Je partage en partie cette analyse : il s'agit d'un problème interne. Les chiffres que vous citez sont exacts, la consommation est constante. Malheureusement, l'importation de viande augmente, ce qui crée des déséquilibres et des effets de concurrence tirent les prix vers le bas, même si, depuis quelques années, ils tendent à remonter – tant mieux.
Il est vrai qu'il faut s'interroger sur la structuration de la filière – il faut parfois avoir l'honnêteté de regarder à l'intérieur. Nous l'avons dit pendant la crise et nous le disons en défendant les contrats d'avenir agricole : chacun devra prendre ses responsabilités et accepter de se remettre en cause. Il y a des choses à faire concernant la filière. Chacun doit prendre clairement position.
La question se pose, par exemple, de l'engraissement des animaux dans le territoire. Beaucoup d'animaux français partent en Italie afin d'y être engraissés, souvent pour revenir ensuite. Notre modèle permet-il à cette activité d'être rentable chez nous ? J'en doute. Il faut se rendre à l'évidence : les fermes d'engraissement italiennes comptent mille bêtes. Quand on sait quelles réactions a provoquées le projet d'une exploitation de mille bêtes, qui n'en avait d'ailleurs que huit cents, on se dit qu'il va falloir ouvrir le débat et assumer de réfléchir aux modèles. Il existe sûrement un juste milieu entre quarante bêtes et mille. Peut-être ne faut-il pas poser la question du nombre en premier ; des erreurs ont été commises, qui ont sans doute empêché de réfléchir à la réorganisation de la filière. Il faut reprendre le raisonnement en se demandant comment assurer la rentabilité de l'entreprise. Il faut également étudier le marché. La place du steak haché dans la consommation française a augmenté, ce qui amène à revoir la production.
D'ici peu, 200 000 agriculteurs devront être remplacés. Ce renouvellement constitue un défi, mais nous y voyons aussi une chance. Des gens vont entrer dans le métier sans être issus de familles d'agriculteurs. Quand vous descendez de plusieurs générations d'exploitants et qu'on vous explique que votre modèle ne répond plus aux standards, c'est compliqué à entendre. C'est humain : vous avez l'impression de trahir vos ancêtres, qui ont construit ces modèles. Les filières bovines connaissent une difficulté supplémentaire : les exploitations sont le résultat d'années de travail. D'ailleurs, notre modèle est reconnu pour la valeur génétique des filières d'élevage, en particulier bovines : on vient de partout dans le monde chercher le patrimoine génétique de nos bêtes. Dans ces conditions, il est difficile d'expliquer aux gens que le poids des carcasses issues de leur modèle de production n'est pas adapté pour faire du steak haché, parce que ce n'est pas compétitif.
Certaines segmentations de marché nécessitent d'être réformées, et c'est ce que nous avons envie d'engager avec les plans et contrats d'avenir que nous proposons. Il existe encore des marchés de boucherie traditionnelle pour les bêtes que nous avons toujours produites. Le steak haché représente un gros marché mais il impose d'adapter le modèle pour obtenir un poids de carcasse acceptable. La filière bovine compte plus de 2 000 acheteurs, elle est donc lourde à faire évoluer, contrairement à la filière laitière, qui s'est restructurée plus rapidement – malheureusement, c'est le prix qui entraîne sa déprise.
Le mal-être et la déprise ont une autre cause : les éleveurs ont le sentiment d'être les vilains petits canards du pays. On l'a un peu oublié, pendant les années qui ont précédé la crise du covid, nous manifestions en demandant : « France, veux-tu encore de tes paysans ? » On parlait d' agribashing : les associations antispécistes ont souvent attaqué le monde de l'élevage, qui a fait les frais de visites de bâtiments et de critiques. Ce mouvement n'a pas été de nature à créer des vocations ni à donner envie aux exploitants de continuer leur activité.
Les crises de rémunération dans la filière bovine ont souvent eu lieu des années où les cours mondiaux des céréales étaient bons, provoquant le basculement de certaines exploitations. Or, on le sait, un élevage perdu se retrouve rarement ; quand les bêtes ont quitté l'exploitation, c'est fini.
Les facteurs sont donc multiples. Les changements se feront dans la douleur, car il n'est pas évident de remettre en cause des modèles. Mais je suis convaincu que des solutions sont possibles ; il y a des actions à mener, à condition d'assumer que le modèle d'engraissement de cinquante ou cent vaches n'est peut-être plus viable. Le pays est-il prêt à accepter des exploitations d'une autre taille ? Je ne le sais pas.