Commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté alimentaire de la france

Réunion du mercredi 22 mai 2024 à 9h00

Résumé de la réunion

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La réunion

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La séance est ouverte à neuf heures.

La commission procède à l'audition de M. Philippe Mauguin, président-directeur général de l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (INRAE), accompagné de M. Marc Gauché, conseiller parlementaire.

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Nous accueillons ce matin pour une audition du président-directeur général de l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (INRAE), M. Philippe Mauguin, accompagné de M. Marc Gauché, conseiller parlementaire.

Dans le cadre de la commission d'enquête, nombre de nos interlocuteurs ont mis l'accent sur l'excellence et le rayonnement de la recherche française en matière agricole et ont souligné combien la souveraineté alimentaire de la France dépendait de cette recherche. Certains acteurs ont toutefois estimé qu'il n'y avait pas assez de recherche et l'INRAE a parfois été critiqué.

L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

MM. Philippe Mauguin et Marc Gauché prêtent serment.

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Philippe Mauguin, président-directeur général de l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement

La souveraineté alimentaire est un enjeu majeur pour notre pays et pour les peuples du monde. L'Organisation pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) a reconnu la souveraineté alimentaire comme un droit des peuples à maîtriser leur approvisionnement, ce qui montre l'importance de ce sujet débattu par votre commission d'enquête et dans le projet de loi présenté par le Gouvernement.

Je souhaite vous apporter des informations et des diagnostics sur l'état de la souveraineté alimentaire de notre pays, notamment les situations de dépendance aux importations et les filières fragiles en la matière. Je suis à votre disposition pour exposer le point de vue des chercheurs sur les causes de ces dépendances. La recherche est attendue comme un vecteur d'innovations et de solutions pour améliorer l'efficacité de la production agricole et alimentaire française et réduire les sources de dépendance.

Permettez-moi en premier lieu de dire quelques mots sur l'INRAE. C'est une source de fierté pour notre pays de disposer du premier organisme de recherche agricole européen – devant l'université de Wageningen aux Pays-Bas – et du troisième institut de recherche au niveau mondial, derrière la Chine et les États-Unis.

Il me semble essentiel de souligner que nous ne pouvons pas disposer d'une souveraineté agricole et alimentaire durable sans une forme de souveraineté scientifique. Les grands pays du monde, comme la Chine, les États-Unis, le Brésil, ainsi que des pays européens comme l'Allemagne, l'Italie et l'Espagne, ont augmenté leurs investissements dans la recherche agricole ces dix dernières années, montrant qu'ils ont également perçu cet enjeu. Nous restons bien placés dans cette compétition internationale, étant premiers en Europe et troisièmes au niveau mondial. À l'horizon des dix prochaines années, avec les niveaux d'investissement, notamment en Chine, il sera néanmoins difficile de maintenir notre compétitivité.

Tout le monde n'est pas censé connaître l'Institut au-delà de son classement. L'INRAE est un institut de recherche qui a été créé en 2020 par la fusion de deux instituts : l'INRA (Institut national de la recherche agronomique) et l'IRSTEA (Institut national de recherche en sciences et technologies pour l'environnement et l'agriculture), un organisme de recherche plus petit issu du CEMAGREF (Centre national du machinisme agricole, du génie rural, des eaux et des forêts). Ces deux instituts avaient une longue tradition de recherche et d'innovation dans des domaines complémentaires. L'INRA était reconnu pour ses travaux en génétique végétale et animale, en agronomie, en sciences animales, en sciences du sol, en protection des végétaux, en informatique, ainsi qu'en sciences économiques et sociales. De son côté, le CEMAGREF, devenu IRSTEA, était spécialisé dans l'agriculture digitale, les capteurs, le traitement de l'eau et divers sujets environnementaux. Cette complémentarité a conduit le Gouvernement et les présidents des deux instituts, en 2018, à envisager une fusion pour renforcer leurs capacités.

Il est assez rare de voir des fusions d'organismes de recherche en France et celle-ci a été réussie. L'INRAE a ainsi été créé, au 1er janvier 2020. Cette fusion n'est pas sans lien avec notre sujet, car l'agriculture digitale et numérique est corrélée à la question de la compétitivité de l'agriculture française. Nous sommes meilleurs, ensemble, depuis la création d'INRAE.

Par exemple, en ce qui concerne la réduction des pesticides, l'IRSTEA apportait des compétences sur les pulvérisateurs tandis que l'INRA travaillait sur l'adaptation des plantes. Aujourd'hui, avec un peu plus de 8 000 titulaires et plus de 2 500 contractuels sur ressources propres, l'INRAE couvre l'ensemble des problématiques du secteur agricole et alimentaire. Nos compétences couvrent les thématiques allant des sols à la sélection génétique végétale et animale, en passant par les sciences de l'élevage. Nous couvrons toutes les grandes filières animales et végétales, ainsi que la technologie de transformation des produits. Nos recherches incluent également la production de biomasse, ainsi que les sciences économiques et sociales, les mathématiques, l'informatique et la nutrition.

Notre champ s'étend de la recherche fondamentale, que nous défendons même lorsqu'elle est remise en question, à l'application et l'innovation. Si nous arrêtions la recherche amont, nous perdrions à terme la capacité de produire des innovations. Les recherches fondamentales d'hier nous apportent les solutions d'aujourd'hui et nous allons assez loin dans l'applicatif, le transfert et l'innovation grâce à des unités expérimentales et des fermes pilotes présentes dans toutes les filières, tant végétales qu'animales. Nous disposons de près de 10 000 hectares à travers le pays consacrés à des fermes expérimentales, qui travaillent dans les mêmes conditions que des fermes réelles, mais avec des protocoles expérimentaux et l'appui de nos chercheurs pour tester des solutions.

Nous collaborons étroitement avec les instituts techniques agricoles, ce qui est crucial pour préparer ou accélérer le transfert des innovations. Nos unités mixtes techniques, partagées sur divers centres, regroupent ingénieurs et techniciens des instituts techniques agricoles, ainsi que nos chercheurs, pour être au plus proche des agriculteurs. Nous travaillons également beaucoup avec les chambres d'agriculture sur divers sujets. Les fermes DEPHY (démonstration, expérimentation et production de références sur des systèmes de culture économes en produits phytosanitaires) explorent notamment des alternatives aux pesticides. Ces fermes, gérées par des agriculteurs volontaires, sont suivies par les chambres d'agriculture et l'INRAE. Actuellement, nous collaborons avec les chambres d'agriculture sur des problématiques d'adaptation aux changements climatiques, notamment à travers le projet CLIMAE qui est porté par Chambres d'agriculture France et qui est largement inspiré par les recherches de l'INRAE.

Notre dispositif se déploie sur toute la France, couvrant tous ces sujets, de la recherche amont à l'aval, en passant par le transfert et l'innovation. Nous avons également établi des partenariats avec les universités, les écoles d'agronomie et les écoles vétérinaires. Bien que nous n'ayons pas de mission directe de formation au sein de l'INRAE, nous contribuons à l'enseignement, ce qui permet de former les nouvelles générations de chercheurs et d'agriculteurs et contribuera ainsi à assurer la souveraineté alimentaire de demain.

Nous pourrons vous transmettre le plan stratégique INRAE 2030 qui a été conçu avec notre conseil scientifique et adopté en 2020 grâce à la mobilisation de notre communauté de recherche et les pouvoirs publics. Ce plan livre les grandes lignes de recherche pour les dix prochaines années. Ces lignes directrices sont déclinées de manière plus fine dans tous nos départements scientifiques. Si vous souhaitez connaître nos travaux sur la sélection génétique ou l'agronomie, par exemple, vous pouvez accéder à nos schémas stratégiques quinquennaux, lesquels sont révisés tous les cinq ans. Ce plan nous permet de planifier la recherche et d'intégrer l'interaction entre recherche, innovation et application.

La stratégie d'INRAE s'est traduite par un contrat d'objectifs avec les pouvoirs publics, signé avec Julien Denormandie et Frédérique Vidal, alors ministre de l'Agriculture et ministre de la recherche. Ce contrat nous engage pour cinq ans sur des priorités renforcées.

Nous sommes également très impliqués dans le plan France 2030, annoncé par le Président de la République et piloté par le Gouvernement, qui fixe les grandes priorités technologiques et scientifiques du pays. Concrètement, nous avons proposé, avec nos collègues d'autres organismes de recherche, de lancer de grands programmes de recherche sur les défis technologiques. Nous pilotons ces programmes avec des moyens allant de 30 à 60 millions d'euros, non seulement pour les laboratoires de l'INRAE, mais pour toute la communauté scientifique. Nous dirigeons un programme prioritaire de recherche sur le numérique et l'agroécologie, ainsi qu'un autre sur la sélection variétale, utilisant les nouvelles techniques de sélection pour adapter les cultures aux changements climatiques. Nous pilotons également un grand défi sur le biocontrôle, un autre sur la robotique agricole, et plusieurs grands défis sur l'alimentation. Ces outils permettront, je l'espère, à la recherche française de rester au meilleur niveau international, en étant force de proposition, d'innovation et de solution.

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Pouvez-vous nous expliquer quelle définition ou approche de la souveraineté alimentaire est adoptée par l'INRAE ? Ce sujet suscite de nombreux débats, notamment lors des commissions d'enquête, et il est donc essentiel de comprendre votre perspective. Pourriez-vous nous détailler l'approche de la souveraineté alimentaire que vous privilégiez dans le cadre de vos travaux ?

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Philippe Mauguin, président-directeur général de l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement

Comme vous l'avez signalé, ce sujet est débattu et a inspiré les recherches de l'Institut. Nous serons attentifs aux débats parlementaires, car ils vont intégrer dans la loi française une définition de la souveraineté alimentaire, que nous adopterons ensuite.

Il est intéressant de se souvenir qu'en 1996, lors d'un sommet sur l'alimentation, des agricultures plutôt paysannes avaient introduit un débat sur la souveraineté alimentaire. À cette époque, dans les débats de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), il était envisagé d'y intégrer l'agriculture dans ses pratiques. Il y avait alors une réelle crainte, justifiée, de nombreux pays, y compris de petits pays du Sud, que cela se traduise par un développement des productions des grands pays agricoles mondiaux et une perte de souveraineté et d'indépendance. Le débat a commencé ainsi, autour du droit des États, des populations et des communautés à maintenir et développer leur propre capacité à produire leur alimentation et à définir leur propre politique alimentaire agricole et territoriale.

Nos chercheurs ont également travaillé sur ce sujet, en insistant sur le fait que ces politiques doivent être écologiquement, socialement, économiquement et culturellement adaptées à chaque spécificité. En tant que président de l'INRAE, mais aussi au nom de la communauté scientifique, je pense que la souveraineté alimentaire doit prendre en compte ce droit et cette sécurité des nations à pouvoir disposer de leur alimentation. Il est évident qu'il n'y a pas de vie sans alimentation. Les crises climatiques successives, les crises géopolitiques et les guerres, comme celle en Ukraine qui a bouleversé les agricultures mondiales, nous rappellent que la capacité à se nourrir n'est pas garantie. La souveraineté alimentaire constitue donc un élément clé pour les nations. La complexité réside dans le périmètre de cette souveraineté. Pour la France, et comme le montre le projet de loi du Gouvernement, il faut prendre en compte l'Union européenne. La dépendance aux importations de denrées agricoles ne rend peut-être pas aussi vulnérable un pays comme la France lorsqu'il commerce avec des pays engagés dans un bloc géographique comme l'Union européenne, comparativement à une dépendance envers d'autres pays. Je citais la Russie – et il serait pertinent d'y revenir – car nous dépendons de ce pays pour les engrais, éléments stratégiques pour l'agriculture française.

La question de la souveraineté alimentaire est complexe : s'agit-il d'une souveraineté totale et maximale pour la France seule ou pour la France au sein de l'Union européenne ? Les deux niveaux sont à considérer. Nous disposons de données chiffrées permettant d'évaluer dans quelle mesure la France est indépendante sur le plan alimentaire, sur quelles filières elle est dépendante, et celles où elle est une source d'exportation intracommunautaire et internationale. La sécurité alimentaire du pays dans un ensemble géographique est un élément crucial. La durabilité est également primordiale. En cherchant à améliorer notre souveraineté alimentaire, il faut le faire de manière durable. Il serait contre-productif d'investir dans des productions ou des filières qui nous permettraient de gagner des parts de marché ou d'augmenter notre indépendance alimentaire si, dans dix ou vingt ans, ces investissements ne sont pas soutenables.

Il est par conséquent important pour l'INRAE de conseiller les pouvoirs publics, les professionnels et les filières sur les conditions agroclimatiques futures dans nos territoires français. Si nous voulons reconquérir des parts de marché sur les fruits et légumes, sur les protéines végétales ou l'alimentation des troupeaux, il est préférable d'anticiper les conditions agroclimatiques de demain pour garantir une durabilité.

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Comment l'INRAE travaille-t-il avec la recherche et les entreprises privées ?

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Philippe Mauguin, président-directeur général de l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement

Nous avons établi de nombreux partenariats solides, notamment à l'interface du public et du privé, avec les instituts techniques agricoles, qui sont nos premiers partenaires. Les instituts techniques agroalimentaires, tels que l'ACTIA (Association de coordination technique de l'industrie agroalimentaire), jouent également un rôle crucial, en particulier pour la transformation des produits. Nous collaborons avec de grandes entreprises, des moyennes, des petites et des start-up. Avec certaines entreprises, qu'elles soient privées ou coopératives, nous pouvons établir des accords-cadres.

Lorsqu'une grande entreprise agroalimentaire a des besoins de recherche ou souhaite discuter de partenariats avec nos laboratoires, nous sommes ouverts à la discussion. Nous examinons comment nous pouvons répondre à leurs besoins. Si une recherche partagée est nécessaire, nous négocions un accord-cadre pour lancer des projets cofinancés par l'entreprise privée et notre institut. Nous cherchons également des financements publics pour soutenir ces projets ensemble. Les accords-cadres concernent principalement les grandes et moyennes entreprises.

Pour les plus petites entreprises, nous avons des outils très intéressants, comme les instituts Carnot, soutenus par l'État. Le principe est simple : lorsqu'une entreprise investit un euro dans un projet partenarial de recherche, l'État, via l'institut Carnot que nous pilotons, investit également un euro. Il s'agit d'un dispositif incitatif intéressant. Nous pilotons plusieurs instituts Carnot dans les secteurs végétal, animal, de la bioéconomie et de l'eau. Nous disposons d'une équipe d'agents permanents qui connaissent bien les entreprises et nos laboratoires. Ils agissent comme des médiateurs pour aider les entreprises à formuler leurs besoins et à trouver les bons laboratoires pour monter les projets.

Enfin, nous nous engageons de plus en plus dans l'accompagnement des start-up, ce qui était l'une de mes priorités. Ces start-up peuvent émerger de nos laboratoires, lorsque des chercheurs ou des ingénieurs souhaitent créer une entreprise, ou elles peuvent être en proximité avec des créateurs dans le domaine. Nous participons actuellement au salon VivaTech, où nous accompagnons plusieurs start-up. Je pense notamment à La Ferme Digitale, un partenaire de l'INRAE, qui regroupe un écosystème de start-up du monde agricole et agroalimentaire. Nous les accompagnons de diverses manières, notamment par des conseils rapides et simples sur des choix scientifiques ou techniques. Nous proposons des solutions d'hébergement sur nos campus, ce qui intéresse de nombreuses start-up. Elles peuvent ainsi se rapprocher de nos laboratoires. Nous intervenons également dans le montage de projets et l'accueil de doctorants.

Nous avons une large palette de partenariats, allant d'accords très structurés et pluriannuels avec des entreprises à des projets ponctuels avec des plus petites entreprises soutenues par les instituts Carnot. Nous accompagnons aussi des start-up, qui jouent un rôle de plus en plus important. Pour vous donner un ordre de grandeur, nous avons accompagné environ 250 start-up depuis l'an 2000, principalement dans les secteurs de l' agtech et de la foodtech.

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Nous avons auditionné les acteurs de la filière il y a quelques semaines et je vais vous restituer rapidement ce qui nous a été dit. Nous avons évoqué le sujet de la jaunisse de la betterave. Le président de la Confédération générale des planteurs de betterave (CGB) a déclaré : « La filière aurait dû travailler, faire des efforts et investir davantage dans la recherche et le développement. Or nous l'avons fait, en contrepartie de la dérogation à l'interdiction d'utilisation des néonicotinoïdes accordée par la loi du 14 décembre 2020 relative aux conditions de mise sur le marché de certains produits phytopharmaceutiques en cas de danger sanitaire pour les betteraves sucrières, portée par Julien Denormandie. Dans le cadre du Plan national de recherche et d'innovation (PNRI), nous avons fait travailler la recherche publique et privée, notamment l'INRAE. Trois ans plus tard, nous sommes toujours sans solution. Entre les prises de parole de certains et la réalité du terrain, il y a un décalage total. »

Plus tard au cours de l'entretien, j'ai interrogé le président de la CGB : « Quels moyens les entreprises privées de la filière et les grands groupes de l'industrie chimique consacrent-ils à la recherche ? Selon vous, l'effort est-il suffisant ? On parle souvent de l'INRAE, mais on peut penser que le secteur privé doit aussi y contribuer. » Le président a répondu : « L'INRAE n'a pas travaillé sur la jaunisse avant la crise de 2020. Mon intention n'est pas de le critiquer, mais j'ai besoin de recherches qui m'apportent des solutions concrètes pour ma ferme, parce que je suis d'abord un agriculteur. Il est maintenant très impliqué dans le PNRI, aux côtés de l'Institut technique de la betterave (ITB), et des appels à projets ont été lancés pour trouver des solutions en partenariat avec les entreprises, notamment les start-up […]. » J'ai volontairement abordé ce sujet car j'entends ces critiques depuis plusieurs années, sur la betterave notamment. Nombre d'acteurs de cette filière estiment que l'INRAE n'a pas suffisamment travaillé ni anticipé le sujet de la jaunisse. Que répondez-vous à ces critiques ?

Il est souvent dit que l'INRAE est déconnecté des besoins réels des agriculteurs. Je ne partage pas cet avis, mais la critique est récurrente. En particulier, sur le sujet de la jaunisse, de nombreux agriculteurs de la filière sucrière estiment que l'INRAE n'est pas à la hauteur des attentes.

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Philippe Mauguin, président-directeur général de l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement

Je tiens à rectifier plusieurs points importants sur ce sujet. Tout d'abord, je veux saluer le travail que nous avons accompli ensemble avec la filière betteravière – et en particulier avec l'Institut technique de la betterave –, à la demande du ministre Julien Denormandie. Je préfère voir le verre à moitié plein là où d'autres le voient à moitié vide, mais cela peut être une question de perspective. Je salue le travail effectué avec les betteraviers dans une période compliquée.

Le PNRI est une démarche unique, dans notre pays. Un projet d'une telle ampleur n'avait jamais été réalisé auparavant. Même s'il a été initié en situation de crise, il est à saluer. Nous avons pu l'utiliser dans d'autres situations, comme pour la sortie du phosmet dans le secteur des oléagineux, où nous avons construit un programme similaire avec Terres Inovia, un autre institut technique.

Je souhaite également corriger un point soulevé par le président Sander. Contrairement à ce qui a été dit, nous n'avons jamais arrêté la recherche sur la jaunisse de la betterave. L'INRA, avant de devenir INRAE, était le premier organisme mondial en termes de publications sur la jaunisse de la betterave. L'INRA a mené des recherches scientifiques pour comprendre la maladie et ses vecteurs, conformément à ce qui était attendu de l'Institut. La loi a confié à l'INRA – et maintenant à l'INRAE – la responsabilité de fournir des connaissances scientifiques, mais pas de déployer ces connaissances sur le terrain.

En revanche, l'INRAE ne constitue pas le seul acteur de la recherche, du développement et de l'innovation. Nous ne sommes pas capables de déployer les connaissances dans toutes les cours de ferme. Nous ne sommes pas les chambres d'agriculture, les coopératives ou les instituts techniques. Cependant, nous sommes conscients de notre responsabilité majeure en tant que force scientifique. Notre première responsabilité est d'apporter des connaissances.

La situation de vulnérabilité de la filière betteravière est un sujet complexe. Il est possible de diagnostiquer cette fragilité en examinant l'ensemble des acteurs, y compris la part de responsabilité de l'INRA et des acteurs économiques. Nous avons travaillé avec nos généticiens dans le cadre de programmes de recherche pour améliorer la betterave. Ce grand succès est à mettre au crédit des professionnels, de l'ITB et de l'INRA de l'époque, pour l'amélioration de la génétique de la betterave.

Un programme avait reçu entre 10 et 20 millions d'euros d'un précédent plan d'investissements d'avenir. Dans le cadre de ces recherches, nous avons travaillé sur la résistance de la betterave à la jaunisse. Des recherches ont été menées dans les années 2010, avant l'interdiction des néonicotinoïdes, mais elles n'ont pas été retenues par les sélectionneurs pour produire des variétés tolérantes ou résistantes. Le sujet est complexe. Je ne cherche pas à désigner des responsables, mais à exposer la réalité du terrain et la complexité du sujet.

Nous avons besoin de mieux planifier l'évolution des molécules et leur régime d'autorisation. Tant que les néonicotinoïdes étaient autorisés pour lutter contre la jaunisse, il est compréhensible que les acteurs économiques de la filière betterave-sucre n'aient pas considéré comme prioritaire d'avoir des betteraves plus tolérantes ou résistantes. Nous avons considérablement amélioré le pool génétique des betteraves. Si aujourd'hui ou demain, des entreprises proposent des variétés tolérantes – et un jour, je l'espère, résistantes à la jaunisse –, les recherches de l'INRA de l'époque y auront pour sûr contribué. À un moment donné de l'histoire, cette amélioration n'était en revanche pas jugée prioritaire. Il valait mieux améliorer le rendement en sucre et d'autres performances de la betterave, qui est en compétition au niveau international. Les recherches qui avaient été réalisées sur la tolérance et la résistance n'ont pas été poussées jusqu'au marché.

