La définition précise que j'ai donnée, c'est la capacité de choisir. Être souverain, c'est pouvoir choisir ce que l'on souhaite et ce que l'on décide de construire. Pourquoi ai-je cette capacité de choisir ? Parce qu'il faut accepter que notre vision de la souveraineté en 1996 n'épouse plus forcément les mêmes enjeux aujourd'hui. Je préfère dire « invasion russe en Ukraine » plutôt que « guerre entre l'Ukraine et la Russie ». Cette invasion met en lumière une action géopolitique de déstabilisation alimentaire russe, existante depuis longtemps, depuis vingt ans. Cette stratégie n'a pas été inventée par les Russes, mais par les États-Unis au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Cependant, elle prend des intensités différentes au fil du temps, en raison de faits géopolitiques et structurels. Le réchauffement climatique, par exemple, va améliorer la productivité des blés d'hiver russes tout en limitant celle des blés de printemps ukrainiens. Cela signifie que les Ukrainiens auront de moins en moins de possibilités de produire du blé de printemps, tandis que les Russes obtiendront des rendements encore plus importants sur les blés d'hiver. Ces faits structurels liés au changement climatique augmentent la capacité de production russe et leur ingérence avec l'arme alimentaire. Pour moi, la capacité de choisir implique de s'adapter, nécessitant une vision et une agilité.
Sur la question de la production, je fais partie de ceux qui considèrent que l'Europe a une mission nourricière au-delà de ses frontières. C'est pourquoi j'insiste sur l'importance de porter le débat de la production au niveau européen. Quels sont nos objectifs de production ? Il est temps de tuer ce débat qui consiste à dire : « La France ne doit produire que pour la France. » L'Europe doit produire pour elle-même, c'est sa priorité, mais elle doit aussi produire pour d'autres à travers le monde. Aujourd'hui, il y a une guerre alimentaire, l'arme alimentaire. Nous ne pouvons pas rester les bras croisés en pensant que ce n'est pas grave tant que l'on a du blé et du steak dans notre assiette, sans se soucier de ce qui se passe à l'international. L'exemple que je donnais sur l'accueil du ministre Lavrov en Égypte est révélateur à cet égard.
Ensuite, l'Europe va devoir affronter les conséquences de la diminution des terres arables dans le monde en raison du changement climatique. L'Europe a été mieux dotée par la nature que beaucoup d'autres régions de la planète. Que faisons-nous ? Devons-nous nous contenter de dire que nous sommes vraiment très chanceux ? Je crains que ce manque de solidarité n'entraîne des conséquences très graves. Pour moi, la production n'est pas un gros mot. Le terme « produire » semble presque tabou en agriculture, mais nous devons être fiers de produire. Produire signifie littéralement « tirer vers le haut ». Quoi de plus adapté à une culture végétale que le terme de production ? Oui, il faut produire. Il faut protéger et produire, et il faut aborder la complexité des deux qui se confrontent parfois. Ma définition de la souveraineté ne se limite pas aux définitions de la fin du XXe siècle, qui consistaient à dire qu'il fallait nourrir notre propre peuple. Il s'agit d'assumer nos missions, notamment notre mission nourricière à travers le monde.
Il faut le faire en étant conscient que si la mondialisation a permis de sortir beaucoup de gens de la pauvreté, elle fait aussi que beaucoup de personnes souffrant de malnutrition ou de manque d'accès à l'alimentation sont des paysans. Il faut accomplir cette mission nourricière tout en consolidant les agricultures vivrières à travers le monde. L'un ne doit pas empêcher l'autre. Quand je parle du blé égyptien, on peut demander aux Égyptiens de produire toujours plus de blé, mais il y a des limites. Il faut soutenir l'agriculture vivrière tout en accompagnant les pays qui en ont besoin. Les deux ne sont pas antagonistes, au contraire, il faut avoir les deux en tête.