Au moment de l'invasion russe, la France présidait le Conseil de l'Union européenne. En tant que président du conseil agricole, j'avais la responsabilité de piloter la réponse du conseil face aux conséquences de cette situation.
Dès les premiers mois de la guerre, les impacts ont été significatifs et auraient pu être encore plus graves qu'ils ne l'ont été, bien qu'ils aient déjà été massifs et importants. Prenons deux exemples pour illustrer mes propos. Le premier concerne les engrais. Cette crise a révélé que l'Europe n'était pas souveraine en matière d'engrais, même si ce n'était pas une découverte. Les engrais, contrairement à ce que beaucoup pensent, ne sont pas des produits phytosanitaires, mais la nourriture des plantes. J'ai dû l'expliquer à plusieurs reprises dans l'hémicycle, où j'ai été critiqué pour avoir affirmé que nous avions besoin de filières fortes d'engrais en France. Aujourd'hui, il existe deux types d'engrais : les engrais organiques et les engrais minéraux. Les engrais minéraux nécessitent des minéraux comme l'azote, le phosphore et la potasse (NPK) et du gaz pour leur production. Avec la guerre, le gaz russe et les exportations d'engrais depuis des ports comme Odessa ont été perturbés, affectant l'Europe, la France et le monde entier. En France, nous avons travaillé intensivement avec les producteurs d'engrais pour sécuriser l'accès, malgré une flambée des prix. Nous n'avons pas connu de pénurie stricte, mais les coûts ont été énormes. Ce n'était pas le cas partout, certaines usines ont même cessé de fonctionner faute de pouvoir vendre leurs produits aux agriculteurs. La crise des engrais soulève de nombreuses questions pour votre commission d'enquête, notamment sur la dépendance au gaz pour leur production. Un investissement pour produire des engrais à base d'hydrogène a été annoncé, ce qui est une excellente initiative.
Il faut également se pencher sur les engrais organiques. L'un des défis de souveraineté auquel notre pays devra faire face dans les prochaines décennies est le manque de matière organique. Le manque de matière organique est un sujet très intéressant à débattre, car l'immense difficulté des engrais minéraux réside dans leur rôle de plus grands pourvoyeurs de gaz à effet de serre. Le fameux protoxyde d'azote, libéré lorsque les NPK sont assimilés par les plantes, est la deuxième source d'émissions de gaz à effet de serre dans le monde agricole, après le méthane des vaches lié à la rumination. Pour lutter contre ces émissions, il faut utiliser beaucoup plus d'engrais organiques que d'engrais minéraux. En ce qui concerne les engrais organiques, je plaide pour les rotations, notamment le rapatriement des légumineuses, des plantes fixatrices d'azote, dans les cycles de rotation, et ce, dans des filières où nous en avons besoin en termes de souveraineté.
Un autre élément de ressource de matière organique est évidemment celui provenant des élevages, comme le lisier et le fumier. Les débats actuels sur la décapitalisation des élevages omettent deux éléments stratégiques que sont la souveraineté et le climat. En termes de souveraineté, il s'avère nécessaire de trouver de la matière organique, qu'elle soit végétale ou animale. De nouvelles sources, comme les déjections d'insectes dans les grands élevages ou les déchets des villes liés à l'économie circulaire, peuvent également être envisagées, bien que cela implique des coûts supplémentaires. Le deuxième sujet concerne les prairies permanentes, qui sont des trésors de biodiversité et de captation de carbone. Les prairies permanentes fixent autant de carbone qu'un sol forestier, mais elles n'existent que si des éleveurs sont présents. Les opposants aux élevages devraient examiner de plus près la question de la matière organique et celle des prairies permanentes.
Enfin, concernant la famine, l'accessibilité aux céréales est un enjeu véritable, surtout à une époque marquée par le changement climatique, avec des impacts très forts sur le bassin méditerranéen, comme les grosses sécheresses au Maroc et dans les pays voisins. Par exemple, l'autorité d'achat du blé égyptien a dû s'y reprendre à plusieurs reprises pour acheter du blé, les prix étant initialement trop élevés. En Égypte, c'est une entité étatique qui achète le blé. La Russie et l'Ukraine représentent plus d'exportations de blé que l'Europe.
L'Égypte est un pays incroyablement intéressant. Il y a vingt ans, l'Europe et les États-Unis d'Amérique étaient les principaux fournisseurs de blé à l'Égypte. L'Égypte doit importer plus de la moitié de son blé pour des raisons pédoclimatiques. Certains disent que c'est une folie et qu'ils devraient arrêter de faire du pain. En arabe égyptien, le mot « pain » et le mot « vie » sont le même. Pour avoir vécu en Égypte, je sais que le modèle social inclut la subvention du pain baladi. Une seule fois dans l'histoire égyptienne, certains ont essayé de revenir sur cette subvention, en dépit des demandes constantes du Fonds monétaire international (FMI), et des révoltes s'en sont suivies. Nous avons des modèles de soutien sociaux en Égypte, et l'un de ces modèles est le soutien au pain. Donc, l'Égypte doit importer. Il y a vingt ans, l'Europe et les États-Unis d'Amérique assuraient l'approvisionnement. Au moment du déclenchement de la guerre en Ukraine, 70 % du blé importé en Égypte était du blé russe. Quatre mois après le déclenchement de la guerre en Ukraine par les Russes, M. Lavrov a été accueilli en Égypte. Prenez l'un des premiers votes à l'Organisation des nations unies (ONU) de condamnation de l'action russe. Regardez le vote de certains pays. Dans la vie, il y a deux personnes à qui on parle gentiment, son banquier et celui qui vous nourrit.
Nous avions donc un véritable sujet de dépendance et de dérégulation très forte du marché. À cela, vous pouvez ajouter un autre point, celui de la spéculation sur le marché, mais la spéculation est un sujet que j'ai beaucoup porté au niveau du G7 en lien avec l'Organisation pour l'alimentation et l'agriculture (FAO). Je considère que la FAO a mis beaucoup trop de temps à réagir, tout comme l'Europe dans ses pistes de réflexion. En Europe, il nous fallait accroître les capacités de production, d'où la demande que j'avais faite pour l'utilisation des jachères. Nous avons eu gain de cause, mais nous avons mis du temps, et en agronomie, le temps est incroyablement précieux. De plus, nous pouvons le faire de manière intelligente sur des terrains qui permettent aussi d'enrichir le sol, etc.
La FAO devait jouer un rôle beaucoup plus important qu'elle ne l'a fait en matière de transparence des marchés, car la spéculation et la fluctuation des marchés sont avant tout des questions de transparence. Le principal pays qui cache ses réserves de blé à travers le monde est la Chine. L'ensemble du G7 devait appeler à la transparence de tous les stocks. Cela s'est avéré très compliqué à réaliser.
Face à cette crise, seules des décisions courageuses, rapides et internationales peuvent être efficaces. Cela fait beaucoup de conditions, mais c'est ce qu'il faut faire. Nous avons réuni de nombreuses fois le conseil agricole pour discuter des capacités de production. Sous présidence italienne, le G7 a mis en place ce sujet de la transparence. Au niveau de la FAO, du Programme alimentaire mondial (PAM) et des autres instituts onusiens, je me souviens d'un déplacement à Rome avec Jean-Yves Le Drian pour les rencontrer. Nous n'avons pas pu voir les représentants de la FAO, qui, il me semble, n'ont pas suffisamment pris en compte l'impérieuse nécessité de gérer plus rapidement les marchés.