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Intervention de Julien Denormandie

Réunion du mercredi 22 mai 2024 à 9h00
Commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté alimentaire de la france

Julien Denormandie, ancien ministre de l'agriculture :

Je comprends bien votre point de vue. Toutefois, je pense que le sujet n'est pas abordé de la manière adéquate. Sans vouloir faire de politique, il est surprenant d'entendre de tels propos de la part de votre groupe. On a l'impression de revenir à des économies administrées. En tant que viticulteur, si vous mettez de côté votre casquette politique, vous êtes un fervent défenseur du commerce. Vous ne pouvez pas me contredire là-dessus. Heureusement que vous exportez. Je vois dans vos yeux que vous êtes d'accord avec moi.

Ce que je veux dire, c'est que nous avons besoin de commercer. Le problème du commerce, c'est qu'il est extrêmement difficile de dire : « Je vais commercer, mais je vais vendre uniquement ceci et acheter uniquement cela. » Cela revient à tout administrer. Au début, vous administrez des contingents, puis des quotas, et ensuite les prix. Cela mène à la catastrophe, comme nous l'avons vu dans le domaine agricole. Donc oui, il faut commercer, et même beaucoup commercer. La mondialisation, notamment des biens alimentaires, a permis de sortir des personnes de la pauvreté, mais elle en a également fait tomber beaucoup, principalement des paysans, dans la pauvreté. Tout est extrêmement complexe. Je trouve délirant de manger de l'agneau ou de boire du lait de Nouvelle-Zélande. Cependant, dire que nous commerçons à l'international et que nous avons des accords incluant des clauses climatiques, des clauses sur le respect du carbone et des accords de Paris, va dans le bon sens. À la fin, il ne faut jamais oublier qui est le patron. C'est le consommateur qui décide de l'origine des produits qu'il achète. C'est pour cette raison que nous avons défendu la transparence, y compris dans les restaurants et les cantines, sur l'origine des viandes, pour savoir si votre agneau vient de Nouvelle-Zélande ou si votre poulet vient du Brésil.

Ma vision est qu'il faut commercer, mais en révisant certains principes. Je suis rarement d'accord avec Pascal Lamy. Vous pouvez consulter tous les débats que nous avons eus ensemble ; je ne partage pas sa vision ricardienne des avantages comparatifs. Il est nécessaire de bouleverser l'Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) et ce qui constitue aujourd'hui l'OMC. Ces accords permettent actuellement d'importer des produits issus de la déforestation au Brésil ou du poulet élevé avec des antibiotiques de croissance, sans que cela ne pose problème. En tant que consommateur, face à deux blancs de poulet, on choisit évidemment le moins cher, sans savoir ce qui se cache derrière.

Mon principe est de commercer, mais avec des règles révisées. Ces règles concernent la valeur des choses. Je considère qu'on ne peut pas importer en Europe ce qu'on n'aurait pas le droit de produire en Europe. Importer des produits issus de la déforestation est une folie furieuse. C'est pour cela que, sous présidence française du Conseil, nous avons porté la régulation contre la déforestation importée. Il faut établir des accords commerciaux qui sacralisent ces règles. La liberté de commercer doit être conditionnée par des règles qui réhabilitent la valeur des choses. Nous avons réussi à le faire dans le domaine sociétal. Souvenez-vous de la tragédie du Rana Plaza au Bangladesh. Cette prise de conscience collective a révélé que des tissus de marques que tout le monde porte étaient fabriqués par des enfants, écrasés dans l'effondrement d'un immeuble. L'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) s'est immédiatement saisie de la question, et nous avons instauré le devoir de vigilance, qui devient une responsabilité des entreprises.

Il faut appliquer le même principe au niveau environnemental, en matière de carbone et de biodiversité. Nous devons recréer de la valeur pour notre agriculture, et il en va de même pour l'énergie. Le principal facteur de compétitivité de l'Europe demain ne sera pas seulement le coût, mais la valeur. C'est mon grand combat : passer de la compétitivité-coût à la compétitivité-valeur. Si nous nous concentrons uniquement sur la compétitivité-coût, nous finirons par perdre. Les accords de libre-échange ne sont pas la seule cause de nos problèmes. Un accord de libre-échange réduit les droits de douane, mais même une réduction de 10, 15 ou 20 % ne compensera pas la différence de compétitivité entre une ferme au Texas avec 18 000 bovins laitiers et une exploitation en Normandie avec 66 vaches prim'holstein. Même si les droits de douane étaient augmentés à 30 %, cela n'affecterait pas significativement les grandes exploitations américaines, qui continueront d'améliorer leur compétitivité et leurs coûts.

La question est mal posée. Oui, il faut commercer et établir des accords pour fixer des règles, mais ces accords ne doivent pas être sans limites. Ils doivent instaurer des règles de réciprocité, réintroduire la valeur des produits et interdire l'importation de biens produits avec des antibiotiques de croissance, ou ceux qui dégradent le concept de one health, tout ce qui est lié à la déforestation et au carbone. Il ne suffit pas de le dire pour que cela se réalise immédiatement. Il faut convaincre nos partenaires européens, notamment les Allemands et les pays nordiques, qui sont souvent plus libéraux et pourraient voir ces règles comme des barrières à l'entrée, ce qui nuirait aux exportations. À un moment donné, il faut choisir entre la vente de machines-outils ou de sous-marins et la préservation de notre souveraineté alimentaire.

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