La réunion

Source

La séance est ouverte à quinze heures.

La commission entend Mme Cécile Raquin, directrice générale des collectivités locales (DGCL).

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête visant à établir les raisons de la très forte croissance de la dette française depuis l'élection de 2017 et ses conséquences sur le pouvoir d'achat des Français, en évoquant les collectivités locales. Ces dernières disposent, par définition, d'une approche différente de la dette, puisqu'elles sont contraintes par les règles de construction budgétaire, l'endettement ne pouvant concerner que la section d'investissement.

Nous vous accueillons Mme Raquin, directrice générale des collectivités locales (DGCL). Madame, je vous souhaite la bienvenue et vous remercie de vous être rendue disponible pour éclairer nos travaux.

Avant de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Cécile Raquin prête serment.)

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Pouvez-vous nous éclairer sur la part de la dette créée depuis 2017 qui est imputable aux collectivités locales ? Pouvez-vous distinguer la part de cette dette imposée par des décisions prises par le Gouvernement que ce soient par des transferts de charges ou de compétences ?

Permalien
Cécile Raquin, directrice générale des collectivités locales (DGCL)

Je me permettrai de commencer en dressant rapidement le tableau de la situation financière des collectivités locales à date. Celle-ci n'est pas aussi favorable qu'en 2022, mais elle reste globalement satisfaisante. Cependant, elle cache de fortes disparités entre les différentes strates et au sein de chaque strate, notamment au niveau du bloc communal. Cette situation globalement saine se traduit notamment par un fort dynamisme de l'investissement public local, particulièrement observable ces deux dernières années, accompagné par un soutien massif de l'État. Cet investissement a été financé majoritairement de deux manières : par le recours aux résultats budgétaires cumulés rendu possible par cette situation financière saine et, de manière plus modérée, par le recours à l'emprunt.

Je confirme qu'il existe effectivement des règles très spécifiques d'équilibre des budgets locaux, qui sont fixées par le code général des collectivités territoriales (CGCT), mais également des règles relatives aux emprunts des collectivités locales : les règles d'équilibre permettent de garantir que l'emprunt ne finance que des dépenses d'investissement, ce qui exclut à la fois le financement de dépenses de fonctionnement, mais aussi le financement de nouveaux emprunts pour rembourser les anciens emprunts qui seraient arrivés à maturité. La seconde spécificité est relative au fait que les prêts possibles sont limités soit à des produits à taux fixe, soit des produits à taux variable, dont les indexations sont limitées à des indices considérés comme peu risqués, afin de protéger les collectivités contre des types de solutions de prêt trop sophistiquées ou peu lisibles.

À la fin de l'exercice 2023, le volume d'emprunts nouveaux s'est établi en 2023 à 16 milliards d'euros, en léger recul par rapport à 2022, et la progression du stock de dette s'effectue de manière limitée à 0,8 %, soit 1,3 milliard d'euros, pour atteindre un peu plus de 160 milliards d'euros. Il faut s'interroger ici sur le périmètre de la dette locale. Selon l'Insee, sur la période 2013-2023, la dette des administrations publiques locales (Apul) a contribué à la hausse de la dette nationale à hauteur de près de 47 milliards d'euros. La dette des Apul s'établit à 250 milliards d'euros et sa part dans la dette publique nette est passée de 9,3 % en 2017 à 8,3 % en 2023. Il faut rappeler qu'en comptabilité nationale, les administrations publiques locales sont composées de deux catégories d'entités : les collectivités locales au sens strict et les autres organismes divers d'administration locale, comme les caisses des écoles, les agences de l'eau, les établissements publics fonciers et surtout, la société du Grand Paris ou Île-de-France Mobilités (IdFM). Par ailleurs, sont exclus du périmètre des Apul les services publics industriels et commerciaux, dont les redevances représentent plus de 50 % des coûts de revient.