Les néonicotinoïdes ont été par la suite interdits en France et en Europe. Des chercheurs de l'INRA avaient alors exprimé des doutes sur l'efficacité des alternatives. La décision a néanmoins été prise. L'ANSES a identifié des molécules alternatives qui ont fonctionné les deux premières années. Cependant, l'attaque climatique extrême qui a été enregistrée a conduit à la catastrophe que nous avons connue. Les alternatives chimiques disponibles n'étaient pas suffisantes et les acteurs se sont tournés vers l'INRA en demandant : « Où sont vos solutions ? » Nous avons toujours mené des recherches et continué à travailler, en dépit du maintien des néonicotinoïdes. Nous avons approfondi la connaissance des virus et des vecteurs. Dès que le PNRI a été lancé, nous avons mobilisé nos équipes de Colmar pour reprendre toutes les connaissances accumulées. Les sélectionneurs et les semenciers avaient des pistes et nous voyons qu'elles commencent à aboutir. J'espère qu'elles feront émerger des solutions fortes.

Nous n'avons pas obtenu de résultats insignifiants dans le cadre du PNRI. Une fois encore, je préfère voir le verre à moitié plein plutôt qu'à moitié vide. Sur le biocontrôle, avec une start-up de l'INRA et Agriodor, nous avons trouvé des pistes intéressantes. Il est important de s'arrêter un moment sur ce point car cela peut expliquer les différends et les critiques envers la recherche publique. Qu'attendons-nous de la recherche publique ? Les solutions ou pistes de solutions que nous produisons dans des contextes très compliqués ne seront pas toujours identiques aux solutions antérieures, ce qui peut représenter une source d'incompréhension.

Par exemple, quand une molécule efficace mais nuisible pour les pollinisateurs et l'environnement est interdite, les solutions de remplacement sont souvent plus complexes. Les semences étaient enrobées, offrant une protection forte contre les bioagresseurs. Une fois interdites, les solutions proposées sont souvent plus complexes et combinatoires. Nous avons suggéré que des plantes compagnes à la betterave peuvent avoir des effets répulsifs sur les insectes, mais cette solution est plus compliquée et pas toujours satisfaisante. Les solutions de biocontrôle nécessitent un investissement. Les semences tolérantes ou résistantes sont les plus attendues par les planteurs de betterave. Ceux-ci peuvent se demander pourquoi ils ne disposent toujours pas de ces solutions.

Nous avons fourni des efforts en recherche fondamentale. Le contexte a pris de court les planteurs de façon violente car, initialement, le délai du PNRI pour remettre au bon niveau de priorité les efforts pour arriver à ces solutions était de trois ans. Or ce délai a été réduit à deux ans, la Cour de justice de l'Union européenne ayant suspendu la dérogation française. Par conséquent, les recherches et les pistes de solution que nous avions commencé à explorer n'ont pas pu être mises au bon niveau de priorité.

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Nous auditionnons tout à l'heure M. Julien Denormandie. Nous aurons peut-être l'occasion de poursuivre la discussion sur la betterave et les néonicotinoïdes (NNI). Vous avez bien rappelé la position passée de l'INRAE. Il serait intéressant que vous nous parliez également de l'avenir de la betterave. Êtes-vous optimiste quant aux solutions possibles ? Pensez-vous que les solutions scientifiques au problème de la jaunisse sont atteignables à court, moyen ou long termes ? Est-ce plus compliqué que prévu ? Pouvez-vous nous expliquer, de manière vulgarisée, les recherches en cours et les résultats potentiels concernant la jaunisse ?

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Philippe Mauguin, président-directeur général de l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement

Nous pourrions vous transmettre des points factuels et synthétiques, portant sur les travaux de nos chercheurs de l'INRAE et de l'ITB.

Le ministre Marc Fesneau a donné son accord pour que les recherches continuent dans le cadre du PNRI. La fin de la dérogation ne signifie pas l'arrêt des recherches, bien au contraire. Nous poursuivons notre travail avec nos collègues de l'ITB sur diverses solutions combinatoires. Toutes ne réussiront pas et parfois nous rencontrons des déceptions avec des pistes prometteuses qui se révèlent trop complexes. La montée en puissance des avancées génétiques et des semences présentant de bons niveaux de tolérance, qui doivent encore s'améliorer, sera le socle de la résistance et de la protection de notre filière betteravière.

Nous pourrons compléter avec les recherches effectuées sur les plantes compagnes et le biocontrôle. La prophylaxie s'avérera également importante. Il est en effet crucial d'éviter que les sources de virus qui sont présentes dans nos champs de betteraves persistent d'une campagne à l'autre. Nos chercheurs et ceux de l'ITB ont identifié des réservoirs de virus dans les produits restants au champ, souvent mis en bout de champ. Un important travail a été réalisé avec les planteurs pour que ces résidus soient enfouis. Entre 2022 et 2023, cette prophylaxie, menée avec l'appui des coopératives sucrières qui ont mobilisé l'ensemble des planteurs, a eu un effet extrêmement positif. Dans les zones où ce travail n'a pas été fait, des attaques de jaunisse ont été observées.

Avec la volonté de réduire les phytosanitaires, qui est générale en Europe, nous aurons de plus en plus besoin de solutions combinatoires, mais aussi de la prophylaxie, pour limiter la présence des bioagresseurs. Nous devons continuer de travailler sur ce sujet, car il reste des points faibles. La gestion est compliquée, notamment dans les zones de multiplication des semences où des virus sont encore présents. Je suis plutôt optimiste. La génétique est probablement la meilleure réponse, mais elle ne suffira pas à garantir une protection et une sécurité totales. Il faudra donc rester très vigilants en ce qui concerne la prophylaxie. Le rôle des coopératives et de la profession s'avérera crucial. Nous apporterons peut-être des solutions plus robustes demain en biocontrôle. Nous sommes armés pour l'avenir – tel est mon souhait – afin de ne plus jamais connaître de crises de l'intensité de celle que nous avons vécue en 2020, avec les niveaux de perte que nous avons subis. Le risque zéro est inatteignable, contrairement à ce que nous avions avec les solutions chimiques comme les néonicotinoïdes. Cependant, un risque maîtrisé, qui pourra évoluer d'une année sur l'autre sans mettre en danger les sucreries et les zones de plantation, constitue un objectif réaliste. C'est ce que nous avions affirmé avec Alexandre Quillet, président de l'ITB, lorsque Julien Denormandie, alors ministre, nous avait interrogés. Nous avions répondu que le PNRI pourrait offrir des solutions, peut-être pas aussi performantes que les néonicotinoïdes, mais suffisamment proches pour limiter au maximum le risque.

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Merci. Je cède maintenant la parole à Monsieur le rapporteur.

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Pourriez-vous rappeler le budget de l'INRAE, ainsi que les contours de la recherche fondamentale, qui correspond au rôle de l'INRAE, et de la recherche appliquée ?

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Philippe Mauguin, président-directeur général de l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement

Le budget de notre institut s'élève à environ 1,1 milliard d'euros, dont environ 75 % proviennent d'une subvention versée par le ministère de la recherche. Une petite subvention complémentaire est versée par le ministère de l'agriculture. Le reste des ressources provient des contrats que nos chercheurs passent, que ce soit au niveau national ou européen, dans le cadre des appels d'offres sur le financement de la recherche, du plan France 2030, et des contrats avec les entreprises.

Les charges de masse salariale représentent environ 75 % de notre budget, couvrant les salaires des chercheurs, ingénieurs et techniciens. Les 25 % restants sont consacrés à l'investissement, car il est crucial de continuer à investir pour rester compétitif dans la recherche mondiale. Concernant la répartition entre recherche fondamentale et recherche appliquée, il est difficile de donner des chiffres précis. Nous essayons de maintenir un continuum sans séparer les chercheurs travaillant sur des questions fondamentales de ceux travaillant dans nos fermes pilotes.

On peut estimer que deux tiers de notre recherche visent à comprendre les mécanismes dans les végétaux, les animaux, les maladies, le fonctionnement des sols et l'agronomie. Le tiers restant concerne la recherche appliquée, bien que cette estimation soit approximative. Le budget consacré à nos unités expérimentales, plateformes technologiques et infrastructures nécessaires à la recherche représente environ un tiers de notre budget. La recherche appliquée en dehors de l'INRAE est principalement conduite par les instituts techniques agricoles et agroalimentaires, ainsi que par la recherche privée dans les coopératives et entreprises. Il est parfois considéré que notre budget d'un milliard d'euros par an est conséquent, mais je rappelle que l'INRAE est le premier organisme en Europe et le troisième au niveau mondial. De plus, ce montant est équivalent au budget de recherche d'une seule entreprise internationale de l'agrochimie, uniquement pour ses recherches sur les molécules.

Nous travaillons pour toutes les filières agricoles, sur tous les sujets de transformation agroalimentaire, et en recherche dans les domaines de la forêt, de l'eau, des risques naturels et de la prévention des avalanches. Le lien entre la nutrition et la santé fait également partie de nos préoccupations. Ce budget couvre donc de nombreux domaines. Nous sommes conscients de l'ampleur de la tâche, mais cela peut être relativisé en regardant les moyens dont disposent certaines grandes entreprises internationales, notamment en Chine, pays qui investit massivement dans la recherche agricole et agroalimentaire, distançant l'Union européenne et les États-Unis.

Je ne sais pas si j'ai bien répondu à votre question. Peut-être s'agissait-il du budget consolidé de la nation pour l'agriculture, en incluant les investissements publics et privés. Nous essaierons de retrouver ces informations avec Marc Gauché.

Par ailleurs, l'INRAE n'est pas le seul acteur de la recherche publique. Les écoles d'agronomie – comme AgroParisTech, l'Institut Agro et d'autres écoles agronomiques et vétérinaires – co-investissent avec nous dans les unités de recherche et jouent un rôle important en formant les ingénieurs et vétérinaires de demain au contact de nos laboratoires. Le CIRAD (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement) travaille également sur la recherche pour le Sud et les outre-mer, des filières ultramarines cruciales avec leurs propres enjeux de souveraineté. Le CNRS (Centre national de la recherche scientifique), quant à lui, complète notre travail avec une recherche plus fondamentale, en collaboration avec de nombreuses universités dans vos territoires, telles que Paris-Saclay, Montpellier, Rennes, Dijon, Avignon, Strasbourg et Colmar. Ces partenariats avec les universités sont essentiels.

En comparant notre situation avec celle des grands pays comme la Chine, les États-Unis, le Brésil, l'Allemagne, l'Italie et l'Australie, on constate qu'ils ont tous un champion national de la recherche agricole, comme l'INRAE en France, ou une académie d'agriculture. Cependant, ces pays ont aussi des universités qui investissent massivement dans la recherche agricole, ce qui crée un écosystème plus équilibré. Le risque de décrochage pour nous pourrait venir de là. J'encourage donc les écoles et universités françaises à co-investir avec nous dans la recherche pour l'agriculture et l'alimentation.

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Vous avez répondu plus tôt à la question du président sur la définition de la souveraineté alimentaire. J'ai été surpris de vous entendre dire que vous attendiez la loi d'orientation agricole pour en obtenir une définition officielle et que vous faisiez référence à celle de La Via Campesina de 1996. Alors que le ministère de l'agriculture porte le nom de « souveraineté alimentaire » depuis deux ans, vous laissez entendre que la notion n'a fait l'objet d'aucun éclaircissement, au moins de la part de l'INRAE. À un moment donné, votre ministère de tutelle vous a-t-il présenté la souveraineté alimentaire, sa déclinaison, ses orientations et ce qu'il entendait par cette notion ?

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Philippe Mauguin, président-directeur général de l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement

Ce travail a été effectué, de manière d'abord opérationnelle, avant d'être plus sémantique ou littéraire. Il n'y a pas de critique derrière cette expression. Je pense qu'il est important qu'à un moment donné, le vocabulaire soit stabilisé. La mise en place du ministère de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire s'est traduite rapidement par des mobilisations de groupes de travail sur les secteurs les plus dépendants. Nous avons fonctionné ainsi avec le plan de souveraineté autour des fruits et légumes, sur lequel les professionnels ont été mobilisés, mais aussi les chercheurs de l'INRAE. La question de l'élevage, sur laquelle nous pourrions revenir, montre un paradoxe. En effet, contrairement à ce que l'on pourrait penser, il n'y a pas de baisse de la consommation des produits animaux en Europe et en France, mais il y a une baisse de la production et une augmentation des importations. Nous avons travaillé sur ces sujets avec le ministère mais il n'y a pas eu, à ma connaissance, de définition précise de ce que l'on appelle « souveraineté alimentaire et agricole ». Si une telle définition existe, c'est une erreur de ma part de ne pas être capable de vous la restituer.

Cependant, la volonté politique de rendre ce sujet prioritaire est claire. Nous étions au sortir de la pandémie de covid, qui avait marqué tout le monde, avec les discours du Président de la République soulignant l'importance pour la France d'avoir une forme de garantie, une souveraineté sur les médicaments mais aussi sur l'alimentation. Cette intervention a marqué les esprits. Ensuite, la guerre en Ukraine a entraîné un second choc avec la baisse des exportations d'oléagineux et de céréales en provenance d'Ukraine et la hausse des prix des engrais qui a mis en danger l'alimentation du Proche-Orient et la sécurité alimentaire mondiale. À partir de ce moment, nous avons examiné de manière précise toutes les filières en dépendance. C'est ainsi que nous avons été mobilisés par le ministère, davantage que sur une définition complète de la notion.

Nous avons eu une discussion sur laquelle les chercheurs ont apporté des contributions, sans que l'on puisse dire qu'il s'agit de la définition de l'INRAE. L'Institut n'a pas adopté de définition mais nos chercheurs ont travaillé sur ce concept en observant son utilisation au niveau international. On note à ce propos les travaux de La Via Campesina, puis ceux de la FAO. Le Royaume-Uni s'est par ailleurs interrogé sur sa souveraineté alimentaire mise en difficulté moment du Brexit. En revanche, il n'existe pas à ma connaissance de définition complète et stabilisée de la notion de souveraineté alimentaire. C'est pourquoi je faisais référence à la loi à venir, qui vise à encadrer une définition. D'après ce que j'en ai vu, elle me semble assez équilibrée, dans la mesure où elle prend en compte la France, son approvisionnement alimentaire, sa sécurité au sein de l'Union européenne, avec une volonté de durabilité. Ce sont vraiment les messages importants que je voulais souligner.

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Je reviens sur les réponses que vous avez apportées concernant la betterave. Vous avez mentionné les recherches que l'INRAE a menées sur la génétique, avec des résultats apparemment encourageants. Il est en effet surprenant que les semenciers n'aient pas exploité ce travail. À l'époque, les néonicotinoïdes étaient encore autorisés, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui. Maintenant que cette solution est interdite, un problème de rendement a-t-il été constaté ? Ces nouvelles solutions génétiques sont-elles moins efficaces que les autres sur le plan du rendement ?

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Philippe Mauguin, président-directeur général de l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement

Je corrige ce que j'ai dit précédemment. Le secteur semencier se mobilise fortement sur ce sujet, dans le cadre du PNRI, pour développer des variétés tolérantes, voire résistantes à la jaunisse. La difficulté réside dans le fait qu'il existe plusieurs virus et non un seul. Nous travaillons sur toutes les filières végétales pour développer une résistance aux virus, avec de nombreux exemples réussis après cinq à dix ans de recherche pour mettre au point des variétés résistantes. L'INRAE mène les travaux en amont, puis les sélectionneurs et les semenciers délivrent ces semences. Ce travail prend du temps, mais est possible. En revanche, la jaunisse est liée à plusieurs virus, ce qui suppose de développer des résistances sur plusieurs gènes et pour différents virus.

Dans les années 2010, ce travail n'était pas une priorité. Comme vous l'avez évoqué, la sélection génétique implique de combiner de nombreux traits de caractère. La perception d'alors était que les néonicotinoïdes offraient une solution de protection efficace pour la filière et que se concentrer sur la résistance aux maladies pourrait entraîner une perte de rendement en sucre. La priorité était d'augmenter le rendement en sucre pour rester compétitif à l'international. Je ne critique pas les arbitrages qui ont été rendus, je les décris pour illustrer la complexité de la recherche, du développement et de l'innovation.

En la matière, les solutions ne sont pas binaires. Elles présentent des avantages, mais peuvent aussi entraîner de petites pertes de rendement ou des contraintes techniques supplémentaires. Ces sujets suscitent parfois des débats. La recherche produit des solutions aussi proches que possible de la cible, avec une certaine efficacité qui n'est pas toujours immédiatement satisfaisante pour les agriculteurs.

Quant à ce « dernier kilomètre » – celui où l'on arrive à une variété résistante et performante en rendement pour éviter toute perte –, nous n'y parvenons pas toujours. Le cas échéant, une légère perte de rendement implique que l'agriculteur soit compensé par un niveau de prix plus rémunérateur, afin qu'il continue de produire et en vue du maintien de notre souveraineté.

Certains sujets échappent à la recherche, ce qui ne signifie pas pour autant que la recherche française est défaillante. Nous restons les premiers publicateurs en Europe sur la jaunisse de la betterave. Nos collègues belges, néerlandais et allemands, mobilisés par leur filière betterave-sucre, n'ont pas trouvé de solution à ce jour, en l'absence de néonicotinoïdes en Europe. Une solution pourrait émerger demain et si nous la trouvons, les autres en bénéficieront aussi. Il s'agit d'un véritable défi scientifique. Aujourd'hui, les semenciers sont très mobilisés. Ils ont fait des annonces, dans le cadre du PNRI, sur les niveaux de performance atteignables. Nous pourrons joindre ces informations au compte rendu pour montrer leurs avancées. D'un point de vue technique, pour les agriculteurs, avoir des semences résistantes est plus efficace et plus simple que de combiner diverses solutions de protection au champ.

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J'ai peut-être mal compris. Il me semble que les néonicotinoïdes ne sont pas interdits en Europe. L'enrobage l'est en revanche.

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Philippe Mauguin, président-directeur général de l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement

L'enrobage est interdit par la réglementation et la Cour de justice de l'Union européenne. Concernant l'aspersion, je préfère ne pas m'avancer pour ne pas risquer de me tromper. Il me semble que cette pratique est peu utilisée, mais vous disposez peut-être d'informations plus récentes que moi. Je ne me suis pas préparé spécifiquement sur ce sujet.

Quoi qu'il en soit, la filière européenne a été très attentive au PNRI. Nous avons été auditionnés avec l'ITB et sollicités par nos collègues et partenaires, notamment belges et allemands, sur ce sujet. Si vous en êtes d'accord, je pense qu'il serait utile de vous fournir un document synthétisant tous les résultats obtenus dans le cadre du PNRI. De nombreux projets ont été soutenus. Il serait en outre pertinent de vous informer sur l'état des solutions évoquées, la performance des semences mises sur le marché ces dernières années et leur comparaison avec les néonicotinoïdes. Je préférerais actualiser les données et vous les transmettre après cette audition.

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Quand nous avons auditionné les planteurs de betteraves, je n'ai pas ressenti le même enthousiasme que vous à propos du PNRI. En effet, ils ne voient pas de solution à court terme. Vous affirmez que le PNRI pourrait apporter des solutions assez rapidement, or leur sentiment est tout autre. Vous aurez l'occasion d'apporter des précisions sur cette notion de perte de rendement que vous jugez assez faible. Les betteraviers n'ont peut-être pas la même perception des choses, mais c'est une vraie question.

Il existe des alternatives au glyphosate qui peuvent effectivement fonctionner, à l'instar des fermes DEPHY. Ces premières entraînent néanmoins un fort décrochage de la compétitivité des acteurs. La solution existe, mais entraîne une explosion des coûts de la main-d'œuvre et du fonctionnement du matériel. La notion de compétitivité est-elle appréhendée par l'INRAE ? Sur la question des restrictions d'usage du glyphosate, des solutions alternatives existent, mais sont difficiles, en pratique, à mettre en œuvre.

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Philippe Mauguin, président-directeur général de l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement

La question des alternatives au glyphosate est à la fois technique et économique et constitue une clé pour l'avenir. Je ne vois pas d'autre solution que d'être capable de fournir des bouquets de solutions, d'avoir des évaluations technico-économiques des surcoûts et de minimiser ces derniers. Ensuite, il faut se demander comment ces surcoûts sont supportables et peuvent être pris en charge.

Sur le glyphosate, nous avons réalisé la première évaluation comparative en France, et peut-être même au niveau international. Nous l'avons conduite en trois temps et en avons rendu compte devant le Parlement et une commission d'enquête consacrée au glyphosate. En 2017, le Gouvernement nous a demandé de faire l'état de toutes les alternatives techniques au glyphosate pour la gestion des adventices dans l'agriculture française. Nous avons effectué ce travail, à ce stade sans approche économique, avec les instituts techniques agricoles, pour établir un premier inventaire. Notre travail a révélé des impasses, notamment dans la viticulture en forte pente, la production légumière à risques sanitaires élevés et les semences. Nous avons également constaté que l'agriculture de conservation des sols, qui présente des avantages en matière de stockage de carbone et de fertilité, nécessite encore un peu de glyphosate. Ce rapport a contribué à ce que le Gouvernement ne propose pas l'interdiction totale du glyphosate à l'époque. Il n'a été contesté ni par les agriculteurs ni par les associations environnementales.

Par la suite, le Gouvernement nous a demandé d'étudier les aspects technico-économiques. Trois rapports successifs ont été remis par l'INRAE et rendus publics, portant respectivement sur les grandes cultures, l'arboriculture et la viticulture. Mesurer le surcoût de chacune des alternatives n'a pas été aisé. Nos équipes ont combiné les données de recherche avec celles des chambres d'agriculture, des réseaux comptables et des données publiques pour évaluer le surcoût des pratiques. Ces résultats ont été rendus publics et n'ont pas été contestés non plus. Ils se traduisaient en pourcentage d'excédent brut d'exploitation (EBE) induit par telle ou telle alternative. L'ANSES s'est ensuite servie de ces résultats pour revoir les homologations.

