Commission d'enquête relative aux révélations des uber files : l'ubérisation, son lobbying et ses conséquences

Réunion du jeudi 6 avril 2023 à 14h30

Résumé de la réunion

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La réunion

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Jeudi 30 mars 2023

La séance est ouverte à douze heures.

(Présidence de M. Benjamin Haddad, président de la commission)

La commission d'enquête entend M. Nicolas Bouz ou, économiste et fondateur du cabinet d'études et de conseil économiques Asterès, M. Augustin Landier, professeur d'économie à l'École des Hautes études Commerciales de Paris (HEC Paris) et M. Nicolas Louvet, fondateur et directeur de 6t-bureau de recherche dans le secteur de la mobilité.

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Mes chers collègues, nous avons l'honneur d'accueillir plusieurs experts ayant travaillé avec la société Uber en 2015-2016 et cités dans le cadre des Uber files. Monsieur Bouzou, monsieur Landier et monsieur Louvet, nous vous remercions d'être avec nous aujourd'hui pour évoquer vos travaux de l'époque sur le secteur des véhicules de transport avec chauffeur (VTC) et vos liens avec la société Uber et réagir aux éléments vous concernant contenus dans les révélations des Uber files.

À partir du 10 juillet 2022, plusieurs membres du consortium international des journalistes d'investigation ont publié ce qu'il est désormais convenu d'appeler les Uber files. S'appuyant sur 124 000 documents internes à l'entreprise américaine datés de 2013 à 2017, cette enquête a dénoncé un lobbying agressif de la société Uber pour implanter en France, comme dans de nombreux pays, des VTC venant concurrencer le secteur traditionnel du transport public particulier de personnes réservé jusqu'alors aux taxis.

Dans ce contexte, notre commission d'enquête poursuit deux objectifs. Le premier est d'identifier l'ensemble des actions de lobbying menées par Uber pour pouvoir s'implanter en France et le rôle des décideurs publics de l'époque et d'émettre des recommandations concernant l'encadrement des relations entre décideurs publics et représentants d'intérêts. Le second est d'évaluer les conséquences économiques, sociales et environnementales du développement du modèle Uber en France et les réponses apportées par les décideurs publics en la matière.

Les Uber files soulignent que la société Uber aurait eu recours à des experts de renom pour disposer « de preuves scientifiques ou académiques soutenant [ses] arguments ». Il se serait agi, pour la société Uber, de de se servir de ces preuves dans le cadre de sa stratégie de lobbying, de manière à convaincre les décideurs publics de l'époque du bien-fondé de son modèle.

Notre commission souhaite connaître les raisons pour lesquelles vous avez été conduits à travailler pour la société Uber en 2015-2016. Avez-vous été démarchés par Uber ou l'avez-vous contactée vous-même ? Pour quelles raisons ? Quel type d'études lui avez-vous rendu ? Ces études ont-elles été publiées ?

Les Uber files critiquent également le fait que M. Bouzou et M. Landier, en particulier, aient communiqué dans les médias sur le contenu de leur étude pour soutenir le modèle Uber. Était-ce prévu dans le contrat passé avec Uber ? S'agissait-il d'une démarche classique de votre part ? Cela vous semble-t-il poser un problème sur le plan déontologique ou éthique ?

Cette audition est l'occasion de vous permettre de nous donner votre version des faits. Il serait également intéressant de nous indiquer de quelle manière, avec le recul, vous évaluez vos travaux de l'époque, notamment leur pertinence pour comprendre le développement du modèle Uber. En outre, comment percevez-vous les motivations de la société Uber ?

Je vous remercie d'avance pour la qualité de vos réponses. Je vous rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu'elle est retransmise en direct sur le site de l'Assemblée nationale.

Avant de vous laisser la parole pour vous présenter en quelques minutes et répondre à ces premières remarques et questions et avant d'entamer les échanges avec mes collègues, je vous rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite donc à lever la main droite et à dire, l'un après l'autre : « Je le jure », après avoir activé votre micro.

(MM. Nicolas Bouzou, Augustin Landier et Nicolas Louvet prêtent serment).

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Nicolas Bouzou, économiste et fondateur du cabinet d'études et de conseil économiques Asterès

Je vous remercie de me faire l'honneur de pouvoir expliquer à la commission d'enquête la façon dont un cabinet d'études et de conseil comme Asterès travaille. Je suis particulièrement heureux de pouvoir rétablir un certain nombre de vérités concernant la relation d''un cabinet comme le nôtre avec les entreprises en général et avec Uber en particulier.

La société Asterès, que j'ai fondée en 2006 et dont je suis le principal actionnaire, a réalisé l'étude Uber en 2016. Elle a pour objet de réaliser des études économiques à la demande d'entreprises ou de fédérations professionnelles. Elle s'appuie actuellement sur sept salariés, dont cinq chargés d'études salariés à temps complet et un directeur d'études. Elle s'occupe de 40 clients par an en moyenne, ce qui représente une quarantaine d'études par an. Elle travaille en moyenne sur 8 études simultanément sur un panel de secteurs larges.

De manière plus concrète, une entreprise ou une fédération professionnelle contacte Asterès, pour qu'elle réalise une étude qui peut relever d'une question stratégique confidentielle ou d'une démarche de communication, voire de lobbying. Dans le cas débattu, Uber avait demandé, en 2015, la réalisation d'une analyse de l'économie de ses plateformes dans le domaine des VTC, en mettant l'accent sur les mécanismes de destruction créatrice schumpetérienne et en assortissant ce travail de propositions. Ladite étude a été publiée en janvier 2016. Facturée 10 000 euros hors taxes, elle s'intitulait : « Uber - Une innovation au service de la croissance ». Elle s'accompagnait du sous-titre suivant : « Réguler les VTC pour répondre aux défis économiques ».

J'ai transmis à la commission d'enquête le contrat et la facture correspondante. Le travail demandé par Uber consistait en une analyse explicative des phénomènes économiques à l'œuvre. L'étude réalisée se composait de trois parties. La première, à portée générale, était consacrée aux mécanismes de destruction créatrice appliqués aux plateformes, et plus particulièrement au secteur des VTC. La deuxième portait sur les perspectives d'emploi dans le domaine des VTC au sein des pays développés. La troisième prenait la forme de propositions de régulation pour améliorer le fonctionnement des plateformes, dont le caractère oligopolistique nous intéressait tout particulièrement. Pour information, les études de cette nature peuvent donner lieu à des présentations devant les parlementaires ou devant la presse.

Nos équipes travaillent en totale indépendance. Cette dernière est d'ailleurs contractuelle. Ainsi, nous ne nous engageons jamais sur un résultat préalable. Nos conclusions ne sont ainsi délivrées qu'au terme de nos analyses. Si l'un de nos clients insistait pour faire évoluer nos conclusions, je mettrais immédiatement fin à la relation commerciale qui nous unit, comme cela a déjà pu être le cas par le passé. Le contrat liant Asterès et Uber, que je vous ai transmis, stipulait ainsi : « Asterès ne peut s'engager sur le résultat d'une étude avant de l'avoir réalisée. Nous ne délivrons nos conclusions qu'au terme d'une analyse ». À titre personnel, j'étais très favorable à l'ouverture du marché aux VTC. En tant que libéral en effet, je suis favorable à la libre entreprise, à l'innovation et à la concurrence. Cela ne remet toutefois pas en cause l'indépendance de mon équipe.

Par souci de transparence, nous appliquons, de manière systématique, deux principes, à savoir la publication du financeur de l'étude et la publication des sources, afin qu'elles puissent être contestées. En général, nous utilisons des sources publiques. Il arrive toutefois que nous utilisions des sources d'entreprise. Tel a été le cas dans le cadre de l'étude menée pour Uber. En effet, seule cette dernière pouvait nous apporter des informations sur le nombre de chauffeurs par exemple. En complément, nos clients signent une charte éthique, qui garantit notre indépendance.

J'ai entendu ou lu dans la presse que nous aurions été payés par Uber pour aboutir à des conclusions lui convenant, ce qui est à la fois faux et absurde. D'ailleurs, l'étude le démontre, puisque plusieurs de ses passages allaient à l'encontre de ses intérêts. Ainsi, en page 5, il était indiqué : « Nous proposons une accentuation de la régulation des plateformes numériques pour réduire l'économie grise ». En page 31, il était écrit : « Nous demandons la transformation d'Uber Pop en Uber, afin que les chauffeurs paient des charges ». Nous plaidions également, dans l'étude, pour que les taxis aient le monopole de la maraude physique et de l'utilisation des couloirs de bus. Enfin, en page 30, nous demandions qu'il soit mis fin à l'optimisation fiscale pratiquée par Uber.

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Merci de nous avoir transmis l'étude réalisée pour Uber. Dans son préambule, celle-ci exposait : « Cette étude, intitulée « Uber, une innovation au service de la croissance » , résulte des travaux d'Asterès, cabinet de conseil et d'analyse économique, suite à une demande et un financement de l'entreprise Uber France. (…) Afin de mener ces travaux, le cabinet Asterès a pu utiliser des données transmises par Uber sur le montant, la fréquence ou encore la localisation des courses réservées sur la plateforme ».

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Augustin Landier, professeur d'économie à l'école des Hautes Etudes Commerciales de Paris (HEC Paris)

Pour information, je suis économiste universitaire. À ce titre, j'ai vocation à produire des papiers de recherche qui sont publiés dans des revues à comité de lecture. En parallèle, j'exerce, généralement à titre gracieux, des activités de conseil au Gouvernement ou à de grandes organisations. À titre d'illustration, j'ai travaillé durant cinq ans pour le conseil d'analyse économique. J'ai également collaboré avec le Fonds monétaire international (FMI) ou la Banque centrale européenne (BCE).

En ma qualité d'économiste spécialisé dans la finance d'entreprise, j'interagis avec l'écosystème des entreprises, aux fins d'analyser leur processus décisionnel et de mesurer les conséquences, sur leurs problématiques, des changements technologiques. Dans ce cadre, les interactions peuvent être de trois natures.

Les interactions peuvent être purement conversationnelles. Elles reposent alors sur des rencontres avec les entreprises, aux fins de comprendre leurs problématiques et de valider – ou non – la manière dont certaines évolutions, par exemple numériques, sont décrites dans nos recherches.

Les interactions peuvent aussi être académiques ou relever de partenariats de recherche. Elles s'appuient alors sur des données apportées par les entreprises, lesquelles n'ont toutefois aucun contrôle sur le contenu des publications et leur devenir ou usage.

Les interactions peuvent également être lucratives et s'inscrire dans le cadre d'une prestation de conseil. Les conclusions des analyses menées peuvent alors demeurer confidentielles. Les entreprises, à titre d'exemple, s'interrogent parfois sur l'optimisation de l'utilisation de leurs données. Elles peuvent également souhaiter objectiver, analyser ou clarifier certains pans de leurs activités, qu'elles estiment mal perçues dans le débat public.

Dans le cas qui nous occupe aujourd'hui, Uber souhaitait clarifier son activité, et notamment le rôle de ses chauffeurs, dont il apparaît qu'ils travaillent pour l'essentiel à plein temps et qu'ils ont des origines sociodémographiques « particulières ». Elle entendait également démontrer l'exposition au risque de chômage de cette population, en cas de perte de leur emploi.

L'idée était de s'appuyer sur un sondage réalisé par un institut de sondage classique, disposant de la liste d'un échantillon de chauffeurs Uber représentatifs, ainsi que sur les données internes d'Uber, concernant la fréquence des courses et les recettes associées. Il s'agissait ensuite de coupler ces éléments avec des données de l'Insee, afin de comparer les chauffeurs Uber au reste de la population.

Tel était l'objet de l'étude réalisée, intitulée « Travailler sur une plateforme internet : une analyse des chauffeurs utilisant Uber en France » et publiée en mars 2016. Publique, celle-ci précisait clairement, dans sa première page, qu'elle avait été commissionnée par Uber.

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Nicolas Louvet, fondateur et directeur de 6t-bureau de recherche dans le secteur de la mobilité

Je suis directeur et fondateur du bureau de recherche 6-t. Créé en 2002, ce dernier s'appuie aujourd'hui sur une vingtaine de collaborateurs. Cabinet indépendant et expert de la mobilité, il travaille à la fois pour le secteur public et pour le secteur privé. Il réalise également des travaux sur ses fonds propres.

6-t n'analyse pas la mobilité par le prisme du temps et de la distance mais à l'aune de l'activité. En effet, les individus ne se déplacent pas pour le plaisir mais pour accéder à des activités, lesquelles « fabriquent » le territoire. De fait, 6-t travaille également sur les enjeux d'accessibilité territoriale. Dans ce cadre, il essaie de comprendre les logiques d'action qui sous-tendent le choix modal. Il étudie également les impacts et les « effets rebonds » que peuvent avoir les offres de transport sur les usages de la mobilité. Il s'intéresse ainsi à la fois à l'évolution des offres existantes, qui renvoie par exemple à la gratuité des transports collectifs ou à l'électrification du parc automobile et à l'apparition de nouvelles offres de transport (autopartage, covoiturage, vélos à assistance électrique, offres de micro mobilité en partage ou VTC).

En pratique, c'est le cabinet 6-t qui a approché Uber et non l'inverse. Comme il le fait depuis 20 ans, il identifie des phénomènes émergents en mobilité. Lorsqu'il n'existe pas de données publiques fiables et transparentes, il essaie de les construire. Pour cela, il est souvent nécessaire de convaincre les opérateurs de réaliser des études afin de créer lesdites données. C'est ce que le cabinet 6-t a fait en 2015 auprès d'Uber concernant les VTC.

Nos recherches et études, qu'elles aient été réalisées sur nos fonds propres ou financées par un client privé ou public, font l'objet de rapports, lesquels sont intégralement disponibles sur notre site internet. Les protocoles utilisés sont détaillés pour que les résultats puissent être évalués et discutés, voire remis en question. C'est la base du dialogue scientifique sain auquel nous sommes attachés. C'est également un principe qui nous permet de publier régulièrement des articles à partir de nos études, dans des revues scientifiques internationales à comité de lecture.

Les données analysées dans le cadre des études réalisées pour Uber n'ont pas été fournies par cette dernière. Elles ont été récoltées et hébergées par notre bureau de recherche, à partir d'une enquête élaborée par ses soins. Notre indépendance se traduit aussi par la neutralité des résultats de nos recherches et études. Dès 2015, nous avons par exemple montré qu'Uber était un concurrent des taxis : une étude « orientée » n'aurait certainement pas abouti à ce résultat. Les études que nous réalisons depuis plusieurs années sur les livreurs de plateformes, dont la plateforme Uber Eats, attestent également de notre indépendance. En effet, elles exposent très clairement les difficultés actuelles de ce secteur.

Ma présence devant vous ce jour vient probablement du fait que j'ai été cité dans un article publié par le quotidien Le Monde. J'avais reçu, le 1er juillet 2022, un mail de M. Sénécat, journaliste au journal Le Monde, m'informant qu'il réalisait une enquête et que mon nom pourrait être cité dans ses articles. À travers ce mail, il me proposait de répondre à un certain nombre de questions. Aussi l'avais-je appelé pour cela. Par téléphone, il ne m'avait pas, comme cela a pu être rapporté, donné lecture d'un courriel dont j'aurais été l'auteur. Il m'avait simplement demandé si j'avais pu écrire des courriers ou des courriels à Uber donnant à penser que cette dernière pourrait utiliser des études à des fins de lobbying. Je lui avais alors répondu que c'était proprement impossible et que le cabinet 6-t ne faisait pas de lobbying.

Le 6 juillet 2022, j'ai reçu un nouveau message de M. Sénécat, citant un courriel que j'aurais écrit le 10 février 2015. Bien évidemment, je ne me souvenais pas de ce dernier puisqu'il était ancien. J'ai alors fait le choix de lui répondre par courriel, en indiquant notamment : « Il s'agit d'un dialogue autour d'un nouveau service, en aucun cas de lobbying », ce qu'il a repris dans son article. En revanche, il n'a pas publié la suite de ma réponse, qui était la suivante : « Ce mail montre que l'on m'a demandé mon avis sur Uber et que je ne me suis pas prononcé dans l'attente des études qui devraient être menées. (…) Cela suggère que mes réponses et conseils sont motivés par des données, pas par des connivences ou des intérêts commerciaux supposés, que les études en question sont toutes publiques et utilisent un protocole transparent ».