En conséquence, nos chiffres excluent les budgets annexes des collectivités locales, car nous ne pouvons établir la différence entre la part qui doit être comptée dans la comptabilité nationale et la part qui doit en être exclue. Nous raisonnons donc sur les budgets principaux des collectivités locales stricto sensu. Nous excluons donc également la société du Grand Paris et IdFM qui portent une part importante de la dette des Apul. La progression de la dette des seules collectivités locales a été de 10 milliards d'euros de 2017 à 2023, soit une hausse de 1,3 % de la progression totale. La part de la dette des seules collectivités locales est passée de 6,6 % du PIB en 2017 à 5,7 % en 2023.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Le ratio de dette locale sur PIB a donc diminué sur cette période. Les représentants des collectivités locales se plaignent souvent de politiques nationales qui leur seraient imposées, par exemple, l'augmentation d'un point d'indice ou le transfert de telle ou telle compétence, ce qui soulève à son tour la question de leur compensation. Avons-nous une idée de l'effet de l'endettement des collectivités locales par les décisions prises au niveau central et imposées aux collectivités locales sur la qualité des services publics qui sont offerts ?

Permalien
Cécile Raquin, directrice générale des collectivités locales (DGCL)

Une partie de votre question concerne l'impact des décisions de l'État sur la trajectoire de dépenses en fonctionnement des collectivités locales. Pour en revenir au point d'indice, nous avons clairement noté un effet des décisions du 1er juillet 2022 et du 1er juillet 2023 sur les budgets locaux. Concernant les dépenses d'investissement, nous avons connu un cycle électoral et un cycle d'investissement assez atypiques : en raison de la crise covid de 2020, qui s'est poursuivie en 2021, le rebond de l'investissement n'est pas intervenu en début de mandat, mais plutôt en 2022 et 2023. Ce décalage du cycle a également été fortement stimulé par un soutien massif de l'État à l'investissement public local, à travers les crédits de relance et les soutiens budgétaires en faveur des collectivités en sortie de crise, mais aussi le fonds vert, à hauteur de 2 milliards d'euros en 2023. Cette stimulation de l'investissement public local explique en partie la croissance modérée de l'endettement des collectivités locales.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

L'équilibre du budget de fonctionnement produit lui-même un effet sur le taux d'endettement : moins le budget de fonctionnement est prospère, moins l'autofinancement est important. Or cet autofinancement permet d'abonder la section d'investissement. En conséquence, si l'autofinancement est faible, il est d'autant plus nécessaire de recourir à l'emprunt. Quel a été l'effet budgétaire en fonctionnement des décisions imposées aux collectivités locales par l'État et qui les a peut-être obligées à recourir à l'endettement ?

Permalien
Cécile Raquin, directrice générale des collectivités locales (DGCL)

J'ai évoqué précédemment les décisions qui me semblaient avoir eu un impact sur les budgets de fonctionnement. Cependant, cet impact ne se retrouve pas dans les chiffres lors de la période 2017-2023. Très concrètement, l'épargne brute des communes a augmenté sur la période de 29,5 %, quand cette hausse a été de 39,3 % pour les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) et de 17,9 % pour les régions. Seuls les départements ont connu une baisse de leur épargne sur cette période, qui s'explique non par des transferts de compétences ou de périmètres, mais par la très forte baisse des droits de mutation à titre onéreux (DMTO) à partir de 2023 (-22 % en 2023). En résumé, il est difficile d'isoler un impact des décisions de l'État dans un contexte où, en réalité, la situation financière des strates était très saine et les niveaux d'épargne en hausse.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

J'ai évoqué précédemment la nécessité pour les collectivités de voter un budget de fonctionnement excédentaire, qui permette d'abonder le budget d'investissement. Imaginez-vous qu'une telle « règle d'or » très vertueuse, qui implique que la dette de la collectivité est couverte par ses ressources propres, et qui impose une bonne gestion pourrait être appliquée au budget de l'État ?