On observe une réduction de l'utilisation du glyphosate en France de 25 % à 30 % ces dernières années, en tenant compte des surcoûts mais pas complètement. Notre travail a néanmoins permis d'éviter des interdictions qui auraient entraîné des effets plus brutaux. Les pouvoirs publics ont révisé les usages autorisés ou non autorisés en tenant compte des surcoûts. Je ne sais plus quel seuil a été retenu, peut-être 5 % d'EBE maximum, mais ils ont pris en compte ces travaux. En viticulture, le désherbage sous le rang est resté autorisé, tandis que le désherbage entre rangs a été retiré des autorisations de mise sur le marché (AMM).

La filière n'a pas protesté, à l'époque, car le travail avait été effectué en amont. Néanmoins, il est vrai que cela a des impacts. Dans certaines situations locales, le surcoût en temps de travail est probablement plus important que ce qui avait été évalué. Ce travail était mené pour la première fois et nous ne disposons pas de l'ensemble des données comptables des exploitations agricoles. Le travail sur le glyphosate a été effectué sur le mode expérimental. Je vous invite à consulter les rapports qui ont porté respectivement sur la viticulture, l'arboriculture et sur les grandes cultures.

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La restriction d'usage sur le glyphosate entraîne une diminution de la bande et du nombre d'applications.

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Philippe Mauguin, président-directeur général de l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement

Il est vrai que nous n'avons pas effectué un travail ligne par ligne avec l'ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail). Les évaluations ont été réalisées et nous vous les transmettrons. Elles ont été effectuées à partir des données disponibles, sur lesquelles l'ANSES a fondé son travail de révision. Cependant, il est possible que la révision de la largeur de bande n'ait pas été considérée. Nous n'avons pas atteint ce niveau de précision, ce qui pourrait être problématique.

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Vous avez abordé l'anticipation de la fin des néonicotinoïdes dans la culture de la betterave. Qu'en est-il des autres cultures, telles que les vergers ou les noisettes, qui sont également confrontées à une possible impasse technique ? En effet, dès lors que l'on traite la génétique, il est nécessaire de le faire par culture spécifique. Or cette solution est compliquée, et les vergers ne sont pas semés tous les ans ou tous les deux ans. Où en êtes-vous sur ces questions ?

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Philippe Mauguin, président-directeur général de l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement

Nous faisons face à un défi gigantesque. Toutes les filières arboricoles n'utilisent pas les néonicotinoïdes, heureusement. Cependant, pour le balanin du noisetier, nous nous trouvons dans une situation de quasi-impasse. Des recherches ont été menées, notamment sur des solutions de biocontrôle pour cette filière. Nous rencontrons des problèmes similaires avec d'autres substances interdites, comme pour la cerise et les cerisiers, où la mouche drosophile Suzuki cause des ravages. Nous déployons des stratégies de recherche. Le premier domaine d'investissement de l'INRAE vise à ce jour la recherche de solutions alternatives aux phytosanitaires et la protection des cultures. L'effort est considérable en la matière, en plus de ceux qui sont fournis sur la génétique, le biocontrôle et les solutions agronomiques. Il faut adopter une approche au cas par cas.

Pour le cerisier, nous travaillons avec nos collègues du CTIFL (Centre technique interprofessionnel des fruits et légumes) sur plusieurs pistes de biocontrôle, y compris la technique dite de l'insecte stérile. Nous lâchons des insectes stériles pour casser les cycles de reproduction des mouches drosophile Suzuki. Nous avons récemment effectué des lâchers et présenté ce travail au ministre de l'agriculture dans notre centre d'Avignon, en collaboration avec le CTIFL.

Nous devrons trouver des solutions adaptées, parfois en recourant à la génétique. En génétique du noisetier, nous n'avons pas d'équipe dédiée, bien que nous soyons présents sur beaucoup d'autres sujets. Nous nous concentrons donc sur des solutions de biocontrôle et des alternatives pour la protection des cultures.

L'effort est soutenu par le plan d'action stratégique pour l'anticipation du potentiel retrait européen des substances actives et le développement de techniques alternatives pour la protection des cultures (PARSADA), lancé dans le cadre de la planification écologique par le Gouvernement. Cette année, 146 millions d'euros sont consacrés à des recherches très pratiques et appliquées, filière par filière, pour résoudre les impasses ou anticiper les risques d'impasses sur des molécules surveillées par les agences européennes et nationales. De nombreux projets ont été déposés par les instituts techniques de toutes les filières, avec le soutien des laboratoires de l'INRAE. Nous avons cette vision – peut-être pas enthousiaste, mais raisonnablement optimiste –, que la France, face à cette échéance très difficile, se donne les moyens d'être au meilleur niveau européen, voire international, dans le cadre du plan PARSADA.

Nous n'avons jamais fourni un tel effort. Le plan Écophyto peut être considéré comme un échec relatif, un demi-succès ou un demi-échec. Il a accompli certaines choses et nous nous satisfaisons qu'il se poursuive afin de faire avancer la recherche et de déployer des solutions. Cependant, nous n'avions jamais obtenu autant de financements pour travailler sur ces alternatives. Les projets ne sont pas encore sélectionnés mais plus d'une centaine de propositions ont été reçues par le comité scientifique ces dernières semaines. Si vous interrogez le ministère de l'agriculture ou l'INRAE, nous pourrons vous donner un état des lieux des recherches qui seront soutenues sur les alternatives. Toutes les propositions ne seront pas retenues et certains petits projets pourraient être regroupés, mais les moyens sont élevés, pour nous donner le maximum de chances de trouver des solutions.

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Ce que vous venez d'aborder est un véritable sujet. Les impasses techniques se multiplient. Je tiens à préciser que dans les vergers, tous les agriculteurs n'utilisent pas de néonicotinoïdes. Une autre molécule, dont le nom m'échappe, est encore utilisée, mais son autorisation prendra fin l'année prochaine, ce qui explique la non-utilisation actuelle des néonicotinoïdes. Cependant, ces derniers resteraient la seule solution une fois que cette molécule ne sera plus autorisée.

Nous sommes confrontés à une multiplication des impasses techniques. Je n'ai pas mentionné le cas des herbicides pour l'endive. Dans la viticulture, les impasses techniques apparaissent rapidement. Si l'objectif est de sortir de l'utilisation de toutes les substances cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques (CMR), nous ne pourrons pas lutter contre le mildiou pendant des années avec seulement quelques molécules, qui sont en plus très spécifiques. Des phénomènes de résistance se développent. Aujourd'hui, l'INRAE dispose-t-il des moyens de répondre à cette évolution majeure ? Écophyto a entraîné des bouleversements majeurs sur le terrain et des solutions gigantesques à trouver. Par exemple, le problème relatif à la betterave persiste depuis plusieurs années. Peut-on être optimiste pour l'avenir et espérer maintenir des filières entières face à ces interdictions impitoyables ?

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Philippe Mauguin, président-directeur général de l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement

En effet, l'enjeu est majeur pour notre agriculture, mais plus globalement pour l'agriculture européenne et la souveraineté alimentaire de la France et de l'Union européenne.

Prenons l'exemple du mildiou dans la viticulture. Nous travaillons depuis de nombreuses années, depuis l'époque de l'INRA, sur la résistance du mildiou et de l'oïdium, qui sont les grands fléaux de la vigne. Nos chercheurs avaient identifié des gènes de résistance au mildiou et à l'oïdium dans des vignes sauvages non productives, en Asie et en Amérique. Après des années d'introgression, sans recours à la transgenèse mais par des croisements et l'hybridation, ils sont parvenus à intégrer ces gènes de résistance dans les cépages de vignes. Les résultats sur les premières générations de variétés de vignes sont extrêmement positifs, avec une résistance quasi complète au mildiou et à l'oïdium. Celles-ci doivent encore être traitées aux fongicides, mais leur utilisation a été réduite de 90 %. Nous continuons de préconiser une utilisation minimale, car l'arrêt complet des traitements contre le mildiou et l'oïdium peut entraîner l'apparition d'autres maladies. Néanmoins, la baisse est très significative. Il s'agit un exemple de recherche à long terme, qui n'est pas encore achevée.

En revanche, les grands cépages traditionnels ne sont pas tous devenus résistants au mildiou et à l'oïdium. Nous continuons de travailler avec l'Institut français de la vigne pour déployer ces gènes de résistance dans tous les bassins de production, en visant également nos cépages traditionnels. Effectuer une introgression et croiser des cépages résistants avec des cépages traditionnels modifie légèrement la structure génétique du cépage traditionnel. Cependant, il faut que nous nous rapprochions le plus possible de la syrah traditionnelle ou du cabernet sauvignon, du merlot et du gamay. Il s'agit de parvenir à ce que les cépages correspondent à la fois aux attentes des vignerons et des consommateurs et de rendre progressivement l'ensemble de notre viticulture résistante au mildiou et à l'oïdium. Une dizaine d'années de travail est encore nécessaire. Nous ne pouvons pas laisser sans solution les vignerons qui font face à l'oïdium et au mildiou.

Dans ce cadre, il est essentiel de montrer que chacun est de bonne volonté et de déployer des solutions, afin que nous puissions adapter le cadre réglementaire et ne pas interdire des solutions tant que les nouvelles n'arrivent pas. Nous devrons parvenir à analyser chacune de nos grandes filières agricoles, en examinant les molécules utilisées, les problèmes de toxicité et d'écotoxicité qu'elles posent. Il est évident qu'il ne faut pas les cacher. Elles doivent être assumées de façon transparente. Nous devons également étudier les alternatives existantes, soit aujourd'hui mobilisables, soit en cours de développement par la recherche. Nous devrions alors fixer un cadre, une forme de planification intelligente, qui permette de sauver la souveraineté agricole et alimentaire de la France et de l'Europe de façon durable. Nous ne sommes pas dans une logique de confrontation, mais de progrès, avec des solutions existantes. Si une solution existe, qui présente un surcoût de 5 à 10 %, elle vaut la peine que les acteurs se réunissent pour déterminer qui prend en charge ce surcoût, afin que l'agriculteur n'en pâtisse pas. Si les pouvoirs publics portent la volonté forte de sortir de tel ou tel usage, pourquoi ne pas trouver une solution d'accompagnement public ?

La filière prendra-t-elle en charge ces surcoûts ? Dans certains cas concernant la viticulture, si nous pouvions intégrer tous les maillons de la filière, de la coopération au négoce jusqu'au consommateur, le surcoût pesant sur une exploitation représenterait 2, 3 ou 4 centimes par bouteille. Dès lors que la mobilisation visant à réduire l'utilisation d'un produit est collective, nous devons déterminer qui prendra en charge les éventuels surcoûts en résultant. Une part pourrait être supportée par le contribuable, une autre par le consommateur et la dernière par la filière. Ces débats devraient avoir lieu. Sinon, si personne ne veut prendre en charge le surcoût et que seul l'agriculteur le supporte, nous risquons de perdre en souveraineté, car certains exploitants agricoles ne pourront pas s'en sortir, ce qui dégradera notre souveraineté. Nous avons là un véritable sujet.

Il est crucial de bien comprendre les problèmes, notamment les molécules phytosanitaires, et pourquoi elles posent des questions de toxicité ou d'écotoxicité justifiant notre volonté de les éliminer. C'est le cas des CMR (cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques). Les CMR 1 ont quasiment tous été interdits, mais des CMR 2 sont encore utilisés. Quelles solutions alternatives existeraient dans les territoires, si ces substances venaient à être interdites ? Ces solutions, lorsqu'elles existent, engendreraient-elles un surcoût ? Si oui, de combien ? Comment ce surcoût serait-il pris en charge ? Je suis conscient de la complexité de ces questions. Lorsqu'il n'y a pas de solution immédiate mais que des recherches et développements sont en cours, il faut accorder du temps pour éviter des interdictions sans solutions alternatives.

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J'ai le sentiment que votre approche de la souveraineté alimentaire intègre la notion de production, ce qui me convient personnellement. Cependant, nous avons auditionné plusieurs membres de l'INRAE et je n'ai pas ressenti le même sentiment de leur part. Certains sont partisans d'une certaine forme de décroissance et le revendiquent ouvertement.

L'année dernière, j'ai participé à la commission d'enquête sur les phytosanitaires, au cours de laquelle où nous avons auditionné Laurence Huc, qui ne cache pas son militantisme. Elle est membre de Scientifiques en rébellion et participe à des manifestations avec Extinction Rebellion, qui prône une décroissance agricole radicale. Je m'interroge donc sur l'utilisation du milliard d'euros confié annuellement à l'INRAE. Quelle part de cet argent finance des partisans de la décroissance ? Cette opinion, surtout venant de scientifiques, est tout à fait respectable. Dans la mesure où nous devons défendre notre souveraineté alimentaire, ne perdons-nous pas cependant du temps et de l'argent ?

Ce positionnement se reflète également dans les travaux de l'INRAE, même dans leurs publications. Par exemple, un tweet de l'INRAE était ouvertement anti-viande. Il a par la suite été supprimé. On sent que certains membres de l'Institut en font un combat. Prenons l'étude publiée en mars 2023 sur une agriculture européenne sans produits chimiques de synthèse d'ici 2050. Une des trois solutions proposées consiste à réduire la consommation de viande, ce qui montre une forme de militantisme. Un autre exemple est le colloque du 30 novembre 2023 sur la sortie des produits chimiques de synthèse dans la filière des pommes. Aucun producteur n'a été invité à ce colloque. On fait débattre des personnes ayant de grandes idées sur les productions agricoles sans inclure les principaux concernés.

Ainsi, dans les moyens conséquents que vous avez rappelés et qui sont confiés à l'INRAE pour trouver des solutions, ne nourrissons-nous pas une forme de militantisme qui fait perdre du temps à l'agriculture ? À moins que l'on ne considère que l'agriculture doit s'inscrire dans une forme de décroissance, ce qui serait paradoxal avec l'objectif affiché par le ministère. Avez-vous un avis sur cette question ?

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Philippe Mauguin, président-directeur général de l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement

Vous avez mentionné plusieurs exemples, notamment celui de Mme Huc, une chercheuse en toxicologie. Elle mène des travaux utiles pour acquérir des connaissances sur la toxicité et l'écotoxicité des produits. Je ne suis pas l'évaluateur de son travail, mais ses publications sont scientifiquement utiles. L'INRAE suscite parfois des réactions mitigées, car notre mission inclut la nutrition et la toxicologie. Si nous découvrons qu'un additif alimentaire a des effets négatifs, nous le publions, ce qui peut obliger les industriels à modifier leurs formulations, ce qui entraîne des coûts. Les toxicologues de l'INRAE travaillent sur les effets des produits.

Vous évoquez néanmoins la prise de parole citoyenne – que vous qualifiez de militante – des chercheurs dans l'espace public. C'est un sujet de débat. Hier, un colloque du comité d'éthique du CNRS abordait ce thème. En France, la liberté académique permet aux chercheurs de s'exprimer publiquement. On nous demande souvent pourquoi nous ne réprimandons pas les chercheurs qui conseillent de consommer moins de viande. En tant qu'institution, nous nous assurons avant tout qu'ils mènent un travail scientifique de qualité. Nous cherchons à offrir une vision globale et cohérente de l'agriculture française, en explorant les sources de progrès, les risques et les solutions. Cependant, il est impossible de censurer ou d'interdire à un chercheur de s'exprimer sur ses travaux.

Mon rôle de président consiste à remettre en perspective et à relativiser les propos des chercheurs sans les masquer. Les opinions exprimées par des chercheurs, comme Laurence Huc ou d'autres, n'engagent pas l'INRAE.

Nous avons par ailleurs élaboré une charte sur l'expression publique, qui n'est pas contraignante, qui propose des recommandations aux chercheurs lorsqu'ils sont interrogés par les médias. Parfois les chercheurs s'expriment de leur propre initiative, parfois ils sont pris de court par les médias, ce qui peut mener à des explications complexes. Les médias peuvent alors extraire une phrase hors contexte, créant une vague d'incompréhension. La communication est donc extrêmement compliquée et nous n'avons pas encore trouvé la solution idéale pour la maîtriser. Il est crucial que les chercheurs puissent, à partir de leurs publications scientifiques, donner leur point de vue lorsqu'ils sont sollicités par les médias, même sur des sujets controversés comme l'interdiction de certaines molécules. Ni nous, ni le CNRS, ni nos homologues européens ne pouvons imposer une censure sur ces opinions. La question est alors de savoir comment rendre compte à la nation de l'utilisation du budget alloué à la recherche.

L'effort de recherche qui est fourni au sein de l'Institut est important, pour trouver des solutions à partir de divers axes tels que la génétique, l'agronomie ou encore la robotique. Nous essayons d'adopter une approche équilibrée. En tant qu'institution, nous rendons compte du panorama global et de la nécessité de réussir la transition climatique de notre agriculture, car c'est une question de souveraineté. Nous sommes très dépendants, notamment pour les engrais minéraux et pour les produits phytosanitaires provenant de Chine et d'Inde. Si nous parvenons à trouver des solutions pour réduire l'utilisation des produits phytosanitaires dans les dix prochaines années, ce sera bénéfique pour l'environnement, la santé de tous, et cela réduira notre dépendance en termes d'intrants, renforçant ainsi la souveraineté de notre agriculture. Telle est la priorité de l'Institut.

Nous travaillons à identifier les éléments de toxicité et d'écotoxicité. Là où ils existent, nous les signalons, même si cela ne fait pas toujours plaisir. Il est impératif de trouver des solutions pour ne pas laisser les agriculteurs sans alternatives. Le collectif apporte alors une valeur ajoutée.

Un autre exemple que vous avez cité concerne l'agriculture sans pesticides en 2050 en Europe. Cette prospective, engagée avec des instituts de recherche européens, a suscité de nombreux débats. Il est préférable à mon sens de poser les questions plutôt que de les cacher. Le débat existe au niveau de l'Union européenne sur la possibilité d'une agriculture sans pesticides. Notre travail est scientifique. Nous examinons la manière dont la souveraineté agricole de l'Europe pourrait être maintenue en 2050, sans pesticides. En analysant le rapport, on constate que l'objectif est extrêmement complexe à atteindre. Pour y parvenir, il faut mobiliser de nombreux scénarios et conditions. Une des conditions possibles a trait à la réduction de la consommation de viande des Européens au profit de davantage de végétaux, ce qui réduirait le besoin en alimentation animale. Ce sujet est extrêmement polémique, mais il est débattu au sein de la communauté scientifique. Il a le mérite d'être transparent et de montrer la complexité des alternatives. En effet, nul ne peut affirmer que l'objectif est facile à atteindre.

On a souvent entendu des agriculteurs ou des élus estimer que la France faisait cavalier seul sur la question des phytosanitaires, au risque de se retrouver en décalage avec le reste de l'Europe. J'estime qu'il est sain que ce débat ne soit pas uniquement franco-français, mais qu'il devienne européen. Une étude prospective a été réalisée et par la suite débattue.

Concernant le tweet qui a été maladroitement diffusé, puis retiré par notre institut, remettons-le dans son contexte. Il a suscité l'émotion, surtout dans la situation dramatique que traverse notre secteur de l'élevage. Il a entre autres été retiré pour cette raison.

Un doctorant a travaillé avec l'institut Bocuse de Lyon et les grands chefs sur l'évolution des repas de la gastronomie française en termes de durabilité et de réduction des phytosanitaires. Le cahier des charges de ce travail porte un point sur le rééquilibrage entre les protéines végétales et animales. La thèse en question – qui est disponible sur le site internet de l'INRAE – met en exergue que certains chefs s'intéressent à ces sujets. Le tweet a été diffusé le jour de la Saint-Valentin et proposé des informations sur des chefs qui cuisinent en rééquilibrant les protéines animales et végétales. Ce n'était pas le lieu pour l'INRAE de diffuser ce genre de communication. Ce tweet a été perçu comme une invitation de l'INRAE à ne plus consommer de viande. Il a donc été supprimé. En revanche, la recherche est toujours publique sur le site internet, parce qu'elle n'est pas inintéressante.

Néanmoins, si le monde entier consomme autant de viande que les Américains et les Européens en 2050, on ne parviendra pas à nourrir tout le monde. L'ensemble de la recherche mondiale partage cet avis. Pour autant, on a besoin d'élevage et l'agriculture durable en France et dans le monde ne saurait s'en passer. Il faut arrêter de laisser penser que le monde serait parfait sans élevage. L'élevage sert notamment à valoriser toute une série de terres qui ne sont pas propres à avoir de bons rendements en culture. L'élevage ne peut pas partout être remplacé par des cultures.

Nous avons en outre besoin de l'élevage pour maintenir l'équilibre biogéochimique de notre agriculture. Si nous voulons réduire notre dépendance aux engrais minéraux azotés importés, notamment de Russie, nous devons compter sur les matières organiques provenant de l'élevage. L'INRAE, en tant qu'institut, a clairement affirmé que l'élevage est indispensable pour l'avenir. La question cruciale est de savoir quel sera le régime alimentaire futur de la population mondiale, européenne et française. Les nutritionnistes estiment qu'un équilibre idéal serait de 50 % de protéines animales et 50 % de protéines végétales.

Les filières d'élevage françaises ont raison de souligner que réduire la production animale en France, alors que la consommation de viande reste constante, entraînerait une augmentation des importations de viande. Ce point soulève des enjeux de souveraineté alimentaire et je partage l'avis des éleveurs. Il n'est pas logique de réduire unilatéralement le cheptel français pour diminuer l'empreinte carbone de notre consommation alimentaire, si cette réduction conduit à importer davantage de produits animaux. Nous devons adopter une approche pragmatique et offensive pour préserver la souveraineté de l'élevage et des produits animaux français.

