculteurs, que la loi fasse en sorte qu'on paye les productions à leur juste prix – plus la rémunération de l'agriculteur. Reste à s'accorder sur les modalités de la définition des indicateurs du coût de production : les agriculteurs ne peuvent en décider seuls dans leur coin, mais qu'on obtienne un consensus par une conférence de filière ou par l'intervention de l'État, là n'est pas l'essentiel.
La question de l'export pose celle de la compétitivité, c'est-à-dire de la capacité à produire à des coûts raisonnables, qui ne soient pas plombés par des normes déconnectées du marché. Vous dites que l'agriculture française est l'une des plus vertueuses et qu'elle doit aller vers le Green Deal, mais moins vite. Remettez-vous en question le principe général de ce plan, fondé sur la décroissance ? S'il est mauvais, pourquoi faudrait-il accepter de s'y conformer ?
Ne sommes-nous pas arrivés à un point où, en étant les plus vertueux, nous sommes déconnectés des marchés à l'export mais aussi du marché intérieur ? Ne faut-il pas considérer que, par essence, le Green Deal n'est pas acceptable ; arrêter de se flageller en permanence et accepter que, sur un marché que l'on a voulu ouvert, il y a un enjeu de compétitivité pour garder une agriculture en France ?
Merci de me permettre d'éclaircir mes propos. En approuvant la trajectoire choisie par la France et son positionnement sur de tels standards de production, j'entends qu'il ne faut pas choisir une voie revenant sur les efforts accomplis.
Nous ne sommes pas dupes, le Green Deal, s'il se met en place, prendra en considération une situation à l'instant t, à partir de laquelle l'agriculture française devra aller plus loin. Comme vous, nous pensons que le Green Deal est plutôt orienté vers la décroissance et qu'il exigera de nouveaux efforts. À cela, nous disons « stop ! », cela a été largement répété lors des manifestations.
Nous avons consenti beaucoup d'efforts : nous avons réduit de plus de 50 % l'utilisation des antibiotiques dans la filière animale et abaissé de 20 % à 30 % celle des produits phytosanitaires dans la ferme France. L'agriculture française a besoin d'une pause en matière de normes ; plutôt que d'en imaginer de nouvelles, il faut la stabiliser. C'est davantage un chantier pour redonner de la compétitivité aux exploitations qu'il faut engager, en déverrouillant certaines règles, en permettant de repositionner nos différents modèles sur les segments de marché afin de les reconquérir, d'apporter de la valeur et d'installer des agriculteurs et agricultrices qui vivront dignement.
Arrêtons de considérer qu'il y a encore beaucoup à faire pour préserver l'environnement par l'agriculture française. Acceptons de regarder tout ce qu'elle a fait et où elle en est. Si la France attire tant de touristes tous les ans par la beauté et la richesse de ses paysages, c'est grâce à ses agricultures diverses qui les entretiennent, en plaine et en montagne – où la présence de certains amis à quatre pattes rend d'ailleurs l'élevage compliqué. Reconnaissons l'effort réalisé depuis des années par le modèle France et soyons conscients qu'en en demandant davantage, on risque le décrochage et, potentiellement, la perte de notre souveraineté alimentaire.
Les agriculteurs se sont beaucoup mobilisés contre les surtranspositions. Un engagement de ne pas les aggraver a été donné mais, alors que le règlement européen sur l'utilisation durable des pesticides (SUR) a été retiré, le plan Écophyto apparaît comme une nouvelle surtransposition, et pas des moindres. S'agissant des surtranspositions en stock, pensez-vous que le Gouvernement ait la volonté de les réétudier pour réaligner la France au regard des distorsions de concurrence sur le marché unique ?
Le travail en cours avec les préfectures montre combien l'empilement des normes et la complexité administrative dans ce pays sont impressionnants. Dans le monde agricole mais aussi dans bien d'autres secteurs, la demande qui revient est : « laissez-nous travailler ! » – dans un pays où l'on cherche des solutions contre le chômage, vous admettrez que c'est paradoxal. Ne cherchons pas plus loin d'où vient le mouvement « On marche sur la tête ».
Dire qu'il n'y a pas, de la part du Gouvernement, de volonté de trouver des solutions et d'essayer d'améliorer la situation ne serait pas responsable. En réalité, il est en train de se rendre compte de l'empilement dans lequel nous sommes pris depuis des années. Y apporter de la simplification va s'avérer très complexe et demandera du temps et de la créativité : il faudra tantôt passer par la loi, tantôt changer le logiciel d'une partie de notre administration française.
Tous nos fonctionnaires ne cherchent certes pas à nuire à leurs concitoyens, mais on ne peut pas nier que certaines administrations sont compliquées à faire évoluer. Nos adhérents peuvent notamment le constater lors de réunions sur la gestion de l'eau ou les règles environnementales – le curage des fossés dans les Hauts-de-France en a fourni le meilleur exemple. Le Gouvernement doit comprendre que certaines administrations ne sont plus sous le contrôle de leur donneur d'ordres, l'État, et reprendre la main.
Les volontés sont là. Tout a été mis sur la table. La question est de savoir comment cela va se traduire et à quelle vitesse. Certains aspects nécessitent un paquet législatif, rapidement ; d'autres sont du domaine réglementaire. Cela commence à bouger mais beaucoup reste à faire. Le chantier est énorme.
En tant que président des Jeunes Agriculteurs, je veux croire que le Gouvernement et l'ensemble de la classe politique seront capables de relever ce défi, pour que les jeunes qui croient en ce métier ne perdent pas confiance. La défiance envers la parole politique et l'autorité est impressionnante : cette crise place les politiques devant leur rôle collectif de redonner de la confiance, de fixer des caps. Au début des mobilisations, j'ai dit au Premier ministre combien j'étais atterré d'entendre des jeunes parler d'aller travailler ailleurs. Il est dommage que la jeunesse croie si peu en ce pays, qui a les meilleurs chercheurs, les meilleurs instituts. Il faut lui apporter des réponses rapidement.
La complexité n'est pas seule en cause et il serait exagéré de présenter la question des surtranspositions comme un chantier à dérouler sur dix ans. Pour la filière de la betterave, par exemple, réautoriser les néonicotinoïdes est simple techniquement : il suffit d'un texte de loi et de courage politique. Percevez-vous ce courage de revenir sur l'interdiction en France de produits autorisés en Europe, qui met en péril des filières entières ? Pour ma part, je suis interloqué que Mme Pannier-Runacher, en réponse à un article du Monde diabolisant les produits phytosanitaires, rappelle fièrement que la France restreint l'usage de davantage de molécules que d'autres pays, y compris au sein de l'Union européenne.
Un groupe de travail hebdomadaire a été constitué pour accorder des dérogations à l'emploi de certains produits, notamment des insecticides pour la lutte contre la jaunisse de la betterave.
Chaque parti politique a ses sensibilités et les assume ou non. Le Gouvernement a ses lignes rouges concernant l'environnement. Je ne pense pas qu'il réautorisera des produits qu'il a interdits – mais des dérogations sont possibles.
De notre côté, nous avons la responsabilité de ne pas laisser croire certaines choses à nos adhérents. Lorsque des études prouvent qu'il existe des risques sanitaires avérés pour certains produits, il ne sert à rien de demander une nouvelle homologation. Pour d'autres produits, comme les néonicotinoïdes, la France a fait un choix, peut-être par excès d'orgueil et d'ambition qui la pousse à aller plus vite et à faire mieux. Cela doit nous servir de leçon : la marche forcée, telle qu'elle a été menée depuis des années, la contrainte, le retrait sans solution conduisent à la récession ou à la défiance envers des possibilités plutôt intéressantes. Il faut arrêter cette logique, revenir à l'incitation et à l'écoute, et, surtout, ne laisser personne sans solution.
