M. Je vous remercie de m'avoir convié à cette commission d'enquête sur le thème crucial de la souveraineté alimentaire et agricole de notre pays. Si j'ai bien compris, l'objectif de cette commission est de déterminer les moyens de retrouver ou de consolider cette souveraineté. Je souhaite partager avec vous une définition de la souveraineté ainsi que plusieurs convictions personnelles.
Lorsque j'ai pris mes fonctions en juillet 2020, je me souviens très bien de la passation de pouvoir au ministère de l'agriculture et de l'alimentation, rue de Varennes. Il est de coutume pour les nouveaux ministres de prononcer un premier discours. Lors de cette passation, j'avais axé mes propos sur la souveraineté. À l'époque, certains avaient été surpris que j'emploie ce terme dès le premier jour de ma prise de fonction. Pour moi, c'était une évidence. J'ai toujours considéré qu'un pays fort nécessite une agriculture forte. J'étais très conscient des difficultés auxquelles nous faisions face, ainsi que celles rencontrées par nos agriculteurs et notre chaîne alimentaire.
Pour moi, la souveraineté signifie la capacité de choisir et de définir ce qui doit être fait, et d'agir en conséquence. Cela inclut la liberté de nourrir le peuple de France, une évidence première, et d'assumer certaines missions que nous jugeons nécessaires. Nous pourrons revenir sur le sujet de l'exportation. Je fais partie de ceux qui considèrent que l'Europe a une mission nourricière. L'exportation est une source de création de valeur, dans un monde où la Russie utilise l'arme alimentaire et où les États-Unis avaient déjà identifié, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l'importance de l'alimentation comme outil stratégique. Je considère que l'Europe a cette mission nourricière. Cela est d'autant plus pertinent dans un contexte de changement climatique où 10 % des terres arables pourraient devenir non cultivables dans les prochaines décennies.
Je considère que cette priorité est toujours d'actualité aujourd'hui, tout comme elle l'était hier. Je réfute ceux qui pensent ou affirment que ce n'était pas une priorité. Au contraire, je me souviens des propos du Président de la République pendant la crise du covid : « Il serait folie de déléguer à autrui notre alimentation. » Ces propos forts reflètent une vision assumée à l'époque, et je crois pouvoir dire qu'elle l'est tout autant aujourd'hui.
Je souhaite partager trois convictions essentielles pour consolider notre souveraineté et retrouver de la souveraineté là où nous sommes en difficulté.
Premièrement, le monde agricole souffre d'une cohabitation des contraires entre le coût et la valeur. Depuis des décennies, on demande au monde agricole de baisser les coûts de l'alimentation tout en augmentant sa valeur nutritive, environnementale et en termes de bien-être animal. Il est évident que demander à quelqu'un de baisser les coûts tout en augmentant la valeur mène à des impasses. Nous devons travailler à tous les échelons. D'abord, l'éducation à l'alimentation est cruciale, que ce soit sur la saisonnalité, la valeur des produits ou encore nos liens identitaires avec ces aliments. Ensuite, il faut assumer des politiques économiques valorisant la qualité et le progrès dans l'alimentation, tout en accompagnant les plus fragiles pour qu'ils aient accès à cette alimentation de qualité. Il est illusoire de croire que des lois comme la loi de modernisation de l'économie (LME), qui prônait la dérégulation du marché alimentaire, puissent être bénéfiques. C'est pourquoi nous avons mis en place la loi Egalim 2 pour corriger ces dérives. Nous étions dans un quinquennat centré uniquement sur le pouvoir d'achat. Il était sous-entendu, mais en réalité pas tant que cela, que les résultats financiers des agriculteurs allaient financer le pouvoir d'achat des Français. C'est une folie. Il faut assumer des lois économiques qui mettent en avant la valeur des biens, des aliments et des politiques sociales pour soutenir les plus fragiles. Mais il ne faut surtout pas penser que les résultats financiers des agriculteurs vont financer le pouvoir d'achat des Français. Ceux qui pensent que ce pourrait être les résultats des industries ou de la grande distribution commettent aussi une erreur. En examinant les chiffres des dernières décennies, nous voyons que les marges des trois acteurs se sont érodées progressivement. Une spirale infernale a été créée, notamment via la LME qui en porte une forte responsabilité. Nous avons tenté de la contrecarrer autant que possible avec la loi Egalim 2. Je ne reviendrai pas sur tous les travaux actuels visant à améliorer les choses.
Concernant la valeur et le coût, il y a les politiques commerciales. J'ai été un fervent défenseur des clauses miroirs et du commerce. Le monde agricole et agroalimentaire a besoin de commercer, mais avec des règles justes. L'Organisation mondiale du commerce (OMC) est probablement en état de mort cérébrale en ce qui concerne l'inclusion des externalités négatives dans les échanges commerciaux et les théories économiques reposant trop sur les avantages comparatifs. En attendant que l'OMC évolue, il est impératif que l'Europe mette en place les clauses miroirs, comme elle l'a fait pour les cerises, ou dans le combat que j'ai mené contre les poulets aux antibiotiques de croissance, et d'autres sujets comme les noisettes, la production carnée ou végétale.
