Intervention de Didier Migaud

Réunion du jeudi 6 avril 2023 à 14h30
Commission d'enquête relative aux révélations des uber files : l'ubérisation, son lobbying et ses conséquences

Didier Migaud, président de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique :

Je n'ai pas compétence pour répondre à votre première question, qui ne relève pas de mes attributions. Je puis vous dire, à tout le moins, qu'il n'est pas interdit de recevoir des représentants d'intérêts.

Nous n'existions que depuis très peu de temps lorsque se sont produits les faits qui expliquent la création de votre commission d'enquête. La mission de régulation de la représentation d'intérêts ne nous avait pas encore été confiée, puisqu'elle résulte de la « loi Sapin 2 » du 9 décembre 2016. Uber n'avait pas à déclarer d'action de représentation avant cette date. La « loi Sapin 2 » a permis des avancées incontestables, en améliorant significativement le dispositif français de lutte contre la corruption – contribuant, ce faisant, à renforcer la crédibilité de la France sur la scène internationale – et en reconnaissant une activité courante et légitime dans une démocratie, à savoir le fait de faire valoir ses intérêts. Cette pratique permet à la société civile d'avoir voix au chapitre et aux responsables publics de prendre les décisions après avoir entendu l'ensemble des parties prenantes.

La loi a toutefois encadré cette activité afin que les échanges auxquels elle donne lieu s'inscrivent dans une transparence utile aux citoyens et aux responsables publics. Des règles déontologiques et des obligations déclaratives s'imposent aux représentants d'intérêts. À l'heure actuelle, près de 2 700 représentants d'intérêts sont inscrits sur le répertoire de la HATVP, qui est accessible sur notre site, et près de 60 000 activités de lobbying ont été déclarées depuis que ce répertoire existe. La loi a fixé trois conditions au développement d'un lobbying responsable : la transparence, l'éthique – par l'instauration de règles déontologiques claires, qui ont été définies par le législateur – et l'exercice d'un contrôle par une autorité administrative indépendante. Il nous appartient ainsi de contrôler le respect, par les représentants d'intérêts, de leurs obligations déclaratives et déontologiques.

Livrons-nous à un exercice de fiction : imaginons que ce répertoire ait existé au moment des faits mis en lumière par l'enquête sur les Uber Files. Si la « loi Sapin 2 » avait été en vigueur, les rencontres et les échanges entre Uber et le ministre de l'Économie de l'époque ou les membres de son cabinet auraient dû être déclarés sous la forme d'une fiche d'activité, à la condition toutefois qu'ils aient été organisés à l'initiative du représentant d'intérêts. Lorsque l'initiative émane du responsable public, le représentant d'intérêts n'est pas tenu de les déclarer. En outre, ce dispositif ne s'applique qu'aux échanges destinés à influencer la décision publique. Le représentant d'intérêts cherche, par nature, à exercer une telle influence, qu'elle porte sur un projet ou une proposition de loi ou un texte réglementaire, même un décret postérieur.

Dans ce scénario, Uber aurait vraisemblablement dû déclarer différentes rencontres avec un membre du Gouvernement ou un membre de cabinet ministériel dans le secteur de l'économie et des finances – la loi n'imposant pas l'indication de la personne ou du service que l'on rencontre – en précisant l'objectif recherché, par exemple la facilitation de son entrée sur le marché français. Les déclarations n'auraient toutefois donné aucune information sur le nombre d'entrées en communication et le nom du ministre concerné, puisqu'il suffit de dire que l'on a rencontré un ministre. Les moyens alloués à la déclaration d'intérêts auraient dû être déclarés dans une fourchette.

Ces échanges auraient aussi été strictement encadrés sur le plan déontologique. Le représentant d'intérêts doit s'abstenir, notamment, d'obtenir ou d'essayer d'obtenir des informations ou des décisions en communiquant délibérément des informations erronées ou en recourant à des manœuvres destinées à tromper ses interlocuteurs.