Nous trouvons dommage que le Gouvernement n'assume pas d'inscrire la mention « pas d'interdiction sans solution » dans la loi. Cela permettrait pourtant de réfléchir aux conséquences des interdictions et éviterait de placer des exploitants dans l'insécurité, de les mener à des impasses, et finalement à la catastrophe.
La hausse de la taxe sur le gazole non routier (GNR) a été l'étincelle qui a mis le feu aux poudres de la mobilisation agricole. Pouvez-vous revenir sur la concertation qui a été menée avec les syndicats ? Pourquoi la FNSEA et les Jeunes Agriculteurs étaient plutôt favorables à cette disposition au départ ?
Sans être les plus engagés, nous avons été associés aux négociations, qui s'inscrivaient de façon logique, selon nous, dans la réflexion sur les enjeux de transition, l'énergie fossile n'étant pas inépuisable. La disposition participe aussi à la démarche de décarbonation, à laquelle il n'est pas bête de prendre part.
Il y a déjà des années que nous disons, chez les Jeunes Agriculteurs, ne pas être fermés à une baisse de la défiscalisation du GNR si l'argent est utilisé à développer d'autres types de carburant. Un des termes de la négociation était l'obtention de compensations que la profession demande depuis plusieurs années, notamment la révision des seuils pour le régime du micro-bénéfice agricole (BA) ou pour les plus-values des exploitants imposés au réel. La réactualisation des seuils fiscaux est une façon de redonner de la compétitivité aux exploitations face à l'inflation. L'équilibre nous avait donc semblé pas mauvais.
Le GNR est parfois érigé par certains, à certains endroits, en totem viscéral, d'une façon qui peut dépasser l'entendement. Sans vouloir minimiser la somme – 1 euro est 1 euro lorsque l'on est dans une situation compliquée –, on parlait de 400 euros en moyenne par exploitation. Comme vous l'avez très justement dit, c'est la goutte d'eau qui a fait déborder une bassine déjà très pleine, mais le compromis trouvé est bien meilleur que ce que les opposants au changement pensaient obtenir.
La barque étant déjà bien chargée, certains agriculteurs n'ont peut-être pas compris la tolérance dont vous avez fait preuve. J'entends l'argument des compensations, mais nombreux sont ceux qui ont été oubliés, notamment les exploitants forestiers et les entreprises de travaux agricoles, pourtant directement frappés par la fiscalité sur le gazole. De façon générale, la transition vers les biocarburants est une perte de compétitivité. Pourquoi accepter de nouvelles pertes de compétitivité, même par petites touches, alors que le problème est déjà manifeste ?
Vous avez obtenu qu'il n'y ait pas d'augmentation de la fiscalité sur le GNR ainsi que des redevances pour pollutions diffuses et des taxes sur l'eau. Avez-vous la garantie que cette promesse sera maintenue dans le temps ou ne s'agit-il que d'un moratoire jusqu'au prochain
Le sujet de la fiscalité du GNR ne ressortira pas tout de suite, même si l'on n'est jamais à l'abri de rien.
Les questions relatives à la redevance pour pollutions diffuses, quant à elles, reviendront sur la table car il y a derrière l'abondement des crédits destinés à la gestion de l'eau. Le sujet est de savoir si les sommes collectées auprès du monde agricole sont bien mises au service de la cause agricole, notamment en ce qui concerne l'eau.
Avant de définir le montant de cette redevance, il convient de mener un travail collectif de concertation et d'accepter de faire un pas les uns vers les autres afin de définir nos ambitions pour le modèle de gestion de l'eau et d'évaluer le besoin financier qui en résulte. On pourra alors étudier de quelle manière faire supporter la charge de manière acceptable pour tout le monde. Personne ne croit que l'on arrivera à relever les grands défis sans mutualiser l'effort financier, cela ne sert à rien de raconter des histoires. Mais on ne peut pas faire peser cet effort plus sur les uns que sur les autres, car, comme nous l'avons déjà dit, la capacité des exploitations agricoles à supporter des charges supplémentaires est très limitée, voire parfois inexistante.
Selon vous, quelle est la responsabilité du syndicalisme agricole dans la situation actuelle, au bout de cinquante ans de cogestion et, pour vous, la majorité dans la quasi-totalité des chambres d'agriculture en France ?
Cette idée de cogestion me fait plutôt rire. Mon rôle en tant que président d'un syndicat, corps intermédiaire, est de travailler avec le Gouvernement légitimement élu par le peuple souverain. Plusieurs gouvernements se sont succédé depuis que notre syndicat a été créé et nous avons essayé de travailler le mieux possible – même si nous avons sûrement commis des erreurs, comme tout un chacun. Parler de cogestion est parfois un raccourci facile. Nous n'avons jamais rien signé dans un tel cadre et nous avons toujours relayé la voix de nos adhérents. Si je suis président, c'est parce que j'ai été élu par ces derniers et que je les représente. Je fais le travail pour lequel j'ai été élu.
Il y a probablement des choses à améliorer s'agissant des chambres d'agriculture. Tous les six ans, les agriculteurs sont appelés à voter pour des listes qui se présentent. Je ne vais pas dissimuler ma satisfaction quant au fait que nous arrivons chaque fois à gagner. Les prochaines élections auront lieu dans quelques mois et nous ferons campagne en défendant notre bilan. On peut sans doute faire mieux, mais ce sera l'occasion de montrer que nous avons été au rendez-vous pour éviter certaines choses et pour essayer d'en améliorer d'autres. Le bilan sera jugé par nos pairs mais je pense que nous n'avons pas à en rougir.
S'agissant des points à améliorer, le monde agricole est complexe car il est d'une diversité assez impressionnante – et c'est une source de fierté. Il évolue parfois très rapidement, parce qu'il est soumis à des aléas, qu'ils soient climatiques ou de marché. Les modèles peuvent être vite déstabilisés, comme en témoigne la période que nous avons traversée avec les crises successives du covid et de la guerre en Ukraine.
En outre, des choix politiques sont effectués. Si nous avions cogéré, un certain nombre de règles n'auraient jamais vu le jour dans ce pays.
Ma question n'était pas spécialement agressive à votre égard. Mais, sauf erreur de ma part, le syndicalisme agricole détient quand même un certain pouvoir dans des organismes qui participent à des arbitrages sur l'utilisation des terres. Ces syndicats sont également consultés de manière non négligeable sur la gestion de l'eau et certains syndicats sont parfois cogérants dans le domaine de l'énergie.
Je ne parlais pas spécialement de cogérer le pays avec les gouvernements qui se sont succédé. Ma question était un peu plus large, mais vous avez immédiatement embrayé sur l'accusation de cogestion avec le Gouvernement. Vous n'êtes pas des témoins appelés à la barre et je n'ai aucune animosité envers votre syndicat et le travail que vous faites. Simplement, de la même façon que le modèle social du paritarisme associe le patronat et les syndicats, on peut parler de cogestion dans la mesure où vous exercez certains pouvoirs, avec d'autres syndicats. Je note que vous n'en avez pas beaucoup parlé lorsque vous avez dressé un bilan des cinquante dernières années. Quel est votre regard sur ce dernier ?