À la fin de mon courriel, je lui avais demandé que mes réponses figurent dans son article. Si vous avez pris connaissance de ce dernier, publié quelques jours plus tard, vous conviendrez qu'il ne reprend pas l'entièreté de mes échanges avec le journaliste et qu'il ne fait pas référence au fait que nous avons eu deux échanges distincts, le premier par téléphone, le second par courriel.

Pour conclure, je tenais à vous dire qu'il faut mener un travail considérable – et nécessaire - pour convaincre des acteurs comme Uber de publier des études et de les rendre accessibles au plus grand nombre. Les collectivités bénéficient de ces efforts qui leur permettent d'accéder à des données coûteuses à produire et de prendre des décisions éclairées.

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M. Bouzou a rappelé soutenir, dans ses prises de position publiques, l'ouverture à la concurrence de marchés très régulés ou dominés par des rentes de situation, l'innovation ou l'entrepreneuriat. À mon sens, cette définition pourrait également s'appliquer, M. Landier, à vos travaux.

Mes questions s'adressent à vous trois. Comment les relations commerciales avec Uber se sont-elles passées ? Est-ce cette société qui vous a démarchés ? Est-ce l'inverse ? Quelles conclusions avez-vous tirées de vos analyses du marché ? Quel regard portez-vous, sept à huit années plus tard, sur les travaux réalisés ?

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Nicolas Bouzou, économiste et fondateur du cabinet d'études et de conseil économiques Asterès

L'entreprise que je dirige a ceci de spécifiques qu'elle travaille pour des entreprises et des fédérations professionnelles. Dans 99 % des cas, ce sont les entreprises qui nous contactent, pour nous faire travailler sur des sujets confidentiels ou stratégiques. En l'espèce, c'est la société Uber qui nous avait contactés.

Par ailleurs, je connais bien le débat public. Je sais ainsi qu'il nous est parfois reproché « d'en faire trop » pour nos clients. En réalité, nous prenons toujours le soin d'être plutôt conservateurs. Nous l'avions d'ailleurs été s'agissant de l'étude Uber. Ainsi, nous avions étudié le développement des taxis et des VTC dans les grandes métropoles mondiales. Sur cette base, nous avions tenté d'estimer ce que pourrait être le développement de ces derniers. En France, des lois sont venues réguler le secteur débattu. Au moment de la réalisation de notre étude, pour mémoire, la « loi Thévenoud » s'appliquait : la « loi Grandguillaume » n'a été promulguée qu'après.

Comme le démontrent des données publiées par l'Insee, dont les sources pourront vous être communiquées au besoin, le chiffre d'affaires de l'ensemble du secteur débattu (VTC et taxis) a considérablement progressé depuis l'arrivée des plateformes numériques. À l'époque, les débats qui opposaient les chauffeurs de VTC aux chauffeurs de taxis étaient très tendus, donnant même parfois lieu à des altercations physiques dans les aéroports et dans les gares. Les taxis étaient alors fortement bousculés. C'est la raison pour laquelle le concept de destruction créatrice schumpetérienne avaient été mobilisés. In fine, force est de constater que le nombre de taxis a plutôt progressé depuis l'émergence des VTC. De fait, le marché s'est à peu près équilibré.

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Augustin Landier, professeur d'économie à l'école des Hautes Etudes Commerciales de Paris (HEC Paris)

Pour ma part, je connaissais le chief economist d'Uber, lequel est un économiste académique. Ayant soutenu sa thèse à Harvard, il entendait bâtir des partenariats de recherche universitaire. Aussi avions-nous entamé une discussion qui n'avait finalement pas abouti. En effet, il faisait face à des contraintes en lien avec les relations publiques. De fait, il formulait des propositions à son entreprise, laquelle les acceptait ou non. En tout état de cause, nos contacts n'avaient pas abouti à la conduite d'une étude universitaire assise sur des données versées dans le domaine public. Nos échanges n'avaient pas non plus conduit à la réalisation d'une étude qui aurait pu être publiée, même sans le consentement d'Uber.

En octobre 2015, mon collègue David Thesmar est parti s'installer aux États-Unis, à Berkeley. In fine, nous avons renoué des contacts, qui ont fait émerger l'idée de mieux cerner les profils des chauffeurs Uber à l'aide d'un sondage. En parallèle, l'un des intérêts des plateformes numériques est de faciliter l'expérimentation. À titre de comparaison, il n'est pas possible de tester le métier de chauffeur de taxi, pour des raisons financières. À cette aune, l'idée était de montrer que les plateformes de type Uber permettaient à des individus de s'essayer à des postes ne nécessitant pas de prérequis importants en matière de formation. Il n'en demeure pas moins que ces métiers s'assortissent de degrés de productivité très variables : d'aucuns en tirent ainsi plus de revenus que d'autres.

Pour résumer, les économistes d'Uber étaient nos interlocuteurs et devaient composer avec des contraintes liées aux relations publiques. Ainsi, nous avons dû, à plusieurs reprises, rejeter des demandes car elles relevaient du lobbying. En complément, le contrat signé avec Uber n'intégrait aucun engagement sur le plan des relations publiques : il portait simplement sur la livraison d'une étude qui serait versée – ou non – dans le domaine public. En pratique, ladite étude a été rédigée avec l'un des scientifiques de la donnée d'Uber.

L'étude était en partie fondée sur l'intuition selon laquelle les chauffeurs Uber étaient souvent des jeunes issus des banlieues, économiquement défavorisés et n'ayant pas accès facilement à des emplois de qualité. Uber entendait ainsi objectiver cette perception, à travers la réalisation d'une étude auprès d'un échantillon représentatif de chauffeurs. En pratique, les chauffeurs qui s'inscrivent dans la durée sont ceux qui s'y retrouvent financièrement. Les autres s'en retirent. Cela atteste d'une forme d'entrepreneuriat spécifique permettant aux individus de s'essayer à une activité.

À mon sens, les conclusions de l'étude, intuitives, sont exactes. Elles reposent sur une méthodologie éprouvée et sur une déontologie, qui sont également utilisées dans le cadre de nos travaux universitaires.

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Nicolas Louvet, fondateur et directeur de 6t-bureau de recherche dans le secteur de la mobilité

Je ne suis ni un économiste ni un spécialiste du droit du travail. Le cabinet 6-t essaie de convaincre les acteurs qu'il approche de l'intérêt, pour eux, de comprendre pourquoi leurs services sont utilisés et d'avoir une idée des changements induits par ces derniers sur les territoires, ce qui n'est pas simple. En effet, les opérateurs de transport se considèrent comme des experts de la mobilité ; à cette aune, ils ne perçoivent parfois pas l'intérêt de l'approche proposée. En pratique, c'est notre cabinet qui a approché Uber, qui connaissait nos précédentes études puisqu'elles avaient été rendues publiques.

À titre d'exemple, les trottinettes électriques en libre-service sont appelées à disparaître à Paris. Plus globalement, les nouveaux opérateurs de transport se positionnent souvent sur le marché qu'ils ciblent avec une offre. Ils essaient rarement de répondre à une demande, essayant plutôt de la créer, voire, au pire, de la « forcer ». En l'occurrence, les Parisiens avaient-ils réellement besoin de trottinettes électriques pour se déplacer ? Non. C'est la mise à disposition de ces dernières qui a suscité le besoin. Lorsque les opérateurs de transport passent par nous, c'est pour comprendre pourquoi leurs services sont utilisés : en effet, ils ne le savent pas toujours, même lorsque le succès est au rendez-vous.

Dans le cas qui nous occupe aujourd'hui, nous nous demandions si l'émergence d'Uber allait dans le sens d'une politique de réduction de la place de la voiture en ville et du financement des transports publics, en cannibalisant ces derniers. Les usagers, au moment de l'étude, saluaient la possibilité de recourir à des chauffeurs de berlines plutôt qu'à des chauffeurs de taxi désagréables.

En France, nombreux sont ceux qui ont découvert les voitures avec chauffeurs par le truchement des plateformes numériques. Aujourd'hui, ils se tournent, pour beaucoup, vers les taxis. En effet, l'offre proposée par les VTC s'est dégradée au fil du temps quand celle des taxis s'est améliorée. En tout état de cause, la qualité du service délivré aux usagers s'est améliorée au fil du temps.

Le vrai sujet est aujourd'hui celui des livreurs de repas. Alors qu'ils sont de plus en plus nombreux, ni leurs profils, ni le nombre de trajets qu'ils réalisent ne sont connus. Or il semble, selon certaines rumeurs, qu'Uber Eats génère désormais, dans le monde, davantage de trajets qu'Uber VTC. Cela constitue donc un véritable enjeu qui doit être encadré. Ainsi, en quatre ans, le poids des livreurs d'Uber Eats, qui ne sont pas nécessairement déclarés, a beaucoup progressé.

Enfin, ces activités posent des questions de mobilité, lesdits livreurs pouvant utiliser des Vélib' ou des Véligo, dont ce n'est pas la vocation, voire des voitures, ce qui alimente le trafic. De fait, votre commission devrait se pencher sur le phénomène des livraisons de repas.

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L'enquête parlementaire que nous menons poursuit plusieurs objectifs. Le premier est d'analyser les données révélées par les Uber files, concernant les pratiques de lobbying d'Uber et les interventions des décideurs publics. Le deuxième objectif est d'étudier les conséquences de l'ubérisation, jusqu'à aujourd'hui.

Aujourd'hui, l'idée est de mieux cerner les rôles que vous avez respectivement joués, à un moment donné, dans la stratégie de lobbying d'Uber. Quel était, pour cette dernière, l'intérêt de vos travaux ?

Comme l'ont montré les données disponibles, Uber a mené une campagne médiatique de dénigrement des taxis et d'achat d'articles sur des sites internet afin de vanter son modèle et de créer un écosystème favorable à celui-ci, alors même qu'elle était consciente d'enfreindre la loi, et cela dans bien des domaines, en particulier le droit du travail et la fiscalité. C'est dans ce contexte qu'Uber s'est rapprochée de MM. Bouzou et Landier et que M. Louvet l'a contactée.

Monsieur Bouzou, vous avez, suite aux révélations des Uber files et à différents articles de presse, publié un communiqué indiquant que l'étude réalisée pour Uber ne dérogeait pas aux exigences déontologiques de votre cabinet. Néanmoins, il apparaît, selon les Uber files, que vous vous seriez fait le relais du modèle Uber dans les médias mais également auprès de responsables politiques, notamment à l'occasion d'un petit-déjeuner avec des parlementaires suisses à Genève. Or cette information va au-delà de l'utilisation, par une entreprise, des travaux d'un économiste à des fins de lobbying. Qu'avez-vous à répondre sur ce point ?

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Nicolas Bouzou, économiste et fondateur du cabinet d'études et de conseil économiques Asterès

Dans le contrat signé avec Uber, lequel vous a été transmis, il était clairement stipulé que nous pouvions présenter les fruits de nos travaux aux parlementaires et à la presse. Il s'agit, nous concernant, d'une pratique récurrente à laquelle nous sommes attachés. D'ailleurs, je souhaiterais que nos travaux soient plus souvent rendus publics.

De mémoire, je ne crois pas que le travail réalisé pour Uber ait été présenté à des parlementaires français : il faudrait, pour s'en assurer, reprendre les archives de l'Assemblée nationale ou du Sénat. En revanche, il est vrai que l'étude avait été présentée à des parlementaires de Genève. En effet, la problématique genevoise, à cette époque, était comparable à la problématique française. Cela étant, il ne s'agissait nullement d'un travail de lobbyiste mais simplement d'une présentation de nos travaux.

Plus largement enfin, je souhaiterais que des conférences de presse soient plus régulièrement organisées pour nous permettre de présenter nos travaux à la presse.

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Vous aviez été sélectionné par Uber non seulement parce que vous étiez, au titre de vos convictions libérales, favorable à son modèle, ce que vous avez reconnu, mais également parce que vous travailliez déjà avec plusieurs agences parisiennes de lobbying.

Par ailleurs, vous vous êtes targué de faire preuve, concernant la publication des conclusions de vos études, de transparence. Vous avez également indiqué que vos protocoles, puisqu'ils étaient publics, étaient accessibles à d'autres économistes, afin de permettre, le cas échéant, la confrontation intellectuelle.

Tel n'est absolument pas le cas de l'étude conduite par M. Landier et M. Thesmar, lequel a été entendu la semaine dernière. Monsieur Landier, vous avez d'abord travaillé sur la base de données non exhaustives fournies par Uber, puisque cette dernière ne vous avait transmis aucune information sur les chauffeurs déconnectés par exemple.

Uber vous avait-elle véritablement remis l'ensemble des données liées aux chauffeurs non déconnectés ? De quelles garanties disposiez-vous sur ce plan ? En complément, vous êtes lié à Uber par un accord de confidentialité, qui vous interdisait de partager les données en votre possession. Par conséquent, aucun économiste ou aucun chercheur ne pouvait reprendre vos travaux afin de les confronter à ses propres protocoles.

De surcroît, vos conclusions ont été, comme révélé dans les Uber files, présentées de manière un peu rapide, pouvant induire, chez les lecteurs de votre étude, une représentation trompeuse et embellie de la réalité. Vous avez ainsi indiqué que les chauffeurs de VTC percevaient une rémunération deux fois supérieure au SMIC, sans préciser que cela s'entendait avant déduction des charges afférentes à leur activité : en tenant compte de ces dernières, la rémunération précitée est nettement inférieure à deux SMIC.

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Augustin Landier, professeur d'économie à l'école des Hautes Etudes Commerciales de Paris (HEC Paris)

Les partenariats de consulting passés avec des entreprises s'accompagnent de la signature d'un accord de confidentialité, ce qui limite d'ailleurs la valeur des études ainsi réalisées. L'étude produite pour Uber n'a ainsi pas été soumise à un journal académique pour cette raison. Cependant, le professionnalisme de nos interlocuteurs d'Uber était très élevé : jamais nous n'avons eu le sentiment que des données tronquées ou manipulées nous étaient fournies.

Par ailleurs, je n'ai pas très bien compris le sens de vos interrogations sur la question de la déconnexion. En effet, l'étude portait sur les chauffeurs actifs sur la plateforme Uber X en 2015. Les données en notre possession nous permettaient de visualiser leur production mais également les départs. Si elles nous avaient semblé falsifiées ou manipulées, nous aurions immédiatement mis un terme au contrat passé avec Uber.

En tout état de cause, les principes de déontologie ont été appliqués par les deux parties. À cette aune, les études ont été menées en partant du principe qu'Uber n'essayait pas de fournir de fausses données pour obtenir un constat biaisé. Était-il dans son intérêt de délivrer des informations erronées ? En cela, elle aurait pris un risque.

En complément, vous avez souligné que nous avions indiqué que les chauffeurs de VTC percevaient une rémunération deux fois supérieure au SMIC, en omettant les charges inhérentes à leur activité. Toutefois, en page 14 de notre étude, les modalités de calcul des recettes horaires des chauffeurs étaient clairement précisées. Il était ainsi stipulé que les éléments déterminés correspondaient au total des recettes après déduction des coûts des services apportés par Uber.

La suite de l'étude revenait sur les différents régimes fiscaux appliqués aux chauffeurs, selon qu'ils louent ou possèdent leur véhicule. L'objectif n'était absolument pas de comparer leur rémunération avec le SMIC ; jamais nous ne l'avons fait. Il aurait d'ailleurs été très peu plausible d'affirmer qu'un chauffeur VTC gagnait deux fois le SMIC.

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Permettez-moi de vous lire un extrait du compte-rendu de l'audition de M. MacGann , ancien lobbyiste d'Uber devenu lanceur d'alerte en ayant révélé les données qui ont permis à un consortium de journalistes de travailler sur les Uber files : « Je souhaiterais que vous précisiez davantage la manière dont ont été instrumentalisés des économistes, comme Augustin Landier, David Thesmar et Nicolas Bouzou, à qui l'on demandait des études sur mesure et non des travaux de recherche approfondis et objectifs. Leurs articles permettaient de défendre Uber dans la bataille de l'opinion » . Il a répondu : « MM. Landier, Bouzou, Thesmar et autres ont effectué des travaux qui nous ont ensuite permis de montrer aux décideurs politiques français que leurs propres économistes confirmaient ce que nous disions. Comme nous sélectionnions attentivement les données d'Uber fournies aux économistes, le résultat de leurs études était conforme à la commande ».