Permalien
Cécile Raquin, directrice générale des collectivités locales (DGCL)

Il appartiendrait plutôt aux services de Bercy de répondre à cette question. J'observe pour ma part que l'État joue un rôle d'assureur en dernier ressort des collectivités, qu'il est venu jouer à chaque crise. Il est sans doute difficile de lui imposer des règles budgétaires identiques, puisqu'il remplit un rôle d'amortisseur de crise pour l'ensemble des administrations publiques. Nous l'avons particulièrement constaté durant la crise covid : d'après la Cour des comptes, l'État a abondé de plus de 600 millions d'euros pour un filet de sécurité. Il en a été de même durant la crise énergétique, avec un premier filet de sécurité de 417 millions d'euros, et un deuxième est encore en cours, dont le montant sera calculé à l'été. Il y a beaucoup d'autres exemples de soutiens ponctuels de l'État qui montrent qu'il serait délicat d'avoir des règles similaires pour l'État.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

M. Ravignon vient de déposer un rapport sur le coût du millefeuille administratif, qui a été très commenté. Quelle est votre réflexion sur la multiplication des strates ? Quand j'ai été élu maire en 2001, M. Patrick Devedjian, qui souhaitait être président du conseil départemental, me disait qu'il était nécessaire de passer de trois strates de collectivités locales (communes, départements, régions) à deux strates. Mais vingt ans plus tard, il en existe cinq. Quel est donc votre sentiment sur l'hyperstratification et son coût ? M. Ravignon l'a évaluée à 7,5 milliards d'euros. Disposez-vous d'éléments de l'analyse du surcoût lié à la richesse des strates administratives ?

Permalien
Cécile Raquin, directrice générale des collectivités locales (DGCL)

Non. M. Ravignon chiffre effectivement à 7,5 milliards d'euros le coût de l'enchevêtrement des compétences. En réalité, les coûts englobent également les coûts de coordination, les coûts de financements croisés et les coûts économiques pour les porteurs de projets qui doivent aller chercher des financements auprès de différents guichets.

Ma réflexion porte sur l'intérêt de faire respecter le champ des compétences de chacune des strates : les départements, régions, intercommunalités et communes doivent, en premier lieu, pouvoir exercer leurs compétences obligatoires ; en second lieu, librement exercer leurs compétences facultatives, mais dans un cadre où le principe de subsidiarité s'applique. Ici, le rôle du préfet est essentiel, à travers le contrôle de légalité, afin de faire respecter cette répartition. À ce titre, le rapport de M. Ravignon recommande de renforcer ce contrôle de légalité.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Disposeriez-vous de chiffres sur l'évolution et la répartition de l'endettement par strate de collectivités ? De même, avez-vous un chiffre consolidé du coût pour l'État des soutiens à l'investissement que vous avez évoqués, et qui vont mécaniquement peser également sur l'endettement de l'État ? Je pense notamment à la fois au plan de relance, mais aussi aux différents plans de soutien, notamment le fonds vert, la dotation de soutien à l'investissement local (DSIL) et la dotation d'équipement des territoires ruraux (DETR).

Disposez-vous d'éléments relatifs au coût des dépenses de crise, c'est-à-dire la crise sanitaire, mais aussi la crise énergétique, qui ont beaucoup mobilisé les finances de l'État ?

Ensuite, il est possible de s'interroger également sur les modalités d'emprunt des collectivités. Quelles sont les spécificités des emprunts des collectivités locales ? Vous indiquez que l'État joue le rôle d'assureur en dernier ressort. Peut-on considérer que les collectivités bénéficient également d'une forme de « paravent » de l'État dans leurs conditions d'emprunt ?

Enfin, au-delà du point d'indice, existe-t-il d'autres dépenses obligatoires pour les collectivités pesant sur leur section de fonctionnement et, par conséquent, sur leur autofinancement ?

Permalien
Cécile Raquin, directrice générale des collectivités locales (DGCL)

Les régions sont traditionnellement plus endettées que les autres catégories de collectivités, avec un taux d'endettement de 117 %, cohérent avec la nature de leurs investissements, notamment dans les infrastructures de transport ou le matériel roulant. Sur la période, leur taux d'endettement s'est accru, mais également leur capacité d'autofinancement, ce qui conduit à limiter la dégradation de leur capacité de désendettement à six ans, très loin des ratios prudentiels que nous suivons.

Les départements connaissent un taux d'endettement globalement limité (43 %), avec une capacité de désendettement relativement faible (4,2 années) ; même si certains départements connaissent individuellement des situations plus dégradées. Ainsi, quatre départements connaissent une capacité de désendettement supérieure à dix ans.