Tant que la valeur ne sera pas au centre des échanges commerciaux internationaux, il sera incroyablement difficile de réaliser des transitions rapides et de créer de la valeur, ce qui renvoie à la question préalable de l'effet inflationniste induit par ces politiques. Deux démarches s'imposent à ce titre. Premièrement, une transparence totale des marges tout au long de la chaîne alimentaire. On ne peut justifier des augmentations de prix sans une transparence totale pour lutter contre les abus. Deuxièmement, des politiques sociales doivent accompagner les plus fragiles pour éviter une alimentation à deux vitesses.
La deuxième conviction que je souhaite partager est qu'il nous faut absolument appréhender la complexité des choses. Vous le savez très bien, vous le vivez au jour le jour, le débat politique souffre d'un simplisme dont les réseaux sociaux et les débats politiques stériles sont souvent les échos. Prenons l'exemple du G reen Deal et des politiques européennes. Je suis un fervent défenseur de l'Europe, que je considère comme une création politique incroyable. Relisons la déclaration de Robert Schuman et reconnaissons le courage politique de ces personnes cinq ans après la Seconde Guerre mondiale. L'erreur au niveau européen réside dans la non-appréhension de la complexité de la question agricole. Je dis cela en tant qu'amoureux de l'Europe. Ma critique se veut constructive.
Il est indispensable que l'Europe mène une politique de protection de l'environnement avec des objectifs très ambitieux. Cependant, l'Europe doit également avoir des objectifs de production. J'avais soulevé ce sujet au conseil des ministres, probablement trop tardivement, en raison des nombreuses crises à gérer, comme la crise du covid et la guerre en Ukraine. Il est impératif que l'Europe mette en place des objectifs de production en même temps que des objectifs de protection. Quelles quantités de céréales, de viande, de fruits et légumes voulons-nous produire ? Sinon, nous commettons des erreurs et entendons des absurdités. Ceux qui pensent qu'il suffit de produire uniquement des céréales pour le continent européen font le jeu des Russes, qui profitent de la situation pour s'implanter en Égypte, en Afrique de l'ouest et dans d'autres pays d'Asie centrale ou orientale. Ceux qui croient qu'il suffit de réduire la production de viande pour diminuer sa consommation se trompent. En France, nous avons réduit la production de viande d'environ 5 %, mais la consommation a augmenté d'environ 1 %, même si la consommation par individu a diminué. La consommation en volume a augmenté en raison de l'effet démographique. Le reliquat, ce n'est que de la viande importée produite dans des conditions bien inférieures à nos standards de qualité.
Nous devons appréhender cette complexité. Protection et production, une fois associées, comment avancer ? Parfois, cela nous donne des sujets complexes à régler, mais il faut le faire. Parfois, cela révèle des sujets incroyablement puissants, comme celui des protéines végétales et des légumineuses qu'il nous faut rapatrier sur notre sol européen. C'est l'un de mes grands combats.
La complexité des choses est évidente, surtout en période de crise. L'État providence doit être encore plus présent en ces moments. Je pense aux crises que nous avons traversées, le covid, la crise en Ukraine, et le gel, la plus grande catastrophe agronomique du début du XXIe siècle. Le rapporteur général Jean-René Cazeneuve se souvient bien des épisodes de grippe aviaire et des solutions apportées sur les vaccins. Quand nous avons mis le sujet des vaccins sur la table, j'ai parfois ressenti une forme de solitude face à la complexité du sujet. Finalement, nous avons bien fait, car aujourd'hui, cela nous sort d'une situation de crise. Nous avons appréhendé la complexité de la chose dans tous ses aspects : sanitaire, commercial et de renouvellement des générations.
Ma troisième conviction est que nous devons écrire un nouveau chapitre de notre histoire agricole. Je l'ai souvent dit quand j'étais ministre et je continue de le répéter aujourd'hui. Je n'avais aucune demande à formuler au monde agricole, sauf celle-ci au moment de quitter mes fonctions. Il faut faire vivre cette nouvelle page de l'histoire agricole. La première révolution agricole, c'était le machinisme après le plan Marshall. La deuxième, c'était la révolution chimique. Aujourd'hui, nous devons avoir le courage d'ouvrir une nouvelle page de cette histoire agricole. Elle a déjà commencé, avec de nombreux acteurs sur le terrain, et représente cette troisième révolution agricole, intensive en savoir et en vivant. Le savoir inclut la science, la génétique, le numérique et la robotique. Le vivant concerne le biocontrôle, l'agriculture régénérative et les sols. Cette troisième révolution agricole ne sera rien si l'humain et la science agronomique ne sont pas au centre de tout. Mais il faut la faire vivre, et je serais ravi d'en discuter plus en détail.
Je souhaite conclure en partageant ce que je considère comme le plus grand enseignement politique que j'ai eu à lire et à essayer d'appliquer. Cette souveraineté ne sera possible que si nous nous mettons tous d'accord sur ce qu'Edgar Pisani répétait sans cesse : la bonne politique est celle qui a une vision et une méthode, tandis que la mauvaise politique se contente d'accumuler des outils. Nous devons assumer cette vision de souveraineté et, avec méthode, appréhender la complexité, investir dans les nouvelles révolutions, et gérer les cohabitations des contraires entre coût et valeur, entre ce que nous sommes et ce que nous faisons. C'est cette vision et cette méthode qui nous permettront, je crois, de retrouver et de consolider notre souveraineté.