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Nicolas Bouzou, économiste et fondateur du cabinet d'études et de conseil économiques Asterès

J'ai écouté l'audition de M. MacGann, qui nous décrivait comme des « marionnettes » de mémoire. Il nous est reproché d'avoir mené des études « orientées », c'est-à-dire comprenant des erreurs factuelles. Puisque notre étude est publique, je suis tout à fait disponible pour débattre, le cas échéant, de ces dernières et, si nécessaire, les corriger.

Lorsqu'une entreprise nous fournit des données, nous ne sommes pas en mesure d'en vérifier l'exactitude. Cela étant, comme l'a signalé M. Landier, il serait, pour une entreprise, suicidaire de nous communiquer de fausses données, notamment si la supercherie venait à être découverte. Toutefois, pour nous prémunir de ce type de situations, nous essayons d'utiliser le moins de données d'entreprise possible.

À ce titre, je ne suis pas persuadé de bien comprendre la position de M. MacGann. En tout état de cause, notre étude ne s'est appuyée que sur quelques données fournies par Uber, concernant, par exemple, le nombre de chauffeurs de VTC. Enfin, il me semble que les chauffeurs de taxis – mais je ne peux pas le vérifier présentement – avaient également demandé la réalisation d'études qui devraient donner lieu à débats.

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Augustin Landier, professeur d'économie à l'école des Hautes Etudes Commerciales de Paris (HEC Paris)

Les affirmations du lanceur d'alerte que vous avez évoqué sont très floues. Aussi nous est-il difficile d'y répondre. À ma connaissance, les données qu'Uber nous a remises n'étaient pas trafiquées. Ainsi, la distribution des variables, qui a été testée, semblait tout à fait naturelle. En complément, je ne sais pas si M. MacGann dispose de preuves démontrant que les données auraient été falsifiées : rien ne nous a donné à penser qu'elles l'avaient été. Enfin, aucun élément ne laisse aujourd'hui à penser que les conclusions de notre étude seraient fausses.

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Monsieur Landier, votre étude a été cosignée par un salarié d'Uber. Quelle a été sa contribution ? Quelles instructions recevait-il de la part de son employeur ? Enfin, nombre d'économistes considèrent que leurs travaux doivent être rendus publics pour permettre à leurs confrères de s'en emparer. Quelle est votre position sur ce plan car les données sur lesquels s'appuient vos travaux n'ont pas été publiées ?

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Augustin Landier, professeur d'économie à l'école des Hautes Etudes Commerciales de Paris (HEC Paris)

Je suis bien évidemment favorable à ce que les données soient diffusées dans le domaine public. Néanmoins, les entreprises ne partagent pas nécessairement cette approche, cherchant à maximiser leurs profits et à entretenir leur réputation ; à cette aune, elles font parfois preuve de méfiance. Il arrive également qu'elles ne souhaitent pas que certaines informations soient rendues publiques, pour préserver certains processus de fabrication ou pour ne pas dévoiler leur stratégie.

Quoi qu'il en soit, l'étude que nous avons menée n'était pas une étude académique mais une étude couverte par un contrat de consulting s'inscrivant dans le cadre d'un partenariat lucratif. En effet, nous avons été rémunérés par la société Uber pour travailler sur des données qu'elle nous fournissait.

Enfin, vos questions ne manquent pas de pertinence. Elles doivent nous amener à définir des cadres d'expérimentation concernant les évolutions technologiques pouvant faire évoluer la réglementation ; lesdites données pourraient par exemple être mises à disposition d'un consortium de chercheurs.

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Votre étude, qui a coûté 100 000 euros, s'assortit de clauses de confidentialité et a été menée à partir de données présélectionnées par Uber, qui a tenté d'intervenir dans le débat public pour influencer l'opinion. Comprenez-vous que cela puisse nous choquer ?

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Augustin Landier, professeur d'économie à l'école des Hautes Etudes Commerciales de Paris (HEC Paris)

Il me semble nécessaire, à ce stade, de rappeler clairement quel était notre rôle. Il nous appartenait, à travers nos méthodologies et notre déontologie, d'aider Uber à exprimer au mieux ses arguments concernant sa contribution à l'économie.

Notre étude n'a jamais eu la prétention d'apporter une vision panoramique des effets induits par l'émergence d'Uber : elle ne s'est par exemple absolument pas penchée sur la congestion induite par la circulation d'un nombre croissant de véhicules sur les routes. Elle avait pour objectif d'aider Uber, à partir d'une approche analytique et scientifique, à mettre en avant, auprès des politiques, du régulateur et des citoyens, la valeur économique créée par ses services.

Enfin, l'étude réalisée pour Uber était rémunérée car elle ne s'inscrivait pas dans le cadre scientifique et académique habituel.

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Vous prétendez que vos études n'ont jamais servi à promouvoir le modèle d'Uber. Or vous étiez rémunérés par cette dernière pour mener une étude servant ses intérêts.

Le modèle Uber VTC connaît aujourd'hui un phénomène de « ressac » : en effet, nombreux sont les clients qui en sont revenus. En parallèle néanmoins, l'ubérisation se développe au sein de différents secteurs d'activité. Portez-vous, sur ce phénomène, le même regard qu'au moment de la réalisation de votre étude ? Avez-vous, a contrario, changé d'avis, comme M. MacGann ou M. Attali ?

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Augustin Landier, professeur d'économie à l'école des Hautes Etudes Commerciales de Paris (HEC Paris)

Je confirme que l'étude menée par nos soins servait le modèle d'Uber puisqu'elle avait été conduite dans le cadre d'un partenariat de conseil. Aussi était-il très clair qu'elle serait utilisée par Uber pour promouvoir son activité. Dans ce type de situations, la transparence est essentielle. Il est en effet très important que les lecteurs de l'étude sachent qu'elle était destinée à répondre à une commande. Enfin, les méthodologies appliquées ont été les mêmes que celles mises en œuvre dans un cadre scientifique, permettant de garantir l'adoption d'une approche non biaisée.

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Ni la transparence, ni la mise en œuvre d'une approche non-biaisée ne sont garanties, compte tenu de la confidentialité des données. Aussi ne disposons-nous, concernant vos travaux, d'aucune garantie d'objectivité.

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Augustin Landier, professeur d'économie à l'école des Hautes Etudes Commerciales de Paris (HEC Paris)

Au nom de la transparence encore une fois, il était clairement précisé que l'étude avait été commanditée par Uber.

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Selon les informations disponibles, les plateformes de VTC souffrent actuellement de problèmes de rentabilité. Les prestataires, en parallèle, rencontrent des difficultés à la fois économiques et sociales. Comme le montrent les chiffres de l'Insee, le marché débattu s'est fortement développé depuis 2008. Néanmoins, les opérateurs, qu'il s'agisse des prestataires ou des plateformes, sont très fragiles.

Par le passé, le marché évoqué était sclérosé. Aujourd'hui, il s'est profondément libéralisé. Selon vous, quelles pourraient être les améliorations à mettre en œuvre ? Une troisième voie – fruit du dialogue social et d'un compromis – pourrait-elle être explorée ?

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Nicolas Bouzou, économiste et fondateur du cabinet d'études et de conseil économiques Asterès

Je souscris à cette intervention. Le terme « ubérisation » a acquis une connotation péjorative puisqu'à l'époque d'Uber Pop, les chauffeurs échappaient au paiement des charges. De surcroît, Uber pratiquait alors, comme les autres, l'optimisation fiscale : elle ne payait alors pas ses impôts là où se trouvait son activité mais là où étaient implantés ses sièges sociaux.

Même si je ne suis pas un spécialiste de la fiscalité, les choses ont, depuis lors, beaucoup évolué, conformément aux recommandations de l'OCDE, qui visent à taxer les entreprises là où elles réalisent leurs activités. De la même manière, les problématiques liées aux charges ont beaucoup avancé.

Quoi qu'il en soit, le devenir du marché débattu me semble être un excellent sujet de dialogue social. Néanmoins, les partenaires sociaux, en France, s'occupent essentiellement des salariés et beaucoup moins des indépendants. Or une partie de la population aspire aujourd'hui à travailler de manière indépendante. Il est donc essentiel de trouver, sur les sujets de cette nature, un modus operandi. Cela me semble être d'autant plus important que je ne crois pas que ce mouvement puisse être arrêté.

Tous les pays ont eu un débat sur l'ubérisation. Ce dernier a d'ailleurs été très soutenu en Suisse, pays qui n'est pourtant pas réputé pour ses emportements. À ma connaissance, enfin, aucun pays n'a interdit Uber.

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Nicolas Bouzou, économiste et fondateur du cabinet d'études et de conseil économiques Asterès

J'en prends note.

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Augustin Landier, professeur d'économie à l'école des Hautes Etudes Commerciales de Paris (HEC Paris)

Je ne travaille plus sur ces sujets aujourd'hui de la même manière et avec la même intensité qu'autrefois. Aussi n'ai-je pas d'éléments nouveaux à vous apporter. Notre modèle social a été créé sur la base d'un marché du travail où le salariat était prédominant. Depuis lors, a été observée une légère inversion de tendance, avec un retour de l'artisanat et du travail indépendant. Il est donc essentiel de s'assurer, à l'aune de ces nouveaux paramètres, du bon fonctionnement de notre modèle social. Il convient ainsi de veiller à ce que les chauffeurs ne soient pas pénalisés sur le marché du logement ou le marché du crédit, parce qu'ils n'ont pas de CDI, par exemple.

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Quelles sont, concernant le statut d'autoentrepreneur, vos préconisations d'amélioration ?

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Nicolas Bouzou, économiste et fondateur du cabinet d'études et de conseil économiques Asterès

Ce statut a beaucoup évolué depuis sa mise en place en 2008. Il s'est ainsi beaucoup développé avec l'ubérisation. N'en étant pas un spécialiste, je préfère m'abstenir plutôt que de vous dire une bêtise.

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Augustin Landier, professeur d'économie à l'école des Hautes Etudes Commerciales de Paris (HEC Paris)

Je n'ai pas non plus de préconisations à faire valoir sur ce sujet.

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Nicolas Louvet, fondateur et directeur de 6t-bureau de recherche dans le secteur de la mobilité

Je n'en suis pas non plus un expert. Cela étant, l'autoentrepreneur devient-il « l'exception utile » ou la « règle dangereuse » ? Là me semble être le vrai débat.

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Monsieur Louvet, vous faisiez précédemment référence aux plateformes de livraison, Uber Eats et Deliveroo par exemple. Si vous disposez d'études à nous transmettre, je vous invite à le faire. Elles pourraient en effet beaucoup nous intéresser. Au cours de la matinée, nous avons entendu la directrice générale de Deliveroo ; nous avons alors été surpris d'observer ses lacunes sur le plan des données et des statistiques.

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Nicolas Louvet, fondateur et directeur de 6t-bureau de recherche dans le secteur de la mobilité

Encore une fois, il me semble nécessaire de convaincre les plateformes et les opérateurs de mener des enquêtes et disposer de données accessibles. Nous avons mené des études relatives aux livreurs qui travaillent pour des plateformes. Néanmoins, nous n'avons pas réussi à obtenir de ces dernières qu'elles les conduisent auprès de leurs livreurs. Aussi avons-nous eu recours à des bureaux de sondage qui ont réalisé, in situ, des sondages auprès des livreurs.

Dans quelle mesure la puissance publique pourrait-elle imposer à ces activités la réalisation d'enquêtes ? Cela me semble être un enjeu absolument énorme. Pour l'heure, les données relatives aux livreurs de repas ou de courses à domicile ne sont pas parfaites. Elles pourront toutefois vous être transmises puisqu'elles sont le fruit de recherches menées avec la chaire logistique et l'université Gustave Eiffel.

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Monsieur Bouzou, pourquoi n'avez-vous pas présenté vos travaux à des parlementaires français ? Pourquoi ne les avez-vous évoqués qu'avec des parlementaires européens ? Monsieur Landier, vous avez précédemment reconnu que votre étude servait les intérêts d'Uber, en sa qualité de commanditaire. Sur cette base, est-il possible de penser qu'elle pourrait manquer d'objectivité ?

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Augustin Landier, professeur d'économie à l'école des Hautes Etudes Commerciales de Paris (HEC Paris)

Lorsqu'un partenariat est noué avec une entreprise, celle-ci décide ce qu'elle fait de l'étude réalisée. Si elle l'utilise ou en fait la promotion, c'est parce qu'elle considère qu'elle améliore son image ou vient crédibiliser sa proposition économique. En revanche, nous n'avions, pour réaliser notre étude, aucune autre contrainte que celle liée aux données.

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Vous avez été rémunéré par Uber pour réaliser une étude. En pratique, il est très facile de ne pas être objectif, par exemple en ne présentant qu'une partie des informations disponibles. Par conséquent, est-il légitime de penser que votre étude pourrait manquer d'objectivité ?

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Augustin Landier, professeur d'économie à l'école des Hautes Etudes Commerciales de Paris (HEC Paris)

L'étude menée n'avait pas vocation à étudier l'ensemble des dimensions de la problématique. En cela, elle différait d'un rapport dont l'ambition aurait été de mener une analyse exhaustive des coûts et des bénéfices du modèle Uber.

Sur le marché de l'expertise, les experts doivent faire preuve de sérieux et de déontologie sous peine d'affecter leur réputation. Pour information, je n'ai réalisé, dans ma carrière universitaire, que deux études lucratives, la première pour Uber, la seconde pour Free. Ces deux entreprises étaient malmenées en raison de leur côté disruptif. Jj'avais toutefois l'intuition qu'elles apportaient de la valeur à la population. Dans le cadre de l'enquête menée pour Uber, il me fallait m'assurer de la légalité des choses, du respect de la déontologie propre à la communauté scientifique et de la déclaration de ce qui devait l'être. Il m'importait également de ne pas déroger à ma déontologie personnelle.

Si l'on restreignait la prise de parole des chercheurs dans le débat public, ceux-ci pourraient, in fine, être déconnectés de la réalité. D'aucuns pourraient être tentés de ne pas échanger avec des chefs d'entreprise, par exemple, pour échapper à tout soupçon ou éviter certains biais. En cela toutefois, ils se priveraient d'une proximité utile vis-à-vis de l'objet de recherche. En la matière, il est essentiel de trouver un juste et subtil équilibre.

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Nicolas Bouzou, économiste et fondateur du cabinet d'études et de conseil économiques Asterès

Pourquoi n'avons-nous pas présenté les conclusions de notre étude à des parlementaires français ? Simplement parce que nous n'avons pas été invités à le faire, ce que je regrette. Or il est toujours très utile et intéressant d'échanger avec des parlementaires, même s'ils ne partagent pas nos orientations idéologiques. En effet, cela permet de passer de l'analyse à la faisabilité politique. Enfin, m'autorisez-vous à dire un mot de l'objectivité ?

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Nicolas Bouzou, économiste et fondateur du cabinet d'études et de conseil économiques Asterès

Je considère que les études sont faites pour être lues et critiquées. Il est en effet essentiel qu'elles donnent lieu à des débats argumentés. Je sais bien que d'aucuns estiment qu'il est anormal que certaines d'entre elles soient financées par des entreprises. Je considère au contraire que le débat économique serait, en France, encore plus riche si nous disposions de davantage d'études, à condition, bien évidemment, que les conditions de financement associées soient transparentes.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Nombre de vos confrères, au contraire, estiment qu'il serait utile de renforcer considérablement les ressources financières de l'enseignement supérieur et de la recherche publics pour produire davantage d'études publiques. Ainsi, pas moins de 70 chercheurs, spécialistes de l'économie et des emplois peu qualifiés, avaient, dans une tribune publiée sur la plateforme Medium en 2020, marqué leur défiance vis-à-vis des travaux de MM. Landier et Thesmar ou de M. Bouzou.

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Augustin Landier, professeur d'économie à l'école des Hautes Etudes Commerciales de Paris (HEC Paris)

À quelle date avait-elle été publiée ?

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je n'en connais pas la date précise. Je sais simplement qu'elle a été publiée en 2020. En l'espèce, vos pratiques, monsieur Landier, ne sont aujourd'hui pas illégales. Sur le plan déontologique, toutefois, elles me semblent contestables. Si des sociétés comme Uber ou G7 disposaient des ressources financières requises pour lancer des études, tel n'était pas le cas des taxis artisans ou salariés. Enfin, vous étiez parmi nous aujourd'hui pour avoir été cités dans les Uber files, et non au titre de vos travaux d'économistes.