À l'échelle internationale, il est en revanche crucial d'atteindre à terme un équilibre entre les protéines végétales et animales, pour éviter des déséquilibres alimentaires. En France, nous sommes très dépendants des importations de tourteaux de soja du Brésil et d'Argentine, ce qui a un impact négatif sur le bilan carbone et contribue à la déforestation de l'Amazonie. Si l'Europe mise sur un élevage de qualité sur nos prairies et herbages, réduit les importations de tourteaux de soja et n'importe pas de viande bovine d'autres continents, nous pourrions atteindre un équilibre bénéfique et potentiellement plus rémunérateur pour nos éleveurs. La planification menée par les pouvoirs publics, en bonne connaissance des intérêts des éleveurs français, vise à développer cette stratégie.

En somme, le tweet précité a finalement donné une mauvaise image, complètement biaisée, d'un institut qui ne voudrait pas travailler pour l'élevage, alors qu'il s'emploie précisément à le défendre.

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Je tiens à revenir sur un point qui me semble important. J'ai été relativement mesuré dans cette question. Je note que dans le débat public, certaines expressions ont été plus véhémentes. Par exemple, un ancien député de la majorité a affirmé que « l'INRAE est devenu une ONG où des militants ont remplacé les scientifiques ». Je comprends tout à fait que les scientifiques puissent exprimer à titre personnel une opinion qui touche même leurs fonctions. La difficulté réside dans l'influence que leur prise de position peut avoir sur les travaux de l'Institut.

Les travaux de Laurence Huc portent sur la toxicologie, domaine non négligeable en matière de sécurité alimentaire. Or son approche est radicale sur les phytosanitaires, ce qui n'est pas anodin. Une fois encore, voir l'INRAE passer du temps à nous expliquer qu'il faut manger moins de viande pour consommer plus de végétaux est mal perçu par les agriculteurs qui sont confrontés à des impasses techniques. Ils considèrent légitimement que ces chercheurs pourraient avoir des priorités plus urgentes. Pourriez-vous nous donner une estimation du nombre d'employés de l'INRAE partageant ce genre d'opinion ? Pensez-vous que leurs positions influent sur les travaux de l'INRAE ? Je suppose que certains se consacrent au maintien de la production agricole française, mais qui pourraient être mis sous pression par des collègues ayant une approche différente. Vos propos me rassurent en partie, mais il est vrai que j'ai donné plusieurs exemples. J'ai le sentiment que nombre de personnes de l'INRAE travaillent à partir de positions militantes, ce qui nous fait peut-être perdre du temps.

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Philippe Mauguin, président-directeur général de l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement

Je peux vous rassurer encore plus clairement. Dans notre démocratie, ces valeurs sont très importantes. En effet, la liberté académique des chercheurs et des enseignants-chercheurs est garantie par la Constitution. Elle permet à ces chercheurs d'exposer leur point de vue dans le débat public. Est-ce que cela signifie pour autant, comme vous le dites, qu'ils influencent d'autres personnes qui seraient sous la pression de leurs collègues pour changer leur point de vue ? Non.

Notre établissement public décline une stratégie déclinée et dispose d'instances. Un chercheur, aussi brillant soit-il, n'est pas en mesure d'influencer ou de décider de la programmation de la recherche. Le document relatif à l'INRAE 2030 donne nos orientations prioritaires de recherche. Il a été proposé après des échanges avec la communauté scientifique, débattu par notre conseil scientifique et approuvé par notre conseil d'administration et les pouvoirs publics. Il donne des orientations à dix ans.

Il se décline ensuite pour tous les départements, y compris le département nutrition auquel appartient la chercheuse que vous évoquez. Une stratégie est approuvée par la direction de l'Institut qui donne des lignes directrices. Elle est transparente. Cette stratégie traduit l'équilibre des recherches que nous menons. Le document est réévalué chaque année. Je ne dis pas que nous sommes parfaits. Parfois, nous pouvons rater des sujets ou sous-évaluer l'importance de telle ou telle problématique. La jaunisse de la betterave apparaissait par exemple comme un sujet moins important, à un moment donné. L'INRAE continue d'être le premier publiant en Europe et parmi les premiers mondiaux. Nous publions dans des comités à revue de lecture qui comptent parmi les meilleurs au monde. Nous sortons des brevets. Nous travaillons avec toutes les entreprises de France. Nous créons des start-up sur des sujets qui concernent notre agriculture. Cela étant, il y a un débat et nous pouvons tous être victimes des bulles que représentent les réseaux sociaux et des loupes déformantes qu'ils créent.

Les propos que vous avez rapportés concernant l'INRAE sont proprement scandaleux. Ils insultent les milliers de personnes qui travaillent pour cet institut. Je tiens à défendre l'honneur de nos chercheurs. Ils sont mobilisés auprès des agriculteurs depuis que l'INRA et l'IRSTEA existent. Cette majorité silencieuse n'est probablement pas active sur les réseaux sociaux, mais elle apporte les solutions aujourd'hui et les apportera demain. Je souhaite vraiment vous communiquer toutes les informations dont vous avez besoin dans le cadre de la présente commission d'enquête, pour rétablir cette part de vérité.

La commission procède à l'audition de M. Julien Denormandie, ancien ministre de l'agriculture.

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Nous avons le plaisir de recevoir M. Julien Denormandie, ministre de l'agriculture et de l'alimentation de juillet 2020 à mai 2022. Cette période a été marquée par de fortes turbulences pour notre pays ainsi que pour le continent européen, notamment en raison de la crise sanitaire et du début de la guerre en Ukraine.

Conformément à l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées par une commission d'enquête doivent prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Julien Denormandie prête serment.)

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Julien Denormandie, ancien ministre de l'agriculture

M. Je vous remercie de m'avoir convié à cette commission d'enquête sur le thème crucial de la souveraineté alimentaire et agricole de notre pays. Si j'ai bien compris, l'objectif de cette commission est de déterminer les moyens de retrouver ou de consolider cette souveraineté. Je souhaite partager avec vous une définition de la souveraineté ainsi que plusieurs convictions personnelles.

Lorsque j'ai pris mes fonctions en juillet 2020, je me souviens très bien de la passation de pouvoir au ministère de l'agriculture et de l'alimentation, rue de Varennes. Il est de coutume pour les nouveaux ministres de prononcer un premier discours. Lors de cette passation, j'avais axé mes propos sur la souveraineté. À l'époque, certains avaient été surpris que j'emploie ce terme dès le premier jour de ma prise de fonction. Pour moi, c'était une évidence. J'ai toujours considéré qu'un pays fort nécessite une agriculture forte. J'étais très conscient des difficultés auxquelles nous faisions face, ainsi que celles rencontrées par nos agriculteurs et notre chaîne alimentaire.

Pour moi, la souveraineté signifie la capacité de choisir et de définir ce qui doit être fait, et d'agir en conséquence. Cela inclut la liberté de nourrir le peuple de France, une évidence première, et d'assumer certaines missions que nous jugeons nécessaires. Nous pourrons revenir sur le sujet de l'exportation. Je fais partie de ceux qui considèrent que l'Europe a une mission nourricière. L'exportation est une source de création de valeur, dans un monde où la Russie utilise l'arme alimentaire et où les États-Unis avaient déjà identifié, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l'importance de l'alimentation comme outil stratégique. Je considère que l'Europe a cette mission nourricière. Cela est d'autant plus pertinent dans un contexte de changement climatique où 10 % des terres arables pourraient devenir non cultivables dans les prochaines décennies.

Je considère que cette priorité est toujours d'actualité aujourd'hui, tout comme elle l'était hier. Je réfute ceux qui pensent ou affirment que ce n'était pas une priorité. Au contraire, je me souviens des propos du Président de la République pendant la crise du covid : « Il serait folie de déléguer à autrui notre alimentation. » Ces propos forts reflètent une vision assumée à l'époque, et je crois pouvoir dire qu'elle l'est tout autant aujourd'hui.

Je souhaite partager trois convictions essentielles pour consolider notre souveraineté et retrouver de la souveraineté là où nous sommes en difficulté.

Premièrement, le monde agricole souffre d'une cohabitation des contraires entre le coût et la valeur. Depuis des décennies, on demande au monde agricole de baisser les coûts de l'alimentation tout en augmentant sa valeur nutritive, environnementale et en termes de bien-être animal. Il est évident que demander à quelqu'un de baisser les coûts tout en augmentant la valeur mène à des impasses. Nous devons travailler à tous les échelons. D'abord, l'éducation à l'alimentation est cruciale, que ce soit sur la saisonnalité, la valeur des produits ou encore nos liens identitaires avec ces aliments. Ensuite, il faut assumer des politiques économiques valorisant la qualité et le progrès dans l'alimentation, tout en accompagnant les plus fragiles pour qu'ils aient accès à cette alimentation de qualité. Il est illusoire de croire que des lois comme la loi de modernisation de l'économie (LME), qui prônait la dérégulation du marché alimentaire, puissent être bénéfiques. C'est pourquoi nous avons mis en place la loi Egalim 2 pour corriger ces dérives. Nous étions dans un quinquennat centré uniquement sur le pouvoir d'achat. Il était sous-entendu, mais en réalité pas tant que cela, que les résultats financiers des agriculteurs allaient financer le pouvoir d'achat des Français. C'est une folie. Il faut assumer des lois économiques qui mettent en avant la valeur des biens, des aliments et des politiques sociales pour soutenir les plus fragiles. Mais il ne faut surtout pas penser que les résultats financiers des agriculteurs vont financer le pouvoir d'achat des Français. Ceux qui pensent que ce pourrait être les résultats des industries ou de la grande distribution commettent aussi une erreur. En examinant les chiffres des dernières décennies, nous voyons que les marges des trois acteurs se sont érodées progressivement. Une spirale infernale a été créée, notamment via la LME qui en porte une forte responsabilité. Nous avons tenté de la contrecarrer autant que possible avec la loi Egalim 2. Je ne reviendrai pas sur tous les travaux actuels visant à améliorer les choses.

Concernant la valeur et le coût, il y a les politiques commerciales. J'ai été un fervent défenseur des clauses miroirs et du commerce. Le monde agricole et agroalimentaire a besoin de commercer, mais avec des règles justes. L'Organisation mondiale du commerce (OMC) est probablement en état de mort cérébrale en ce qui concerne l'inclusion des externalités négatives dans les échanges commerciaux et les théories économiques reposant trop sur les avantages comparatifs. En attendant que l'OMC évolue, il est impératif que l'Europe mette en place les clauses miroirs, comme elle l'a fait pour les cerises, ou dans le combat que j'ai mené contre les poulets aux antibiotiques de croissance, et d'autres sujets comme les noisettes, la production carnée ou végétale.

Tant que la valeur ne sera pas au centre des échanges commerciaux internationaux, il sera incroyablement difficile de réaliser des transitions rapides et de créer de la valeur, ce qui renvoie à la question préalable de l'effet inflationniste induit par ces politiques. Deux démarches s'imposent à ce titre. Premièrement, une transparence totale des marges tout au long de la chaîne alimentaire. On ne peut justifier des augmentations de prix sans une transparence totale pour lutter contre les abus. Deuxièmement, des politiques sociales doivent accompagner les plus fragiles pour éviter une alimentation à deux vitesses.

La deuxième conviction que je souhaite partager est qu'il nous faut absolument appréhender la complexité des choses. Vous le savez très bien, vous le vivez au jour le jour, le débat politique souffre d'un simplisme dont les réseaux sociaux et les débats politiques stériles sont souvent les échos. Prenons l'exemple du G reen Deal et des politiques européennes. Je suis un fervent défenseur de l'Europe, que je considère comme une création politique incroyable. Relisons la déclaration de Robert Schuman et reconnaissons le courage politique de ces personnes cinq ans après la Seconde Guerre mondiale. L'erreur au niveau européen réside dans la non-appréhension de la complexité de la question agricole. Je dis cela en tant qu'amoureux de l'Europe. Ma critique se veut constructive.

Il est indispensable que l'Europe mène une politique de protection de l'environnement avec des objectifs très ambitieux. Cependant, l'Europe doit également avoir des objectifs de production. J'avais soulevé ce sujet au conseil des ministres, probablement trop tardivement, en raison des nombreuses crises à gérer, comme la crise du covid et la guerre en Ukraine. Il est impératif que l'Europe mette en place des objectifs de production en même temps que des objectifs de protection. Quelles quantités de céréales, de viande, de fruits et légumes voulons-nous produire ? Sinon, nous commettons des erreurs et entendons des absurdités. Ceux qui pensent qu'il suffit de produire uniquement des céréales pour le continent européen font le jeu des Russes, qui profitent de la situation pour s'implanter en Égypte, en Afrique de l'ouest et dans d'autres pays d'Asie centrale ou orientale. Ceux qui croient qu'il suffit de réduire la production de viande pour diminuer sa consommation se trompent. En France, nous avons réduit la production de viande d'environ 5 %, mais la consommation a augmenté d'environ 1 %, même si la consommation par individu a diminué. La consommation en volume a augmenté en raison de l'effet démographique. Le reliquat, ce n'est que de la viande importée produite dans des conditions bien inférieures à nos standards de qualité.

Nous devons appréhender cette complexité. Protection et production, une fois associées, comment avancer ? Parfois, cela nous donne des sujets complexes à régler, mais il faut le faire. Parfois, cela révèle des sujets incroyablement puissants, comme celui des protéines végétales et des légumineuses qu'il nous faut rapatrier sur notre sol européen. C'est l'un de mes grands combats.

La complexité des choses est évidente, surtout en période de crise. L'État providence doit être encore plus présent en ces moments. Je pense aux crises que nous avons traversées, le covid, la crise en Ukraine, et le gel, la plus grande catastrophe agronomique du début du XXIe siècle. Le rapporteur général Jean-René Cazeneuve se souvient bien des épisodes de grippe aviaire et des solutions apportées sur les vaccins. Quand nous avons mis le sujet des vaccins sur la table, j'ai parfois ressenti une forme de solitude face à la complexité du sujet. Finalement, nous avons bien fait, car aujourd'hui, cela nous sort d'une situation de crise. Nous avons appréhendé la complexité de la chose dans tous ses aspects : sanitaire, commercial et de renouvellement des générations.

Ma troisième conviction est que nous devons écrire un nouveau chapitre de notre histoire agricole. Je l'ai souvent dit quand j'étais ministre et je continue de le répéter aujourd'hui. Je n'avais aucune demande à formuler au monde agricole, sauf celle-ci au moment de quitter mes fonctions. Il faut faire vivre cette nouvelle page de l'histoire agricole. La première révolution agricole, c'était le machinisme après le plan Marshall. La deuxième, c'était la révolution chimique. Aujourd'hui, nous devons avoir le courage d'ouvrir une nouvelle page de cette histoire agricole. Elle a déjà commencé, avec de nombreux acteurs sur le terrain, et représente cette troisième révolution agricole, intensive en savoir et en vivant. Le savoir inclut la science, la génétique, le numérique et la robotique. Le vivant concerne le biocontrôle, l'agriculture régénérative et les sols. Cette troisième révolution agricole ne sera rien si l'humain et la science agronomique ne sont pas au centre de tout. Mais il faut la faire vivre, et je serais ravi d'en discuter plus en détail.

Je souhaite conclure en partageant ce que je considère comme le plus grand enseignement politique que j'ai eu à lire et à essayer d'appliquer. Cette souveraineté ne sera possible que si nous nous mettons tous d'accord sur ce qu'Edgar Pisani répétait sans cesse : la bonne politique est celle qui a une vision et une méthode, tandis que la mauvaise politique se contente d'accumuler des outils. Nous devons assumer cette vision de souveraineté et, avec méthode, appréhender la complexité, investir dans les nouvelles révolutions, et gérer les cohabitations des contraires entre coût et valeur, entre ce que nous sommes et ce que nous faisons. C'est cette vision et cette méthode qui nous permettront, je crois, de retrouver et de consolider notre souveraineté.

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Je vais vous poser une première question sur un sujet dont on ne parle plus beaucoup mais qui, je crois, s'est passé durant votre mandat, le Brexit. Le Brexit devient effectif au 1er janvier 2021. Vous êtes déjà ministre de l'agriculture et le Royaume-Uni n'est pas n'importe quel pays du point de vue agricole en Europe. Pouvez-vous nous rappeler rapidement les conséquences et vos discussions dans le cadre du conseil des ministres de l'agriculture au sujet de la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne et ses conséquences sur la politique agricole commune, voire la politique agricole française ?

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Julien Denormandie, ancien ministre de l'agriculture

À cette époque, nous sommes presque simultanément en train de revoir la nouvelle Politique agricole commune (PAC) et les montants qui y sont associés. Passer de vingt-huit à vingt-sept États membres rebat les cartes, y compris en termes d'allocations budgétaires. Beaucoup de pays européens avaient envisagé de réduire significativement les budgets liés à la PAC, malgré le fait que c'est la première politique sectorielle après la constitution de la Communauté européenne du charbon et de l'acier. Nous pouvons être fiers, car c'est la France qui a renversé la situation sur ce sujet, avec un résultat qui a dépassé les attentes de nombreux professionnels. Nous avons réussi à maintenir des budgets significatifs en faveur de l'agriculture dans le budget européen. La France, sous la présidence de la République, a joué un rôle crucial en convainquant et en obtenant la majorité pour allouer ces budgets à la PAC. La déclinaison de la PAC s'est faite après le départ des Britanniques.

Je ne reviendrai pas sur la question de la pêche, car ce n'était pas de mon ressort. J'avais la responsabilité de la pêche « terrestre », mais pas de la pêche maritime, à l'exception de la pêche à pied. L'impact du Brexit sur nos pêcheurs reste un sujet important, mais il faudra s'adresser à mes collègues du gouvernement de l'époque pour plus de détails.

En revanche, un aspect souvent oublié dans le secteur agroalimentaire est que l'une des premières vocations de l'Europe est de protéger les Européens, notamment en ce qui concerne la qualité des aliments importés. Nous avons dû mettre en place des postes de contrôle sanitaire à tous les points de passage venant de Grande-Bretagne. Je ne pourrais plus vous dire le nombre exact de postes créés, mais il y en avait au moins une demi-douzaine, voire une douzaine. La démarche a posé de grands défis, notamment en termes de recrutement de vétérinaires et de personnel spécialisé. Je me suis rendu sur l'un de ces postes-frontières sanitaires à Westrehem. Je me souviens des longues files de camions britanniques attendant dans un désordre administratif incroyable. Heureusement, nous avons fait preuve d'une fermeté européenne en affirmant : « Nous ne faisons pas entrer vos biens agroalimentaires sans pouvoir en vérifier le contenu et la sécurité alimentaire, que ce soit des produits transformés ou des biens vivants importés. » Cette phase du Brexit a été gérée avec le ministère de l'économie, notamment par les douanes, et avec le ministère de l'agriculture pour la sécurité alimentaire. Je tiens à insister sur ce point, car on oublie souvent que l'Europe a cette vocation de protection des consommateurs. Cette protection vis-à-vis de ce que l'on retrouve sur le marché est un élément absolument essentiel.

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Parmi les sujets géopolitiques que vous avez connus en tant que ministre, il y a le déclenchement de l'invasion à grande échelle de l'Ukraine, à la fin de votre mandat. Que pouvez-vous dire des discussions qui se sont déroulées à cette période, tant à l'échelle européenne que française ? Quels ont été les impacts potentiels sur les circuits alimentaires ? J'ai retrouvé une de vos interviews où vous vous montrez très inquiet sur les impacts potentiels sur certains pays, dont des risques de famine.

Quel est votre retour sur ces six premiers mois de guerre en Ukraine ? Quelles conclusions en tirez-vous par rapport à notre sujet de souveraineté alimentaire ?

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Julien Denormandie, ancien ministre de l'agriculture

Au moment de l'invasion russe, la France présidait le Conseil de l'Union européenne. En tant que président du conseil agricole, j'avais la responsabilité de piloter la réponse du conseil face aux conséquences de cette situation.

Dès les premiers mois de la guerre, les impacts ont été significatifs et auraient pu être encore plus graves qu'ils ne l'ont été, bien qu'ils aient déjà été massifs et importants. Prenons deux exemples pour illustrer mes propos. Le premier concerne les engrais. Cette crise a révélé que l'Europe n'était pas souveraine en matière d'engrais, même si ce n'était pas une découverte. Les engrais, contrairement à ce que beaucoup pensent, ne sont pas des produits phytosanitaires, mais la nourriture des plantes. J'ai dû l'expliquer à plusieurs reprises dans l'hémicycle, où j'ai été critiqué pour avoir affirmé que nous avions besoin de filières fortes d'engrais en France. Aujourd'hui, il existe deux types d'engrais : les engrais organiques et les engrais minéraux. Les engrais minéraux nécessitent des minéraux comme l'azote, le phosphore et la potasse (NPK) et du gaz pour leur production. Avec la guerre, le gaz russe et les exportations d'engrais depuis des ports comme Odessa ont été perturbés, affectant l'Europe, la France et le monde entier. En France, nous avons travaillé intensivement avec les producteurs d'engrais pour sécuriser l'accès, malgré une flambée des prix. Nous n'avons pas connu de pénurie stricte, mais les coûts ont été énormes. Ce n'était pas le cas partout, certaines usines ont même cessé de fonctionner faute de pouvoir vendre leurs produits aux agriculteurs. La crise des engrais soulève de nombreuses questions pour votre commission d'enquête, notamment sur la dépendance au gaz pour leur production. Un investissement pour produire des engrais à base d'hydrogène a été annoncé, ce qui est une excellente initiative.

Il faut également se pencher sur les engrais organiques. L'un des défis de souveraineté auquel notre pays devra faire face dans les prochaines décennies est le manque de matière organique. Le manque de matière organique est un sujet très intéressant à débattre, car l'immense difficulté des engrais minéraux réside dans leur rôle de plus grands pourvoyeurs de gaz à effet de serre. Le fameux protoxyde d'azote, libéré lorsque les NPK sont assimilés par les plantes, est la deuxième source d'émissions de gaz à effet de serre dans le monde agricole, après le méthane des vaches lié à la rumination. Pour lutter contre ces émissions, il faut utiliser beaucoup plus d'engrais organiques que d'engrais minéraux. En ce qui concerne les engrais organiques, je plaide pour les rotations, notamment le rapatriement des légumineuses, des plantes fixatrices d'azote, dans les cycles de rotation, et ce, dans des filières où nous en avons besoin en termes de souveraineté.