Enfin, les communes ont globalement un taux d'endettement de 70 % et une capacité de désendettement de 4,6 années, bien inférieure au taux de capacité de douze ans qui est le ratio suivi pour les communes. Par ailleurs, 4 200 communes n'ont absolument pas de dettes et seules 11 % d'entre elles ont une capacité de désendettement supérieure à dix ans.

Ensuite, très schématiquement, les petites collectivités recourent aux marchés bancaires traditionnels, quand les plus grandes collectivités peuvent privilégier le marché obligataire non intermédié pour des opérations d'envergure. Selon la communication de mars 2024 produite par le cabinet de conseil Finance Active, la structure des emprunts a fortement évolué au profit des emprunts à taux variable en 2023 et 2024, en raison du contexte de remontée des taux. Le taux moyen des emprunts nouveaux s'établit à 3,79 % en 2023, contre 2,07 % en 2022.

Par ailleurs, le volume des nouveaux prêts à taux variable est en hausse, passant de 27 % à 47 % du total, essentiellement en raison du recours à des prêts adossés sur le livret A. Ces derniers représentaient 3 % des 27 % de prêts variables en 2022, contre 20 % en 2023. En effet, le recours à des taux variables indexés sur le livret A offre une variabilité moindre à court terme que le marché classique, un maintien du taux à 3 % jusqu'à 2025 ayant été annoncée. La part des prêts à taux variable évolue de manière mesurée dans le stock de dette, passant de 22,9 % en 2022 à 24,2 % en 2023. Cette part de dette génère près de 41 % des frais financiers des collectivités, soit 1,7 milliard d'euros. L'augmentation des frais financiers s'explique notamment par ces taux variables, non seulement sur le flux des emprunts nouveaux, mais essentiellement sur les stocks. Ce n'est donc pas la hausse des taux fixes qui explique l'augmentation des frais financiers.

Ensuite, les transferts de compétences ont été assez peu nombreux. Les allocations individuelles de solidarité n'ont pas connu une modification des règles. Cependant, il est connu que les départements ont peu de maîtrise sur ces dépenses, telles que l'allocation personnalisée d'autonomie (APA), le revenu de solidarité active (RSA) et la prestation de compensation du handicap (PCH). Ces dernières sont dépendantes de la conjoncture et de la démographie. Le Gouvernement a néanmoins impulsé un mouvement sur l'aide sociale à l'enfance, pour harmoniser les dépenses consacrées à cette politique sur le territoire national, ce qui a conduit à leur hausse dans certains départements, quand les dépenses par enfant étaient inférieures à la moyenne nationale. Par ailleurs, le sujet des mineurs non accompagnés est également bien connu par les départements.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Les transferts de compétences peuvent néanmoins entraîner des effets, même lorsqu'ils ne sont pas obligatoires. Par exemple, le développement des polices municipales et de la vidéosurveillance est clairement établi depuis une vingtaine d'années. De fait, le retrait des politiques de l'État dans un certain nombre de domaines entraîne une hausse de la charge des communes. De même, face à l'augmentation des demandes de passeports, les services de préfecture se tournent vers les maires, qui assurent leur délivrance, laquelle engendre des coûts supplémentaires, sans compensations ad hoc. Disposez-vous d'une évaluation des coûts réels du transfert des passeports, des polices municipales ou de la vidéosurveillance ?

Permalien
Cécile Raquin, directrice générale des collectivités locales (DGCL)

Il faut distinguer deux types de dépenses. Certains transferts de compétences sont qualifiés comme tels juridiquement et occasionnent une compensation intégrale de la part de l'État. S'agissant de ces transferts, le débat porte plutôt sur la différence qui se crée dans le temps entre d'une part, le niveau de compensation de l'État à un instant t – laquelle respecte parfaitement la constitution – et d'autre part, le niveau de dépenses qui peut connaître une tendance haussière, parfois par nécessité et parfois par choix des collectivités locales dont l'action a permis d'améliorer le service. Par exemple, s'agissant des lycées, le niveau de compensation n'a pas toujours suivi ; mais il n'en demeure pas moins que le transfert des lycées aux régions constitue une formidable réussite de la décentralisation. Les transferts de compétences sont compensés de différentes manières. Certains l'ont été par des dotations de décentralisation, mais la règle était celle d'un transfert de la fiscalité. Or cette fiscalité a aussi connu sa propre dynamique.