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Je vous remercie de votre disponibilité. Nous formulerons peut-être des demandes de documents complémentaires. Je vous souhaite une bonne journée.

La commission d'enquête entend M. Ishan Bhojwani, responsable des opérations du programme beta.gouv.fr et M. Pierre Pezziardi, entrepreneur et ancien responsable de la plateforme Le.taxi

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Nous avons l'honneur de recevoir MM. Ishan Bhojwani, responsable des opérations des programmes chez beta.gouv.fr, l'incubateur de start-up d'État créé en 2013 et Pierre Pezziardi, entrepreneur et ancien responsable de la plateforme Le.taxi, qui est une base de données publique indiquant en temps réel le nombre de taxis disponibles et leur géolocalisation.

À partir du 10 juillet 2022, plusieurs membres du consortium international des journalistes d'investigation – l'ICIJ – ont publié ce qu'il est désormais convenu d'appeler les Uber files : s'appuyant sur 124 000 documents internes à l'entreprise américaine datés de 2013 à 2017, cette enquête a dénoncé un lobbying agressif de la société Uber pour implanter en France, comme dans de nombreux pays, des véhicules de transport avec chauffeur (VTC) venant concurrencer le secteur traditionnel du transport public particulier de personnes réservé jusqu'alors aux taxis.

Notre commission d'enquête a pour objet, d'une part, d'identifier l'ensemble des actions de lobbying menées par Uber pour pouvoir s'implanter en France et le rôle des décideurs publics de l'époque et d'émettre des recommandations concernant l'encadrement des relations entre décideurs publics et représentants d'intérêts ; d'autre part, d'évaluer les conséquences économiques, sociales et environnementales du développement du modèle Uber en France et les réponses apportées et à apporter par les décideurs publics en la matière.

Pouvez-vous nous expliquer la genèse de la création de la base de données Le.taxi dans le cadre de l'incubateur beta.gouv.fr, son but et la manière dont elle peut être utilisée aujourd'hui gratuitement ?

Vous êtes également des observateurs avertis du développement des plateformes dans de nombreux secteurs d'activité. Aussi, nous serions très intéressés par votre expertise sur la gestion algorithmique. Un projet de directive européenne prévoit notamment d'améliorer la transparence, les droits et la responsabilité en matière de gestion algorithmique des plateformes d'emplois. En avez-vous entendu parler ? Cela vous paraît-il nécessaire dans le secteur du transport public particulier de personnes ?

Plus généralement, auriez-vous des recommandations à formuler pour mieux encadrer les risques liés au phénomène d'ubérisation de la société, sur les plans économique, social et environnemental ?

L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(MM. Ishan Bhojwani et Pierre Pezziardi prêtent successivement serment.)

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Pierre Pezziardi, entrepreneur et ancien responsable de la plateforme Le

Nous sommes aujourd'hui salariés contractuels de la direction interministérielle du numérique (Dinum) mais nous nous exprimons en notre nom propre, au titre de notre expérience passée.

J'étais en 2015 dirigeant d'une société unipersonnelle informatique, Convivial conseil, chargée d'accompagner le Secrétariat général pour la modernisation de l'action publique (SGMAP) dans le développement de start-up d'État dans le cadre du programme beta.gouv.fr dont vous connaissez certaines réalisations telles que « Pix » ou le « pass culture ».

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Ishan Bhojwani, responsable des opérations du programme beta

En 2017, j'étais en stage au SGMAP avant de devenir prestataire free-lance pour diverses missions dans l'écosystème numérique public auprès de plusieurs sociétés. En janvier 2019, j'ai rejoint, en tant que contractuel, la direction interministérielle du numérique et du système d'information et de communication de l'État (Dinsic), devenue Dinum.

La start-up d'État Le.taxi était développée au sein de l'incubateur du SGMAP – plus précisément la Dinsic, pour le compte de laquelle nous intervenions en tant que prestataire. Après la période d'incubation entre 2015 et 2020, la start-up a rejoint la Direction générale des infrastructures, des transports et des mobilités (DGITM). C'est donc celle-ci qui gère la plateforme depuis cette date.

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Pierre Pezziardi, entrepreneur et ancien responsable de la plateforme Le

C'est le cheminement habituel des start-up d'État que d'être incubée dans une structure d'innovation pour être ensuite reprises par le ministère compétent et, si elles fonctionnent, devenir un service public national.

La genèse de la start-up est à chercher dans la loi du 1er octobre 2014 relative aux taxis et aux voitures de transport avec chauffeur (VTC). Son article 1er a instauré un registre national recensant les informations relatives à l'identification, à la disponibilité et à la géolocalisation des taxis auquel a été donné le nom « Le.taxi ». Grâce à ce registre, auquel l'inscription n'était pas obligatoire, les chauffeurs pouvaient se lancer dans la maraude électronique – la maraude traditionnelle permet au chauffeur de taxi qui affiche son luminaire de pouvoir prendre un client n'importe où –, dans laquelle Uber avait acquis une position dominante sans laisser beaucoup de place aux taxis. La loi visait donc à rééquilibrer le rapport de force entre les VTC, qui avaient conquis l'espace numérique et les taxis, qui en étaient largement absents, à l'exception des grandes centrales qui avaient développé des applications.

La start-up d'État créée à l'époque comptait trois personnes. Dans une telle structure, les ingénieurs représentent l'essentiel des dépenses, une part infime étant dédiée à la machinerie – serveurs et stockage. Une équipe aussi resserrée peut affronter les incertitudes dans la mise en œuvre de la loi : la fragmentation du marché des taxis ; le rôle des centrales ; la réticence au numérique.

Le dispositif de la start-up d'État a également été utilisé pour faire naître le « pass culture », « La bonne boîte » pour Pôle emploi, « démarches-simplifiées.fr », « pix », ou encore « mes-aides.gouv.fr » pour lutter contre le non-recours aux aides publiques.

Dans le cas de Le.taxi, l'innovation devait permettre, en fédérant l'offre de taxis disponibles, de diffuser sur une myriade d'applications mobiles un bouton « Y aller en taxi » – je sors mon téléphone, je commande un taxi, il arrive là où je me trouve. Pour offrir une manne aux taxis, fallait-il développer une application « France Mobilité » capable de conquérir une clientèle et de rivaliser avec les applications grand public ou une plateforme – un registre permettant à d'autres applications qui ont déjà leur clientèle telles que les applications de mobilité Apple maps ou Google maps de le faire ?

La start-up d'État transport.data.gouv a eu recours à la stratégie de plateforme pour redonner de la visibilité aux transports publics. Grâce à elle, Google maps vous propose un itinéraire en bus – ce n'est pas rien. L'effet de levier d'une telle stratégie est considérable.

Le choix de la stratégie était fléché puisque la loi crée un registre sur lequel les taxis s'inscrivent de manière volontaire pour bénéficier d'une visibilité sur les applications de mobilité. Ces dernières ne sont pas le seul fait des Gafam et les collectivités essaient également, non sans mal, d'en développer.

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Ishan Bhojwani, responsable des opérations du programme beta

Il faut bien avoir en tête que Le.taxi n'est pas une application mobile, qui est une interface humain-machine – autrement dit, vous pouvez interagir avec elle. Dans le cas d'Uber, par le biais de leurs applications respectives, le client peut commander un taxi et le chauffeur envoyer sa position. Les deux applications communiquent avec une base de données par le biais d'une interface de programmation d'application (API) qui, elle, est une interface machine-machine.

Le.taxi a été conçu comme une API centrale susceptible d'être utilisée par toutes les applications dans l'objectif, assigné par la « loi Thévenoud », d'améliorer l'accès aux taxis pour les clients. Deux catégories d'applications sont connectées à l'API. D'un côté, celles des opérateurs : il s'agit d'applications privées ou publiques auxquelles sont inscrits des chauffeurs – Alpha taxis à Paris fut l'un des premiers à se connecter ; partout en France, les centrales de réservation pouvaient établir une connexion avec l'API, ce qui permettait aux chauffeurs de ne pas avoir à utiliser un deuxième logiciel au quotidien. De l'autre côté, des moteurs de recherche ou applications permettent aux clients de trouver un taxi. Entre les deux, se trouve le registre, une base de données, invisible des utilisateurs, dans laquelle les coordonnées des taxis libres sont mises à jour toutes les cinq ou dix secondes – les opérateurs envoient des positions et les moteurs de recherche savent quels sont les taxis les plus proches.

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Pierre Pezziardi, entrepreneur et ancien responsable de la plateforme Le

La conception de la plateforme Le.taxi a nécessité un dialogue avec l'écosystème. Il fallait notamment convaincre de l'intérêt de ce nouvel outil aussi bien les centrales – cela a été le cas avec G7 – que les fournisseurs d'applications de dispatch tels que Axygest – nous avons ainsi pu accéder aux Taxis jaunes et à des flottes en province – ou à des fournisseurs plus petits qui cherchaient à attirer des chauffeurs de taxi ne dépendant pas d'une centrale. Nous avions ainsi réuni une demi-douzaine de partenaires du côté des chauffeurs comme des clients – par exemple, Paris taxi, application proposée par la mairie de Paris. Mais nous n'avons pas réussi à convaincre les applications de mobilité ayant une grande audience, notamment américaines, pour une raison simple : le registre étant mis à disposition sans aucune commission, conformément à la loi et aux décrets d'application, il n'y avait pas d'argent en jeu.

En 2017, au pic de la notoriété de la plateforme, 2 500 taxis étaient connectés tous les jours et, dans la journée la plus faste, une centaine de courses ont été distribuées. Cela n'a pas été le succès escompté, notamment en raison de la difficulté à atteindre une double masse critique – si vous attirez plein de clients sans que les taxis promis soient au rendez-vous ou, à l'inverse, si vous incitez les chauffeurs à s'inscrire au registre sans que les courses soient au rendez-vous, les uns comme les autres cesseront d'utiliser la plateforme –, mais aussi de l'éparpillement du secteur et du caractère optionnel de l'inscription au registre.

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Ishan Bhojwani, responsable des opérations du programme beta

Selon un fonctionnement propre aux start-up d'État, un bilan de l'impact du dispositif est établi tous les six mois, ce qui conduit régulièrement à mettre fin à des services mais surtout à ajuster leur trajectoire.

À partir de 2017-2018, le devenir de la plateforme Le.taxi a été mis sur la table dans les discussions avec la DGITM et avec le SGMAP. Le constat était clair : la masse critique n'avait pas été atteinte. En conséquence de quoi, deux scénarios étaient envisageables : premièrement, arrêter le dispositif ; deuxièmement, tenter de le généraliser en rendant obligatoire la connexion pour l'ensemble des chauffeurs de taxi afin d'atteindre la fameuse masse critique susceptible d'attirer des applications de mobilité. C'est ce deuxième scénario qui a été retenu par le Gouvernement puis par le législateur, puisque, depuis la loi d'orientation des mobilités, l'envoi de la position des taxis par l'intermédiaire des opérateurs est devenu obligatoire. En 2020, le dispositif a été entièrement transféré à la DGITM. Celle-ci a pris un décret d'application fin 2021 en vertu duquel les conducteurs de taxi ont l'obligation d'être visibles sur le registre Le.taxi, lorsqu'ils sont disponibles dans leur zone de prise en charge. Hors de cette zone, ils ne sont pas soumis à l'obligation de connexion. Le conducteur doit honorer les courses en maraude électronique, comme c'était déjà le cas. Toutefois, depuis l'entrée en vigueur de ce décret, il peut refuser la course pour un motif légitime – c'est le cas pour un taxi qui attend dans une file ou qui s'apprête à prendre un temps de pause. Les applications destinées aux clients ont, quant à elles, l'obligation d'afficher tous les taxis connectés en toute impartialité – sans en mettre en avant certains, au nom d'un partenariat par exemple.

Depuis septembre 2020, la DGITM cherche à redéployer le dispositif qui a connu un passage à vide pendant la période de la pandémie de covid. Sa priorité est de connecter le plus grand nombre de taxis possible – ils sont aujourd'hui plus de 8 000 contre 2 000 en 2017. Il faudrait interroger ses responsables pour connaître désormais la feuille de route du dispositif.

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Pierre Pezziardi, entrepreneur et ancien responsable de la plateforme Le

Pour donner un ordre de grandeur, 8 000 taxis représentent environ 20 % de la flotte nationale.

Le registre Le.taxi s'inscrit dans le cadre de la loi et d'une mission d'intérêt public, alors que les applications privées, comme Uber ou Deliveroo, se déploient dans le cadre du droit privé, qui, en matière de traitement des données personnelles, repose sur le consentement et le contrat. Notre seule finalité était de rapprocher les clients des taxis. Une part substantielle des taxis en province est dévolue au transport des malades assis, ce qui représente un poste de dépenses important pour l'assurance maladie : la Caisse nationale de l'assurance maladie (Cnam) a souhaité mettre en œuvre un dispositif de lutte contre la fraude et, pour ce faire, exploiter le registre, mais il aurait fallu pour cela changer la loi. Une infrastructure technique publique occupe une position stratégique élevée puisqu'elle édicte les règles du jeu.

La loi est un outil fondamental pour gérer l'impact du numérique dans notre quotidien et dans l'économie ; néanmoins, pour réguler dans ce domaine – que ce soit sur la désinformation en ligne ou l'attractivité des mobilités douces –, les plateformes qui fédèrent des acteurs assurent une réactivité et une position stratégique élevées, permettent de réguler assez finement certains écosystèmes.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je vous remercie pour votre exposé qui nous fait mieux comprendre la distinction entre registre, base de données et application.

La plateforme Uber est mondialement connue : toute personne résidant ou séjournant en France peut réserver une voiture avec chauffeur avec l'application Uber. L'enjeu était que les taxis puissent bénéficier de la même facilité numérique pour leur clientèle. Il a dû y avoir des résistances de la part de centrales d'appel : nous avons entendu la G7 tout à l'heure et tout laisse à penser que celle-ci ne souhaitait pas perdre le quasi-monopole qu'elle détenait dans une grande ville comme Paris pour la commande de taxis ; quand Alpha Taxis inscrivait ses sociétaires dans la base de données avant que la connexion soit obligatoire, la G7 demandait une rémunération à ses chauffeurs abonnés pour s'inscrire dans la base. Confirmez-vous ces éléments ?

Le législateur a choisi de limiter son intervention au registre et a refusé de créer une application nationale publique. Ce choix était-il contraint par la complexité du déploiement d'un tel dispositif ? Y a-t-il eu des négociations difficiles avec les acteurs concernés ? Il nous faudra également poser ces questions au ministère chargé des transports.

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Pierre Pezziardi, entrepreneur et ancien responsable de la plateforme Le

Un système ouvert comme Le.taxi, qui décloisonne complètement l'ensemble de l'offre de taxis avec des règles du jeu propres, ne correspond en effet pas à l'intérêt direct d'un opérateur comme la G7, qui assure le même service mais dans un réseau privatif qu'il délimite. La G7 a des accords majeurs avec les principaux opérateurs de taxis à Marseille ; avec la même application, vous pourrez ainsi réserver un taxi à Marseille. Lorsque nous avons commencé à développer notre infrastructure, nous avons convaincu la G7 de devenir un partenaire et d'implanter la technologie dans ses boîtiers mais elle n'a pas été très allante pour la déployer, comme vous pouvez le comprendre.

C'est en effet la loi qui a dicté le choix entre l'application et le registre. Je vous invite à lire les comptes rendus des débats pour comprendre pourquoi le législateur a privilégié le second – il l'a d'ailleurs fait dès le début et il n'a jamais été question d'opter pour une application. Il faut quand même avoir en tête que les prix des deux solutions étaient incomparables : tout le monde connaît Uber mais tout le monde sait comment cette entreprise a financé son marketing et quels moyens elle a dû déployer pour que chacun soit conscient qu'Uber était une application.