Un autre élément de ressource de matière organique est évidemment celui provenant des élevages, comme le lisier et le fumier. Les débats actuels sur la décapitalisation des élevages omettent deux éléments stratégiques que sont la souveraineté et le climat. En termes de souveraineté, il s'avère nécessaire de trouver de la matière organique, qu'elle soit végétale ou animale. De nouvelles sources, comme les déjections d'insectes dans les grands élevages ou les déchets des villes liés à l'économie circulaire, peuvent également être envisagées, bien que cela implique des coûts supplémentaires. Le deuxième sujet concerne les prairies permanentes, qui sont des trésors de biodiversité et de captation de carbone. Les prairies permanentes fixent autant de carbone qu'un sol forestier, mais elles n'existent que si des éleveurs sont présents. Les opposants aux élevages devraient examiner de plus près la question de la matière organique et celle des prairies permanentes.

Enfin, concernant la famine, l'accessibilité aux céréales est un enjeu véritable, surtout à une époque marquée par le changement climatique, avec des impacts très forts sur le bassin méditerranéen, comme les grosses sécheresses au Maroc et dans les pays voisins. Par exemple, l'autorité d'achat du blé égyptien a dû s'y reprendre à plusieurs reprises pour acheter du blé, les prix étant initialement trop élevés. En Égypte, c'est une entité étatique qui achète le blé. La Russie et l'Ukraine représentent plus d'exportations de blé que l'Europe.

L'Égypte est un pays incroyablement intéressant. Il y a vingt ans, l'Europe et les États-Unis d'Amérique étaient les principaux fournisseurs de blé à l'Égypte. L'Égypte doit importer plus de la moitié de son blé pour des raisons pédoclimatiques. Certains disent que c'est une folie et qu'ils devraient arrêter de faire du pain. En arabe égyptien, le mot « pain » et le mot « vie » sont le même. Pour avoir vécu en Égypte, je sais que le modèle social inclut la subvention du pain baladi. Une seule fois dans l'histoire égyptienne, certains ont essayé de revenir sur cette subvention, en dépit des demandes constantes du Fonds monétaire international (FMI), et des révoltes s'en sont suivies. Nous avons des modèles de soutien sociaux en Égypte, et l'un de ces modèles est le soutien au pain. Donc, l'Égypte doit importer. Il y a vingt ans, l'Europe et les États-Unis d'Amérique assuraient l'approvisionnement. Au moment du déclenchement de la guerre en Ukraine, 70 % du blé importé en Égypte était du blé russe. Quatre mois après le déclenchement de la guerre en Ukraine par les Russes, M. Lavrov a été accueilli en Égypte. Prenez l'un des premiers votes à l'Organisation des nations unies (ONU) de condamnation de l'action russe. Regardez le vote de certains pays. Dans la vie, il y a deux personnes à qui on parle gentiment, son banquier et celui qui vous nourrit.

Nous avions donc un véritable sujet de dépendance et de dérégulation très forte du marché. À cela, vous pouvez ajouter un autre point, celui de la spéculation sur le marché, mais la spéculation est un sujet que j'ai beaucoup porté au niveau du G7 en lien avec l'Organisation pour l'alimentation et l'agriculture (FAO). Je considère que la FAO a mis beaucoup trop de temps à réagir, tout comme l'Europe dans ses pistes de réflexion. En Europe, il nous fallait accroître les capacités de production, d'où la demande que j'avais faite pour l'utilisation des jachères. Nous avons eu gain de cause, mais nous avons mis du temps, et en agronomie, le temps est incroyablement précieux. De plus, nous pouvons le faire de manière intelligente sur des terrains qui permettent aussi d'enrichir le sol, etc.

La FAO devait jouer un rôle beaucoup plus important qu'elle ne l'a fait en matière de transparence des marchés, car la spéculation et la fluctuation des marchés sont avant tout des questions de transparence. Le principal pays qui cache ses réserves de blé à travers le monde est la Chine. L'ensemble du G7 devait appeler à la transparence de tous les stocks. Cela s'est avéré très compliqué à réaliser.

Face à cette crise, seules des décisions courageuses, rapides et internationales peuvent être efficaces. Cela fait beaucoup de conditions, mais c'est ce qu'il faut faire. Nous avons réuni de nombreuses fois le conseil agricole pour discuter des capacités de production. Sous présidence italienne, le G7 a mis en place ce sujet de la transparence. Au niveau de la FAO, du Programme alimentaire mondial (PAM) et des autres instituts onusiens, je me souviens d'un déplacement à Rome avec Jean-Yves Le Drian pour les rencontrer. Nous n'avons pas pu voir les représentants de la FAO, qui, il me semble, n'ont pas suffisamment pris en compte l'impérieuse nécessité de gérer plus rapidement les marchés.

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Je souhaite aborder un autre sujet, celui de la betterave. Vous vous y attendiez probablement. Permettez-moi de citer quelques lignes de votre livre publié en début d'année avec Erik Orsenna, Nourrir sans dévaster. Vous y mentionnez qu'il existe des décisions plus difficiles à prendre que d'autres, et que celle concernant les néonicotinoïdes fut probablement l'une des plus ardues que vous ayez eu à acter. Vous expliquez ensuite pourquoi vous avez décidé de réintroduire cette dérogation pour l'usage des néonicotinoïdes sur la betterave, une question qui continue de faire débat. Plusieurs auditions ont d'ailleurs abordé ce sujet ici même. Pouvez-vous nous rappeler ce qui vous a conduit, avec le Président de la République, à prendre cette décision de réintroduire une dérogation ?

Plus largement, y a-t-il eu un débat à ce moment-là sur une remise en question plus large de la procédure de décision d'interdiction de certaines molécules ? Je fais référence à la loi de 2016 et au pouvoir accordé à l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES), car un débat persiste sur qui doit avoir le dernier mot. Doit-il s'agir de l'ANSES ou du ministre de l'agriculture ? Finalement, le statu quo a prévalu, mais y a-t-il eu des discussions au sein du Gouvernement sur ce sujet ?

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Julien Denormandie, ancien ministre de l'agriculture

Pour répondre à la deuxième question, à l'époque, non, mais j'y reviendrai parce que cela me paraît être un sujet incroyablement important.

Concernant la première question, c'était pour moi une évidence, une décision de bon sens. Mais parfois, les décisions les plus évidentes nécessitent plus de courage pour être prises. Il était évident, sauf à dire aux Français d'arrêter de manger du sucre, qu'il fallait continuer la production de sucre dans notre pays plutôt que d'importer du sucre utilisant les mêmes molécules, parfois dans des conditions mille fois plus compliquées. Lors d'un débat au moment du pic de la crise agricole, un candidat à la présidence de la République expliquait que les Allemands utilisaient des néonicotinoïdes de manière aérienne et non pas enrobée sur les semences. C'est soit une incompétence totale, soit un mensonge éhonté, en tout état de cause c'est délirant.

Importer du sucre produit avec des substances interdites chez nous, dans des conditions moins précautionneuses, avec d'autres ajouts de molécules bien pires, n'était évidemment pas la bonne solution. Le deuxième élément de bon sens, c'est que tous ceux qui ont un tant soit peu fait de l'économie savent très bien que quand un outil de production ferme, il ne rouvre pas. Quand un outil de production n'est pas utilisé, ce ne sont pas les subventions de l'État qui permettent à des personnes de se tourner les pouces dans l'usine, en espérant que les solutions prônées par certains fonctionnent un jour. Ceux qui ont travaillé dans les champs savent très bien que les productions de betteraves bio étaient tout autant touchées que les productions de betteraves non bio, tout autant que les productions de betteraves issues de haute valeur environnementale (HVE), d'agriculture de conservation des sols (ACS) ou autres.

En revanche, des erreurs ont été faites. La principale erreur a été celle du manque d'anticipation. Quand j'ai pris cette décision de bon sens de garder nos productions de betteraves, c'était pour éviter de détruire nos appareils de production et d'importer du sucre de l'extérieur. Évidemment, j'ai tout étudié avec mes équipes en termes de solutions face aux néonicotinoïdes et, contrairement à ce que disaient certains, il n'y avait pas de solution. Quand je parle de solution, ce n'est pas faire pousser une betterave dans son jardin ou une betterave dans son bac à fleurs, c'est de faire pousser une betterave en champ pour faire tourner des usines. Il n'y avait pas de solution à l'échelle, il n'y en avait pas.

Ma première action a été de verser 7 millions d'euros pour remettre en place un plan national de recherche et d'innovation (PNRI). Je tiens à saluer le courage politique de beaucoup de députés de l'époque parce que je les ai embarqués dans le même bateau, et il leur a fallu beaucoup de courage pour me suivre sur ce sujet. Il fallait anticiper dès 2016, et la faute est collégiale. La première des responsabilités, c'est évidemment une responsabilité étatique. On aurait dû prévoir ces financements bien avant. Il y a une responsabilité filière et la filière le sait très bien. Il n'y avait ni financement public ni financement privé. Après, c'est la poule et l'œuf, qui aurait dû faire le pas le premier, etc. Force est de constater qu'il n'y avait pas de programmes à la hauteur. Surtout, il y a eu un manque d'anticipation. Ce n'est pas une solution unique, c'est un ensemble de solutions. Ce seront des associations agronomiques, génétiques, de produits de substitution. Nous pouvons nous rendre compte que les résultats du PNRI, à certains égards, sont prometteurs, si j'en crois les déclarations des uns et des autres. Donc, oui, il fallait le faire. Oui, c'était compliqué, même si ça me paraissait évident. Oui, si c'était à refaire, je le referais. Oui, il y a eu des fautes, le premier étant ce manque d'anticipation. Je reviens toujours à cette phrase qui m'a toujours construit politiquement, la phrase d'Edgar Pisani : une vision, une méthode. La méthode, c'est l'anticipation.

Une fois que j'ai dit cela, nous avons mis beaucoup de limites aussi, ce qui me permet de revenir à votre question sur l'ANSES. Une des limites a consisté à dire qu'on ne faisait cette dérogation que sur la betterave. Pourquoi ? Parce que la plante est récoltée avant floraison, il n'y a donc pas d'impact des néonicotinoïdes sur le butinage. Cela ne signifie pas qu'il n'y a pas d'impact du tout. L'impact se manifeste principalement au niveau de la guttation, c'est-à-dire lorsque les abeilles se nourrissent de l'eau issue de la transpiration des plantes, notamment le matin. Je n'ai jamais nié l'impact des néonicotinoïdes sur la santé de notre environnement. Jamais. J'ai pris une décision de bon sens, la moins mauvaise des décisions à prendre, j'en suis persuadé.

À l'époque, certains me demandaient pourquoi je ne faisais pas la même chose pour la moutarde. La moutarde, notamment en Côte-d'Or, souffrait, et souffre encore, d'un appareil de production qui ne permettait plus d'utiliser les néonicotinoïdes. J'avais dit que je ne ferais pas de dérogation pour la moutarde parce que c'est une plante mellifère cultivée après floraison, et donc l'impact sur les abeilles serait double sur la guttation et le butinage. J'avais ajouté que si une crise climatique ou un dérèglement de la chaîne logistique survenait, nous n'aurions plus de moutarde dans nos supermarchés. À l'époque, on m'a pris pour un prophète de malheur. Six mois plus tard, une immense crise climatique a frappé et les Canadiens, qui nous livraient 60 à 80 % des grains de moutarde, n'avaient plus la capacité de le faire. La moutarde est devenue une denrée rare, tout le monde s'en souvient.

Je n'ai pas été surpris quand cela s'est produit. Vous pouvez vérifier les déclarations officielles ici à l'Assemblée, je l'avais dit en ces termes. Pourtant, je n'ai pas pris cette décision pour la moutarde, car l'effet environnemental me semblait trop important. Je pensais également que la représentation nationale ne voterait pas en faveur de la dérogation pour les betteraves si nous faisions une exception pour la moutarde. Donc, pour réussir à faire passer la dérogation pour les betteraves, il était nécessaire de maintenir cette ligne de conduite.

Décider de sauver la filière betterave a été une décision compliquée. Je savais que cela permettrait de trouver des solutions à long terme, tout en mettant de côté la filière moutarde. Pour quelqu'un comme moi, qui est un battant, ce n'est jamais facile de renoncer, mais je n'avais pas de solution et nous risquions de ne rien pouvoir sauver. Ce qui s'est passé avec la moutarde en est une manifestation concrète. Nous avons fait travailler l'ANSES, notamment sur les néonicotinoïdes qui restent dans le sol et sont réutilisés dans les cultures suivantes. Cela pose un problème de rotation des cultures. Nous avons interdit certaines rotations ou imposé des délais, ce qui a été compliqué pour certaines cultures, comme les protéines végétales, que je considère comme des cultures de souveraineté. Ces cultures n'ont pas pu être incluses dans les rotations agréées par l'ANSES à cause des résidus de néonicotinoïdes. J'ai suivi l'avis de l'ANSES.

La question que vous avez posée sur le pouvoir de décision entre l'ANSES et le ministre me semble des plus importantes. C'est une question cruciale à laquelle il faudra répondre prochainement. Lors de la dernière commission d'enquête sur les produits phytosanitaires, j'ai rappelé que je suis un ingénieur devenu politique, avec un profond respect pour la science et l'approche scientifique de l'ANSES. Je suis également un profond démocrate et je crois que la justice est le fondement de notre République. Cependant, il y a un risque que nous devons considérer. Presque toutes les décisions que j'ai prises en tant que ministre ont été attaquées devant le tribunal administratif. Parfois même, une simple liste de questions-réponses a été attaquée. Le juge administratif se fonde principalement sur les fondamentaux scientifiques et les avis de l'ANSES, plutôt que sur la décision politique et son opportunité. Par opportunité, je veux dire la nécessité de prendre des décisions pour des raisons de souveraineté, de santé publique, ou pour nos enfants, comme la réouverture des écoles pendant le covid.

À l'époque de cette décision, je me souviens d'une déclaration du Président de la République qui disait : « Cela nous interroge sur le retour de la décision politique. » Je pense que c'est très vrai. Si demain les décisions en opportunité des ministres sont cadenassées par un duo justice/science, le scientifique que je suis sera très content, le démocrate que je suis sera très content, mais la conviction profonde que pour faire avancer un pays, il faut des décisions en opportunité, sera empêchée. Oui, il y a probablement des questions de tutelle ou d'autonomie, mais pour moi, ce n'est pas tant ça. Pour moi, c'est surtout le rapport science-justice et comment la justice prend en compte l'opportunité de la décision politique. À ce titre, ce que la loi d'orientation agricole (LOA) précise dans l'article premier sur l'intérêt général majeur apparaît essentiel à mes yeux. Ce n'est absolument pas une déclaration d'intention, un volet pour faire beau sur les étagères où l'on dit : « On a rajouté ce mot. » Non, c'est un sujet qui doit réhabiliter la décision politique vis-à-vis de l'entité juridique.

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Vous avez dit au tout début qu'il n'y avait pas vraiment eu de discussion, lors de la décision prise sur les betteraves traitées aux néonicotinoïdes (NNI) à l'époque, d'aller plus loin et de remettre en question la loi de 2016.

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Julien Denormandie, ancien ministre de l'agriculture

Non. Par la suite, les travaux lancés par la commission d'enquête sur les produits phytosanitaires ont abordé ce sujet, ce que je trouve très bien. Cependant, je ne suis pas totalement certain que ce sujet relève uniquement de la tutelle de l'ANSES. Il est impératif que les scientifiques aient une liberté totale dans leurs propos, qu'ils puissent aborder tous les sujets, et que l'autorité reste indépendante dans ses jugements. Dire que nous allons changer les tutelles pour influencer dans un sens ou dans un autre n'est pas la solution. Le débat doit être éclairé, sinon nous ne croyons plus en la science. La justice doit avoir connaissance de tout. Ce qui est essentiel, c'est que la décision d'opportunité, et j'insiste sur le terme opportunité, pas opportunisme, prime sur le fait scientifique ou administratif. Certains peuvent être choqués en pensant que la politique se place au-dessus de la science, ce qui rappelle des périodes inquiétantes du passé. Encore une fois, sans cette décision d'opportunité, nous n'aurions pas rouvert les écoles pendant le covid, et nous l'avons fait pour la santé de nos enfants.

Pour moi, le sujet concerne davantage le lien entre justice et science. Je suis un fervent défenseur de la science et de la justice. Je me battrais pour ces deux piliers. Mais si l'opportunité politique ne peut être prise et que nous sommes cadenassés, soit nous assumons et cherchons d'autres voies et moyens, soit nous basculons vers un régime totalitaire scientifique et juridique. Je ne sais pas quelles sont les bonnes solutions, mais je suis certain que l'article 1er de la LOA, s'il permet de repositionner la décision d'opportunité, est indispensable.

Je tiens à préciser que le renforcement du rôle de contrôle du Parlement est essentiel dans une démocratie. Il est impératif de revenir à l'esprit des lois de Montesquieu. Il doit y avoir, pour une décision en opportunité, un cadre scientifique et juridique, et un contrôle de cette décision par la chambre des représentants du peuple.

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Pour compléter votre réponse à la question du président, je crois que le sujet du S-métolachlore a ravivé le débat sur le statut de l'ANSES. Vous avez néanmoins fourni une réponse très intéressante.

Je souhaite revenir sur la définition de la souveraineté alimentaire que vous avez donnée, un sujet qui nous anime depuis le début de cette commission d'enquête. Vous avez affirmé que, pour vous, la souveraineté alimentaire signifie la capacité à pouvoir agir et décider. Même si le ministère a adopté ce terme après votre départ, c'est vous qui avez mis ce sujet sur la table. Cette définition s'éloigne de celle de la campagne présidentielle de 1996, où la souveraineté alimentaire était définie comme le droit de produire. Votre définition est suffisamment large pour introduire une certaine ambiguïté. La capacité de décider, normalement définie à l'échelle d'une nation, a été transférée à l'Union européenne, ce qui est peut-être un autre débat. Cependant, il y a une ambiguïté sur la question de savoir si la souveraineté alimentaire se limite à la capacité de nourrir les Français ou si elle inclut également la notion de production nationale comme premier levier pour satisfaire les besoins de consommation nationale. Lors de l'audition de l'INRAE juste avant vous, nous avons eu le sentiment que la question de la souveraineté alimentaire est apparue avec la guerre entre la Russie et l'Ukraine, mais qu'il subsiste une part de flou derrière ce concept. La question est de savoir si votre ministère et les services de l'État avaient une compréhension claire et définie de la souveraineté alimentaire.

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Julien Denormandie, ancien ministre de l'agriculture

La définition précise que j'ai donnée, c'est la capacité de choisir. Être souverain, c'est pouvoir choisir ce que l'on souhaite et ce que l'on décide de construire. Pourquoi ai-je cette capacité de choisir ? Parce qu'il faut accepter que notre vision de la souveraineté en 1996 n'épouse plus forcément les mêmes enjeux aujourd'hui. Je préfère dire « invasion russe en Ukraine » plutôt que « guerre entre l'Ukraine et la Russie ». Cette invasion met en lumière une action géopolitique de déstabilisation alimentaire russe, existante depuis longtemps, depuis vingt ans. Cette stratégie n'a pas été inventée par les Russes, mais par les États-Unis au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Cependant, elle prend des intensités différentes au fil du temps, en raison de faits géopolitiques et structurels. Le réchauffement climatique, par exemple, va améliorer la productivité des blés d'hiver russes tout en limitant celle des blés de printemps ukrainiens. Cela signifie que les Ukrainiens auront de moins en moins de possibilités de produire du blé de printemps, tandis que les Russes obtiendront des rendements encore plus importants sur les blés d'hiver. Ces faits structurels liés au changement climatique augmentent la capacité de production russe et leur ingérence avec l'arme alimentaire. Pour moi, la capacité de choisir implique de s'adapter, nécessitant une vision et une agilité.

Sur la question de la production, je fais partie de ceux qui considèrent que l'Europe a une mission nourricière au-delà de ses frontières. C'est pourquoi j'insiste sur l'importance de porter le débat de la production au niveau européen. Quels sont nos objectifs de production ? Il est temps de tuer ce débat qui consiste à dire : « La France ne doit produire que pour la France. » L'Europe doit produire pour elle-même, c'est sa priorité, mais elle doit aussi produire pour d'autres à travers le monde. Aujourd'hui, il y a une guerre alimentaire, l'arme alimentaire. Nous ne pouvons pas rester les bras croisés en pensant que ce n'est pas grave tant que l'on a du blé et du steak dans notre assiette, sans se soucier de ce qui se passe à l'international. L'exemple que je donnais sur l'accueil du ministre Lavrov en Égypte est révélateur à cet égard.

Ensuite, l'Europe va devoir affronter les conséquences de la diminution des terres arables dans le monde en raison du changement climatique. L'Europe a été mieux dotée par la nature que beaucoup d'autres régions de la planète. Que faisons-nous ? Devons-nous nous contenter de dire que nous sommes vraiment très chanceux ? Je crains que ce manque de solidarité n'entraîne des conséquences très graves. Pour moi, la production n'est pas un gros mot. Le terme « produire » semble presque tabou en agriculture, mais nous devons être fiers de produire. Produire signifie littéralement « tirer vers le haut ». Quoi de plus adapté à une culture végétale que le terme de production ? Oui, il faut produire. Il faut protéger et produire, et il faut aborder la complexité des deux qui se confrontent parfois. Ma définition de la souveraineté ne se limite pas aux définitions de la fin du XXe siècle, qui consistaient à dire qu'il fallait nourrir notre propre peuple. Il s'agit d'assumer nos missions, notamment notre mission nourricière à travers le monde.