Par exemple, je veux bien entendre que la crise de l'eau est de la faute du monde entier, mais vous avez aussi la possibilité d'agir pour peser sur les décisions.
Vous disposez souvent de relais politiques parmi les élus. Il n'est d'ailleurs pas honteux que les corps intermédiaires en aient. La CGT a les siens, dans d'autres secteurs.
Pour ne pas vous mettre en cause personnellement – ce qui n'aurait pas de sens –, j'ai pris soin de situer ma question dans la durée, tout en mentionnant le syndicalisme agricole en général et non les Jeunes Agriculteurs en particulier. Mais le syndicalisme agricole est bien un acteur à part entière du système. Il ne se contente pas de rester sur le bord de la route à regarder les tracteurs passer…
Ne vous inquiétez pas, je ne l'ai pas pris personnellement. Mais vous m'avez donné l'occasion de clarifier des choses importantes à mes yeux et de rétablir certaines vérités.
Nous sommes effectivement présents dans les chambres d'agriculture, mais il n'échappe à personne qu'une large part de nos missions consiste à accompagner et conseiller les agriculteurs. Mais nous n'avons pas la main sur les décisions. Lorsqu'il est question de construire une réserve d'eau, le permis n'est pas accordé par les syndicats.
Nous siégeons certes au sein des agences de l'eau mais les représentants du monde agricole y sont minoritaires. Nous participons aux débats qui ont lieu dans ces agences et notre ligne a toujours été claire : il faut trouver des solutions de stockage destinées à plusieurs usages. De cette manière, on parviendra à dédramatiser le débat sur la question de l'eau.
Si l'on peut trouver des exemples de « loupés » dans la structuration des filières, on peut aussi mettre en avant des modèles qui ont permis de maintenir une agriculture variée. Laisser partir certains outils fait partie des erreurs. Combinée à d'autres facteurs, la fermeture d'abattoirs rend ainsi désormais plus compliqué l'élevage dans certains territoires.
Les outils de régulation du foncier ont permis de conserver les terres agricoles les moins chères d'Europe, notamment si l'on considère que leur prix peut atteindre 100 000 euros par hectare chez certains de nos voisins. Je veux bien reconnaître que ce n'est pas parfait, et d'ailleurs nous disons qu'il faut améliorer la gestion du foncier et renforcer certaines instances. Mais il faut tout de même admettre que notre système a permis à ceux qui ne possèdent pas de terres de pouvoir en exploiter grâce à des baux. Le fermage est l'une des forces de notre pays.
De manière plus générale, il serait prétentieux d'affirmer que rien n'est perfectible. Si tel était le cas, nous n'aurions pas connu la récente crise. Nous devons collectivement et avec beaucoup d'humilité en tirer les conclusions afin de voir comment améliorer les choses. Inspirons-nous de toutes les bonnes idées, d'où qu'elles viennent, dès lors qu'elles permettent de fixer un cap et d'améliorer le niveau de vie des agriculteurs.
Au terme de cette audition, j'ai parfois du mal à comprendre vos positions sur la manière de sortir des différentes crises que vous avez évoquées.
Vous êtes un peu pour et un peu contre le libre-échange lorsqu'il s'agit de l'agriculture. Comment faire pour s'assurer de l'application des clauses miroirs lorsque cela implique de contrôler des milliers de conteneurs qui arrivent sur notre territoire ? Quelles sont les solutions pratiques envisageables si l'on veut que ces clauses ne se réduisent pas à un argument politique destiné à gagner encore dix ans avant de se rendre compte que cela ne marche pas ?
Vous n'êtes pas contre l'Europe. Soit. Mais on ne comprend pas votre position sur les évolutions de la PAC et sur les instruments de régulation du marché qui existaient auparavant. J'ai le sentiment d'une analyse mi-chèvre mi-chou. On ne voit pas trop quelles seraient vos décisions si vous étiez à notre place.
C'est un peu la même chose en ce qui concerne la fiscalité du GNR. Je me souviens que Bruno Le Maire était sûr de son fait quand il disait, lors des dialogues de Bercy, que les Jeunes Agriculteurs et la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA) étaient d'accord pour l'augmentation de cette fiscalité à condition d'obtenir différentes formes de compensations. Nous n'allons pas revenir sur ce sujet.
Vous avez indiqué que vous auriez souhaité que le Gouvernement finance davantage la recherche sur les nouveaux carburants. Mais vous savez très bien que la technologie de ces nouveaux carburants n'est pas prête. Le Gouvernement a porté son choix sur le tracteur électrique, dont tout le monde sait qu'il n'existe pas encore et qu'il pourrait même être irréalisable en raison du poids d'un tel engin.
Lors des accès de tension, vous êtes obligés de prendre ponctuellement des positions très fortes et claires. Mais dès que l'on revient à un dialogue normal, par exemple à l'occasion de la présentation du projet de loi d'orientation agricole, je ne comprends pas quels sont les grands choix que vous soutenez. Tout cela n'est vraiment pas très clair.
Je ne comprends pas comment vous transformeriez le modèle agricole si vous disposiez d'une baguette magique.
Je ne crois pas trop à la baguette magique.
La position des Jeunes Agriculteurs sur le libre-échange est très claire : nous sommes favorables aux accords qui permettent de s'assurer, grâce à des clauses miroirs, que les mêmes standards sont respectés. Il revient aux politiques de déterminer les modalités des contrôles et de se doter des moyens humains nécessaires pour effectuer ces derniers. Ce n'est pas à moi de le faire. Si l'on n'est pas capable de mettre en place ces clauses miroirs et de recruter les agents pour s'assurer de leur application, alors nous ne sommes pas favorables à ces accords.
Nous sommes pour l'Europe, mais pour mieux d'Europe. Il faut accepter que certaines choses ont été soit mal faites, soit mal comprises et mal expliquées.
La question de la régulation des marchés a été évoquée au sein de notre syndicat. On peut s'interroger sur l'adoption éventuelle en Europe d'un système comparable à celui en vigueur aux États-Unis. Ce dernier correspond à une forme de « tunnel de prix » : les subventions d'État diminuent lorsque les prix sont hauts et augmentent lorsqu'ils sont bas. Ou bien conserve-t-on la PAC, qui a fait l'objet de choix erronés depuis 2000 ? Le législateur a en effet décidé d'orienter les budgets vers la compensation environnementale, en oubliant que cette politique ne pouvait fonctionner que si un autre mécanisme permettait d'assurer la rémunération du coût du produit. Il faut que nous y réfléchissions collectivement. Doit-on revenir aux politiques antérieures, en admettant que l'on s'est trompé ? La compensation environnementale présentait certes un intérêt, mais des manifestations d'agriculteurs ont eu lieu dans la plupart des pays européens parce qu'elle ne permet pas de garantir une rentabilité économique aux exploitations. Nous disons donc qu'il faut lever le pied sur les réglementations environnementales afin de permettre aux entreprises de retrouver la profitabilité.