Nous avons élaboré le registre avec trois personnes en entretenant des relations commerciales avec des acteurs professionnels en B2B – business to business. Si nous avions développé une application, nous aurions eu besoin de moyens bien plus importants : par exemple, 200 personnes travaillent sur l'application du pass culture. On change d'échelle avec une application grand public car elle requiert des gens qui travaillent sur Android, d'autres sur Apple. Il aurait été nécessaire d'employer une cinquantaine de personnes pour développer une application France Taxi ; ensuite, il aurait fallu en assurer le marketing pour financer l'acquisition de clients. Le coût financier d'une application a sûrement beaucoup joué dans le choix du registre.

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Ishan Bhojwani, responsable des opérations du programme beta

La stratégie initiale était de concevoir un outil plus puissant qu'une application unique : les applications de mobilité grand public pourraient insérer, grâce au registre, des boutons « Y aller en taxi ». L'idée était de connecter le registre à toutes les applications de mobilité. Cette stratégie de plateforme consistait à élaborer une base de données ouverte à laquelle pourraient se connecter de très nombreuses applications – de calcul d'itinéraire ou de GPS –, qui auraient pu proposer le déplacement en taxi à côté des autres modes de transport comme le tramway, le bus ou le vélo.

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Pierre Pezziardi, entrepreneur et ancien responsable de la plateforme Le

Cette stratégie a, pour l'instant, échoué à atteindre une dimension suffisante ; avec la loi d'orientation sur les mobilités, la DGITM a les moyens pour réussir à la développer. Ne l'oublions pas, sans que l'État ait beaucoup dépensé, des millions de personnes voient des itinéraires de transport en commun qui s'affichent sous leurs yeux et sont ainsi incitées à les emprunter. Nous avons donc le bénéfice de clientèles acquises, pour lesquelles nous apportons nos données et nos informations.

Sur la plateforme FranceConnect, il y a des éléments plus invisibles, qui épargnent des millions de demandes de pièces justificatives aux usagers en les transmettant directement aux services bancaires ou publics : c'est ce que l'on appelle le « Dites-le nous une fois ».

La stratégie de plateforme est exigeante et complexe dans un schéma commercial parce que nous sommes en concurrence avec de gros acteurs mais elle nous place à un niveau d'action élevé.

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Chez des acteurs comme FranceConnect ou mes-aides.gouv.fr – ce site, que j'ai utilisé quotidiennement comme militante pour aider les gens à accéder à leurs droits est extrêmement pratique même s'il ne remplace pas les travailleurs sociaux –, il existe une grande marge de progression pour atteindre une stratégie de plateforme, non pour substituer l'humain au numérique mais pour le compléter.

Le taxi a toujours été considéré comme un service public – ce n'est pas pour rien que les préfectures fixent les tarifs, réglementent l'activité et peuvent procéder à des réquisitions en cas de nécessité – même si la course relève d'une transaction privée. Il est regrettable que le législateur n'ait pas voulu développer une application disponible dans tout le pays et facilement accessible. J'entends que cela aurait demandé des moyens bien plus élevés mais on a su les débloquer pour le pass culture. Actuellement, le registre des données met simplement en concurrence différentes applications et aucune d'entre elles n'a acquis de visibilité suffisante. De nombreuses collectivités territoriales ont cherché, à l'image de Paris, à développer une application Le.taxi : la ville de Paris a fait deux tentatives et a engagé des moyens importants dans les appels d'offres pour que des entreprises parviennent à concevoir une telle application mais l'échec fut cuisant car beaucoup de taxis n'étaient pas volontaires, notamment ceux travaillant avec les centrales. Néanmoins, nous excédons peut-être là le champ de vos prises de position.

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Pierre Pezziardi, entrepreneur et ancien responsable de la plateforme Le

Ne prenez pas ma remarque sur le coût comme une explication de l'échec – je vous invite à comprendre les raisons de la formulation de l'article 1er – mais comme un élément destiné à vous donner des ordres de grandeur. Le succès d'une application France Taxi n'était pas acquis et il aurait, en effet, fallu consentir des investissements bien supérieurs. Il faut en revenir au consensus trouvé entre les rédacteurs de la loi et les professionnels, lequel a constitué la feuille de route que nous avons déployée dans Le.taxi.

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Nous allons nous pencher sur les débats de l'époque et la commission d'enquête a prévu d'entendre M. Thévenoud. Avez-vous d'autres éléments qui pourraient enrichir nos travaux ?

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Pierre Pezziardi, entrepreneur et ancien responsable de la plateforme Le

Le numérique redistribue significativement les cartes dans tous les secteurs économiques : le commerce en ligne gagne des parts de marché et déforme le commerce parisien et l'espace public – nous en sommes rendus à lutter contre des dark stores ; les moteurs de recherche ont bouleversé le marché de la publicité ; des places de marché – Le.taxi en est une – ont capté beaucoup de volume d'activité et ont créé des plateformes logistiques colossales ; les réseaux sociaux connectent les gens mais propagent des contrevérités et des éléments allant contre l'intérêt général ; les applications mobiles géolocalisées se développent ; l'intelligence artificielle monte en puissance et remplacera beaucoup de nos dialogues écrits, ce qui obligera les humains à s'interroger sur ce que l'on peut dire avec confiance – n'importe quel robot peut générer un document de vingt ou de quarante pages répondant à un appel à projets pour demander une subvention.

Le législateur doit évidemment se saisir de ces sujets mais il doit marcher sur ses deux jambes. Prenons l'exemple de la désinformation en ligne : on peut légiférer mais l'exécution est souvent tragique car certains acteurs vont extrêmement vite. Quelqu'un pourrait insérer les 40 gigas de mémoire du ChatGPT dans une machine et se cacher dans une grotte en Afghanistan d'où elle pourrait publier des milliards de tweets de désinformation. Élaborer une loi qui régule l'activité de cette personne serait difficile ; chaque loi ou décision d'intérêt général dans ce domaine devra être doublée d'une action sur les infrastructures. Le.taxi et, avec plus de succès, transport.data.gouv témoignent de cette nécessité.

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Ishan Bhojwani, responsable des opérations du programme beta

J'abonde dans ce sens parce que l'État a historiquement construit des infrastructures comme les routes et les ponts ; il importe que l'État investisse dans les infrastructures numériques que sont les plateformes de données publiques car en les produisant, il fixe leurs règles : les conditions dans lesquelles les chauffeurs Uber doivent travailler ne sont pas définies par un parlement mais choisies par une société américaine, alors que, dans le cadre de Le.taxi et de transport.data.gouv, l'État a réussi, notamment dans le second cas, à fixer les règles de cette activité. La dynamique des infrastructures numériques publiques est fondamentale : il faut continuer à la soutenir et à faire des paris – certains réussiront, d'autres échoueront.

Il y a une équipe très engagée à la DGITM qui fait tout son possible pour continuer à faire fonctionner le dispositif de Le.taxi. Il serait intéressant de les suivre de près dans les prochains mois.

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Combien d'applications Le.taxi a-t-il agréées pour l'instant ?

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Ishan Bhojwani, responsable des opérations du programme beta

C'est plutôt à la DGITM qu'il faudrait poser la question, mais, à ma connaissance, plus d'une centaine de groupements sont actuellement connectés. La taille de ces ensembles peut aller de quelques taxis à de très nombreux véhicules.

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Je vous remercie beaucoup, messieurs, de votre présence et de votre disponibilité. Comme l'a dit Mme la rapporteure, nous aurons peut-être d'autres questions ou demandes complémentaires à vous transmettre. N'hésitez pas à nous faire parvenir ce que vous jugerez utile à nos travaux.

La commission d'enquête entend M. Didier Migaud, président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP)

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Nous avons l'honneur d'accueillir cet après-midi M. Didier Migaud, président de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). Monsieur le président, nous vous remercions de vous être rendu disponible rapidement pour répondre à nos questions. Notre commission d'enquête a, d'une part, pour objet d'identifier l'ensemble des actions de lobbying menées par Uber pour pouvoir s'implanter en France et le rôle des décideurs publics de l'époque, et d'émettre des recommandations concernant l'encadrement des relations entre décideurs publics et représentants d'intérêts. Elle s'attache, d'autre part, à évaluer les conséquences économiques, sociales et environnementales du développement du modèle Uber en France ainsi que les réponses des décideurs publics.

Au cours de nos travaux, nous avons évoqué à maintes reprises la notion de conflit d'intérêts, le rôle des registres de déclarations des représentants d'intérêts et les contrôles réalisés par la HATVP. Votre audition intervient donc naturellement pour nous permettre de recueillir votre perception au sujet des révélations des Uber files.

Vous le savez, à partir du 10 juillet 2022, plusieurs membres du consortium international des journalistes d'investigation ont publié une série d'articles s'appuyant sur 124 000 documents internes à l'entreprise américaine datés de 2013 à 2017. Cette enquête a dénoncé un lobbying agressif de la société Uber pour implanter en France, comme dans de nombreux autres pays, des véhicules de transport avec chauffeur (VTC) venant concurrencer le secteur traditionnel du transport public particulier de personnes, réservé jusqu'alors aux taxis.

En particulier, les documents internes de l'entreprise Uber témoignent d'échanges entre celle-ci et les membres du cabinet du ministre de l'Économie de l'époque, M. Emmanuel Macron, entre octobre 2014 et mars 2016. Ces documents montrent que l'entreprise a pu leur exposer ses arguments et a tenté d'obtenir des modifications législatives favorables au développement de son modèle d'affaires.

Toutefois, les auditions que nous avons réalisées jusqu'à présent montrent que la stratégie d'Uber a échoué. D'une part, les « lois Thévenoud » du 1er octobre 2014 et « Grandguillaume » du 29 décembre 2016 ont été perçues par l'entreprise comme de nouveaux obstacles au développement de son activité. D'autre part, tous les directeurs d'administration que nous avons reçus ont affirmé n'avoir reçu aucune instruction de la part du ministre de l'Économie ou de son cabinet dans le cadre de la préparation ou de la réalisation de leurs enquêtes. Enfin, le « deal » – terme cité par le quotidien Le Monde – qu'aurait conclu Emmanuel Macron avec la société Uber, après en avoir parlé au ministre des Transports et au Premier ministre, avait pour objet de mettre fin au service UberPop le 3 juillet 2015 et d'alléger les exigences de formation des chauffeurs de VTC. En pratique, le service UberPop était illégal et avait été jugé comme tel en octobre 2014 mais l'entreprise a pu poursuivre cette activité compte tenu de l'effet suspensif de l'appel qu'elle avait formé. La décision de la cour d'appel confirmant celle du tribunal n'est intervenue qu'en décembre 2015, soit six mois après la suspension effective du service à la suite de l'intervention du ministre de l'Économie et de ses collègues.

La question principale que nous souhaitons vous poser est la suivante : le ministre de l'Économie et les membres de son cabinet, ainsi que les autres représentants du Gouvernement, en premier lieu le ministre de l'Intérieur, ont-ils outrepassé leurs pouvoirs ou se sont-ils trouvés en conflit d'intérêts en échangeant régulièrement avec Uber ainsi qu'avec d'autres entreprises de VTC ou de taxis, telle la G7, ou ont-ils tout simplement fait leur travail ?

Au-delà de cette question et compte tenu des faits précédemment évoqués, la commission d'enquête s'interroge sur le dispositif actuel d'encadrement des activités de lobbying des entreprises auprès des décideurs publics : membres du Gouvernement, membres de cabinets ministériels, parlementaires, agents du service public, etc. Est-il adapté et suffisant ? Quelles sont les recommandations de la HATVP à ce sujet ?

La commission se penche également sur les risques de conflit d'intérêts entre le secteur privé et les agents du service public ou les membres du Gouvernement. Considérez-vous que le dispositif actuel est équilibré et fonctionne correctement ou pensez-vous qu'il faudrait le renforcer ? La HATVP a-t-elle suffisamment de pouvoirs et de moyens pour intervenir rapidement et efficacement ?

Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu'elle est retransmise en direct sur le site de l'Assemblée nationale.

Avant de vous laisser la parole pour répondre à ces premières interrogations et d'entamer les échanges sous la forme de questions et de réponses avec mes collègues, je vous rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Didier Migaud prête serment.)

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Didier Migaud, président de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique

Je n'ai pas compétence pour répondre à votre première question, qui ne relève pas de mes attributions. Je puis vous dire, à tout le moins, qu'il n'est pas interdit de recevoir des représentants d'intérêts.

Nous n'existions que depuis très peu de temps lorsque se sont produits les faits qui expliquent la création de votre commission d'enquête. La mission de régulation de la représentation d'intérêts ne nous avait pas encore été confiée, puisqu'elle résulte de la « loi Sapin 2 » du 9 décembre 2016. Uber n'avait pas à déclarer d'action de représentation avant cette date. La « loi Sapin 2 » a permis des avancées incontestables, en améliorant significativement le dispositif français de lutte contre la corruption – contribuant, ce faisant, à renforcer la crédibilité de la France sur la scène internationale – et en reconnaissant une activité courante et légitime dans une démocratie, à savoir le fait de faire valoir ses intérêts. Cette pratique permet à la société civile d'avoir voix au chapitre et aux responsables publics de prendre les décisions après avoir entendu l'ensemble des parties prenantes.

La loi a toutefois encadré cette activité afin que les échanges auxquels elle donne lieu s'inscrivent dans une transparence utile aux citoyens et aux responsables publics. Des règles déontologiques et des obligations déclaratives s'imposent aux représentants d'intérêts. À l'heure actuelle, près de 2 700 représentants d'intérêts sont inscrits sur le répertoire de la HATVP, qui est accessible sur notre site, et près de 60 000 activités de lobbying ont été déclarées depuis que ce répertoire existe. La loi a fixé trois conditions au développement d'un lobbying responsable : la transparence, l'éthique – par l'instauration de règles déontologiques claires, qui ont été définies par le législateur – et l'exercice d'un contrôle par une autorité administrative indépendante. Il nous appartient ainsi de contrôler le respect, par les représentants d'intérêts, de leurs obligations déclaratives et déontologiques.

Livrons-nous à un exercice de fiction : imaginons que ce répertoire ait existé au moment des faits mis en lumière par l'enquête sur les Uber Files. Si la « loi Sapin 2 » avait été en vigueur, les rencontres et les échanges entre Uber et le ministre de l'Économie de l'époque ou les membres de son cabinet auraient dû être déclarés sous la forme d'une fiche d'activité, à la condition toutefois qu'ils aient été organisés à l'initiative du représentant d'intérêts. Lorsque l'initiative émane du responsable public, le représentant d'intérêts n'est pas tenu de les déclarer. En outre, ce dispositif ne s'applique qu'aux échanges destinés à influencer la décision publique. Le représentant d'intérêts cherche, par nature, à exercer une telle influence, qu'elle porte sur un projet ou une proposition de loi ou un texte réglementaire, même un décret postérieur.

Dans ce scénario, Uber aurait vraisemblablement dû déclarer différentes rencontres avec un membre du Gouvernement ou un membre de cabinet ministériel dans le secteur de l'économie et des finances – la loi n'imposant pas l'indication de la personne ou du service que l'on rencontre – en précisant l'objectif recherché, par exemple la facilitation de son entrée sur le marché français. Les déclarations n'auraient toutefois donné aucune information sur le nombre d'entrées en communication et le nom du ministre concerné, puisqu'il suffit de dire que l'on a rencontré un ministre. Les moyens alloués à la déclaration d'intérêts auraient dû être déclarés dans une fourchette.

Ces échanges auraient aussi été strictement encadrés sur le plan déontologique. Le représentant d'intérêts doit s'abstenir, notamment, d'obtenir ou d'essayer d'obtenir des informations ou des décisions en communiquant délibérément des informations erronées ou en recourant à des manœuvres destinées à tromper ses interlocuteurs.

Uber France SAS est inscrit depuis le 28 décembre 2017 au répertoire des représentants d'intérêts. Cette société a publié vingt-sept fiches d'activité depuis la création de ce répertoire. À la lecture de ce dernier, on constate que les dirigeants et lobbyistes d'Uber ont rencontré des collaborateurs du Président de la République à plusieurs reprises entre 2017 et 2022. Uber France SAS a déclaré le 30 mars dernier une fiche d'activité dont l'objet est le suivant : « promouvoir l'accélération de la procédure d'accès à l'activité VTC, son adaptation à la lutte contre les violences sexuelles et l'adaptation du cadre réglementaire d'accès à l'activité de livreur ». Cette fiche indique, parmi les catégories de responsables publics visées : « collaborateurs du Président de la République ». On sait également que le type de décision publique concerné est « actes réglementaires » et que la société a transmis aux décideurs publics des « informations, expertises dans un objectif de conviction ».