Il faut le faire en étant conscient que si la mondialisation a permis de sortir beaucoup de gens de la pauvreté, elle fait aussi que beaucoup de personnes souffrant de malnutrition ou de manque d'accès à l'alimentation sont des paysans. Il faut accomplir cette mission nourricière tout en consolidant les agricultures vivrières à travers le monde. L'un ne doit pas empêcher l'autre. Quand je parle du blé égyptien, on peut demander aux Égyptiens de produire toujours plus de blé, mais il y a des limites. Il faut soutenir l'agriculture vivrière tout en accompagnant les pays qui en ont besoin. Les deux ne sont pas antagonistes, au contraire, il faut avoir les deux en tête.

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Quand vous dites qu'il faut commercer, il y a deux façons de voir les choses. La première, c'est de reconnaître que la France n'est pas capable de produire certaines denrées alimentaires. Ce n'est pas révolutionnaire de dire cela. Il faut aussi admettre que nous avons la capacité de produire pour les autres ce qu'ils ne peuvent pas produire eux-mêmes. Des échanges naturels se mettent en place depuis longtemps. En tant que viticulteur dans le Bordelais, je connais bien ce sujet.

Depuis le début de cette commission d'enquête, nous avons constaté que certains utilisent l'alimentation comme un outil de commercialisation, inversant ainsi la logique. Cela nous conduit à une incohérence. Il serait insensé de déléguer notre alimentation à d'autres, tout en signant des traités de libre-échange avec des pays comme la Nouvelle-Zélande, qui nous exporteraient du lait alors que nous sommes capables de le produire nous-mêmes.

N'y a-t-il pas un dévoiement de cette notion de commerce ? Nous avons auditionné Pascal Lamy, et vous avez mentionné les avantages comparatifs. Il y a eu, et peut-être encore aujourd'hui, cette idée que les échanges doivent se multiplier au-delà du nécessaire. Actuellement, nous avons besoin d'importer des fruits exotiques ou du café, d'autres pays ne peuvent pas produire du blé, donc ces échanges sont nécessaires. Mais derrière certains traités de libre-échange, nous constatons quand même un dévoiement, en allant bien au-delà de ce qui est nécessaire.

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Julien Denormandie, ancien ministre de l'agriculture

Je comprends bien votre point de vue. Toutefois, je pense que le sujet n'est pas abordé de la manière adéquate. Sans vouloir faire de politique, il est surprenant d'entendre de tels propos de la part de votre groupe. On a l'impression de revenir à des économies administrées. En tant que viticulteur, si vous mettez de côté votre casquette politique, vous êtes un fervent défenseur du commerce. Vous ne pouvez pas me contredire là-dessus. Heureusement que vous exportez. Je vois dans vos yeux que vous êtes d'accord avec moi.

Ce que je veux dire, c'est que nous avons besoin de commercer. Le problème du commerce, c'est qu'il est extrêmement difficile de dire : « Je vais commercer, mais je vais vendre uniquement ceci et acheter uniquement cela. » Cela revient à tout administrer. Au début, vous administrez des contingents, puis des quotas, et ensuite les prix. Cela mène à la catastrophe, comme nous l'avons vu dans le domaine agricole. Donc oui, il faut commercer, et même beaucoup commercer. La mondialisation, notamment des biens alimentaires, a permis de sortir des personnes de la pauvreté, mais elle en a également fait tomber beaucoup, principalement des paysans, dans la pauvreté. Tout est extrêmement complexe. Je trouve délirant de manger de l'agneau ou de boire du lait de Nouvelle-Zélande. Cependant, dire que nous commerçons à l'international et que nous avons des accords incluant des clauses climatiques, des clauses sur le respect du carbone et des accords de Paris, va dans le bon sens. À la fin, il ne faut jamais oublier qui est le patron. C'est le consommateur qui décide de l'origine des produits qu'il achète. C'est pour cette raison que nous avons défendu la transparence, y compris dans les restaurants et les cantines, sur l'origine des viandes, pour savoir si votre agneau vient de Nouvelle-Zélande ou si votre poulet vient du Brésil.

Ma vision est qu'il faut commercer, mais en révisant certains principes. Je suis rarement d'accord avec Pascal Lamy. Vous pouvez consulter tous les débats que nous avons eus ensemble ; je ne partage pas sa vision ricardienne des avantages comparatifs. Il est nécessaire de bouleverser l'Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) et ce qui constitue aujourd'hui l'OMC. Ces accords permettent actuellement d'importer des produits issus de la déforestation au Brésil ou du poulet élevé avec des antibiotiques de croissance, sans que cela ne pose problème. En tant que consommateur, face à deux blancs de poulet, on choisit évidemment le moins cher, sans savoir ce qui se cache derrière.

Mon principe est de commercer, mais avec des règles révisées. Ces règles concernent la valeur des choses. Je considère qu'on ne peut pas importer en Europe ce qu'on n'aurait pas le droit de produire en Europe. Importer des produits issus de la déforestation est une folie furieuse. C'est pour cela que, sous présidence française du Conseil, nous avons porté la régulation contre la déforestation importée. Il faut établir des accords commerciaux qui sacralisent ces règles. La liberté de commercer doit être conditionnée par des règles qui réhabilitent la valeur des choses. Nous avons réussi à le faire dans le domaine sociétal. Souvenez-vous de la tragédie du Rana Plaza au Bangladesh. Cette prise de conscience collective a révélé que des tissus de marques que tout le monde porte étaient fabriqués par des enfants, écrasés dans l'effondrement d'un immeuble. L'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) s'est immédiatement saisie de la question, et nous avons instauré le devoir de vigilance, qui devient une responsabilité des entreprises.

Il faut appliquer le même principe au niveau environnemental, en matière de carbone et de biodiversité. Nous devons recréer de la valeur pour notre agriculture, et il en va de même pour l'énergie. Le principal facteur de compétitivité de l'Europe demain ne sera pas seulement le coût, mais la valeur. C'est mon grand combat : passer de la compétitivité-coût à la compétitivité-valeur. Si nous nous concentrons uniquement sur la compétitivité-coût, nous finirons par perdre. Les accords de libre-échange ne sont pas la seule cause de nos problèmes. Un accord de libre-échange réduit les droits de douane, mais même une réduction de 10, 15 ou 20 % ne compensera pas la différence de compétitivité entre une ferme au Texas avec 18 000 bovins laitiers et une exploitation en Normandie avec 66 vaches prim'holstein. Même si les droits de douane étaient augmentés à 30 %, cela n'affecterait pas significativement les grandes exploitations américaines, qui continueront d'améliorer leur compétitivité et leurs coûts.

La question est mal posée. Oui, il faut commercer et établir des accords pour fixer des règles, mais ces accords ne doivent pas être sans limites. Ils doivent instaurer des règles de réciprocité, réintroduire la valeur des produits et interdire l'importation de biens produits avec des antibiotiques de croissance, ou ceux qui dégradent le concept de one health, tout ce qui est lié à la déforestation et au carbone. Il ne suffit pas de le dire pour que cela se réalise immédiatement. Il faut convaincre nos partenaires européens, notamment les Allemands et les pays nordiques, qui sont souvent plus libéraux et pourraient voir ces règles comme des barrières à l'entrée, ce qui nuirait aux exportations. À un moment donné, il faut choisir entre la vente de machines-outils ou de sous-marins et la préservation de notre souveraineté alimentaire.

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Je ne dis pas que vos réponses ne sont pas intéressantes, loin de là. Dans ma question, j'avais nuancé les choses. Je ne pense pas qu'on puisse nous qualifier de partisans d'une économie assistée simplement parce que nous refusons des traités de libre-échange. Cela me paraît plus subtil. Ce que je perçois dans votre raisonnement, que je trouve pertinent, c'est que vous vous arrêtez au milieu du chemin. Vous dites que consommer du lait et des ovins de Nouvelle-Zélande est aberrant, mais vous considérez qu'il n'y aurait plus d'aberrations à partir du moment où il y aurait des clauses miroirs. C'est mieux, mais consommer un mouton de Nouvelle-Zélande qui parcourt 18 000 kilomètres, même avec des clauses miroirs, reste aberrant. Les clauses miroirs ne sont pas une mauvaise idée, et il y aura sûrement des questions sur ce sujet, mais c'est la logique que je ne comprends pas. Il y a quelque chose d'aberrant à signer un accord de libre-échange qui facilite les importations de productions venant du bout du monde, surtout de productions dont nous n'avons pas besoin. Nous sommes capables de produire des ovins et du lait. C'est la logique même de ce traité de libre-échange qui interroge.

S'agissant de l'accord du Mercosur, vous arrivez un an après, mais le Président de la République change d'avis. Au départ, la France soutient les négociations sur le Mercosur. Peu de temps après l'élection de Jair Bolsonaro et les incendies en Amazonie, il y a un changement de position. Ce changement ne se fait pas sur les intérêts de la préservation des productions agricoles françaises, mais sur l'enjeu de la déforestation, un enjeu louable. Si l'enjeu de la déforestation n'avait pas existé, le Mercosur n'en serait-il pas moins problématique ? C'est vraiment la motivation de ce changement de position de la part du Président de la République qui m'interpelle. Vous êtes arrivé un an après et vous avez partagé cette position sans faillir, mais cette question demeure.

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Julien Denormandie, ancien ministre de l'agriculture

Manger du mouton de Nouvelle-Zélande en France, c'est une aberration. Mais ce n'est pas parce que nous avons un accord de libre-échange ou pas que nous sommes contraints de manger du mouton de Nouvelle-Zélande ou de ne pas en manger. Ceux qui croient que cet accord de libre-échange va nous imposer de facto de manger du mouton de Nouvelle-Zélande se trompent. En tant que citoyens consommateurs, nous devrions tous reconnaître que manger du mouton qui vient de l'autre bout de la planète est aberrant.

Ce que je dis, c'est que tel que vous le présentez, cela paraît hyper simple. Vous prenez des exemples hyper simples et tout à fait pertinents. Manger du lait ou du mouton de Nouvelle-Zélande, c'est délirant, aberrant, ne le faites pas. Je dis à tout le monde, ne le faites pas. Je ne peux pas être plus clair. Là où c'est plus compliqué, par exemple, c'est avec le cochon. Ce que nous exportons en Chine, nous Français, ce sont des parties du cochon que nous ne consommons pas. Vous imaginez l'accord ? Cette partie sera dans l'accord, cette autre partie ne le sera pas. Si votre régime alimentaire et vos habitudes changent, on va faire un amendement à l'accord. Cela ne marche pas. En matière commerciale, il est compliqué de faire des compartiments aussi précis.

Selon moi, le point d'atterrissage doit être l'OMC et les règles de commerce international qui prennent en compte toutes ces externalités négatives, comme le carbone, l'atteinte à la biodiversité, le sujet social et de gouvernance. Une fois que l'Europe aura mis en place une taxe carbone aux frontières, une vraie taxe carbone, pas celle actuelle qui n'est que sur les matières brutes, ce sera très bien, mais cela ne sera qu'une première étape. Une fois qu'une vraie taxe carbone sera mise en place aux frontières, je réglerai le problème du mouton de Nouvelle-Zélande, puisque la valeur du mouton de Nouvelle-Zélande sera dégradée par son impact climatique d'avoir traversé autant de milliers de kilomètres pour celles et ceux qui préféraient en manger. Au niveau international, il faut absolument avoir ces règles.

Il nous faut donc une taxe carbone aux frontières européennes. Cela implique également des clauses miroirs. Par exemple, rien ne justifie que le poulet brésilien, ukrainien, russe – pas aujourd'hui évidemment –, thaïlandais ou de certains pays d'Europe de l'Est, bourré d'antibiotiques de croissance, arrive sur notre sol dès lors que nous n'autorisons pas sa production sur notre sol. Je ne propose pas de clauses spécifiques pour certaines parties de l'animal ou certaines cargaisons alimentaires. Je pense que cela ne fonctionne pas. Plus radicalement, je suggère qu'au niveau international, nous attribuions une valeur au carbone et à la biodiversité, et que nous interdisions certaines pratiques que nous n'autorisons pas chez nous. Dans ce cadre, nous pourrions commercer librement. C'est ainsi que nous retrouverons notre compétitivité.

Je connais le Mercosur depuis longtemps. Je n'ai jamais entendu le Président de la République dire que c'était une bonne chose. Au contraire, il s'est toujours battu contre. M. Bolsonaro, lors de ma récente visite au Brésil, s'était autoproclamé président tronçonneur, en référence à la déforestation. Cela en dit long. En réalité, le pire n'est pas en Amazonie mais dans le Cerrado, une autre partie de la savane brésilienne. Il y a cinq ans, le Brésil importait tout. Aujourd'hui, il est le premier exportateur de soja, il se lance dans les céréales et produit du coton, sans parler du poulet, au sujet duquel j'ai un problème. Le Mercosur est clairement un accord à éviter. Cependant, il est essentiel de revoir les règles de l'OMC en intégrant les notions de carbone aux frontières et de biodiversité. En attendant, nous devons mettre en place des clauses miroirs pour nous protéger, indépendamment des accords. Il ne faut pas penser que la meilleure solution est d'arrêter de commercer ou de ne commercer que dans les segments qui nous intéressent. Cela ne fonctionnera pas.

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J'avais bien précisé que vous étiez arrivé après le changement d'avis du Président de la République. Pour répondre à votre objection, un article du Monde du 26 août 2019 mentionne que lorsque l'Union européenne et le Mercosur ont annoncé à la fin de juin avoir trouvé un accord commercial, Emmanuel Macron s'était montré plutôt bienveillant, malgré une forte contestation dans son camp. Je salue les membres de son camp qui ont contesté. Il avait expliqué que l'accord était bon à ce stade, mettant en garde contre des attitudes néoprotectionnistes. Il avait prôné une ouverture commerciale sans naïveté, exigeante sur le plan climatique. Il y a bien eu un changement de braquet.

Je ne relance pas sur les clauses miroirs parce que je pense que d'autres le feront. Je voulais vous interroger sur la loi Egalim 2. Vous arrivez à la tête de votre ministère en faisant apparemment, si je ne travestis pas la réalité, le constat que la loi Egalim 1 n'est pas efficace. Vous lancez le chantier de la loi Egalim 2, qui sera d'ailleurs votée, si je ne me trompe pas, au moment où vous êtes encore ministre. Nous avons auditionné le président de Lidl France il y a une quinzaine de jours, qui nous a dit qu'il regrettait que la LME dont vous avez parlé n'ait pas été revue en réalité, parce qu'on a rajouté la loi Egalim à la LME dont vous-même avez rappelé le caractère problématique. Je ne suis pas un spécialiste de la LME, donc c'est vraiment une question ouverte. Pourquoi à aucun moment n'y a-t-il eu une remise en cause de cette LME ? À un moment ou à un autre, vous êtes-vous interrogé sur la bonne application de la loi Egalim 1 ? J'imagine que vous avez dû le faire, mais vous aurez l'occasion de nous le détailler. Avez-vous évalué les contrôles qui étaient faits par la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) ? Toutes les dispositions de la loi Egalim 1 étaient-elles bien appliquées ? D'ailleurs, il n'y a pas eu d'évaluation, au moins par l'Assemblée nationale, à deux ou trois ans sur l'opportunité de la loi. Vous êtes-vous assuré que toutes les dispositions de la loi Egalim 1 étaient bien appliquées ?

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Julien Denormandie, ancien ministre de l'agriculture

Je ne fais pas la loi Egalim 2 par rapport à Egalim 1, mais en regard de la LME. Vous avez mentionné que vous n'avez pas examiné en détail la LME. Lors de la rédaction de la loi Egalim II, j'avais sur mon bureau la LME d'un côté et la loi Egalim 2 de l'autre, en cours de rédaction avec Frédéric Descrozaille, que je salue. La loi Egalim 2 vise à contrecarrer la LME. Mon objectif était de poursuivre la dynamique de la loi Egalim 1, qui instaurait la marche en avant dans la constitution du prix, en faisant confiance aux filières. Cependant, le constat est que cette dynamique et cette confiance n'étaient pas suffisantes, et la LME restait prégnante. Je vous mets au défi de trouver des éléments de la LME qui n'ont pas été corrigés par la loi Egalim 2. La LME a dérégulé les relations commerciales entre la grande distribution, les industriels et les agriculteurs. À l'inverse, la loi Egalim 2 impose une régulation, avec notamment l'accord tripartite pluriannuel cher à Michel Biero de Lidl, et la sanctuarisation du prix de la matière première agricole tout au long de la chaîne de discussion, revenant sur les règles sur les promotions et les pénalités logistiques. Mon épouvantail, c'est la LME. La loi Egalim 2 vient la contrecarrer.

Concernant les contrôles, j'ai constamment associé la directrice de la DGCCRF à toutes les réunions de suivi des relations commerciales. La ministre Agnès Pannier-Runacher, alors à Bercy, participait à ces réunions. Nous avons déjà beaucoup renforcé les contrôles à cette époque.

J'ai mis en place une adresse de délation permettant à n'importe qui de signaler des prix anormalement bas ou des manquements dans les origines des produits. Chaque mois, j'écrivais à l'ensemble des chefs de la grande distribution pour leur dire : « Chers Messieurs, je constate que dans le magasin de la périphérie de Rodez, le prix des côtelettes d'agneau est manifestement contraire à la loi ou que l'origine des pommes n'est pas conforme. Je vous remercie de m'expliquer les raisons et je tiens à vous informer que nous lançons une enquête administrative. » La première fois, ils ont trouvé cela surprenant, mais en recevant ces courriers régulièrement et en voyant les contrôles se multiplier, cela a eu un effet.

Il ne faut jamais oublier que les relations commerciales sont une relation de force. Il faut s'engager pleinement dans ce rapport de force. La loi Egalim 2 vient contrecarrer la LME. Il y a des aspects à améliorer et des travaux en cours, notamment sur les options. Faut-il ou non revoir l'option 3 ? Concernant les centrales d'achat européennes, je me souviens avoir demandé au directeur des affaires juridiques (DAJ) et discuté avec les députés pour s'assurer que la loi Egalim 2 inclut bien les centrales d'achat européennes. Notre DAJ et le Parlement ont jugé que oui, juridiquement, la loi Egalim 2 prend en compte les centrales d'achat européennes. J'ai convoqué les concernés et l'un d'eux m'a dit que ce serait le juge qui en déciderait. Faut-il aller plus loin au regard des jurisprudences, même s'il n'y en a pas eu depuis ? Probablement. Il faut améliorer certains points, mais il faut assumer la régulation dans cette relation commerciale à trois.

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Pour le président de Lidl France, la LME est toujours en vigueur.

Vous avez mentionné précédemment que la guerre des prix s'était faite au détriment des producteurs. J'ai sous les yeux un graphique montrant une nette décorrélation entre le prix payé aux producteurs, qui s'est effondré, et le prix au consommateur, qui s'est stabilisé. Cela prouve que la guerre des prix n'en est pas vraiment une, car les prix à la consommation n'ont pas beaucoup baissé mais des intermédiaires ont augmenté leur marge. Cela ne peut pas être autrement. N'est-ce pas aussi une problématique des lois Egalim, de toujours raisonner dans une forme de culpabilisation du consommateur, en lui expliquant qu'il doit payer son alimentation plus cher pour espérer, dans une logique inverse de la loi Egalim, une construction du prix par le haut en faveur des producteurs, alors qu'on observe cette décorrélation ?

Je vous pose une seconde question sur le bilan de la loi Egalim 1. Vous nous expliquez que la loi Egalim 2 est plutôt construite à partir de la LME et non de la loi Egalim 1, ce qui peut interroger sur le suivi réel de cette dernière dans son application. L'article 17 de la loi Egalim 1 interdit de pratiquer des prix abusivement bas. Nous avons découvert dans cette commission d'enquête que cette disposition, basée sur des indicateurs de coûts de production, interdit aux premiers acheteurs de pratiquer des prix en dessous de ces coûts. Il semble que cette disposition soit relativement méconnue des acteurs économiques, sauf peut-être d'un viticulteur de ma circonscription. En discutant avec un inspecteur de la direction régionale de l'économie, de l'emploi, du travail et des solidarités (DREETS) de mon département, il a décidé de mettre deux négociants, ses clients, devant le tribunal de commerce de Bordeaux, sur la base de cet article 17. Il a gagné en première instance, et l'affaire est maintenant en appel, mais il a obtenu gain de cause.

Je constate que les prix plancher, qui suscitent tant de discussions, sont peut-être déjà inscrits dans la loi, notamment dans la loi Egalim 1. Cependant, cette disposition censée s'appliquer à tous reste méconnue. Lorsque vous êtes arrivé au ministère et dans votre réflexion autour de ces lois Egalim, vos services ont-ils rappelé cette disposition ? Une réflexion a-t-elle été initiée pour essayer d'améliorer ce dispositif et, surtout, le faire connaître ? Lors des auditions avec les différentes interprofessions, y compris l'Association nationale des industries alimentaires (ANIA), l'une des principales concernées, il est apparu une méconnaissance de cette disposition. Certes, elle a été prise par ordonnance, mais elle était prévue dès le départ dans le projet de loi. Ce n'est pas un amendement voté à trois heures du matin, mais bien une mesure incluse dès l'origine dans le texte législatif.