D'autre part, certaines compétences ne sont pas transférées par l'État, mais sont des compétences locales, soit depuis l'origine, soit facultatives. Lorsque les élus parlent de ces dernières, ils évoquent souvent le terme de « décentralisation rampante ». La police municipale constitue à ce titre un choix opéré par les élus. Néanmoins, venant du ministère de l'intérieur, je peux garantir que l'État ne se désengage pas en matière de sécurité et de police.

La délivrance des pièces d'identité constitue clairement une compétence locale que l'État vient accompagner, notamment avec une hausse de l'aide accordée pour exercer cette compétence, afin de résorber le retard qui avait été accumulé ces dernières années. L'an dernier, la dotation « titres sécurisés » a été augmentée de 100 millions d'euros dans le projet de loi de finances (PLF) pour 2024. Elle sera maintenue cette année à ce niveau, en concertation avec l'Association des maires de France (AMF).

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Il est normal que vous preniez la défense de l'État, mais vous avez raison de rappeler que les élus parlent de décentralisation rampante. Objectivement, si nous retirions la vidéosurveillance ou les polices municipales payées par les collectivités locales, il est probable que l'État serait confronté à des difficultés dans sa mission régalienne de maintien de l'ordre.

Permalien
Cécile Raquin, directrice générale des collectivités locales (DGCL)

Pour en revenir aux questions de M. le rapporteur, nous pourrons vous transmettre des chiffres consolidés. La Cour des comptes a par exemple chiffré à 4 milliards d'euros les fonds déployés depuis la crise covid en soutien des collectivités territoriales, notamment les filets de sécurité. Mais il est également possible d'inclure les dotations d'investissement qui viennent soutenir les collectivités locales : 2 milliards d'euros au titre du fonds verts et 2 milliards d'euros pour la DSIL, la DETR et la dotation politique de la ville ; auxquels nous pouvons rajouter les 7 milliards d'euros du fonds de compensation pour la taxe sur la valeur ajoutée (FCTVA).

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Il serait utile de disposer de données en matière de fiscalité transférée, notamment sur son dynamisme. Je pense notamment à la TVA, dont la dynamique compense certaines suppressions d'impôts.

Permalien
Cécile Raquin, directrice générale des collectivités locales (DGCL)

Nous vous fournirons les données relatives au dynamisme sur une longue période. La TVA a été très dynamique entre 2017 et 2023, mais un peu moins l'année dernière, notamment pour les régions : la faible augmentation de 1,9 % en 2023 a impacté assez fortement leurs recettes de fonctionnement. Pour autant, sur la longue période, cette recette a été extrêmement intéressante pour les régions, qui avaient obtenu un transfert de TVA en remplacement de leur dotation globale de fonctionnement (DGF) : elles ont échangé une recette stable par une recette dynamique.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

S'agissant des emprunts toxiques, sommes-nous définitivement sortis des « affaires » comme Dexia ? Une telle situation pourrait-elle se reproduire ? Des garde-fous ont-ils été érigés ?

Permalien
Cécile Raquin, directrice générale des collectivités locales (DGCL)

À ce stade, une telle situation ne pourrait pas se reproduire, notamment parce que la loi a évolué et a introduit dans le CGCT une disposition interdisant le recours à des emprunts structurés pour les collectivités territoriales. Par ailleurs, la typologie d'emprunt que je décrivais précédemment est tout à fait classique et les collectivités n'éprouvent pas aujourd'hui de difficultés pour accéder à des liquidités. Plus de 3 milliards d'euros ont été investis pour sortir de la crise des emprunts toxiques, dont 1,4 milliard d'euros par l'État et le solde par les collectivités elles-mêmes. Ces montants ont refinancé les indemnités de remboursement anticipé. Le fait d'avoir décidé et mis en place ce fonds de soutien pour les collectivités a constitué, me semble-t-il, une excellente politique. Aujourd'hui, le fonds de soutien a fini son œuvre et il s'éteindra en 2028.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Avez-vous été chargée par le Gouvernement de travailler sur des pistes d'économies pour les prochaines années et, si tel est le cas, lesquelles ?