Selon ses déclarations, Uber France SAS a alloué des moyens stables à la représentation d'intérêts entre 2019 et 2021, dans une fourchette comprise entre 900 000 et 1 000 000 d'euros. La société a récemment déclaré un montant un peu plus faible pour l'année 2022, entre 700 000 et 800 000 euros.

Par ailleurs, plusieurs cabinets ont déclaré Uber comme client ou membre. C'est le cas, notamment, de l'organisation professionnelle Tech in France et des cabinets de conseil Lysios, Taddeo, Plead et Euros Agency. Le cabinet Euros Agency a déposé sept fiches d'activité pour le compte d'Uber France SAS. Il s'est employé, par exemple, à sensibiliser les pouvoirs publics aux besoins d'aménagement des transports accessibles aux personnes à mobilité réduite dans la perspective des Jeux olympiques de 2024. Uber France apparaît comme un ancien client du cabinet Plead, qui a déclaré deux fiches d'activité. La première concerne l'encadrement de la responsabilité sociale des plateformes de mise en relation avec des travailleurs indépendants dans le transport particulier de personnes. Une deuxième fiche a trait à l'évolution de la régulation et de l'encadrement de la profession de chauffeur de VTC et des plateformes de mise en relation dans le transport particulier de personnes. Uber France est également un ancien client du cabinet Taddeo, qui a déclaré douze fiches d'activité, parmi lesquelles on relève les actions suivantes : faciliter l'accès à la profession de conducteur de VTC et communiquer la position d'Uber dans le contexte de la mission Frouin, et faciliter l'accès à l'examen d'aptitude pour les chauffeurs de VTC.

Il est à noter que, depuis l'extension du répertoire en juillet 2022 à l'échelon local, plus précisément aux communes de plus de 100 000 habitants, Uber doit également déclarer les actions menées auprès de responsables publics locaux. À ce titre, dans sa déclaration pour 2022, l'entreprise a indiqué avoir contacté des élus locaux de Lyon, Paris et Nantes, entre autres, afin « d'assurer la prise en compte du service VTC dans les politiques de transport urbaines – zones de circulation restreinte, abords des gares et aéroports, transports de personnes à mobilité réduite – et de favoriser la meilleure intégration possible des services de livraison de repas et marchandises dans les villes ».

Nous avions dressé un bilan en demi-teinte du dispositif avant l'extension des dispositions de la « loi Sapin 2 » aux collectivités territoriales. S'il a permis un net progrès, on relève toutefois des dysfonctionnements et des insuffisances qui nuisent à la transparence de la décision publique et, d'une certaine façon, à la pertinence du répertoire, dont le contenu peut paraître biaisé. Le cadre législatif et réglementaire est trop complexe, ce qui affaiblit le dispositif. Voilà plusieurs années que la Haute autorité réitère ses propositions pour améliorer les choses. L'expérience des pays étrangers nous le montre : pour être le plus opérationnel et le plus utile possible, un dispositif doit être simple, lisible et compréhensible de tous. Afin de sécuriser le mécanisme et les représentants d'intérêts eux-mêmes, qui ont encore beaucoup de difficultés à s'approprier le dispositif, nous formulons plusieurs propositions pour renforcer l'efficacité et la proportionnalité des dispositions.

Avant de vous présenter quelques-unes de nos propositions, je tiens à dire que les règles actuelles n'accablent pas les représentants d'intérêts d'obligations déclaratives inutiles et ne nuisent pas à la liberté d'entreprendre, contrairement à l'argument souvent employé selon lequel cette liberté est susceptible d'être affectée par un excès de transparence. Des pays comme les États-Unis et le Canada ont un dispositif d'encadrement du lobbying plus développé que le nôtre et cela n'est manifestement pas un frein économique.

Nous proposons que le critère de l'initiative, qui a été ajouté par le décret d'application de la loi, soit remis en cause car il peut conduire à des situations injustes. Les grands représentants d'intérêts sont systématiquement invités par les pouvoirs publics mais ont parfois peu de déclarations à faire. En revanche, les plus petites entités doivent déclarer systématiquement leurs activités. Dans le répertoire de la Haute autorité, de grandes entreprises, comme Dassault ou Vinci, déclarent peu d'actions, alors qu'on sait parfaitement qu'ils exercent une activité de lobbying.

Pour garantir la pertinence du répertoire, la Haute autorité propose également de préciser les critères d'application de la régulation de la représentation d'intérêts, en prenant en compte l'importance de la décision publique, par sa nature ou par ses effets. L'annexe du décret relative aux types de décisions publiques concernées se termine ainsi : « Autres décisions publiques ». Ces mots soulèvent beaucoup d'interrogations. Les débats parlementaires montrent que le dispositif a été créé essentiellement pour informer les citoyens et les médias sur la façon dont est fabriquée une disposition législative ou réglementaire. Sur le plan national, l'incertitude soulevée par les termes « Autres décisions publiques » est assez limitée puisque le dispositif est cantonné aux grandes décisions législatives et réglementaires mais, à l'échelon des collectivités territoriales, on ne sait pas où cela s'arrête. Nous avons parfois des difficultés à répondre aux questions des représentants d'intérêts ou des décideurs locaux.

S'agissant des critères employés pour définir un représentant d'intérêts, notre système confine parfois à l'absurde. Ainsi, en vertu du décret du 9 mai 2017, une personne morale n'est considérée comme un représentant d'intérêts que si au moins une personne en son sein a réalisé, à elle seule, plus de dix actions de représentation d'intérêts au cours d'une année. Il suffit de plafonner le nombre d'actions à neuf pour ne jamais avoir à les déclarer. De plus, on s'interroge sur le sens qu'il y a à raisonner à partir de la personne physique. Nous suggérons que l'on prenne en compte les actions entreprises par la personne morale, ce qui nous paraît correspondre au souhait qui avait été exprimé par le législateur. Il importe de considérer la personnalité morale dans son ensemble et de tenir compte de toutes les actions de représentation d'intérêts effectuées par une société.

Nous proposons aussi que les groupes de sociétés soient pris en considération. À titre d'exemple, huit filiales du groupe TotalEnergies sont inscrites au répertoire ; chacune déclare ses propres actions de représentation d'intérêts, en plus de celles qu'elles exercent pour le compte d'autres filiales du groupe. Il nous paraîtrait pertinent d'apprécier l'activité de représentation d'intérêts à l'échelle du groupe et d'introduire une obligation de déclaration consolidée, ce qui permettrait aux représentants d'intérêts d'établir plus aisément leur rapport annuel d'activité et de faciliter l'exercice déclaratif auprès de la HATVP.

Nous formulons d'autres propositions quant à nos moyens de contrôle et aux sanctions susceptibles d'être infligées en cas de méconnaissance des obligations déclaratives et déontologiques.

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Vous avez raison de souligner que dans les pays dits libéraux que sont les États-Unis et le Royaume-Uni, les obligations de transparence sur les activités de lobbying sont traditionnellement plus strictes que chez nous. Toutefois, il n'y existe quasiment aucune règle en matière de financement de la vie publique par les personnes morales comme physiques ni concernant les allers-retours professionnels entre le secteur privé et le secteur public, là où notre législation tend à être beaucoup plus régulatrice. Elle a d'ailleurs été renforcée au cours des dernières années. La régulation française, très préventive, ne risque-t-elle pas de freiner le passage entre le secteur privé et la vie publique ?

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Didier Migaud, président de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique

Vous nous avez confié la mission de contrôler les mobilités entre les secteurs public et privé. Les pratiques diffèrent en effet selon les pays. Il existe parfois un délai de carence de six mois ou d'un an pendant lequel un responsable public n'a pas le droit d'exercer des activités de lobbying, par exemple. En France, le législateur a fait le choix du contrôle des mobilités, qu'il juge, au demeurant, souhaitables et qui sont, le plus souvent, encouragées, tout en étant encadrées. Un certain nombre de responsables publics, parmi lesquels les ministres et les présidents des exécutifs locaux, doivent soumettre à l'avis de la Haute autorité leur projet de reconversion professionnelle. Je ne pense pas que cette procédure freine la mobilité. La Haute autorité conclut, dans la plupart des cas, à la compatibilité avec la fonction envisagée, parfois avec un certain nombre de réserves. Elle ne délivre un avis d'incompatibilité que pour 8 à 9 % des projets de reconversion professionnelle ; cela représente 5 % de l'ensemble des avis qu'elle rend en matière de mobilité. On ne peut pas dire que cela décourage la réalisation des projets.

Le législateur nous demande de prendre en considération le risque pénal, notamment celui de la prise illégale d'intérêts. Ce délit n'existe pas dans tous les pays qui nous sont comparables. Les articles 432-12 et 432-13 du code pénal interdisent à un responsable public de rejoindre une entreprise pour laquelle il aurait pris une décision, exprimé un avis ou un conseil. À lire la jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de cassation, on constate que les condamnations peuvent être sévères. Lorsque le risque pénal est avéré, nous concluons à l'incompatibilité.

Nous apprécions également le risque déontologique sous deux aspects. D'une part, nous regardons si le responsable public a préparé son départ alors qu'il était en fonctions. Le cas échéant, cela a pu le conduire à prendre des décisions favorables envers l'entreprise qu'il souhaite rejoindre. D'autre part, nous vérifions que le projet professionnel qui nous est soumis n'est pas susceptible de remettre en cause la perception que l'on peut avoir de l'indépendance et de la neutralité de l'administration. Pour définir le conflit d'intérêts et apprécier les risques existants en la matière, le législateur nous demande de prendre en considération l'apparence.

La Haute autorité est non seulement indépendante mais aussi collégiale. Après l'instruction des services, la décision est prise par un collège composé de personnalités désignées par les assemblées générales du Conseil d'État et de la Cour de cassation, la chambre du conseil de la Cour des comptes, ainsi que par les présidents des assemblées parlementaires et le Gouvernement. Ses décisions, qui sont susceptibles de faire grief, peuvent faire l'objet d'un recours devant le Conseil d'État.

Le législateur a prévu un dispositif équilibré. Le contrôle perdure trois ans après la cessation des fonctions.

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Nous sommes au cœur du sujet. Notre commission d'enquête s'emploiera à émettre des recommandations pour mieux encadrer les relations entre les représentants d'intérêts, les entreprises et les agents publics. Elle fera également des propositions pour améliorer les règles en matière de mobilité, de transparence, de traçabilité des amendements, etc. Nous devrons trouver les bons équilibres, ce qui nous conduira, par exemple, à regarder ce que font nos voisins.

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La stratégie très offensive du lobbying d'Uber a conduit la plateforme à recruter dans chaque pays des personnalités, selon elle, assez clés, comme David Plouffe, qui était proche d'Obama, Neelie Kroes, qui était commissaire européenne ou encore Grégoire Kopp, qui était membre du cabinet d'Alain Vidalies. Il est intéressant, de ce point, de vue, de comparer les règles propres à chaque pays.

Si la « loi Sapin 2 » s'était appliquée à l'époque des Uber Files, les dix-sept échanges significatifs que des dirigeants d'Uber ont eus avec le ministre de l'Économie de l'époque, Emmanuel Macron, ou ses proches collaborateurs, auraient-ils dû être déclarés à condition qu'une personne physique ait engagé au moins dix actions ?

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Didier Migaud, président de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique

Oui, à condition également qu'ils aient été effectués à l'initiative du représentant d'intérêts.

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La « loi Sapin 2 » paraît donc totalement insuffisante. L'obligation déclarative ne concerne-t-elle que les rencontres physiques hors les SMS ou les échanges de courriels ?

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Didier Migaud, président de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique

Non car le critère est l'entrée en communication, qui peut se faire par un courriel ou un SMS : si une instruction est menée, il est possible de vérifier l'existence de ces écrits sur les téléphones portables et sur les ordinateurs.

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Supposons que je sois Travis Kalanick et que j'aie eu dix échanges avec Emmanuel Macron, dont une rencontre physique, trois SMS et six courriels : faut-il dès lors considérer que dix actions ont été effectuées ?

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Didier Migaud, président de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique

Oui car il s'agit bien d'entrées en communication.

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Ces dix actions doivent-elles avoir été effectuées au cours d'un certain laps de temps ?

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Didier Migaud, président de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique

Oui, sur un exercice donné, puisque nos campagnes se déroulent sur une année.

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La « loi Sapin 2 » gagnerait donc à être substantiellement modifiée pour offrir une plus grande transparence.

Par ailleurs, préconisez-vous la traçabilité des amendements ? En effet, il a été établi qu'Uber a fourni des amendements « clé en main » à des parlementaires ou à des ministres visant à modifier le cadre législatif.

Que pensez-vous des pratiques du lobbying en France, par lesquelles des cabinets, notamment d'avocats, facturent à leurs clients les rencontres – prises de contact, repas avec des membres des cabinets ministériels – qu'ils organisent ? Le répertoire des représentants d'intérêts constitue-t-il un instrument suffisant pour assurer la transparence et le contrôle sur ce point ? Vous avez évoqué des cabinets dont les échanges avec Uber ont bien été recensés : le sont-ils systématiquement ?

Enfin, faut-il modifier la « loi Sapin 2 » ou plutôt son décret d'application – lequel a été rédigé assez rapidement, si l'on en croit la mission flash de la commission des lois sur ce sujet ?

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Didier Migaud, président de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique

Dès lors que le seuil de dix actions émanant d'une personne physique, au sein d'une personne morale, a été franchi, tout doit être déclaré. Je le redis, nous considérons qu'il serait plus simple et plus légitime de raisonner à partir de l'activité de la personne morale, c'est-à-dire du représentant d'intérêts lui-même, plutôt que de celle des personnes travaillant au sein de cette entité.

Nous contrôlons, depuis le 1er février 2020, la mobilité entre le secteur public et le secteur privé. Tout projet de reconversion professionnelle d'un membre d'un cabinet ministériel ou de celui du Président de la République doit obligatoirement être soumis à l'avis de la HATVP. Nous pouvons être amenés à considérer qu'une personne ayant eu des échanges très réguliers avec une entreprise s'expose à un risque pénal, voire à un risque déontologique élevé. La Haute autorité a déjà rendu, pour ces motifs, un certain nombre d'avis d'incompatibilité.

L'instruction que nous réalisons protège l'intéressé comme l'administration. J'évoquerai le cas de Mme Bachelot-Narquin, sur lequel la presse et des responsables publics s'étaient interrogés. Avant d'être ministre, elle effectuait des prestations sur France Musique, qui appartient au groupe Radio France. Elle a souhaité reprendre cette activité après avoir été ministre. Nous lui avons répondu que, si des activités dans des médias ne bénéficiant d'aucun soutien de la part de l'État ne soulevaient pas de difficultés particulières, le fait de devenir la salariée de Radio France faisait courir, en revanche, un risque pénal très élevé. En effet, si un agent de Radio France avait engagé un recours, elle aurait pu être convaincue de prise illégale d'intérêts, puisqu'en tant que ministre de la Culture, elle avait la tutelle de Radio France. En exprimant cette incompatibilité, la HATVP a donc contribué à protéger la ministre.

Nous avons toujours considéré que la question de la traçabilité des amendements relevait des bureaux des assemblées, qui, conformément au principe d'autonomie, définissent leurs propres règles s'agissant du droit constitutionnel d'amendement. Le bureau de l'Assemblée nationale a adopté un certain nombre de règles, à l'initiative de Sylvain Waserman, qui a effectué un travail approfondi en la matière. La Haute autorité ne s'autorise donc pas à émettre un avis sur ce sujet. À titre personnel, lorsque j'étais rapporteur général, puis président de la commission des finances, j'ai vu beaucoup d'amendements de ce type, venant de l'ensemble des groupes politiques, qui reprenaient parfois la même faute de frappe. Il me semble pertinent d'envisager des procédures visant à réguler ces pratiques, qui ont cours depuis très longtemps.

En revanche, les initiatives émanant des représentants d'intérêts sont susceptibles de faire l'objet d'une déclaration, dès lors qu'elles peuvent être considérées comme des entrées en communication et comme des actions cherchant à influencer une disposition législative ou réglementaire : le dispositif d'encadrement par la HATVP s'applique alors, notamment si le représentant d'intérêts prend l'initiative d'adresser son amendement à de nombreux députés ; s'il l'adresse à l'ensemble d'entre eux, cela fait 577 entrées en communication. Le représentant d'intérêts doit donc les déclarer sur le répertoire.