Vous avez raison, à l'heure actuelle nous n'avons pas de solution qui permette de disposer de carburants de substitution. Mais je pense que l'État en est responsable, car il lui appartient d'allouer les crédits à la recherche. Nous ne sommes pas au rendez-vous, car l'effort n'a pas été suffisant – ce qui est aussi le cas pour les recherches destinées à trouver des solutions pour se passer des produits phytosanitaires. Personne n'a intérêt à utiliser ces derniers : ils coûtent cher et n'ont pas les meilleurs effets sur l'environnement et la santé humaine. Nous trouvons dommage que les discussions sur l'évolution de l'utilisation des produits phytosanitaires excluent les grandes entreprises qui les produisent. On ne peut pas relever les grands défis en écartant une partie des acteurs du secteur. Certaines de ces entreprises sont capables d'investir des milliards chaque année dans des start-up pour faire des recherches sur le biocontrôle qui permettraient de se passer des produits phytosanitaires. Il est dommage que ces acteurs ne soient même pas consultés par les gouvernements en place, qui s'interdisent de discuter avec eux de peur d'être accusés de cogestion ou de collusion. Ce faisant, on se prive des réponses que pourraient nous apporter les chercheurs.
On pourrait refaire éternellement le débat sur la fiscalité du GNR. Il a eu lieu à un mauvais moment. Nous estimions que des mesures fiscales devaient être suivies très rapidement par d'autres réponses. Mais il faut être honnête, les crédits accordés à la recherche sont trop faibles pour relever les défis que vous avez évoqués.
Vous avez fait le lien entre la capacité pour les agriculteurs de vivre dignement de leur travail et la part de leur budget que nos concitoyens peuvent consacrer à l'alimentation. Ce lien n'est pas forcément évident. On sort d'une crise d'hyperinflation, à la faveur de laquelle un certain nombre d'acteurs – qui ne sont évidemment pas les agriculteurs – ont amélioré leur taux de marge. L'alimentation n'a jamais été aussi chère, en particulier les produits frais, et pourtant les agriculteurs subissent une crise extrêmement grave de leurs revenus. La hausse des prix facturés aux consommateurs n'est pas en soi une garantie de juste rémunération du travail des agriculteurs.
On parle finalement assez peu dans le débat public du taux de marge de l'industrie agroalimentaire et d'autres intermédiaires, qu'il soit connu ou caché grâce à des pratiques comptables. Si le système que nous essayons de comprendre depuis quelques semaines ne change pas, ce n'est pas parce que les consommateurs paieront plus cher que les agriculteurs seront mieux rémunérés.
Ne craignez-vous pas de vous aliéner les consommateurs – souvent mal rémunérés eux aussi – s'ils constatent que les prix qu'ils paient augmentent sans pour autant que les producteurs bénéficient de cet argent ? Ils seraient pourtant disposés à le faire s'ils en avaient la garantie. Mais ils se rendent bien compte que ce n'est pas le cas.
Avec les beaux jours, on voit arriver sur les marchés des asperges et des fraises produites en France dont les prix sont élevés alors que, dans le même temps, des reportages montrent que leurs producteurs ne s'en sortent pas. Nous sommes très bien payés comme députés et je peux m'offrir des fraises. Mais j'essaie de me mettre à la place des familles qui voudraient le faire et je ne vois pas comment elles peuvent acheter deux barquettes de 500 grammes à 5,95 euros.
Vous avez raison, ce serait une erreur de faire porter aux consommateurs la responsabilité de l'évolution des prix. J'ai simplement constaté que la part du budget des ménages affectée à l'alimentation a dû être compressée par rapport à ce qu'elle représentait il y a plusieurs années. La plupart des Français ont soutenu le mouvement récent des agriculteurs et ils ont envie de jouer le jeu.
Plusieurs points méritent d'être améliorés.
Comme vous l'avez relevé, les prix payés par les consommateurs ont augmenté, mais il ne vous a pas échappé que cela a été également le cas des charges qui pèsent sur les exploitations, qu'il s'agisse des intrants comme les engrais ou de l'énergie. Cela a amputé d'autant la progression des rémunérations que les agriculteurs auraient pu attendre de l'augmentation des prix du lait ou de la viande. C'est un fait aussi que certaines entreprises ont à évoluer et à se repositionner – et c'est notre responsabilité de les y aider – de telle sorte qu'elles soient de nouveau économiquement rentables.
Il faut aussi agir sur la répartition des marges et le ruissellement de la valeur, même si nous sommes limités par la réglementation actuelle. À voir les résultats annuels de certaines grandes entreprises, la question se pose vraiment, je vous l'accorde. Chacun doit pouvoir gagner sa vie dignement mais, lorsqu'on gagne de l'argent au détriment des autres acteurs, c'est un vrai problème. Malheureusement, je n'ai pas encore la solution miracle qui permettrait de répartir équitablement la valeur.
À la fin de la mobilisation agricole, vous avez assumé le fait que vous vouliez vous remettre autour de la table avec le Gouvernement pour essayer de trouver des solutions – ce que je ne critique absolument pas.
Vous avez également relevé que le Gouvernement avait fixé des lignes rouges, notamment sur les néonicotinoïdes. Il s'est aussi engagé dans une défense très active des traités de libre-échange, qu'il s'agisse du CETA ou de l'accord commercial avec le Kenya qui a été approuvé par les députés de la majorité présidentielle au Parlement européen. S'agissant de la révision des lois Egalim, le Président de la République avait promis d'instaurer des prix planchers mais le Gouvernement ne semble pas être dans le même état d'esprit.
Dans ces conditions, n'y a-t-il pas un risque que les solutions issues des discussions avec le Gouvernement se limitent à quelques simplifications administratives sur la gestion des haies et sur les chiens gardiens de troupeaux et que l'on ne règle pas les problèmes de fond ? Ne craignez-vous pas d'accompagner une démarche qui pourrait aboutir à une déception du monde agricole ?
Selon nous, après le temps de la mobilisation vient celui du travail. Je reste persuadé qu'un sursaut est possible pour arriver à trouver des solutions, même si nous ne sommes pas dupes et savons que tout n'est pas possible. Il faut en effet que le périmètre retenu pour un projet de loi donne aux députés, représentants élus du peuple, la possibilité de faire leur travail d'enrichissement des textes.
Le Gouvernement commence à indiquer que, pour certains sujets, les négociations se terminent et qu'il est temps de passer à leur traduction législative ou réglementaire.
Nous avons pris nos responsabilités en revenant à la table des négociations, car l'alternative était de rester indéfiniment au bord des autoroutes. Il fallait en sortir par le haut. Mais, je le dis sans ambiguïté, si nous nous apercevons que nous avons été dupés ou que la réponse est éloignée des attentes, nous saurons, comme toujours, prendre nos responsabilités pour le faire savoir et nous faire entendre.
La commission procède à l'audition de M. Joël Sorres, président de l'Office de développement de l'économie agricole d'outre-mer (ODEADOM), et M. David Batista, secrétaire général, Mme Valérie Gourvennec, directrice adjointe, et M. Théo Branswick, économiste en charge de l'évaluation du programme POSEI.
Mes chers collègues, nous recevons quatre représentants de l'Office de développement de l'économie agricole d'outre-mer (ODEADOM) : M. Joël Sorres, son président, en visioconférence depuis La Réunion, Mme Valérie Gourvennec, sa directrice adjointe, M. David Batista, son secrétaire général, et M. Théo Branswick, économiste chargé de l'évaluation du programme d'options spécifiques à l'éloignement et à l'insularité.
La situation des outre-mer en matière de souveraineté alimentaire est différente de celle de la métropole et, à certains égards, diamétralement opposée. S'il peut y avoir un débat sur la pertinence de la notion de souveraineté alimentaire appliquée à la France hexagonale, ce n'est évidemment pas le cas pour les outre-mer, très dépendants des importations et dont l'agriculture est largement tournée vers l'exportation.