Permalien
Cécile Raquin, directrice générale des collectivités locales (DGCL)

En tant que DGCL, nous sommes chargés travailler sur toutes les pistes permettant de faire respecter la loi de programmation des finances publiques votée en décembre dernier. Les collectivités doivent ainsi réaliser 0,5 % d'économies en volume par an, compte tenu du niveau d'inflation prévisionnel. Ces pistes sont assez classiques, en matière de dépenses et de recettes. À partir du moment où il existe une règle d'or, en tout état de cause, le niveau de recettes de fonctionnement conditionne largement le niveau de dépenses de fonctionnement. Ma direction réfléchit avec les services de Bercy sur toutes les pistes possibles. À ce stade, aucune décision n'a été prise. Par ailleurs, ces pistes ne sont pas forcément contraignantes ; elles peuvent être volontaires et partagées avec les élus et les associations d'élus.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Existe-t-il des pistes de réduction des dotations de l'État ?

Permalien
Cécile Raquin, directrice générale des collectivités locales (DGCL)

À ce stade, aucun arbitrage n'a été rendu. Les pistes pourraient concerner la DGF en fonctionnement, mais aussi le niveau de soutien à l'investissement local, qui est aujourd'hui de plus de 11 milliards d'euros. Tout peut être potentiellement étudié, mais nous le faisons de manière continue pour la construction de tout PLF. Nous attendons d'ailleurs un rapport de la Cour des comptes sur la maîtrise des comptes publics par les collectivités territoriales, qui a été commandé par le Premier ministre. Toutes les pistes possibles seront mises dans le débat public aussi bien en fonctionnement qu'en investissement.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Pouvez-vous me confirmer que l'épargne nette d'une collectivité locale ne doit pas être négative ? En effet, aujourd'hui, la capacité d'autofinancement ou l'épargne brute ne suffit pas à rembourser le capital de la dette.

Ensuite, vous avez indiqué que le poids des collectivités locales dans le déficit public est de 8,3 %, ayant augmenté de 10 milliards d'euros de 2017 à 2023. Or, à la suite du déficit public plus élevé qu'annoncé, un effort est demandé aux collectivités locales, notamment le bloc communal, à hauteur de 2,5 milliards d'euros environ. Le président de l'AMF y est particulièrement opposé, dans la mesure l'effort demandé est bien supérieur à la contribution des collectivités au déficit total, en proportion. Quel est votre avis à ce sujet ? De quels retours disposez-vous ?

Enfin, vous avez souligné le soutien de l'État au titre du plan de relance et des filets de sécurité qu'il fournit. Je tiens à indiquer que l'endettement a été différé puisque le remboursement de la dette associée au plan de relance s'effectuera à partir de 2028.

Permalien
Cécile Raquin, directrice générale des collectivités locales (DGCL)

Votre deuxième question porte sur la loi de programmation des finances publiques et les efforts demandés aux collectivités territoriales. Il existe à la fois un objectif de solde et un objectif de dépenses, votés par le Parlement et que les collectivités devront respecter. C'est une question distincte de la trajectoire de dette des collectivités locales.

L'épargne nette peut être négative s'il existe des recettes d'investissement, comme le FCTVA, qui permettent de rembourser les annuités d'emprunt. En conséquence, il n'existe pas de règles interdisant une épargne nette négative, ce qui est d'ailleurs le cas pour certaines collectivités locales. De fait, les situations sont très disparates selon les collectivités locales, notamment au niveau du bloc communal.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Le 23 mai dernier, le Président de la République a affirmé lors d'une interview que les collectivités locales seraient responsables de la dérive des dépenses, notamment en 2023. Ces propos ont eu pour effet de tendre fortement les relations avec les élus locaux et l'AMF. En effet, les collectivités ne peuvent voter un budget en déficit, puisqu'elles ne peuvent emprunter pour financer leur fonctionnement. Elles subissent par ailleurs un gel et une baisse des dotations depuis 2010, qui ont induit 71 milliards d'euros d'économies. Enfin, elles ont subi de plein fouet l'inflation. Partagez-vous le constat établi par le Président de la République sur la responsabilité des collectivités dans la dérive des dépenses ?