La facturation de la mise en relation par les représentants d'intérêts est quant à elle une pratique classique : elle constitue le cœur de l'activité de certains cabinets et gagnerait à être plus transparente. Les invitations à déjeuner d'un membre d'un cabinet ministériel ne sont pas interdites : les guides déontologiques que nous éditons recommandent que l'agent public ainsi sollicité en informe sa hiérarchie et que le prix demeure raisonnable – par exemple, une invitation dans un grand restaurant peut poser problème.

Le dispositif s'applique aux cabinets d'avocats dès lors qu'ils remplissent les critères d'identification des représentants d'intérêts définis par les textes. Comme je l'avais indiqué devant la commission d'enquête du Sénat sur l'influence croissante des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques, un certain nombre de cabinets de conseil sont inscrits sur le répertoire des représentants d'intérêts – au même titre que des ONG, des associations et des organisations professionnelles.

Les activités de représentation d'intérêts doivent être déclarées même lorsqu'elles sont accomplies pour le compte d'un tiers. Trois types d'actions sont considérés comme des communications susceptibles de constituer des actions de représentation d'intérêts : une rencontre physique, quel que soit le contexte dans lequel elle se déroule ; une conversation téléphonique, par visioconférence ou par l'intermédiaire d'un service de communication électronique ; un courrier électronique ou un message privé par l'intermédiaire d'un service de communication électronique. Cette liste inclut l'interpellation directe et nominative d'un responsable public sur un réseau social.

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Les précisions que vous avez apportées permettent donc de considérer que les dix-sept échanges que j'ai évoqués étaient significatifs.

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Didier Migaud, président de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique

Tout dépend de qui en a pris l'initiative.

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Il semblerait qu'une bonne partie d'entre eux aient été engagés à l'initiative d'Uber.

Il me semble que le répertoire ne recense que les personnes qui emploient au moins la moitié de leur temps en lobbying, ce qui me paraît trop réducteur.

Par ailleurs, ne conviendrait-il pas de conférer des pouvoirs de sanction directs à la HATVP afin d'en faire une véritable autorité ?

Lors de la création de l'Autorité des relations sociales des plateformes d'emploi (Arpe), Mme Élisabeth Borne, alors ministre du Travail, de l'Emploi et de l'Insertion, a fait le choix de nommer à sa tête M. Bruno Mettling. Or, dans le cadre de ses fonctions au sein d'un cabinet de conseil, M. Mettling avait travaillé indirectement pour Uber, en l'aidant notamment à répondre au « rapport Frouin », antérieur à la création de l'Arpe. Pouvez-vous confirmer qu'il n'était pas tenu de déclarer ses fonctions antérieures avant d'accepter la présidence de l'Arpe ? Ce type d'institutions, créées par l'État, ne devraient-elles pas faire l'objet d'une telle obligation déclarative auprès de la HATVP ?

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Didier Migaud, président de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique

Deux critères alternatifs permettent de définir un représentant d'intérêts : le seuil de dix actions et l'activité principale. Les procédures sont parfois plus simples dans d'autres pays.

S'agissant du pouvoir de sanction, nous avons la possibilité d'adresser une mise en demeure au représentant d'intérêts qui ne respecte pas les obligations déclaratives, de la rendre publique et de la transmettre au parquet. Nous proposons que la HATVP puisse, en certaines circonstances – seulement dans des situations déterminées car nous ne souhaitons pas nous substituer au juge pénal –, disposer d'un pouvoir de sanction propre, à l'instar d'autres autorités administratives indépendantes. Par exemple, lorsqu'un responsable public ne dépose pas sa déclaration de patrimoine ou d'intérêts, la HATVP pourrait décider, par le biais d'une commission des sanctions, d'infliger une amende administrative, plutôt que de transmettre l'affaire au parquet, après relance et injonction. La même possibilité pourrait lui être offerte à l'égard des représentants d'intérêts qui ne respecteraient pas leurs obligations déclaratives. Cela permettrait d'avoir une décision beaucoup plus rapide car les parquets ne jugent pas toujours ces dossiers prioritaires. Le citoyen ne comprend pas l'inertie face au non-respect des obligations déclaratives par un responsable public ou par un représentant d'intérêts. Une sanction doit pouvoir être prise rapidement. En revanche, le manquement au principe de probité relève du juge pénal.

Le président du conseil d'administration de l'Arpe, qui est un établissement public administratif, n'entre pas dans le champ de compétence de la HATVP, qui contrôle essentiellement les établissements publics industriels et commerciaux. Nous avons identifié un certain nombre de lacunes qui nous ont conduits à proposer au législateur d'élargir la liste des personnes soumises à contrôle : par exemple, les projets de reconversion professionnelle des responsables de l'Union des groupements d'achats publics (Ugap), qui a des contacts étendus avec les entreprises privées, pourraient être soumis à l'avis obligatoire de la HATVP.

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Pour revenir sur l'exigence des dix actions, vous paraîtrait-il opportun que tout responsable public, notamment tout élu national, soit tenu de publier son agenda sur une plateforme dédiée ?

Il arrive que des élus travaillent sur des textes relatifs à des structures – entreprises publiques, administrations centrales… – dont ils sont détachés le temps de leur mandat parlementaire. Il existe peu ou pas de garde-fou les concernant. Quel est votre avis à ce sujet ?

Dans les communes de moins de 20 000 habitants, qui échappent, me semble-t-il, à la compétence de la HATVP, serait-il, selon vous, approprié de dédier une ligne de crédit, dans les budgets municipaux, pour permettre aux élus d'opposition d'exercer un contrôle sur les activités de lobbying, en recourant, par exemple, à un avocat ?

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Didier Migaud, président de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique

Le seuil de dix actions et la publication de l'agenda sont deux sujets quelque peu différents. Ce seuil pose problème en ce qu'il est apprécié au niveau d'une personne physique, au sein d'une entité.

L'agenda public des parlementaires ne relève pas de notre responsabilité. En outre, la mesure que vous proposez pourrait contrevenir au principe constitutionnel du respect de la vie privée, qui motive certaines réserves du Conseil constitutionnel. Cela étant, une telle disposition pourrait se révéler utile s'agissant des échanges et des contacts avec les représentants d'intérêts inscrits sur le répertoire de la HATVP. Cela ne devrait concerner que les échanges avec les représentants d'intérêts considérés comme tels car tous les rendez-vous d'un parlementaire ou d'un responsable public n'ont pas à faire l'objet d'une publicité. L'activité de lobbying est autorisée et il n'est pas anormal de défendre ses intérêts, en toute transparence ; il revient ensuite au décideur public de prendre la décision en toute connaissance de cause, en privilégiant l'intérêt général sur les intérêts particuliers.

S'agissant du lobbying à l'échelon local, les représentants d'intérêts doivent déclarer leurs entrées en communication avec les collectivités de plus de 100 000 habitants. Les élus, voire les responsables administratifs des collectivités de plus de 20 000 habitants sont, quant à eux, soumis à une obligation de déclarer leurs intérêts et leur patrimoine. Cela étant, les actions de prévention de l'atteinte à la probité doivent concerner l'ensemble des communes, y compris celles de moins de 20 000 habitants. Nous participons à des séminaires de formation ou à des actions de sensibilisation à chaque fois qu'on nous le demande, même si la commune est un peu en dessous du seuil.

Dans le cadre du contrôle qu'il exerce sur le budget, un élu minoritaire ou d'opposition peut obtenir la communication du détail des dépenses relevant de la décision du conseil municipal.

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Les collectivités de moins de 20 000 habitants ont peu de moyens.

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Didier Migaud, président de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique

Il existe effectivement un seuil qui déclenche la possibilité, pour les élus, de bénéficier de crédits de formation, par exemple. Des associations peuvent également les accompagner. Cela ne relève pas des missions de la HATVP.

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Pouvez-vous nous confirmer que le fait de contacter l'ensemble des députés revient à accomplir 577 actions ?

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Didier Migaud, président de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique

Effectivement, mais tout dépend de la taille de l'entreprise. Par exemple, si une grande entreprise décide de mobiliser nombre de ses salariés pour que chacun effectue au maximum neuf actions, cela ne sera pas pris en compte. Il existe des possibilités de contournement du texte.

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Vous avez également indiqué qu'il serait souhaitable que la HATVP puisse infliger une amende en cas de déclaration tardive : s'agirait-il d'une infraction autonome, n'empêchant pas l'exercice d'un recours ultérieur devant le juge pénal ?

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Didier Migaud, président de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique

Si la personne continue de ne pas remplir ses obligations déclaratives, le juge pénal doit s'en saisir. Nous pensons néanmoins qu'une amende administrative peut être dissuasive et inciter le responsable public ou le représentant d'intérêts à respecter ses obligations déclaratives. Cela dépend bien sûr également de la taille de l'entreprise et de la quotité de l'amende : certaines entreprises préféreront payer l'amende.

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Nous vous remercions, Monsieur le président, pour la qualité de vos réponses et votre disponibilité.

La commission d'enquête entend Mme Veruschka Becquart, présidente de l'Association des plateformes d'indépendants (API)

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Nous accueillons Mme Veruschka Becquart, présidente de l'Association des plateformes d'indépendants (API).

Madame Becquart, nous vous remercions de vous être rendue disponible pour permettre à notre commission d'enquête de poursuivre ses travaux. Ces derniers visent, d'une part, à identifier l'ensemble des actions de lobbying menées par Uber pour s'implanter en France, à préciser le rôle des décideurs publics de l'époque et à émettre des recommandations concernant l'encadrement des relations entre décideurs publics et représentants d'intérêts et, d'autre part, à évaluer les conséquences économiques, sociales et environnementales du développement du modèle Uber en France et les réponses à apporter par les décideurs publics en la matière.

L'API comptant, parmi ses premiers adhérents, les plateformes Uber, Brigad, Deliveroo, Frichti, StaffMe ou encore Stuart, et ayant pour objet de permettre aux plateformes de faire entendre leur voix, de défendre leurs spécificités et de contribuer à sécuriser le régime des travailleurs indépendants utilisateurs des plateformes, il nous a semblé indispensable de vous entendre.

Nous souhaitons, tout d'abord, recueillir votre point de vue concernant les révélations des Uber files. À partir du 10 juillet 2022, plusieurs membres du consortium international des journalistes d'investigation ont publié une série d'articles s'appuyant sur 124 000 documents internes à l'entreprise américaine, datés de 2013 à 2017. Cette enquête a dénoncé un lobbying agressif de la société Uber pour implanter en France, comme dans de nombreux pays, des véhicules de transport avec chauffeur (VTC) venant concurrencer le secteur traditionnel du transport public particulier de personnes, réservé jusqu'alors aux taxis. Partagez-vous ces critiques ? Pouvez-vous nous préciser de quelle manière l'API fait entendre la voix des plateformes auprès des décideurs publics et quelles sont ses méthodes de lobbying ?

S'agissant de l'ubérisation de l'économie, nous avons été conduits à nous interroger sur le statut des employés des plateformes comme Uber. Théoriquement travailleurs indépendants, ils sont souvent requalifiés en salariés par les juges, aux prud'hommes voire en Cour de cassation, en raison de l'existence d'un lien de subordination.

Nous avons également été amenés à étudier le projet de directive européenne relative à l'amélioration des conditions de travail des personnes travaillant par l'intermédiaire de plateformes, récemment amendé par le Parlement européen pour introduire une présomption réfragable de salariat. Quelle est la position de l'API concernant ces sujets ?

Je note par ailleurs que la charte d'adhésion de l'API met en avant, parmi ses six principes, « l'amélioration des protections sociales des travailleurs indépendants utilisateurs de nos plateformes » et « l'instauration de dispositifs permettant une concertation sociale entre les travailleurs indépendants et les plateformes ». Pouvez-vous nous donner votre avis sur la création de l'Autorité des relations sociales des plateformes d'emploi (Arpe), son fonctionnement et ses premiers travaux ?

Enfin, nous sommes à votre écoute si vous avez des recommandations à formuler pour mieux réguler les rapports entre représentants d'intérêts et décideurs publics ou pour prévenir les risques liés à l'ubérisation de l'économie sur le plan économique, social ou environnemental.

Avant de vous laisser la parole, il me revient de vous demander, en application de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, de bien vouloir prêter serment de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité.

(Mme Veruschka Becquart prête serment.)

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Veruschka Becquart, présidente de l'Association des plateformes d'indépendants (API)

L'API a été créée en novembre 2019. À l'époque, elle était présidée par Hervé Novelli et regroupait une vingtaine de plateformes, évoluant dans différents environnements. Elles avaient certes des intérêts communs mais souhaitaient surtout disposer d'un espace de discussion et de partage de bonnes pratiques.

Toutes les plateformes adhérentes à l'API ont signé une charte fixant les objectifs suivants : l'amélioration des protections sociales des travailleurs indépendants utilisateurs de nos plateformes ; l'instauration de dispositifs permettant une concertation sociale entre les travailleurs indépendants et les plateformes ; le renforcement et le financement de dispositifs de formation destinés aux travailleurs indépendants utilisateurs des plateformes permettant un accès effectif aux actions de formation ; la volonté d'assurer un revenu attractif pour les prestations réalisées par les travailleurs indépendants via les plateformes ; la clarification du cadre réglementaire relatif au travail indépendant en vue de la sécurisation des relations entre les plateformes et l'ensemble de leurs utilisateurs ; l'amélioration de la fluidité des liens entre l'administration et les plateformes numériques, ces dernières s'engageant à favoriser le prélèvement des cotisations sociales et fiscales.

L'entreprise pour laquelle je travaille, Caocao, a adhéré à l'API fin 2021. Celle-ci s'est recentrée sur le dialogue social depuis 2022, l'objectif étant de travailler avec l'ensemble des organisations syndicales et les plateformes pour conclure des accords. Dès lors, l'API s'est resserrée et, puisqu'elle comptait moins de membres, n'a plus disposé d'effectifs propres pour son fonctionnement.

Lors du départ d'Hervé Novelli, j'ai décidé de briguer la présidence de l'API. Celle-ci entrait dans une nouvelle phase, celle du dialogue social, qui me semblait correspondre aux valeurs de l'entreprise pour laquelle je travaille. Je me suis donc présentée et j'ai été élue. Mes compétences techniques et ma connaissance du terrain me donnaient la légitimité pour occuper cette fonction.

Il me semblait important de faire ce rappel historique concernant à la fois la création de l'API et les conditions de mon arrivée à sa présidence.

S'agissant des Uber files, je ne travaillais pas dans le secteur de la mobilité à cette époque. J'ai rejoint Caocao en octobre 2019. Je n'ai pas connaissance des discussions qui ont pu avoir lieu au sein de l'API puisque je n'en faisais pas encore partie. Je ne pourrai donc pas me prononcer sur ce sujet.

L'API, comme d'autres parties prenantes, a été sollicitée lors de la création de l'Arpe. Nous étions ravis de pouvoir exprimer notre point de vue et de participer au lancement du dialogue social.

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Comment s'organise le dialogue social au sein de l'Arpe ? L'une des interrogations majeures de notre commission d'enquête est de déterminer si les individus qui travaillent par l'intermédiaire des plateformes, chauffeurs de VTC ou livreurs, peuvent véritablement exercer en indépendants ou s'il existe un lien de subordination qui les assimile à des salariés, comme le suggèrent de multiples décisions de justice.

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Veruschka Becquart, présidente de l'Association des plateformes d'indépendants (API)

Les organisations syndicales siègent au sein de l'Arpe. Leurs représentants ont été élus par des livreurs ou des chauffeurs de VTC. La représentativité n'est certes pas aussi importante que nous l'aurions souhaité mais il s'agissait des premières élections et toutes les parties prenantes ont fait des efforts. Si elle n'est pas satisfaisante, cette situation constitue déjà une avancée.

Les personnes qui ont été élues sont parfaitement légitimes pour mener le dialogue social. De premiers résultats ont déjà été obtenus. Un accord de méthode et un accord sur le revenu minimum ont été signés avec les VTC et nous travaillons sur les prochains textes. Des réunions, auxquelles je participe en tant que présidente de l'API, ont lieu chaque mois. Caocao est davantage concerné par la question des VTC mais des travaux sont également en cours concernant les livreurs et des accords seront prochainement signés. Par conséquent, nous pouvons considérer que l'Arpe fonctionne.