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Julien Denormandie, ancien ministre de l'agriculture

S'agissant de votre graphique, que je n'ai pas vu mais que j'imagine, le passage du coût à la valeur, ainsi que de la politique économique à la politique sociale, ne peut se faire qu'à la seule condition d'une transparence totale sur l'ensemble des marges de la chaîne de valeur pour éviter toute formation de rente. Je serai toujours de ceux qui batailleront pour cette transparence sur les marges. Vous dites que c'est étrange, car le revenu des agriculteurs décroît alors que le prix de l'agroalimentaire est resté stable, voire a diminué, au cours des vingt dernières années. Pourtant, la guerre des prix est bien réelle. Prenons des exemples concrets. Combien coûtait votre costume il y a vingt ans ? Votre téléphone ? Votre cravate ? Le prix du lait, lui, n'a pas beaucoup changé en vingt ans. La guerre des prix est donc évidente, surtout dans des secteurs extrêmement compétitifs. Certains constateront sur les réseaux sociaux l'augmentation des prix, mais la réalité est que les progrès réalisés dans la chaîne de valeur alimentaire se reflètent peu dans les prix de l'alimentation. C'est difficile à admettre en ce moment, avec l'inflation et de nombreux concitoyens qui souffrent, sautent des repas, notamment les étudiants, mais pas seulement. Ayant été ministre de la ville, j'ai été fortement engagé pour accompagner les plus fragiles. La guerre des prix est évidente, et la stabilisation des prix de l'alimentation n'est pas une bonne nouvelle pour la chaîne agroalimentaire. Il faut avoir le courage de dire que ce n'est pas populaire. Il est mille fois plus simple de prétendre qu'il n'y a pas de problème de prix et de continuer à les presser vers le bas, comme par le passé.

Il faut une transparence totale sur les rentes et sur les marges. Certains abusent, ont abusé et continueront à abuser. Nous devons lutter avec force contre eux, mais il faut aussi avoir le courage de dire ce que je viens de dire et, d'un autre côté, de mettre en place des politiques sociales pour accompagner les plus fragiles d'entre nous. J'en suis absolument convaincu.

Concernant la clause des prix abusivement bas, c'est une clause que nous utilisons beaucoup, notamment par le médiateur des relations commerciales. Ce médiateur, que nous mandatons et changeons régulièrement, intervient souvent dans les négociations commerciales. Combien de fois l'ai-je entendu dire à tel ou tel intervenant que ses pratiques ne respectaient pas les prix qui ne doivent pas être abusivement bas. C'est la raison pour laquelle nous renforçons son rôle, y compris dans la loi Egalim 2, qui lui donne beaucoup plus de pouvoirs qu'il n'en avait jusqu'à présent. Il est parfois difficile pour les plus petits de dénoncer les pratiques des plus grands. C'est là que le médiateur intervient, car il peut s'autosaisir. Cependant, il est parfois compliqué de dénoncer celui qui est votre principal donneur d'ordre, surtout en pleine négociation commerciale. Cela peut être plus facile pour un viticulteur ou une personne à la retraite que pour quelqu'un en activité.

Les pénalités logistiques étaient devenues un sport national, utilisées par certains pour obtenir des réductions supplémentaires de la grande distribution. Aujourd'hui, nous mettons beaucoup de pression sur ces pratiques. C'est un rapport de force, de transparence et d'outils pour combattre ces abus. L'immense avantage de la loi Egalim 2 est qu'elle corrige les problèmes créés par la loi LME, qui avait mis en place une alliance entre la grande distribution et les industriels face aux agriculteurs, emportant de nombreuses conséquences. Mes amis de Bercy ne vont pas aimer ce que je vais dire, mais ayant passé dix ans à Bercy, je sais très bien comment cela fonctionne. Quand la grande distribution et les industriels sont ensemble, le monde agricole est géré par le ministère de l'agriculture. Quand la grande distribution et les industriels s'allient, il devient très simple de faire la théorie du mistigri et de rogner jusqu'à ce que les agriculteurs n'en puissent plus. Certains, notamment dans la production de viande, le constatent très bien. Les prix ont augmenté, et nous nous sommes battus pour que les prix augmentent dans les achats sur les marchés, en parlant du prix acheté par les transformateurs de viande. Le principal d'entre eux a réalisé que nous avions tellement tiré sur la corde que la décapitalisation du cheptel était en cours, mettant en cause sa propre souveraineté.

La LME a consacré l'alliance des plus forts, grande distribution et industriels, face aux agriculteurs. La loi Egalim 2, comme je l'ai toujours dit, est la première étape nécessaire pour inverser le barycentre et unir agriculteurs et industriels face à la grande distribution. Aujourd'hui, quand je vois que les industriels plébiscitent Bercy et une loi Egalim 2 encore plus avancée, je me dis que nous avons bien fait. Agriculteurs et industriels unis face à la grande distribution, ce n'est pas le même rapport de force qu'agriculteurs seuls face à industriels et grande distribution. C'est là l'immense différence entre la LME et la loi Egalim 2.

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Vous étiez favorable à l'utilisation des néonicotinoïdes, notamment pour la production de betteraves, lorsque vous avez obtenu la dérogation, notamment au sein des institutions européennes.

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Julien Denormandie, ancien ministre de l'agriculture

Non, j'étais favorable à la dérogation pour que la France puisse continuer à l'utiliser au moment où les autres pays européens l'utilisaient, ce qui est différent.

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En tant que ministre de l'agriculture, vous étiez quand même favorable à ce qu'on continue d'utiliser des néonicotinoïdes jusqu'au moins 2026 ?

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Julien Denormandie, ancien ministre de l'agriculture

Je ne comprends pas ce qui n'est pas clair dans ma réponse, monsieur le député. Soit vous dites aux Français d'arrêter de manger du sucre, soit vous leur dites que votre sucre viendra de pays européens qui utiliseront non seulement des néonicotinoïdes, mais en plus avec dispersion par les airs et l'utilisation d'autres produits dégoûtants. Vous pouvez aussi leur dire que nous avons le courage d'assumer, le temps de trouver des solutions pour arrêter les néonicotinoïdes tout en préservant notre filière. J'étais favorable à la dérogation pour avoir le temps de trouver des substitutions, sachant qu'au niveau européen, les autres pays l'utilisaient.

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Au moment où la décision de la Cour de justice de l'Union européenne a annulé la dérogation que vous souteniez, n'avons-nous pas agi trop rapidement en optant pour une indemnisation ? Le ministre, notamment M. Fesneau, s'est-il suffisamment battu selon vous, ou a-t-il été à la hauteur de la décision de la Cour de justice de l'Union européenne ?

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Julien Denormandie, ancien ministre de l'agriculture

Il est étrange qu'un député de la République demande si nous devons suivre une décision de justice. Je n'ai pas à porter de jugement. Il y a une décision de justice. En tant qu'élu de la République ou ministre, nous devons la respecter. Il ne s'agit pas d'une décision politique ou d'une décision la Commission européenne, mais bien d'une décision de justice. Nous pouvons avoir des regrets, des jugements de valeur, et nous dire que nous nous sommes battus avec force pour avoir le temps de trouver une solution. Cependant, ceux qui croient qu'il suffit de faire ceci ou de mettre des millions pour résoudre un problème en agronomie se trompent. En agronomie, la question du temps est incompressible. Nous pouvons avoir des regrets et des jugements de valeur, mais ne me demandez pas de me positionner sur la question de suivre ou non une décision de justice.

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Donc vous auriez fait exactement la même chose et vous auriez la même réaction que celle du ministre de l'agriculture ?

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Julien Denormandie, ancien ministre de l'agriculture

Je comprends que ma réponse précédente n'a pas été suffisamment claire, et je m'en excuse. Je ne suis plus en fonction, ce qui explique que je ne dispose pas de la même précision sur tous les éléments. Il n'est pas dans mes habitudes de porter un jugement sur le ministre actuel. Vous m'interrogez sur mes actions passées et mes convictions, et je pense avoir répondu de manière claire à ce sujet.

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Que pensez-vous du fait que l'Allemagne continue d'utiliser l'acétamipride à la différence des agriculteurs français ? Est-ce que cela crée une distorsion de concurrence selon vous et que faudrait-il faire ?

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Julien Denormandie, ancien ministre de l'agriculture

Je pense que l'un des principaux objectifs de l'Europe est le marché commun et l'harmonisation des règles au sein de ce marché. Il est aberrant que l'Allemagne puisse continuer à utiliser un produit que la France n'a pas le droit d'utiliser. C'est cette situation qui m'a conduit à prendre ma décision, à me battre et à suivre tout le parcours que nous avons fait avec les députés à l'époque, un parcours qui était compliqué. Encore une fois, je le redis, il y a une vision, une méthode. Il est évident qu'il faut anticiper, investir dans les solutions et accepter cette question de la temporalité, même si notre objectif est d'accélérer le temps. Le marché unique doit être le garant de l'harmonisation des règles. Donc oui, l'Europe doit harmoniser les règles. Il est aberrant que des pays comme l'Allemagne ou d'autres aient l'autorisation d'utiliser des produits que nous n'avons pas le droit d'utiliser.

Je ne suis pas un grand fan des surtranspositions et je suis un immense défenseur de l'Europe. Je pense que c'est au niveau européen qu'il faut porter tous ces sujets et se battre. C'est précisément parce que c'est difficile qu'il faut le faire.

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Justement, n'est-ce pas le fait que nous ayons délégué une partie de notre souveraineté juridique, notamment à la Cour de justice de l'Union européenne, qui nous empêche aujourd'hui de défendre nos intérêts ? La suppression de la dérogation que vous aviez obtenue en tant que ministre, renouvelable chaque année, démontre bien que nous avons perdu nos outils de souveraineté juridique, ce qui met en danger notre souveraineté alimentaire pour produire et continuer de produire de la betterave sur notre territoire. La première année s'est plutôt bien passée, sans trop de jaunisse sauf quelques cas spécifiques sur le territoire. Mais du jour au lendemain, si nous nous retrouvons avec une production de betterave quasi nulle à cause d'une jaunisse très forte, je me montre très inquiet. Je suis élu du nord de l'Aube, où des milliers d'emplois dépendent entièrement de la production de la betterave, sachant que nous transformons tout sur place, à la différence d'autres légumes.

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Julien Denormandie, ancien ministre de l'agriculture

Je fais référence à ce que j'ai mentionné précédemment au président concernant l'opportunité par rapport à la décision juridique, et notamment son lien avec la question scientifique. Je suis profondément respectueux et défenseur du cadre juridique. Je ne dis pas que quiconque doit être au-dessus des lois. Je souligne simplement que l'opportunité de la décision doit être un élément pris en compte dans les décisions juridiques, ce qui, à mes yeux, est absolument essentiel. Ce qui est vrai au niveau national doit également l'être au niveau européen.

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Vous constatez aujourd'hui que les clauses miroirs ne sont absolument pas appliquées dans les traités de libre-échange actuels.

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Julien Denormandie, ancien ministre de l'agriculture

Je pense que la Commission européenne a fait preuve de déni de démocratie, comme je l'ai exprimé à l'époque, concernant la clause miroir des antibiotiques de croissance. Il est essentiel de se rappeler que le colégislateur est constitué du Conseil et du Parlement. La Commission européenne est chargée de mettre en œuvre les décisions votées et elle disposait d'un délai pour appliquer les clauses miroirs relatives aux antibiotiques de croissance. Elle ne l'a pas fait, et c'est pourquoi j'ai pris une décision que certains peuvent juger illégale en instaurant une clause miroir au niveau national pour les antibiotiques de croissance. Cette mesure est évidemment beaucoup moins efficace qu'une clause miroir à l'échelle européenne. Il est donc crucial de se battre fermement pour ces clauses miroirs.

J'exprime tout cela avec une profonde affection pour le niveau européen, car c'est à ce niveau que réside la solution. Cependant, ce n'est pas parce que l'on est attaché à une entité que l'on ne peut pas la critiquer.

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Êtes-vous favorable, puisque vous avez appartenu au gouvernement d'Emmanuel Macron, au traité avec la Nouvelle-Zélande qui a été contracté et qui a notamment été voté par les eurodéputés de la majorité à laquelle vous appartenez ?

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Julien Denormandie, ancien ministre de l'agriculture

Je crois avoir été clair dans mes réponses. Mon combat est de faire en sorte que nous puissions changer de logiciel. Le problème de tous ces accords, y compris celui de la Nouvelle-Zélande, c'est qu'ils sont basés sur des formats anciens. On les appelle les accords nouveaux formats parce qu'enfin, on prend en compte le sujet carbone, le changement climatique, etc. Comme je le disais à M. le rapporteur, cela rejoint mon combat de remettre des règles dans le commerce et de sortir des théories obsolètes des avantages comparatifs de Ricardo et d'Adam Smith. C'est un combat que nous devons porter à l'OMC. En attendant, il faut mettre en place les clauses miroirs et se battre sur ce terrain.

L'immense difficulté réside dans le fait que tous ces accords de libre-échange résultent de vieux logiciels de pensée. Ils ne prennent pas en compte ce que je viens de dire. Pour moi, il faut instaurer des taxes carbone aux frontières au niveau européen, pas uniquement sur ce qu'on appelle les matières premières. Il est essentiel de mettre en place ces clauses miroirs et de se battre au niveau de l'OMC pour réévaluer la valeur des externalités.

Je le redis, consommer du mouton ou du lait de Nouvelle-Zélande est aberrant. Cependant, avoir des relations, y compris géopolitiques, avec cette région du monde est essentiel.

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En tant que ministre, étiez-vous favorable à ce qu'il y ait un traité de libre-échange signé avec la Nouvelle-Zélande ?

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Julien Denormandie, ancien ministre de l'agriculture

Je peux vous redire tout ce que j'ai dit. Le seul point, c'est qu'aujourd'hui, je ne suis ni député ni ministre. J'ai eu à me positionner sur des dossiers. Vous l'aurez peut-être remarqué, je suis quelqu'un qui travaille et qui lit précisément tous les dossiers et qui s'implique.

Sur les accords de libre-échange, mon travail a consisté à mettre en place tout ce que je pouvais sur les clauses miroirs et sur les principes qui réintroduisent de la valeur. Vous pouvez essayer de m'embarquer sur le Chili, le Canada, la Nouvelle-Zélande, etc. Ce n'est pas le sujet. Commercer avec l'autre bout du monde, ce n'est pas dans mon logiciel. Avoir de l'influence à l'autre bout du monde, cela peut être intéressant. Vous me demandez si j'ai tous les tenants et aboutissants pour juger de la pertinence. Je n'étais pas aux responsabilités à ce moment-là. Faire le choix entre les machines-outils, les sous-marins ou l'agriculture française, je fais le choix de l'agriculture française. Mais cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de déséquilibre et tout est plus complexe que de simplement dire « êtes-vous pour ou contre ? ».

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Sur ce sujet précis, lors de l'adoption du traité de libre-échange avec la Nouvelle-Zélande, voté par la majorité macroniste, notamment au Parlement européen, nous avons constaté qu'un herbicide interdit en France depuis 2003, l'atrazine, était utilisé dans l'agriculture néo-zélandaise. Cela soulève la question de la responsabilité politique de ceux qui ont voté ce traité, surtout en ce qui concerne la non-application des clauses miroirs ou une mauvaise négociation de la protection de l'agriculture française.

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Julien Denormandie, ancien ministre de l'agriculture

Le principe des clauses miroirs est assez simple : tout ce que nous n'avons pas le droit de produire ne peut pas être importé. Il faut se battre pour mettre en place ces clauses miroirs. J'ignore si les élus européens se sont battus sans succès, ou si le ministère s'est également battu sans obtenir gain de cause. Ce qui est certain, c'est qu'il faut se battre. Parfois, l'Europe implique des intérêts partagés par d'autres, et il faut trouver des sujets d'équilibre. Il est crucial de se battre pour toutes les clauses miroirs possibles. Les accords sont bons dès lors qu'ils incluent des règles.

La question sous-jacente est de savoir s'il est bien ou non de commercer avec la Nouvelle-Zélande. Je pense qu'il est important de mettre des règles partout dans le monde, y compris avec la Nouvelle-Zélande. En revanche, je trouve incohérent de consommer des produits venant de l'autre bout de la planète. L'accord ne dit pas si vous avez le droit ou non de commercer, mais s'il y a des règles dans ce commerce. Il est probable que vous ayez déjà consommé quelque chose venant de Nouvelle-Zélande. Je suis favorable à tout ce qui permet d'instaurer des règles. Des règles justes signifient lutter contre ce qui ne serait pas permis chez nous, mais autorisé ailleurs. Je suis favorable à tout ce qui va dans le sens des règles, même si cela prend la forme d'un accord, quel que soit son nom. En tant que citoyen, je trouve incohérent de consommer des produits venant de l'autre bout de la planète.

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Vous êtes favorable à l'ensemble du Pacte vert qui a été adopté par l'Union européenne. Je me souviens de vos déclarations lorsque vous étiez ministre : vous étiez plutôt favorable à ce texte.

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Julien Denormandie, ancien ministre de l'agriculture

Je tiens à réaffirmer ma position, je suis en faveur d'une politique ambitieuse de protection. J'ai toujours souhaité cela ardemment et je me suis battu, peut-être trop tard, pour que nous atteignions ces objectifs de protection tout en ayant des objectifs de production. La méthode que j'ai expliquée précédemment consiste à d'abord obtenir la protection via le Pacte vert, puis la production par un pacte productif européen. Ensuite, nous réunissons toutes les parties autour de la table pour déterminer comment concilier les deux. C'est là que la complexité commence, et c'est très bien ainsi.

Donc, je suis pour des objectifs de protection, mais seulement si nous avons aussi des objectifs de production. Au niveau européen, j'ai probablement été le ministre le plus déterminé à obtenir les analyses d'impact de la Commission européenne sur le Green Deal. Je n'ai jamais abandonné cette demande pour obtenir ces analyses d'impact, notamment celles du fameux Joint Research Center (JRC). Ainsi, je soutiens la protection, mais seulement si elle est accompagnée de la production, afin que nous puissions mettre la complexité sur la table et voir comment avancer.

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Selon la revue La France agricole, l'une des déclinaisons du Pacte vert, que l'on peut traduire par « De la ferme à la fourchette » ou « De la ferme à la table », prévoit une baisse de 10 à 20 % de la production européenne. Vous êtes donc conscient et d'accord avec moi que cette déclinaison du pacte vert implique une réduction de la production agricole européenne de 10 à 20 %.

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Julien Denormandie, ancien ministre de l'agriculture

Peut-être vous faut-il actualiser vos questions au regard de mes réponses. Je viens de vous expliquer que c'était précisément le combat que j'avais mené.

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Donc, selon vous, le texte en l'état, appliqué et voté par la majorité macroniste au Parlement européen, prévoit une forme de décroissance européenne, on peut l'appeler comme cela.

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Julien Denormandie, ancien ministre de l'agriculture

Je crois avoir répondu à cette question, monsieur le député.

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Vous souhaiteriez donc que les objectifs de baisse de production européenne soient revus à la hausse.

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Julien Denormandie, ancien ministre de l'agriculture

Monsieur le député, avec tout le respect que je vous dois, si vous parvenez à convaincre vos électeurs par le simplisme de vos questions, c'est malheureux. Acceptez la complexité des pensées. C'est par la simplicité de vos questions que vous conduisez tout le monde dans des impasses. Depuis le début de cette audition, j'essaie de vous expliquer la complexité des choses. Faire croire aux Français que l'interdiction d'un accord avec la Nouvelle-Zélande ou du Green Deal sauverait l'agriculture française est mensonger. C'est triste du point de vue de la pensée complexe et surtout, ce n'est pas la réalité du terrain.

J'ai répondu dix fois à ces questions. Protection, production, nous nous asseyons autour de la table et nous examinons la complexité. Ensuite, nous pouvons décliner. La protéine végétale a constitué le plus grand scandale de la dépendance européenne aux États-Unis depuis l'après-guerre. En 1992, l'Europe essaie de le faire. Les États-Unis mettent en place un dossier à l'OMC sur la guerre du soja et l'Europe présente ses excuses. En 2021, je réintroduis le sujet. La France agricole titre : « Denormandie en croisade pour les protéines végétales ». On disait que c'était impossible. Nous nous sommes battus, nous avons eu gain de cause, nous avons mis en place les aides couplées, nous avons ouvert la boîte de Pandore.

Que feriez-vous avec une approche simpliste ? Diriez-vous simplement qu'il faut critiquer les États-Unis ? Le système est plus complexe que cela. Au niveau du Conseil européen, le seul point est que l'Europe est fondée sur une complexité monstrueuse, probablement le plus beau défi qu'une personnalité politique ait eu. Cinq ans après la Seconde Guerre mondiale, nous avons décidé de partager avec nos plus grands adversaires, ennemis jurés – la troisième guerre en quatre-vingts ans –, ce que nous avions de plus précieux. Robert Schuman faisait état de ces efforts créateurs. Nous sommes loin du simplisme. J'ai répondu dix fois à vos questions, monsieur le député. Ne faites pas croire à ceux qui nous écoutent et aux agriculteurs eux-mêmes que tout serait simple. Non, c'est beaucoup plus complexe que cela. Le simplisme ne fonctionnera pas de manière générale dans la vie politique. Mais quand vous traitez des sujets du vivant, c'est impossible.

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Monsieur le ministre, je ne suis pas ici pour débattre avec vous comme sur un plateau télévisé. Mon rôle est de poser des questions ouvertes ou fermées en tant que député et membre de cette commission d'enquête. J'attends simplement des réponses. J'essaie de poser des questions simples, et vous pouvez y répondre de manière simple ou complète, selon votre choix. Je respecte la commission d'enquête et je me contente de poser des questions.

La Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA) a notamment annoncé par la voix de son président lors du Salon de l'agriculture qu'elle était favorable maintenant à une « exception agriculturelle », c'est-à-dire sortir l'agriculture des marchés de libre-échange. Qu'en pensez-vous ?

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Julien Denormandie, ancien ministre de l'agriculture

Je ne critique pas le fait que vos questions soient simples, mais qu'elles soient simplistes, ce qui est très différent. Le simplisme peut se manifester même dans la longueur.

Concernant l'exception agriculturelle, je suis absolument favorable aux spécificités. Là aussi, il faut entrer dans le détail, l'agriculture a besoin de l'Europe. Il ne faut pas que l'agriculture soit mise en marge de l'Europe. Depuis le début de cette commission, je n'ai cessé de vous dire qu'entre machines-outils, sous-marins et agriculture, je suis fermement opposé à ce qu'il s'agisse de machines-outils et/ou de sous-marins. Est-ce cela l'exception agricole ? Si c'est le cas, je suis totalement pour. Si l'exception agricole conduit progressivement à une diminution du budget de la PAC, à moins de soutien pour mettre en place des clauses miroirs, alors non.