Nous serons heureux, monsieur le président, d'aborder ces sujets avec vous.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Joël Sorres, Mme Valérie Gourvennec, M. David Batista et M. Théo Branswick prêtent serment.)
Pour commencer par me présenter, je suis agriculteur, plus précisément maraîcher sur l'île de La Réunion. Je produis des légumes sur 3 800 mètres carrés de serres et de la canne à sucre sur près de 9 hectares. L'exploitation se compose de deux permanents et d'un apprenti. Je produis globalement entre 70 et 80 tonnes de légumes suivant les années et un peu plus de 600 tonnes de canne. Enfin, j'ai l'honneur de présider le conseil d'administration de l'ODEADOM, une présidence qui tourne entre les différents territoires concernés.
Autant vous le dire tout de suite, la souveraineté alimentaire ne signifie pas pour moi l'autosuffisance alimentaire. Dans les départements d'outre-mer tels que la Guyane, la Guadeloupe, la Martinique, Mayotte et La Réunion, notre objectif est de nourrir la population en intégrant la capacité d'échanges qu'ont les DROM (départements et régions d'outre-mer). La conscience de cette nécessité est très ancienne chez les agriculteurs ultramarins, du fait de notre éloignement de l'Union européenne continentale. Notre insularité et l'étroitesse de nos marchés mettent à mal notre modèle économique.
La crise sanitaire liée au covid a révélé les fragilités structurelles des chaînes d'approvisionnement mais également la force d'adaptation de l'agriculture locale pour répondre aux besoins alimentaires des populations. Cette conscience est d'autant plus vive que, depuis de nombreuses années, nos régions sont soumises à des aléas climatiques qui malheureusement s'intensifient – sécheresse à Mayotte, périodes cycloniques à La Réunion, en Martinique et en Guadeloupe. Cette réalité oblige les professionnels à acquérir des réflexes de production différents de ceux que vous connaissez dans l'Hexagone.
Nous souffrons également d'une dépendance dans chacun de nos territoires, différente selon les filières et inhérente à notre situation régionale. Elle ne pourra jamais trouver une seule réponse et sera toujours évolutive. Nous n'écartons pas les cultures d'exportation, qui ont un poids économique d'importance et participent grandement à l'équilibre de la balance commerciale agricole. Elles occupent une place notable dans les revenus agricoles et l'emploi, et sont un gage de stabilité économique pour les agriculteurs.
Les outre-mer sont particulièrement dépendants de facteurs de production agricole tels que l'approvisionnement en alimentation animale et en produits vétérinaires pour l'élevage. Ce sont des facteurs limitants pour le développement de nos filières volaille et porcine, qui connaissent un intérêt marqué de nos consommateurs.
Les enjeux en matière de souveraineté alimentaire portent clairement sur les filières des fruits et légumes et de l'élevage. De façon globale, on observe une augmentation tendancielle de la production dans le secteur organisé – pour les intrants et les semences, nous sommes et resterons dépendants des importations. Ces filières se construisent, les organisations de producteurs se développent, les instituts techniques s'implantent dans nos territoires. Nous nous sommes engagés dans cette dynamique il y a un peu plus de quinze ans : c'est donc tout récent mais on voit déjà des résultats, même s'il reste encore du chemin à parcourir.
La démarche de transformation agricole des outre-mer a été lancée dans le discours prononcé par le Président de la République, le 25 octobre 2019, à La Réunion. L'objectif est d'aller vers un mode de production conforme aux attentes de nos citoyens, avec des produits issus de nos territoires et dont l'origine est identifiée, afin de tendre vers la souveraineté alimentaire à l'horizon 2030.
Quatre ans après ce discours, un premier bilan peut être fait. Les comités de transformation agricole se sont tenus sous l'égide des préfets et des collectivités. Les stratégies de développement ont été bâties avec l'ensemble des représentants du monde agricole et des consommateurs. Désormais, chaque territoire dispose d'une feuille de route pour atteindre la souveraineté alimentaire en tenant compte des réalités locales. Des objectifs chiffrés ont été établis et les données des services statistiques permettront de mesurer chaque année l'avancée de ces démarches.
Les principaux leviers à actionner ont été identifiés : l'adaptation au changement climatique ; la situation phytosanitaire ; le conseil technique aux agriculteurs ; l'installation ; la recherche agronomique. Nos territoires étant les seules régions tropicales et subtropicales de l'Union européenne, il est primordial d'aborder la question foncière et de trouver des solutions adaptées.
Le soutien de l'État a été renforcé pour accompagner les augmentations de production. Des aides ponctuelles ont été mises en place pour faire face aux aléas du marché ; elles nous ont permis de tenir, face par exemple au covid ou au conflit en Ukraine, et de limiter les ruptures entre la production et la consommation. L'accompagnement s'est également porté sur l'acquisition d'équipements, permettant de créer de nouveaux itinéraires techniques. Enfin, la production a été soutenue dans le cadre du plan de relance et des différents guichets de France 2030 ouverts par FranceAgriMer.
Le comité interministériel des outre-mer (CIOM) du 18 juillet 2023 a créé une task force dédiée à la problématique phytosanitaire des cultures ultramarines. À partir de 2024, les nouveaux crédits de la planification écologique permettront, par le biais du plan Écophyto 2030 et du fonds de souveraineté alimentaire, de soutenir ces démarches et de rendre nos agricultures plus performantes.
Parmi les outils de développement de la structure agricole figure le programme d'options spécifiques à l'éloignement et à l'insularité (POSEI). Cet outil de politique publique, fonctionnel et adapté au contexte des DROM, est élaboré par l'État en concertation avec les professionnels. Destiné à soutenir le revenu des agriculteurs et à améliorer la structuration des filières, il vient aussi en compensation de certaines difficultés régionales. Les modifications annuelles dont il fait l'objet lui confèrent une certaine souplesse. Il convient désormais de suivre collectivement les objectifs fixés et de veiller à la maîtrise des leviers identifiés dans chaque territoire.
Néanmoins, une attention particulière à la situation de nos territoires doit être maintenue. L'application des orientations nationales doit trouver une déclinaison locale, voire faire l'objet d'une construction avec les territoires ultramarins. Il est nécessaire d'adapter les plans nationaux aux besoins identifiés dans les plans de transformation et d'assurer un accompagnement équilibré de la production agricole, avec des filières de production diversifiées. Il faut également traiter la question de la capacité d'emploi au profit de l'agriculture. Enfin, le revenu des producteurs est un point important.
Ces demandes sont essentielles au regard de la situation économique, mais aussi sociale de nos territoires. Il convient de tenir compte du contexte, notamment de la croissance démographique de certains territoires, du taux de chômage plus important que la moyenne nationale, de la cherté de la vie et du taux de pauvreté plutôt élevé chez nous. Tous ces facteurs sont analysés annuellement par le conseil d'administration de l'ODEADOM. Nous travaillons sur les évolutions structurelles du POSEI. Le contrat d'objectifs et de performance signé par nos deux ministres lors du salon international de l'agriculture en 2024 confie à l'ODEADOM la coordination de ces travaux. Je veillerai avec un très grand intérêt à leur mise en œuvre.
L'ODEADOM a été créé en 1984. Comment l'agriculture et l'alimentation des outre-mer étaient-elles gérées avant cette date ? Quelle structure était chargée de s'en occuper ?
Je n'étais pas encore agriculteur à cette époque mais il me semble que c'est le ministère de l'agriculture qui en était chargé, au travers des directions de l'agriculture, de l'alimentation et de la forêt.