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Dans le cadre des activités de l'API, parvenez-vous à recueillir des données concernant les attentes des chauffeurs de VTC ou des livreurs vis-à-vis de leur statut ? Des sondages ou des études un peu approfondies seraient utiles pour éclairer nos débats.

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Veruschka Becquart, présidente de l'Association des plateformes d'indépendants (API)

Si vous le permettez, je vais vous parler de Caocao car nous avons développé un modèle hybride. Notre plateforme regroupe des chauffeurs salariés, qui sont employés par la société ESQ, et des indépendants. Les chauffeurs qui nous rejoignent ont le choix entre ces deux statuts. Parmi ceux qui ont choisi de devenir salariés, certains décident, après quelque temps, de redevenir indépendants. Ils préfèrent être libres d'organiser leur temps, ce qui n'est pas possible en étant salarié. Enfin, d'autres sont justement intéressés par le salariat.

Les profils ne sont pas exactement les mêmes. La moyenne d'âge de nos chauffeurs salariés est d'environ 50 ans. Le Commissariat général au développement durable a publié quelques données, qui montrent que 35 % des chauffeurs travaillant pour des plateformes ont entre 30 et 39 ans. Le pourcentage de chauffeurs de moins de 30 ans est également assez élevé. Il ne s'agit donc pas des mêmes populations.

Certains chauffeurs souhaitent être salariés tandis que d'autres souhaitent rester indépendants. Les deux modèles peuvent coexister.

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Quel est le niveau de rémunération de vos salariés ? Quel est leur temps de travail et comment celui-ci s'organise-t-il ? Combien employez-vous de chauffeurs salariés et de chauffeurs indépendants ?

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Veruschka Becquart, présidente de l'Association des plateformes d'indépendants (API)

Les salariés sont rémunérés au Smic, voire un peu au-dessus en fonction de leur expérience. Ils touchent donc au minimum 1 960 euros, auxquels s'ajoutent des primes. Celles-ci dépendent de critères à la fois quantitatifs et qualitatifs.

Nous employons actuellement quatre-vingts chauffeurs salariés. Nous comptons par ailleurs une centaine de chauffeurs indépendants actifs sur la plateforme mais leur nombre peut varier.

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Quelles étaient vos fonctions chez Atout France, l'agence de développement touristique de la France ?

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Veruschka Becquart, présidente de l'Association des plateformes d'indépendants (API)

Je suis restée quatorze ans chez Atout France. J'y ai exercé différentes fonctions, travaillant dans le marketing et la communication à l'étranger, puis au siège à partir de 2010. J'ai ensuite été cheffe de mission des projets transversaux auprès du directeur général.

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Vous ne travailliez donc pas dans le service qui délivre les cartes de chauffeur de VTC.

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Veruschka Becquart, présidente de l'Association des plateformes d'indépendants (API)

Absolument pas !

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L'API est un peu le « Medef des plateformes », puisqu'elle regroupe les acteurs les plus connus comme Uber, Brigad, Deliveroo, Frichti, StaffMe, Stuart et probablement d'autres.

Quasiment toutes ces plateformes ont été condamnées par les conseils de prud'hommes ou des juridictions pénales. Même si elle a fait appel, Uber a été récemment condamnée pour avoir abusé du statut d'indépendant, à la suite d'une plainte de chauffeurs de VTC qui estimaient que leur relation de travail était en fait une relation de subordination. J'ignore si Brigad a fait l'objet de poursuites mais nous savons qu'elle opère ses activités dans des conditions qui ne sont pas conformes à la légalité. La convention collective de la restauration impose en effet de faire appel à des salariés disposant d'un contrat de travail. Les extras ne peuvent pas être indépendants. Nous avons entendu des représentants de Deliveroo, qui a été très fortement sanctionnée pour travail dissimulé. Les dirigeants de cette plateforme ont été poursuivis au pénal et condamnés à de la prison avec sursis. Quant à Stuart, elle a été condamnée pour prêt de main d'œuvre illicite.

Avez-vous le sentiment que toutes ces plateformes respectent les principes énoncés dans votre charte, dont « l'amélioration de la fluidité des liens entre l'administration et les plateformes numériques, ces dernières s'engageant à favoriser le prélèvement des cotisations sociales et fiscales » ? L'Urssaf ne le pense pas s'agissant des cotisations sociales. Quant à la fiscalité, je ne sais pas où se situe le siège de ces différentes plateformes mais les pratiques d'Uber sont plus que discutables. L'ensemble du chiffre d'affaires réalisé en France devrait être déclaré en France et non aux Pays-Bas.

Les autres aspects de votre charte s'inscrivent dans la logique du lobbying effectué par Uber. L'objectif est avant tout de protéger le statut d'indépendant en se présentant comme de simples plateformes de mise en relation. Uber a d'abord défendu l'instauration d'un tiers statut et vante désormais les mérites du dialogue social pour octroyer des droits sociaux aux travailleurs tout en empêchant la requalification de la relation de travail.

Quelle est votre position concernant le débat en cours dans le cadre des institutions européennes ? Le Parlement européen a en effet recommandé l'introduction d'une présomption réfragable de salariat dans la directive.

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Veruschka Becquart, présidente de l'Association des plateformes d'indépendants (API)

Certaines des plateformes que vous avez citées ne sont plus membres de l'API. Quand nous avons recentré notre activité sur le dialogue social, celles qui n'étaient pas concernées ont quitté l'association.

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Quelles plateformes sont adhérentes de l'API aujourd'hui ?

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Veruschka Becquart, présidente de l'Association des plateformes d'indépendants (API)

L'API ne regroupe plus que des plateformes de VTC – CaoCao et Uber – et de livreurs – Stuart, Deliveroo et Uber Eats.

En tant que présidente de l'API, je ne peux pas m'exprimer sur les affaires qui ont eu lieu ou qui sont en cours. Vous avez déjà entendu les représentants de certaines plateformes. Vous allez en rencontrer d'autres. Il est préférable que vous abordiez ce sujet avec eux. Ils auront des éléments beaucoup plus précis à vous communiquer.

Depuis que j'ai rejoint l'API, en 2021, et que j'en suis devenue présidente, en 2022, aucune action de lobbying n'a été menée. L'activité de l'association a été recentrée sur le dialogue social. Je suis une technicienne et je ne m'occupe pas des débats au niveau européen. Je ne serai donc pas en mesure de vous répondre sur ce sujet.

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Comment contrôlez-vous l'application de la charte par vos adhérents ? Faites-vous appel à un organisme indépendant ?

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Veruschka Becquart, présidente de l'Association des plateformes d'indépendants (API)

Tous les membres ont signé la charte. Les actions sont ensuite mises en œuvre progressivement, comme en témoignent les travaux sur le dialogue social menés dans le cadre de l'Arpe.

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Avec qui ont lieu les discussions et à quelle fréquence ? Avez-vous des échanges bilatéraux avec des organisations représentatives de chauffeurs ou de livreurs ?

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Veruschka Becquart, présidente de l'Association des plateformes d'indépendants (API)

Les réunions de l'Arpe ont lieu une fois par mois. Pour préparer ces rencontres, nous nous réunissons au sein de l'API et nous évoquons les différents sujets qui seront à l'ordre du jour de la séance suivante et qui sont définis avec les organisations syndicales. Depuis que je suis arrivée à la présidence de l'API, la gouvernance est collégiale. Chaque entreprise détient une voix. Une fois que nous avons défini une position commune, nous discutons avec les autres plateformes. Puis nous nous retrouvons une fois par mois, pendant toute une journée, avec les organisations syndicales.

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Vous préparez les réunions de l'Arpe avec vos adhérents, puis avec les autres plateformes, mais est-ce que votre association les représente au sein de l'Arpe ?

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Veruschka Becquart, présidente de l'Association des plateformes d'indépendants (API)

Les réunions de dialogue social se tiennent entre l'API et la Fédération française du transport de personnes sur réservation (FFTPR) d'un côté et les organisations syndicales de l'autre. Nous nous réunissons au préalable, entre plateformes, pour les préparer. Les organisations syndicales le font également. L'objectif est d'être le plus efficace possible et d'avancer tous ensemble. Chaque partie présente ses propositions et nous essayons de trouver des accords.

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L'API dispose-t-elle de salariés ou de permanents ?

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Veruschka Becquart, présidente de l'Association des plateformes d'indépendants (API)

Depuis que j'en ai pris la présidence, l'association n'a plus de salarié ou de permanent.

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Publiez-vous des livres blancs, des positions communes ou une vision de votre métier, comme peut le faire le Medef ? Avez-vous une doctrine en matière sociale ?

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Veruschka Becquart, présidente de l'Association des plateformes d'indépendants (API)

Pour le moment, l'essentiel de notre temps est consacré au dialogue social. Nous n'avons pas travaillé sur ce type de projet. Notre priorité est de mener des discussions utiles et constructives, afin de trouver des accords avec les chauffeurs indépendants. Cette démarche nous semble primordiale pour les plateformes.

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Étant le Medef des plateformes, vous fournissez un cadre dans lequel celles-ci peuvent réfléchir à la manière dont elles souhaitent défendre leurs intérêts. Vous agissez au niveau de l'Arpe mais pourquoi n'effectuez-vous pas le même travail au niveau européen, alors que la directive sur la présomption de salariat pourrait aboutir dans quelques mois ? Je ne comprends pas votre refus de vous positionner à ce sujet.

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Veruschka Becquart, présidente de l'Association des plateformes d'indépendants (API)

Ce n'est pas un refus de nous positionner. Il n'existe pas de démarche commune au niveau de l'association dans ce domaine. Chaque membre de l'API mène donc ses propres actions. Chez Caocao, nous ne le faisons pas, parce que nous sommes encore petits, mais d'autres plateformes le font probablement.

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Êtes-vous satisfaite de la création de l'Arpe ? Élisabeth Borne a, lorsqu'elle était ministre du Travail, abandonné les recommandations du rapport Frouin comme les coopératives d'activité et d'emploi. L'Arpe est dans une logique de fixation de prix minimum mais elle exclut la question de la requalification en salariat. Partagez-vous les orientations fixées par le Gouvernement ou avez-vous d'autres préconisations ?

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Veruschka Becquart, présidente de l'Association des plateformes d'indépendants (API)

Je suis favorable à toutes les avancées qui sont réalisées avec les chauffeurs indépendants. Nous avons conclu un accord sur le revenu minimum et nous abordons maintenant tous les autres sujets qui les préoccupent, comme la déconnexion ou la transparence. Le fait de pouvoir travailler tous ensemble est donc une bonne chose.

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Vous n'avez pas voulu commenter les condamnations dont les plateformes membres de votre association ont fait l'objet. Néanmoins, les démarches de l'inspection du travail et de l'Urssaf – que je considère comme très insuffisantes, probablement en raison d'un manque de moyens ou de l'absence d'une impulsion nationale – comme les décisions de justice remettent en cause le statut d'indépendant. Ce que vous appelez des « avancées », réalisées dans le cadre de l'Arpe, sont en décalage complet avec ces décisions.

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Veruschka Becquart, présidente de l'Association des plateformes d'indépendants (API)

Je ne peux pas m'exprimer au sujet des décisions qui ont été prises : il revient aux plateformes concernées de le faire. Quant au cadre actuel, il n'est pas définitif. Des discussions sont en cours mais rien n'est acté s'agissant de la requalification en salariat. D'après mon expérience, les deux modèles peuvent coexister. Par conséquent, je considère en effet que les travaux que nous avons menés constituent des avancées.

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Les auditions du secrétaire général aux affaires européennes (SGAE) et de la députée européenne Leïla Chaibi ont montré à quel point le lobbying d'Uber avait évolué au fil du temps. Après avoir défendu le statut d'indépendant, cette plateforme a revendiqué le tiers statut, constatant qu'un peu partout dans le monde, des décisions de justice reconnaissaient l'existence d'un lien de subordination imposant une requalification en salariés pour leurs chauffeurs. L'idée du tiers statut n'ayant pas été reprise par la Commission européenne, Uber a ensuite décidé de s'en remettre au dialogue social pour accorder des avancées en échange d'une exclusion de cette requalification. Les autorités françaises ont suivi cette logique, dans le cadre des négociations européennes et, au niveau national, dans la « loi Pénicaud » et lors de la création de l'Arpe. Avez-vous perçu cette évolution ? Estimez-vous que votre association a, grâce à son travail de plaidoyer, joué un rôle important dans celle-ci ?

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Veruschka Becquart, présidente de l'Association des plateformes d'indépendants (API)

En tant que présidente de l'API, je ne peux pas commenter les actions engagées par les membres de l'association. Celle-ci n'effectue pas elle-même de lobbying. Je ne sais pas si Uber a influencé dans un sens ou dans l'autre certaines décisions.

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Des syndicalistes nous ont signalé que la plateforme Uber pouvait, en raison de sa position dominante, bloquer des accords dans le cadre de l'Arpe. L'API représentant Caocao et Uber du côté des VTC, avez-vous déjà bloqué des accords qui auraient pu être validés, c'est-à-dire qui avaient recueilli 30 % de signataires ?

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Veruschka Becquart, présidente de l'Association des plateformes d'indépendants (API)

L'API a un poids plus important que d'autres associations ou fédérations. Potentiellement, elle pourrait bloquer des accords mais ce cas de figure ne s'est jamais produit et je ne pense pas qu'il se produira car nous ne fonctionnons pas de cette manière. Nous sommes des opérationnels et nous travaillons en équipe.

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Vous avez indiqué que certains chauffeurs préféraient le statut de salarié et d'autres celui d'indépendant. Quel est le profil de ces derniers ? Savez-vous si leur activité de chauffeur constitue leur seule source de revenus ?

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Veruschka Becquart, présidente de l'Association des plateformes d'indépendants (API)

Les chauffeurs salariés sont généralement un peu plus âgés ou bien à la recherche d'une sécurité, notamment pour fonder une famille.

Je ne sais pas si les chauffeurs indépendants ou ceux qui souhaitent le redevenir après avoir été salariés ont d'autres revenus, puisqu'ils peuvent travailler pour différentes plateformes. Leur choix correspond en tout cas à un besoin de liberté. Les salariés doivent effectuer 39 heures, selon des horaires prédéfinis. Pour quelqu'un qui a l'habitude de gérer son temps au quotidien, cette contrainte peut être difficile à vivre.

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Vous ne savez donc pas si vos chauffeurs exercent plusieurs métiers.

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Veruschka Becquart, présidente de l'Association des plateformes d'indépendants (API)

Non. Néanmoins, si vous le souhaitez, nous pourrions le leur demander.

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Je suppose que vous ne connaissez pas non plus le nombre d'heures travaillées par les chauffeurs indépendants. Outre la liberté, leur motivation n'est-elle pas d'obtenir une rémunération plus importante, en dépassant les 39 heures ?

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Veruschka Becquart, présidente de l'Association des plateformes d'indépendants (API)

Il peut s'agir d'une motivation, même si la raison principale tient sans doute plus au fait de pouvoir travailler aux horaires qui les arrangent.

La rémunération d'un chauffeur indépendant est un peu supérieure à celle d'un salarié. Cet écart n'est pas forcément lié à un nombre d'heures travaillées beaucoup plus important. Il peut également s'expliquer par les horaires. La nuit par exemple, les courses peuvent être plus longues.

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Quelles sont les plages horaires de vos salariés ?

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Veruschka Becquart, présidente de l'Association des plateformes d'indépendants (API)

Elles sont définies au moment de l'embauche. Certains chauffeurs travaillent le matin, à partir de six heures. D'autres travaillent le soir, en particulier le jeudi, le vendredi et le samedi. En revanche, peu travaillent la nuit car nous sommes encore une plateforme nouvelle, notre activité ayant été lancée en janvier 2020.

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Je vous remercie de votre disponibilité. Nous aurons peut-être des questions complémentaires ou des demandes de documents relatifs à l'organisation du dialogue social ou au statut des indépendants au sein des plateformes.

La séance s'achève à dix-neuf heures vingt-cinq.

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Benjamin Haddad, Mme Béatrice Roullaud, Mme Danielle Simonnet, M. Frédéric Zgainski

Excusé. - M. Charles Sitzenstuhl