Uber France SAS est inscrit depuis le 28 décembre 2017 au répertoire des représentants d'intérêts. Cette société a publié vingt-sept fiches d'activité depuis la création de ce répertoire. À la lecture de ce dernier, on constate que les dirigeants et lobbyistes d'Uber ont rencontré des collaborateurs du Président de la République à plusieurs reprises entre 2017 et 2022. Uber France SAS a déclaré le 30 mars dernier une fiche d'activité dont l'objet est le suivant : « promouvoir l'accélération de la procédure d'accès à l'activité VTC, son adaptation à la lutte contre les violences sexuelles et l'adaptation du cadre réglementaire d'accès à l'activité de livreur ». Cette fiche indique, parmi les catégories de responsables publics visées : « collaborateurs du Président de la République ». On sait également que le type de décision publique concerné est « actes réglementaires » et que la société a transmis aux décideurs publics des « informations, expertises dans un objectif de conviction ».

Selon ses déclarations, Uber France SAS a alloué des moyens stables à la représentation d'intérêts entre 2019 et 2021, dans une fourchette comprise entre 900 000 et 1 000 000 d'euros. La société a récemment déclaré un montant un peu plus faible pour l'année 2022, entre 700 000 et 800 000 euros.

Par ailleurs, plusieurs cabinets ont déclaré Uber comme client ou membre. C'est le cas, notamment, de l'organisation professionnelle Tech in France et des cabinets de conseil Lysios, Taddeo, Plead et Euros Agency. Le cabinet Euros Agency a déposé sept fiches d'activité pour le compte d'Uber France SAS. Il s'est employé, par exemple, à sensibiliser les pouvoirs publics aux besoins d'aménagement des transports accessibles aux personnes à mobilité réduite dans la perspective des Jeux olympiques de 2024. Uber France apparaît comme un ancien client du cabinet Plead, qui a déclaré deux fiches d'activité. La première concerne l'encadrement de la responsabilité sociale des plateformes de mise en relation avec des travailleurs indépendants dans le transport particulier de personnes. Une deuxième fiche a trait à l'évolution de la régulation et de l'encadrement de la profession de chauffeur de VTC et des plateformes de mise en relation dans le transport particulier de personnes. Uber France est également un ancien client du cabinet Taddeo, qui a déclaré douze fiches d'activité, parmi lesquelles on relève les actions suivantes : faciliter l'accès à la profession de conducteur de VTC et communiquer la position d'Uber dans le contexte de la mission Frouin, et faciliter l'accès à l'examen d'aptitude pour les chauffeurs de VTC.

Il est à noter que, depuis l'extension du répertoire en juillet 2022 à l'échelon local, plus précisément aux communes de plus de 100 000 habitants, Uber doit également déclarer les actions menées auprès de responsables publics locaux. À ce titre, dans sa déclaration pour 2022, l'entreprise a indiqué avoir contacté des élus locaux de Lyon, Paris et Nantes, entre autres, afin « d'assurer la prise en compte du service VTC dans les politiques de transport urbaines – zones de circulation restreinte, abords des gares et aéroports, transports de personnes à mobilité réduite – et de favoriser la meilleure intégration possible des services de livraison de repas et marchandises dans les villes ».

Nous avions dressé un bilan en demi-teinte du dispositif avant l'extension des dispositions de la « loi Sapin 2 » aux collectivités territoriales. S'il a permis un net progrès, on relève toutefois des dysfonctionnements et des insuffisances qui nuisent à la transparence de la décision publique et, d'une certaine façon, à la pertinence du répertoire, dont le contenu peut paraître biaisé. Le cadre législatif et réglementaire est trop complexe, ce qui affaiblit le dispositif. Voilà plusieurs années que la Haute autorité réitère ses propositions pour améliorer les choses. L'expérience des pays étrangers nous le montre : pour être le plus opérationnel et le plus utile possible, un dispositif doit être simple, lisible et compréhensible de tous. Afin de sécuriser le mécanisme et les représentants d'intérêts eux-mêmes, qui ont encore beaucoup de difficultés à s'approprier le dispositif, nous formulons plusieurs propositions pour renforcer l'efficacité et la proportionnalité des dispositions.