À ma connaissance, avant 1984, il y avait une cellule outre-mer dans le FORMA (Fonds d'orientation et de régularisation des marchés agricoles), lequel a pris fin autour de 1982. L'ODEADOM en est une émanation.
Quelles sont les relations entre la Politique agricole commune (PAC) et les territoires d'outre-mer ?
L'ODEADOM est un établissement public qui est le miroir de FranceAgriMer, toutes proportions gardées – nous ne sommes que quarante agents. Notre périmètre géographique inclut les cinq départements d'outre-mer, Saint-Barthélemy, Saint-Pierre-et-Miquelon et Saint-Martin.
L'ODEADOM est un organisme payeur du premier pilier de la PAC dans le cadre du POSEI, qui vient en appui du développement de l'économie agricole des outre-mer. Nous travaillons par conventionnement avec les services déconcentrés du ministère de l'agriculture. Le POSEI est construit avec les services déconcentrés de l'État et surtout avec les autorités compétentes que sont le ministère de l'agriculture et le ministère des outre-mer. L'ODEADOM est simplement gestionnaire de ce programme.
L'Office assure donc des fonctions d'organisme payeur pour les aides à l'agriculture ultramarine, à hauteur de 315 millions d'euros par an environ – 260 millions dans le cadre du FEAGA (Fonds européen agricole de garantie) et quelque 50 millions pour les productions de diversification en 2022.
Nous avons également une mission de concertation. Le conseil d'administration, présidé par M. Sorres, est composé de professionnels de chacun des territoires, désignés par les collectivités territoriales, par les chambres d'agriculture et par les préfets. Les débats lors des séances du conseil d'administration sont très ouverts.
Nous avons en outre une mission d'étude et d'évaluation des politiques publiques. Chaque année, nous faisons une analyse du POSEI que nous transmettons à la Commission européenne. Nous explorons également d'autres questions, comme le bilan des aides versées à l'outre-mer, quelle qu'en soit l'origine, ou encore une analyse des taux de couverture. Nous modélisons également certaines projections dans le cadre des plans de transformation agricole.
Quelle part la production agricole ultramarine occupe-t-elle dans la production agricole nationale ?
Nous ne l'avons pas quantifiée. La production des outre-mer est comparable à celle d'autres départements français. Ainsi, en valeur de la production, La Réunion s'inscrit au soixante-dixième rang des départements ; Mayotte et la Guyane, en revanche, occupent un rang beaucoup moins élevé.
Selon mes chiffres, l'agriculture ultramarine participerait à hauteur de 4 % à la production nationale. Ce chiffre vous semble-t-il plausible ?
C'est tout à fait vraisemblable, s'agissant de cinq départements.
Quelles sont les principales productions dans les outre-mer ? J'ai noté la canne à sucre, la banane, les légumes frais et l'ananas. Y en a-t-il d'autres ?
La principale production est la canne à sucre, destinée aux sucreries et à la transformation en rhum. Avec 38 000 hectares plantés, elle représente 30 % de la surface agricole utile dans les départements concernés, à savoir La Réunion, la Guadeloupe et, dans une moindre mesure, la Martinique.
La deuxième production majeure est la banane, dont l'exportation est essentielle pour ces territoires. Nous estimons à 120 millions d'euros la valeur de la production de la banane export : c'est donc un des piliers de l'agriculture ultramarine. La production est concentrée dans les Antilles, en Guadeloupe et surtout en Martinique, qui est le premier producteur.
Concernant le sucre de canne, le circuit complet, de l'extraction à la transformation, se situe-t-il dans la zone de production, ou existe-t-il des flux, avec par exemple une exportation vers la métropole ou d'autres pays pour la transformation ?
Le circuit complet se trouve bien dans la zone de production, quelle que soit la destination de la canne – production de sucre ou distillerie.
Quels sont les départements principalement concernés par la production de sucre de canne ?
D'abord La Réunion, à hauteur de 1,4 million de tonnes par an en ce moment – nous avons connu des années meilleures, mais quelques aléas climatiques ont fait chuter la production. Ensuite, la Guadeloupe, pour 800 000 à 900 000 tonnes. Enfin, la Martinique, dans des proportions moindres, avec une production équilibrée destinée tant aux sucreries qu'aux distilleries, la production de rhum étant forte à la Martinique.
Il y a deux sucreries à La Réunion, deux en Guadeloupe – l'une sur la Guadeloupe continentale et l'autre à Marie-Galante – et une sucrerie à la Martinique.
Existe-t-il une filière bio dans le sucre de canne ou bien toute la production est-elle assurée en conventionnel ?
Il y a une ambition de produire du sucre bio et des expérimentations sont menées, par exemple à La Réunion. Toutefois, les quantités ne sont pas comparables à ce que l'on peut observer dans d'autres pays. Je ne pense pas qu'il y ait actuellement une véritable production.
Si l'on trouve facilement du sucre de canne bio en France, on constate qu'il provient essentiellement d'Amérique du Sud, du Brésil. Il est heureux qu'une réflexion soit menée sur ce sujet parce qu'il serait tout de même plus cohérent de l'importer des territoires d'outre-mer. Reste à vérifier qu'une telle production serait soutenable d'un point de vue économique.
Il est très compliqué, étant donné le relief de nos territoires, de mécaniser la production. Nous sommes déjà en train de faire le maximum pour maintenir nos capacités en conventionnel. Un autre facteur important tient à la main-d'œuvre nécessaire pour produire en bio car, en matière de désherbage, tout doit se faire à la main. Or nous connaissons une difficulté paradoxale à trouver de la main-d'œuvre, alors que nos territoires souffrent beaucoup du chômage. Les expérimentations en cours concernent des petites surfaces, précisément pour vérifier la viabilité économique du projet. À l'heure où je vous parle, nous n'avons pas encore trouvé le modèle le plus pertinent pour produire du sucre bio. Les professionnels y réfléchissent, mais les difficultés sont là.
J'en viens maintenant aux « importations » entre métropole et outre-mer – comment appeler ces échanges à l'intérieur du territoire national ? des flux internes ? Pour se procurer donc la nourriture qui n'est pas produite sur place, les territoires ultramarins font-ils tout venir de métropole ou du marché intérieur européen, ou bien importent-ils principalement des pays voisins – des îles voisines, du continent américain pour la Martinique ou la Guadeloupe, d'Inde ou d'Afrique pour La Réunion ?
Tout ne vient pas du marché européen ou métropolitain. Le POSEI fournit une aide au régime spécifique d'approvisionnement, qui soutient l'importation de céréales destinées à l'alimentation animale. Ces céréales sont principalement importées de l'Union européenne. Les autres aliments qui ne peuvent être produits en outre-mer pour des raisons géographiques, climatiques ou agronomiques, comme le riz ou le poulet, proviennent de pays tiers qui diffèrent selon la situation géographique des territoires – le Suriname pour la Guyane par exemple. Nous pourrons vous communiquer les données.
Avez-vous des ordres de grandeur concernant les productions majeures – les céréales, le lait, les grandes viandes ? Quels sont nos principaux fournisseurs ?
