Pour répondre à la deuxième question, à l'époque, non, mais j'y reviendrai parce que cela me paraît être un sujet incroyablement important.
Concernant la première question, c'était pour moi une évidence, une décision de bon sens. Mais parfois, les décisions les plus évidentes nécessitent plus de courage pour être prises. Il était évident, sauf à dire aux Français d'arrêter de manger du sucre, qu'il fallait continuer la production de sucre dans notre pays plutôt que d'importer du sucre utilisant les mêmes molécules, parfois dans des conditions mille fois plus compliquées. Lors d'un débat au moment du pic de la crise agricole, un candidat à la présidence de la République expliquait que les Allemands utilisaient des néonicotinoïdes de manière aérienne et non pas enrobée sur les semences. C'est soit une incompétence totale, soit un mensonge éhonté, en tout état de cause c'est délirant.
Importer du sucre produit avec des substances interdites chez nous, dans des conditions moins précautionneuses, avec d'autres ajouts de molécules bien pires, n'était évidemment pas la bonne solution. Le deuxième élément de bon sens, c'est que tous ceux qui ont un tant soit peu fait de l'économie savent très bien que quand un outil de production ferme, il ne rouvre pas. Quand un outil de production n'est pas utilisé, ce ne sont pas les subventions de l'État qui permettent à des personnes de se tourner les pouces dans l'usine, en espérant que les solutions prônées par certains fonctionnent un jour. Ceux qui ont travaillé dans les champs savent très bien que les productions de betteraves bio étaient tout autant touchées que les productions de betteraves non bio, tout autant que les productions de betteraves issues de haute valeur environnementale (HVE), d'agriculture de conservation des sols (ACS) ou autres.
En revanche, des erreurs ont été faites. La principale erreur a été celle du manque d'anticipation. Quand j'ai pris cette décision de bon sens de garder nos productions de betteraves, c'était pour éviter de détruire nos appareils de production et d'importer du sucre de l'extérieur. Évidemment, j'ai tout étudié avec mes équipes en termes de solutions face aux néonicotinoïdes et, contrairement à ce que disaient certains, il n'y avait pas de solution. Quand je parle de solution, ce n'est pas faire pousser une betterave dans son jardin ou une betterave dans son bac à fleurs, c'est de faire pousser une betterave en champ pour faire tourner des usines. Il n'y avait pas de solution à l'échelle, il n'y en avait pas.
Ma première action a été de verser 7 millions d'euros pour remettre en place un plan national de recherche et d'innovation (PNRI). Je tiens à saluer le courage politique de beaucoup de députés de l'époque parce que je les ai embarqués dans le même bateau, et il leur a fallu beaucoup de courage pour me suivre sur ce sujet. Il fallait anticiper dès 2016, et la faute est collégiale. La première des responsabilités, c'est évidemment une responsabilité étatique. On aurait dû prévoir ces financements bien avant. Il y a une responsabilité filière et la filière le sait très bien. Il n'y avait ni financement public ni financement privé. Après, c'est la poule et l'œuf, qui aurait dû faire le pas le premier, etc. Force est de constater qu'il n'y avait pas de programmes à la hauteur. Surtout, il y a eu un manque d'anticipation. Ce n'est pas une solution unique, c'est un ensemble de solutions. Ce seront des associations agronomiques, génétiques, de produits de substitution. Nous pouvons nous rendre compte que les résultats du PNRI, à certains égards, sont prometteurs, si j'en crois les déclarations des uns et des autres. Donc, oui, il fallait le faire. Oui, c'était compliqué, même si ça me paraissait évident. Oui, si c'était à refaire, je le referais. Oui, il y a eu des fautes, le premier étant ce manque d'anticipation. Je reviens toujours à cette phrase qui m'a toujours construit politiquement, la phrase d'Edgar Pisani : une vision, une méthode. La méthode, c'est l'anticipation.
Une fois que j'ai dit cela, nous avons mis beaucoup de limites aussi, ce qui me permet de revenir à votre question sur l'ANSES. Une des limites a consisté à dire qu'on ne faisait cette dérogation que sur la betterave. Pourquoi ? Parce que la plante est récoltée avant floraison, il n'y a donc pas d'impact des néonicotinoïdes sur le butinage. Cela ne signifie pas qu'il n'y a pas d'impact du tout. L'impact se manifeste principalement au niveau de la guttation, c'est-à-dire lorsque les abeilles se nourrissent de l'eau issue de la transpiration des plantes, notamment le matin. Je n'ai jamais nié l'impact des néonicotinoïdes sur la santé de notre environnement. Jamais. J'ai pris une décision de bon sens, la moins mauvaise des décisions à prendre, j'en suis persuadé.