Je vous redonne l'exemple mentionné précédemment. Dans le débat, on a l'impression que soit il y a un accord de libre-échange et on peut commercer, soit il n'y a pas d'accord et les biens ne peuvent pas venir dans notre pays. C'est complètement faux. Aujourd'hui, n'importe quel pays peut nous envoyer des produits, sauf si ces produits sont interdits pour des raisons sanitaires ou de régulation. Que vous ayez un accord de libre-échange ou non, vous avez le droit de nous envoyer vos produits en Europe. Donc, la ferme de 18 000 vaches du Texas, le poulet brésilien bourré aux antibiotiques, le soja produit grâce à la déforestation de l'Amazonie ou du Cerrado, accord de libre-échange ou non, ils peuvent venir en France. La seule question est de savoir s'il y a des droits de douane ou non. Ceux qui laissent entendre que l'agriculture ne sera plus concernée par rien, hors des accords de libre-échange, et donc protégée, se trompent. Pourquoi ? Parce qu'encore une fois, la personne qui a 18 000 vaches va avoir un droit de douane à un certain pourcentage. La fois suivante, elle se dira qu'elle n'a pas réussi à faire baisser les droits de douane, et pour être encore plus rentable, elle n'élèvera plus 18 000 vaches, mais 24 000. En Chine, même si elle ne nous exporte pas ses cochons, vous trouvez des immeubles de vingt-six étages rempli de porcs. En France, ce sont 166 truies en moyenne. La compétitivité basée sur les coûts ne sera pas là. Il faut donc passer à une compétitivité basée sur la valeur.

Pour réintroduire la valeur, il faut des règles qui intègrent la valeur carbone, environnementale, de biodiversité et les externalités négatives, des éléments que la théorie des avantages comparatifs n'a pas pris en compte. Cela nécessite d'être impliqué, pas d'être à l'extérieur. Si l'on est à l'extérieur, par définition, on n'a pas de règles, donc on ne se base que sur la compétitivité à tout prix. Si c'est cela, l'exception agriculturelle, je suis contre. Je suis pour que l'agriculture soit une part entière de la politique européenne.

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Je souhaite revenir sur les négociations ou échanges concernant le Green Deal et la stratégie de verdissement. Dans la presse et lors de divers congrès, notamment ceux de la FNSEA, vous avez pris la parole de manière critique sur les objectifs de verdissement du Green Deal et ses implications sur « De la ferme à la fourchette ».

Concernant les négociations à Bruxelles sur ce sujet, pouvez-vous préciser ce que vous avez fait concrètement en tant que ministre de l'agriculture ? Vous avez mentionné des études d'impact. À ma connaissance, les études disponibles sont celles publiées dans la presse ou par des cabinets extérieurs à la Commission et au Parlement européen. Avez-vous eu accès à ces études ou d'autres études ? Si oui, les avez-vous publiées ou sont-elles restées entre vos mains ou celles de vos services ? Ces études intéressent non seulement les Français, mais aussi les agriculteurs.

Au-delà des prises de parole publiques, quelles actions concrètes avez-vous menées au sein des instances européennes ? Avez-vous obtenu des arbitrages plus favorables ou évité des décisions encore pires qui auraient pu nous échapper ? En tant que ministre, quels ont été vos réalisations et vos succès dans ce contexte ?

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Julien Denormandie, ancien ministre de l'agriculture

Pour répondre à votre première question, le premier des combats était effectivement lié à ces études d'impact. La Commission européenne nous les promettait mais ne nous les donnait pas, alors même que, de mémoire, les États-Unis et les Pays-Bas avaient réalisé leurs propres études. Après plusieurs mois de pression, notamment de ma part et d'autres collègues, l'étude d'impact de la Commission européenne a finalement été publiée. Cette étude, mentionnée dans l'article de presse que vous évoquiez, parle de la fameuse réduction de 10 à 15 %. Elle émane du JRC, le centre d'étude affilié à la Commission européenne, dont une antenne est située à Séville, en Espagne. Ce n'est pas une étude d'impact réalisée par un pays tiers ou une puissance tierce. C'est sur la base de cette étude que nous avons pu avancer. Nous pouvons être très ambitieux en matière de protection, mais parler de protection sans parler de production est un non-sens, tant en termes de vision que de méthode. La question de la souveraineté est absolument essentielle, notamment face à l'utilisation de l'arme alimentaire par Vladimir Poutine. Il faut continuer à produire et à exporter des céréales en Europe, et particulièrement en France, d'autant plus qu'il existe des solutions incroyables, comme les protéines végétales. Ces plantes sont remarquables d'un point de vue environnemental, car elles fixent l'azote et permettent d'utiliser moins d'engrais, réduisant ainsi les émissions de protoxyde d'azote et le réchauffement climatique. On peut donc concilier protection et production, mais si c'est complexe.

Ce que je dis toujours en termes de vision, c'est que si, d'un côté, nous faisons des avancées en termes de protection, et que tout d'un coup, nous subissons un retour de bâton, nous mettons en péril la production. On fait des pas en avant, des pas en arrière et on n'avance pas. La bonne méthode, une fois que nous avions l'étude d'impact, consistait à fixer des objectifs de protection et de production des objectifs, et de voir comment gérer la complexité des deux.

Concernant la déclinaison du Green Deal, les ministres de l'agriculture et de l'alimentation ont dû l'intégrer dans la politique agricole commune. Le Green Deal, avec sa politique « De la ferme à la fourchette », se décline dans toutes les politiques sectorielles européennes, y compris la PAC. Cela a donné lieu à de nombreux débats pour déterminer si certaines mesures du deuxième pilier étaient appropriées ou non, quels étaient les objectifs pour certaines cultures comme l'agriculture biologique et si certaines mesures devaient être couplées ou non. Nous avons également examiné si ces mesures étaient alignées et cohérentes avec la vision du pacte vert. Parfois, c'était compliqué. Je cite par exemple les indemnités pour les territoires de montagne, une spécificité du second pilier de la PAC à laquelle la France est très attachée car elle permet de maintenir une agriculture en montagne ou en bas de vallée. La Commission européenne considérait à un moment que cela n'avait pas suffisamment de liens avec la vision des politiques en question. Nous nous sommes battus et avons obtenu gain de cause pour maintenir cette mesure. Parfois, nous avons perdu, parfois nous avons gagné. C'était principalement dans le cadre de la déclinaison de la PAC, mais pas uniquement. Nous avons également réalisé d'autres avancées indépendantes de la PAC, comme le règlement sur la déforestation importée. Pour la première fois, nous avons pu prendre des mesures équivalentes à des clauses miroirs, empêchant l'importation de biens issus de la déforestation, par exemple, brésilienne.

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Au sein du Gouvernement, dans cette complexité que nous comprenons bien, avez-vous eu le sentiment d'être mis en minorité ou de ne pas être soutenu par d'autres administrations ? En suivant la presse spécialisée ou généraliste qui a couvert votre fonction de ministre, il semble que vous étiez perçu comme un spécialiste investi dans les dossiers que vous portiez. Vous étiez techniquement avisé et capable de ne pas vous laisser influencer par l'administration. Ce n'est pas une critique de l'administration, mais il peut y avoir des dossiers qui traînent et où tout est considéré comme compliqué. Et l'administration a tendance à dire que tout est très compliqué.

Plus globalement, nous avons vu dans la presse des positions de négociation au Conseil européen qui n'étaient pas les vôtres. Je n'ai pas eu accès à ces documents, mais il est dit que le Gouvernement, du point de vue de la gestion des affaires européennes, considérait qu'il fallait appuyer cette stratégie De la ferme à la fourchette, soutenir le Green Deal et être favorable aux objectifs de verdissement. Ce n'est pas une honte, mais des objectifs électoraux allaient plutôt dans le sens des forces politiques soutenant des objectifs environnementaux très ambitieux, que l'on pourrait considérer comme de la décroissance.

Étiez-vous soutenu dans vos aspirations, publiquement ou non, tant du point de vue technique et administratif que politique, par vos collègues ou par des échelons supérieurs ou parallèles ? La suite qui a été donnée, puisque vous n'êtes plus responsable des actions, montre que les choses que vous avez mises en place ne s'effacent pas parce que vous partez. Sinon, il y aurait un problème. Une action que vous enclenchez ne disparaît pas avec votre départ. Je ne dis pas que vous êtes responsable, ce serait ridicule, mais à la fin, il y a eu une crise agricole, en particulier sur le verdissement. Ce n'est pas la seule cause, mais c'était au cœur des revendications de cette crise agricole.

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Julien Denormandie, ancien ministre de l'agriculture

Ma vision a toujours été de dire qu'il faut allier protection et production. Certains appellent cela « en même temps ». Pour vous en donner une preuve, dès le premier jour, j'ai parlé de souveraineté et me suis battu pour la production. Depuis le début de cette commission d'enquête, nous répétons que la vocation agricole inclut l'exportation. Si nous voulons lutter contre les Russes, nous devons assumer que l'Europe suit une mission nourricière. Le changement climatique nous impose certaines choses. Le terme « produire » n'est pas impropre au monde agricole, bien au contraire.

Je suis également un fervent défenseur de la protection de l'environnement et du vivant. J'ai suivi des études d'ingénieur agronome par conviction environnementale et par amour pour le vivant. Je suis persuadé qu'il nous faut concilier les deux, avec des objectifs clairs. L'erreur serait de percevoir les événements actuels comme une demande de revenir en arrière. Je l'ai dit publiquement et je le répète au monde agricole. Si nos concitoyens pensent que, du fait de qui s'est passé, les agriculteurs ont eu gain de cause et peuvent retourner en arrière, c'est une erreur. Ce n'est pas ce qu'ils souhaitent, ce n'est pas la réalité, et c'est mortel en termes de perception de nos citoyens vis-à-vis de l'agriculture. Il faut aller de l'avant. Le monde agricole est déjà en marche, notamment avec l'innovation agricole. Récemment, j'étais à la ferme de Grignon, une ferme expérimentale, pour les journées de l'innovation agricole. C'est impressionnant de voir cette troisième révolution agricole, intensive en savoir et en vivant, qui laisse l'humain et l'agronomie au centre de tout. C'est cela qui va nous permettre de concilier protection et production. Il faut reconnaître que c'est complexe à mettre en place et nous devons croire en la science, même si certains, y compris dans les rangs politiques, émettent des doutes.

Il faut croire en la science, mais au sens de Rabelais : « Science sans conscience n'est que ruine de l'âme. » Nous devons affronter la temporalité des choses, ce qui est le plus difficile en politique, comme vous le savez bien. Quand on dit que pour les betteraves, il n'y a pas de solution, il suffit de trouver la solution. Le problème est qu'un essai au champ demande un an. Oui, il faut concilier protection et production.

J'avais le plein et entier soutien du Président de la République, ainsi que celui du Premier ministre. Cependant, au sein du Gouvernement, il peut y avoir des visions différentes. C'est le propre de la démocratie. Je suis même absolument persuadé que dans vos groupes politiques, vous n'êtes pas toujours tous d'accord sur tout. C'est la beauté de la démocratie. Heureusement qu'une équipe n'est pas composée uniquement de personnes ayant la même vision. Mais sur ce point précis, j'avais le plein soutien du Président et du Premier ministre.

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Pouvez-vous confirmer que vous n'avez jamais reçu d'instructions du Gouvernement pour préparer des discussions, avec des directives contraires à ce que vous avez déclaré publiquement ? Ma question est très spécifique. En tant que ministre, recevez-vous des instructions avant de participer à des négociations européennes ? Vous avez vos positions personnelles et celles du Gouvernement. Avez-vous déjà été mis en porte-à-faux entre ce que vous disiez publiquement et le contenu de ces négociations ? Concernant l'énergie, nous avons eu de très mauvaises surprises.

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Julien Denormandie, ancien ministre de l'agriculture

J'ai toujours exprimé mes convictions. Je me suis constamment battu pour que la position interministérielle, c'est-à-dire celle qui bénéficie de la solidarité du Gouvernement, soit celle que je défendais. Il est normal que des arbitrages interministériels ne correspondent pas toujours à 100 % à ce que l'on souhaite mettre en place. Heureusement, ces arbitrages assurent une homogénéité au sein du Gouvernement, qui n'est pas une somme d'individualités, mais un collectif.

Encore une fois, je ne peux être plus clair j'ai bénéficié d'un soutien fort du Président de la République et du Premier ministre durant mon mandat de ministre de l'agriculture et de l'alimentation. Lors d'une conférence de presse, j'ai déclaré à la Commission européenne qu'elle avait fait un déni de démocratie. Je ne suis pas certain que des diplomates du Quai d'Orsay auraient utilisé une telle formule, mais en tant que responsables politiques, il est de notre devoir de trouver des mots qui permettent de faire bouger les lignes.

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Vous avez évoqué le plan relatif aux protéines végétales. Il est vrai que ce plan a été couvert par la presse de la manière dont vous avez parlé, mais d'autres plans avaient été présentés avec beaucoup de bruit. Par exemple, celui de Stéphane Le Foll, qui a été ministre de l'agriculture. Ce que je ne comprends pas, c'est que vous avez mentionné un certain nombre de dates. On va dire 1992, plus précisément. Que se passe-t-il ? Les questions ne sont pas prises en compte. Au moment où vous annoncez votre plan, un an plus tard, un article titre « Le plan enfin financé ». Cela signifie-t-il que votre premier plan n'était pas financé ? Le plan précédent de Monsieur Le Foll a-t-il financé ? Quand vous arrivez au ministère, le plan « protéines végétales » de Le Foll existe-t-il ou pas ? N'existe-t-il pas ? Pourquoi cela n'a-t-il pas avancé entre 2014 et 2020 ?

De la même manière, pourquoi n'a-t-il pas avancé avec monsieur Le Maire, ministre de l'agriculture, et avant lui, d'autres ministres de l'agriculture depuis 1992 ? C'est l'Arlésienne. En Picardie, on en parle tous les ans, mais ce n'est presque jamais réalisé. « Ça y est, maintenant, on va faire des protéines végétales ! » On entend cela tout le temps.

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Julien Denormandie, ancien ministre de l'agriculture

Je ne suis pas redevable de l'action des ministres Le Foll ou autres.

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Julien Denormandie, ancien ministre de l'agriculture

Ce que je peux vous garantir, c'est que le plan souhaité par le Président de la République, qui était un engagement de campagne, a été financé à hauteur de 100 millions d'euros. Prenons l'exemple de la coopérative Oxyane. Un an après mon déplacement chez eux, ils mettaient en avant ce que le plan « protéines » avait permis de réaliser dans une usine de trituration de protéines végétales, créant ainsi une autonomie dans le bassin dont ils ont la charge. Les exemples comme celui-ci sont nombreux. La luzerne, par exemple, dans la Marne, a bénéficié de la rénovation des sources d'énergie, un sujet très important, avec des plans de financement. Oui, le plan « protéines France » a été financé. Au niveau européen, les aides couplées pour les protéines végétales ont été mises en place. À l'international, il fallait mettre fin à cette situation où les États-Unis nous imposaient leur propre protéine végétale depuis la constitution de la politique agricole commune. Cela relève d'abord d'une vision politique et d'une position assumée par les responsables politiques, qui se traduisent ensuite dans les financements et les aides de la politique agricole commune.

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Quand vous rejoignez le ministère, vous avez quand même un bilan du plan végétal précédent.

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Julien Denormandie, ancien ministre de l'agriculture

Jamais auparavant personne n'avait investi 100 millions d'euros. Le ministre Le Foll, trois ans auparavant, avait réalisé des actions notables. Je ne pourrais pas vous dire exactement combien il avait alloué aux protéines végétales, mais l'initiative 4 pour 1 000 qu'il a lancée est absolument remarquable. Je n'ai plus en tête les détails concernant le plan végétal, mais ce qui est certain, c'est qu'une somme aussi importante n'avait jamais été mise en place auparavant, comme en témoignent les projets financés.

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Depuis le début de cette commission, j'ai souligné l'importance de la science dans le débat sur la souveraineté agricole de notre pays, notamment en ce qui concerne les organismes génétiquement modifiés (OGM). Le débat porte sur la présence des OGM, leur technique et leur impact. Je n'ai pas vu de déclaration spécifique de votre part sur cette technologie. À votre arrivée au ministère, avez-vous pris connaissance d'études ou d'indices justifiant la politique menée par la France et l'Union européenne sur les OGM au cours des vingt dernières années ? Ou bien s'agit-il d'une position politique sans fondement scientifique, comme cela a pu être le cas avec le choix du 50 % nucléaire, fait pour satisfaire certains intérêts sans étude préalable ? Je n'ai pas connaissance d'un scandale sanitaire lié aux OGM. Personne ne nous a apporté de réponse à ce sujet jusqu'à présent. Compte tenu de votre réponse, que devons-nous faire concernant les OGM traditionnels et les nouvelles technologies génomiques ? Ne perdons-nous pas un temps précieux si aucune étude ne justifie ce choix politique majeur depuis vingt ans ? Qu'en est-il de l'information donnée aux citoyens, sans rééquilibrage, en tout cas de mon point de vue ?

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Julien Denormandie, ancien ministre de l'agriculture

Je suis un fervent défenseur de la science, en particulier de la troisième révolution agricole. J'ai une croyance très forte dans le numérique, la robotique, la génétique, le biocontrôle, l'intensivité et le savoir vivant. Cependant, bien que je sois un grand défenseur de la science, j'ai certaines limites. Je citais précédemment Rabelais. Dans le domaine animal, je suis totalement opposé à la viande de synthèse, de paillasse, celle produite dans des bioréacteurs. Je ne parle pas de la viande végétale, mais bien de la viande de synthèse. Pour des raisons anthropologiques, je n'adhère pas à un monde où l'on peut créer du poulet sans poulet.

De la même manière, je ne suis pas favorable aux OGM. Les OGM ne sont pas des techniques, mais des organismes. Je suis défavorable aux OGM car je considère que des espèces sont des espèces. En revanche, je suis un fervent défenseur des new breeding techniques (NBT), qui, elles, sont des technologies. Les OGM consistent à prendre des gènes d'une espèce pour les insérer dans une autre. Les NBT, comme la technique des ciseaux moléculaires, permettent d'accélérer la sélection végétale. Les NBT peuvent conduire à des OGM si l'on transfère des gènes d'une espèce à une autre, ce à quoi je suis opposé. Les NBT peuvent aussi être utilisées pour la sélection animale, ce qui se rapproche de l'eugénisme, et je suis contre cela également. En revanche, les NBT permettent d'accélérer la sélection variétale que l'homme pratique depuis qu'il s'est sédentarisé il y a dix mille ans, et cela, je le soutiens pleinement. Je suis favorable aux NBT dans un cadre éthique tel que défini par feu Axel Kahn dans son avis du Comité d'éthique. Lors de ma première conférence de presse, j'ai exprimé mon soutien pour les NBT, ce qui a suscité un froid dans la salle, car cela faisait longtemps qu'un ministre ne s'était pas positionné en faveur des techniques génomiques. Depuis, nous avons fait bouger Bruxelles pour dissocier les NBT des OGM. Il est important de préciser que les NBT sont des techniques et non des OGM. Elles peuvent conduire à des OGM, ce que nous devons interdire, mais elles ne sont pas des OGM en elles-mêmes.

Aujourd'hui, l'Europe progresse sur ce sujet pour établir un règlement approprié. Je pense qu'il est impératif d'aller de l'avant, car cela permettrait d'accélérer la sélection variétale et donc de gagner du temps. Actuellement, notre immense défi est de raccourcir les délais. Ce serait une folie de s'en priver.

En ce qui concerne les OGM, je tiens à exprimer ma position clairement. Pour moi, ce n'est pas seulement une question d'études scientifiques. En tant que responsable politique, je prends des décisions basées sur des convictions et des visions.

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Julien Denormandie, ancien ministre de l'agriculture

Vous, monsieur le député, présentez un visage qui, à mon avis, est fort inquiétant. Un homme politique doit répondre en fonction de ses convictions. C'est ma réponse, monsieur le député.

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Monsieur le président, je souhaite que ma question figure au compte rendu. Mon interrogation ne porte pas sur l'avis du ministre concernant les OGM. Je veux savoir si les positions prises par les gouvernements français successifs et les commissions européennes successives sur les OGM sont fondées sur des études scientifiques. C'est ma question.

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Julien Denormandie, ancien ministre de l'agriculture

Je regrette ce que vous avez dit. J'ai le droit de le dire, même si vous pouvez vous en ficher. Quand vous affirmez que la seule décision doit être basée sur la science, c'est une folie. Deuxièmement, même s'il y avait des études allant dans un sens ou dans un autre, ma position resterait négative sur les OGM. Les OGM sont des organismes, et non des techniques comme votre question le suggère, ce qui est faux. Dans une décision politique, on a le droit de s'appuyer sur d'autres considérations que la science. Quelles que soient les études, qu'elles soient positives ou négatives, ma position, en tant que ministre, a toujours été de m'opposer aux OGM. En revanche, je suis favorable et très en soutien des NBT, les nouvelles technologies génomiques.

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Nous arrêtons le débat. J'avais précisé que nous terminerions à 14 heures et je pense ne pas avoir été restrictif sur l'usage du temps de parole, bien au contraire. Certains collègues m'ont même suggéré d'être parfois plus strict. Nous avons eu un long débat, toutes les questions ont pu être posées et tous les groupes politiques ont eu l'occasion d'intervenir.

La séance s'achève à quatorze heures.

Membres présents ou excusés

Présents. – M. Jean-René Cazeneuve, M. Grégoire de Fournas, M. Jordan Guitton, M. Stéphane Mazars, Mme Joëlle Mélin, M. Hubert Ott, M. Rémy Rebeyrotte, M. Charles Sitzenstuhl, M. Jean-Philippe Tanguy, Mme Juliette Vilgrain

Excusée. – Mme Mélanie Thomin