D'après une étude que nous avions commandée sur les produits d'import à bas coût, une grande partie des flux de viande arrivant congelée en grande quantité dans les DOM proviennent de la zone européenne, les principaux pays exportateurs étant en premier lieu la France et, régulièrement en deuxième position, la Pologne. Nous pourrons regarder plus précisément pour ce qui est des préparations à base de céréales ou des fruits et légumes. De manière globale, l'une des forces des outre-mer est de parvenir à s'auto-approvisionner en fruits et légumes. À La Réunion et en Guyane, le taux de couverture des besoins locaux peut dépasser les 75 % pour les légumes, ce qui est légèrement supérieur à la moyenne pour la France entière. Aux Antilles, ce taux avoisine les 50 %. Les principaux imports dans les DOM concernent les boissons, y compris alcoolisées, et les préparations à base de céréales.
Pour l'ensemble de la consommation nationale, nous nous connaissons une grosse faiblesse s'agissant des fruits frais tropicaux et agrumes, avec un taux d'auto-approvisionnement de l'ordre de 15 %. On comprend que, pour des raisons climatiques et géologiques, on ne puisse pas tous les produire en France métropolitaine. Alors que leur consommation est sensiblement en hausse, ce qui ne va pas sans effet sur notre bilan carbone, pouvons-nous espérer atteindre une autonomie grâce à nos territoires ultramarins ? Est-il au moins possible d'augmenter un peu notre production ou sommes-nous déjà au maximum de nos capacités ?
Nous importons beaucoup de produits tempérés, des pommes, des poires, du raisin, que les consommateurs souhaitent manger 365 jours par an. Cela représente une grosse quantité d'importations pour lesquelles nous n'avons pas de solution, étant donné que ces produits ne poussent pas vraiment chez nous.
Concernant l'ail et l'oignon, nous avons constaté une augmentation des importations, après les problèmes que nous avons rencontrés avec les produits phytopharmaceutiques. Nous en importons de Madagascar, d'Inde et du Pakistan, un peu de France hexagonale. Nous ne trouvons pas suffisamment de producteurs, puisque les prix sont en complet décalage avec la réalité des coûts de production. Produire en Inde et produire à La Réunion, en Martinique ou en Guadeloupe, cela n'a rien à voir : nos territoires étant régis par des règles françaises et européennes, nos obligations ne sont pas les mêmes que celles nos collègues. Le coût du SMIC horaire chez moi est peut-être de 15 euros, ce qui représente deux semaines, voire un mois de travail à Madagascar ou en Inde. Nous n'arriverons donc jamais à les concurrencer. Il existe néanmoins une production confidentielle et emblématique d'ail et d'oignon sur le territoire, qui ne reflète pas la réalité de la consommation.
Depuis la création du CIOM en 2009 et le discours fondateur du Président de la République lors des assises des outre-mer, l'action publique vise à gagner des points de souveraineté alimentaire à l'échelle des marchés locaux. C'est pourquoi, dans le cas des produits frais essentiels à l'alimentation produits localement, on a privilégié la satisfaction du marché local, même si certains fruits frais comme l'ananas, le melon ou le litchi sont un peu exportés, de manière confidentielle, à contre-saison en métropole ou pour les fêtes. Il n'a pas été question de développer ces filières, dans la mesure où la production ne permettait déjà pas de satisfaire les besoins locaux.
Monsieur Sorres, vous avez défini la souveraineté alimentaire en excluant la notion d'autosuffisance. Pourtant, la stratégie politique est bien de regagner des parts de production pour gagner en autosuffisance. Pourriez-vous nous préciser votre réflexion ?
Les orientations du Président de la République vont clairement dans le sens de nos objectifs, puisqu'il s'agissait pour nous de tendre vers cette souveraineté alimentaire et de gagner en parts de marché. Le métier d'agriculteur est au cœur de l'équation : nous devons être en mesure, d'une part, de continuer à faire notre travail et, de l'autre, de répondre aux besoins de nos consommateurs, qui apprécient beaucoup la production locale, ce qui nous a confortés dans l'idée qu'il fallait l'augmenter. Nous savons que nous n'allons pas planter des pommiers ou des poiriers, mais nous avons identifié certaines productions : nous allons ainsi reprendre des parts de marché sur l'oignon, l'ail et la carotte dans certains territoires, sur l'igname dans d'autres. L'idée est de fixer nos agriculteurs dans nos territoires et d'offrir des perspectives de développement à la jeune génération. Même si le métier est dur, il est passionnant. Tendre vers la souveraineté alimentaire, c'est donc du bon sens pour nous.
Pourriez-vous nous communiquer les chiffres de la production agricole dans les DOM-TOM ? Avez-vous remarqué une dégradation ces dernières années ? En Martinique, il y avait 8 000 exploitations en 2000 ; il n'y en aurait plus que 3 000. Le constat est-il le même dans tous les territoires ultramarins ?
Les situations varient beaucoup d'un DOM à l'autre. En Martinique et à La Réunion, le nombre des exploitations diminue : la surface agricole utile baisse un peu aussi, et surtout se concentre. On observe, dans le même temps, une relative stabilité du nombre d'exploitations en Guadeloupe et une croissance en Guyane. Les chefs d'exploitation sont en moyenne plus âgés dans les DOM qu'en France hexagonale, et la question de la reprise des exploitations est critique.
La valeur et les quantités de production varient selon les filières. Néanmoins, nous observons une croissance de la production en structure organisée, ce qui est l'objectif même du POSEI. C'est une production plus stable et plus résiliente face aux aléas et au changement climatiques, qui répond en partie aux besoins locaux.
S'agissant de la balance commerciale de l'ensemble des DOM, hors Mayotte, nous importons environ 1,2 million de tonnes de produits agricoles et alimentaires pour une valeur qui avoisine les 2 milliards d'euros, soit un peu plus de 1 000 euros par habitant et par an, avec des variations allant de 850 à 1 150 euros. Ces valeurs sont en hausse depuis 2010 : les importations globales ont augmenté de 22 % en valeur et de 9 % en volume. Sur cette même période, les exportations ont diminué d'environ 15 % en valeur et de 28 % en volume. En conséquence, on observe une dégradation de la balance commerciale agricole des DOM de 33 %. Leur production augmente en volume mais leurs productions exportatrices diminuent, ce qui explique cette situation de la balance commerciale. Nous pourrons vous communiquer des chiffres plus détaillés territoire par territoire afin de mieux comprendre cette tendance.
Il y a, dans nos études, un angle mort : nous mesurons peu la consommation des populations ultramarines et son évolution, alors qu'elle tend, les années passant, à s'aligner sur le régime métropolitain. La consommation d'aliments qui ne peuvent pas être produits localement augmente, à l'image de ce qui se passe en métropole autour des fruits tropicaux.
Il y a en effet une forme d'harmonisation de la consommation agricole, qui joue sur la balance commerciale des DOM.
Pour quelles raisons la production agricole a-t-elle baissé de façon aussi importante ? Quels freins ralentissent une remontée en puissance ? Quels leviers ont été actionnés pour se rapprocher de l'autosuffisance ? Vous nous avez dit qu'il n'y avait pas de volonté de créer, dans les outre-mer, une filière de production de fruits tropicaux pour satisfaire la consommation métropolitaine. Cela créerait pourtant de la richesse. Qu'est-ce qui manque pour aller vers cela ?
Je me suis peut-être mal exprimé : ce n'est pas que nous ne voulons pas faire plus ! Par exemple, s'agissant des agrumes, un virus nous interdit de les exporter vers le territoire européen. C'est un frein réglementaire que nous entendons parfaitement. Et même sans cela, nous ne chercherions à exporter qu'une fois que notre propre marché serait saturé, ce qui n'est pas toujours possible. En revanche, les bananes françaises viennent alimenter directement les marchés hexagonaux. Il y a donc bien une volonté d'exporter vers l'Hexagone et l'Europe, ainsi que de produire plus et mieux, tout en tenant compte de nos contraintes.