Avant de vous présenter quelques-unes de nos propositions, je tiens à dire que les règles actuelles n'accablent pas les représentants d'intérêts d'obligations déclaratives inutiles et ne nuisent pas à la liberté d'entreprendre, contrairement à l'argument souvent employé selon lequel cette liberté est susceptible d'être affectée par un excès de transparence. Des pays comme les États-Unis et le Canada ont un dispositif d'encadrement du lobbying plus développé que le nôtre et cela n'est manifestement pas un frein économique.

Nous proposons que le critère de l'initiative, qui a été ajouté par le décret d'application de la loi, soit remis en cause car il peut conduire à des situations injustes. Les grands représentants d'intérêts sont systématiquement invités par les pouvoirs publics mais ont parfois peu de déclarations à faire. En revanche, les plus petites entités doivent déclarer systématiquement leurs activités. Dans le répertoire de la Haute autorité, de grandes entreprises, comme Dassault ou Vinci, déclarent peu d'actions, alors qu'on sait parfaitement qu'ils exercent une activité de lobbying.

Pour garantir la pertinence du répertoire, la Haute autorité propose également de préciser les critères d'application de la régulation de la représentation d'intérêts, en prenant en compte l'importance de la décision publique, par sa nature ou par ses effets. L'annexe du décret relative aux types de décisions publiques concernées se termine ainsi : « Autres décisions publiques ». Ces mots soulèvent beaucoup d'interrogations. Les débats parlementaires montrent que le dispositif a été créé essentiellement pour informer les citoyens et les médias sur la façon dont est fabriquée une disposition législative ou réglementaire. Sur le plan national, l'incertitude soulevée par les termes « Autres décisions publiques » est assez limitée puisque le dispositif est cantonné aux grandes décisions législatives et réglementaires mais, à l'échelon des collectivités territoriales, on ne sait pas où cela s'arrête. Nous avons parfois des difficultés à répondre aux questions des représentants d'intérêts ou des décideurs locaux.

S'agissant des critères employés pour définir un représentant d'intérêts, notre système confine parfois à l'absurde. Ainsi, en vertu du décret du 9 mai 2017, une personne morale n'est considérée comme un représentant d'intérêts que si au moins une personne en son sein a réalisé, à elle seule, plus de dix actions de représentation d'intérêts au cours d'une année. Il suffit de plafonner le nombre d'actions à neuf pour ne jamais avoir à les déclarer. De plus, on s'interroge sur le sens qu'il y a à raisonner à partir de la personne physique. Nous suggérons que l'on prenne en compte les actions entreprises par la personne morale, ce qui nous paraît correspondre au souhait qui avait été exprimé par le législateur. Il importe de considérer la personnalité morale dans son ensemble et de tenir compte de toutes les actions de représentation d'intérêts effectuées par une société.

Nous proposons aussi que les groupes de sociétés soient pris en considération. À titre d'exemple, huit filiales du groupe TotalEnergies sont inscrites au répertoire ; chacune déclare ses propres actions de représentation d'intérêts, en plus de celles qu'elles exercent pour le compte d'autres filiales du groupe. Il nous paraîtrait pertinent d'apprécier l'activité de représentation d'intérêts à l'échelle du groupe et d'introduire une obligation de déclaration consolidée, ce qui permettrait aux représentants d'intérêts d'établir plus aisément leur rapport annuel d'activité et de faciliter l'exercice déclaratif auprès de la HATVP.

Nous formulons d'autres propositions quant à nos moyens de contrôle et aux sanctions susceptibles d'être infligées en cas de méconnaissance des obligations déclaratives et déontologiques.

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