À l'époque, certains me demandaient pourquoi je ne faisais pas la même chose pour la moutarde. La moutarde, notamment en Côte-d'Or, souffrait, et souffre encore, d'un appareil de production qui ne permettait plus d'utiliser les néonicotinoïdes. J'avais dit que je ne ferais pas de dérogation pour la moutarde parce que c'est une plante mellifère cultivée après floraison, et donc l'impact sur les abeilles serait double sur la guttation et le butinage. J'avais ajouté que si une crise climatique ou un dérèglement de la chaîne logistique survenait, nous n'aurions plus de moutarde dans nos supermarchés. À l'époque, on m'a pris pour un prophète de malheur. Six mois plus tard, une immense crise climatique a frappé et les Canadiens, qui nous livraient 60 à 80 % des grains de moutarde, n'avaient plus la capacité de le faire. La moutarde est devenue une denrée rare, tout le monde s'en souvient.
Je n'ai pas été surpris quand cela s'est produit. Vous pouvez vérifier les déclarations officielles ici à l'Assemblée, je l'avais dit en ces termes. Pourtant, je n'ai pas pris cette décision pour la moutarde, car l'effet environnemental me semblait trop important. Je pensais également que la représentation nationale ne voterait pas en faveur de la dérogation pour les betteraves si nous faisions une exception pour la moutarde. Donc, pour réussir à faire passer la dérogation pour les betteraves, il était nécessaire de maintenir cette ligne de conduite.
Décider de sauver la filière betterave a été une décision compliquée. Je savais que cela permettrait de trouver des solutions à long terme, tout en mettant de côté la filière moutarde. Pour quelqu'un comme moi, qui est un battant, ce n'est jamais facile de renoncer, mais je n'avais pas de solution et nous risquions de ne rien pouvoir sauver. Ce qui s'est passé avec la moutarde en est une manifestation concrète. Nous avons fait travailler l'ANSES, notamment sur les néonicotinoïdes qui restent dans le sol et sont réutilisés dans les cultures suivantes. Cela pose un problème de rotation des cultures. Nous avons interdit certaines rotations ou imposé des délais, ce qui a été compliqué pour certaines cultures, comme les protéines végétales, que je considère comme des cultures de souveraineté. Ces cultures n'ont pas pu être incluses dans les rotations agréées par l'ANSES à cause des résidus de néonicotinoïdes. J'ai suivi l'avis de l'ANSES.
La question que vous avez posée sur le pouvoir de décision entre l'ANSES et le ministre me semble des plus importantes. C'est une question cruciale à laquelle il faudra répondre prochainement. Lors de la dernière commission d'enquête sur les produits phytosanitaires, j'ai rappelé que je suis un ingénieur devenu politique, avec un profond respect pour la science et l'approche scientifique de l'ANSES. Je suis également un profond démocrate et je crois que la justice est le fondement de notre République. Cependant, il y a un risque que nous devons considérer. Presque toutes les décisions que j'ai prises en tant que ministre ont été attaquées devant le tribunal administratif. Parfois même, une simple liste de questions-réponses a été attaquée. Le juge administratif se fonde principalement sur les fondamentaux scientifiques et les avis de l'ANSES, plutôt que sur la décision politique et son opportunité. Par opportunité, je veux dire la nécessité de prendre des décisions pour des raisons de souveraineté, de santé publique, ou pour nos enfants, comme la réouverture des écoles pendant le covid.
À l'époque de cette décision, je me souviens d'une déclaration du Président de la République qui disait : « Cela nous interroge sur le retour de la décision politique. » Je pense que c'est très vrai. Si demain les décisions en opportunité des ministres sont cadenassées par un duo justice/science, le scientifique que je suis sera très content, le démocrate que je suis sera très content, mais la conviction profonde que pour faire avancer un pays, il faut des décisions en opportunité, sera empêchée. Oui, il y a probablement des questions de tutelle ou d'autonomie, mais pour moi, ce n'est pas tant ça. Pour moi, c'est surtout le rapport science-justice et comment la justice prend en compte l'opportunité de la décision politique. À ce titre, ce que la loi d'orientation agricole (LOA) précise dans l'article premier sur l'intérêt général majeur apparaît essentiel à mes yeux. Ce n'est absolument pas une déclaration d'intention, un volet pour faire beau sur les étagères où l'on dit : « On a rajouté ce mot. » Non, c'est un sujet qui doit réhabiliter la décision politique vis-à-vis de l'entité juridique.