Nous ne produirons pas de blé, de soja, de colza ni de maïs, parce que nous n'avons pas les surfaces nécessaires et que, quand bien même nous les aurions, encore faudrait-il qu'elles soient planes pour les mécaniser et avoir un rendement au champ digne de ce qui se fait sur le territoire européen. De même, nous ne produirons pas d'engrais à destination des filières animale et végétale parce que nous n'avons pas les minerais nécessaires. Au mieux, nous pourrons assembler le N, le P et le K. Nous faisons en sorte de valoriser les effluents de nos élevages dans nos exploitations, par l'amendement.
Tout cela est le reflet de notre insularité et de notre éloignement, mais aussi du relief et de nos contraintes. Sur certains territoires, toute la partie haute de l'île est réservée à un parc national, la partie basse à un parc marin : il ne nous reste plus que le milieu pour exercer nos métiers et développer des infrastructures publiques, des écoles, des routes. Nous devons composer avec ces contraintes spatiales mais aussi agronomiques, géographiques, climatiques. C'est pour cela que nous comptons fortement sur l'État pour nous accompagner vers des productions que nous nous sentons capables de développer plutôt que vers d'autres vouées à l'échec.
En réalité, il y a un virus et une bactérie. Le c itrus greening est une maladie transportée par un insecte piqueur suceur qui ne se trouve pas encore sur le territoire européen : légitimement, pour se préserver d'un éventuel transfert, l'Union européenne a interdit nos fruits d'export. Les pelures d'agrumes jetées à la poubelle pourraient en effet contaminer des terres. Je ne sais pas si tous les agrumes entrant sur le territoire hexagonal, voire européen, subissent ce niveau de contrôle, mais j'imagine que oui.
Tout est dans le « j'imagine »… Nous aurons peut-être l'occasion d'obtenir des éclaircissements sur ce sujet qui nous interpelle.
Vous avez évoqué la concurrence de pays tiers qui sont proches des territoires d'outre-mer et dont les niveaux de normes, notamment sociales, sont tout à fait différents. Il ne s'agit pas là de distorsions au sein du marché unique mais entre le territoire national et des pays tiers. Existe-t-il des barrières douanières pour protéger les productions des outre-mer ?
Il existe quelques barrières dans certains territoires. Mais beaucoup d'accords de partenariat économique (APE) en cours ont justement pour but de lever ces barrières. Nous avons alerté les pouvoirs publics sur ces sujets. Je vois que le Gouvernement fait de plus en plus attention à ces accords de partenariat économique. Si je comprends bien le circuit, c'est l'Union européenne qui négocie directement avec chaque pays pour créer l'accord avant que le pays européen concerné décide ou non de le valider.
J'ai un exemple d'accord de partenariat économique en cours entre La Réunion et des pays de la zone. À aucun moment les agriculteurs n'ont été sollicités pour savoir si ces accords leur semblaient équilibrés ou s'ils étaient partagés avec le plus grand nombre. Cela soulève des questions. Il faudra vérifier si, comme il en était question tout à l'heure, ils ne posent pas des difficultés en termes de travail forcé ou de normes. C'est à nous tous de faire attention aux sujets que traite la Commission, afin de veiller à l'équilibre de tels accords. Ceux-ci sont censés fonctionner dans les deux sens, importation et exportation, mais comme nous les passons la plupart des temps avec des pays à bas revenus et que nous nous produisons selon des normes européennes, je ne vois pas ce que l'on pourrait exporter chez eux ! Je vois plutôt nos collègues de la zone de l'océan Indien lorgner sur le marché de 880 000 habitants de La Réunion. C'est un tout petit marché, mais qui a de la valeur !
Ces accords de partenariat économique existent-ils depuis longtemps ? Avez-vous des discussions régulières avec le Gouvernement sur les problèmes qu'ils peuvent soulever ?
Un APE est en cours de discussion. Dès que je le peux, je demande au ministre des outre-mer ou au ministre de l'agriculture de veiller à avoir un regard pertinent sur ce qui est en train de se faire. Au vu de ce qui se passe dans d'autres territoires, je crois que nous sommes plutôt écoutés, puisque le Président de la République lui-même regarde d'un œil attentif les accords en cours sur d'autres continents. Mais nous ne pouvons que tirer la sonnette d'alarme : il faut un relais derrière. Nous sommes entendus du Gouvernement, mais comme c'est la Commission européenne qui s'exprime jusqu'à l'accord final, dont l'approbation est soumise à la France, nous n'avons pas de visibilité.
L'augmentation de la production en agriculture biologique a conduit à une déconnexion du marché, qui n'offre pas suffisamment de débouchés, et, au moins au niveau de la Métropole, à une crise de l'agriculture bio. Le contexte est-il différent outre-mer ou apercevez-vous aussi les premières limites de cette production ?
En général, nous avons un an à un an et demi de retard sur la France hexagonale quand il y a un problème. En l'occurrence, dans un contexte où l'inflation pèse sur le pouvoir d'achat des ménages, nos agriculteurs en bio ont déjà de plus en plus de difficultés à trouver des acheteurs. Ce type de production nécessite plus de main-d'œuvre et d'implication, particulièrement dans nos territoires où l'absence de rupture de cycle induit une forte pression des insectes et des mauvaises herbes : les insectes pondent et vivent leur vie 365 jours par an, les graines et les herbes sont en germination permanente. Les agriculteurs en bio de nos territoires ont beaucoup de courage parce qu'il faut déployer une énergie incroyable pour produire quelque chose d'à peu près correct et qui corresponde aux attentes des consommateurs. Nos filières bio sont aussi beaucoup affectées par la baisse de pouvoir d'achat – ou de revenu – des consommateurs : en cas de souci, ceux-ci vont plutôt sacrifier le poste alimentation que l'abonnement internet, et se reporter sur les conserves ou les produits surgelés !
Pourriez-vous nous donner les grands axes du plan qui permettrait d'atteindre la souveraineté alimentaire à l'horizon de 2030 ?
Dans nos territoires respectifs, nous avons identifié les produits qui offrent quelques marges de manœuvre pour augmenter la production et répondre aux attentes des consommateurs. Pour sa part, le Gouvernement a élaboré des outils d'accompagnement. C'est un fait historique. Moi qui suis agriculteur depuis 2001, c'est la première fois que je vois établir un plan de souveraineté pour la filière fruits et légumes du pays : je tiens à saluer l'événement.
Nous devrions donc avoir les moyens de nos ambitions : approcher, sinon atteindre l'objectif de souveraineté alimentaire à l'horizon de 2030. Le taux de souveraineté alimentaire varie d'un territoire à l'autre, allant de 25 % à 70 %. L'idée est de tirer tout le monde vers le haut et de faire en sorte que nous retrouvions notre place, même si le marché est fortement concurrentiel – je pense à mes amis des Antilles qui, comme nous à La Réunion, subissent une forte concurrence de la part des pays voisins dans le secteur des fruits et légumes. Nous devons produire plus et mieux, répondre aux attentes de nos consommateurs, et nous organiser pour être encore plus résilients qu'actuellement en cas de coup dur.
La séance s'achève à douze heures trente.
Membres présents ou excusés
Présents. – M. Vincent Bru, M. Grégoire de Fournas, M. Charles Sitzenstuhl, M. Jean-Philippe Tanguy
Excusée. – Mme Anne-Laure Blin