Ensuite, le rapporteur général du budget, M. Cazeneuve, a diffusé récemment une note vantant la bonne santé financière des collectivités, constat qui n'est vraiment pas partagé par les associations d'élus. Ce constat constitue un prétexte pour demander aux collectivités locales de contribuer fortement à la réduction du déficit. Trouvez-vous juste de faire contribuer les collectivités locales alors qu'elles ont plutôt conduit une politique rigoureuse dans la gestion de leurs finances ? Ne s'agit-il pas, encore une fois, de pénaliser les bons élèves, mais également de faire fi du principe de libre administration des collectivités ?

Permalien
Cécile Raquin, directrice générale des collectivités locales (DGCL)

Votre question porte en réalité sur la loi de programmation des finances publiques (LPFP) et le respect des deux objectifs évoqués précédemment, qui figurent dans la loi. Le premier objectif précise que la part dans le déficit public ne doit pas excéder 2,9 milliards d'euros en 2023, quand le deuxième objectif prévoit que l'évolution des dépenses de fonctionnement ne doit pas excéder une progression de 4,8 % – soit l'inflation en 2023 – et pour les autres années jusqu'en 2027, une progression inférieure de 0,5 point à l'inflation prévue. Ce deuxième objectif a été repris dans la LPFP 2024-2027. Nous constatons de manière factuelle, sans jugement de valeur, que les dépenses des collectivités ont dépassé l'objectif de dépenses de 4 milliards d'euros.

Ensuite, votre deuxième question est de nature plus politique ; il ne m'appartient donc pas d'y répondre. La LPFP lie l'ensemble des acteurs publics et s'impose donc aux collectivités locales.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Lors de sa première question, M. Ray vous demandait si vous étiez en accord avec les propos du Président de la République. J'entends que la directrice générale des collectivités locales est contrainte d'y répondre avec mesure. Cependant, il apparaît que la contribution des collectivités territoriales à l'endettement général a diminué entre 2017 et 2023.

Permalien
Cécile Raquin, directrice générale des collectivités locales (DGCL)

La question du député Ray ne portait pas sur la dette, mais sur les propos du Président de la République consistant à dire que la dépense des collectivités locales s'était établie au-delà des objectifs de la loi de programmation des finances publiques. Je confirme que la dépense a dépassé les objectifs de la LPFL de 4 milliards d'euros.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je rappelle que le solde des administrations publiques locales au sens large était déficitaire de 1,1 milliard d'euros en 2022 et de plus de 9,9 milliards d'euros en 2023, malgré la forte progression des recettes liée aux bases indexées. Dans le même temps, l'État a respecté sa norme de dépenses, qui avait été fixée par le Parlement.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Pourriez-vous nous fournir ces chiffres pour la période entre 2017 et 2023 ?

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Vous avez parlé de 10 milliards d'euros supplémentaires de dette des collectivités entre 2017 et 2023. Que cela représente-t-il par rapport au poids du budget total des collectivités ?

Ensuite, disposez-vous d'éléments sur la maîtrise des dépenses de fonctionnement qui ont été opérées dans nos collectivités, par rapport aux élargissements de leurs compétences et aux nouvelles obligations dont elles ont fait l'objet au cours des deux dernières années ? Je pense notamment à la gestion des milieux aquatiques et prévention des inondations (Gemapi).

Ensuite, le terme « collectivités locales » recouvre des réalités et des strates très différentes. Par exemple, les communes éprouvent des difficultés en matière de ressources, quand l'intercommunalité dispose de ressources économiques souvent beaucoup plus dynamiques et de budgets en expansion. Le département, spécifiquement, concentre les dépenses sociales. Disposez-vous d'éléments sur l'augmentation des dépenses sociales à la charge du département, qui sont contraintes, puisqu'il ne les choisit pas ? Je pense notamment à la dernière revalorisation de 4,6 % du RSA au 1er avril, qui représente 700 millions d'euros. De tels éléments impactent le budget des collectivités locales ; elles les subissent pleinement.

Permalien
Cécile Raquin, directrice générale des collectivités locales (DGCL)

L'accroissement de la dette des collectivités locales de 10 milliards d'euros de 2017 à 2023 représente 1,6 % des recettes totales des collectivités locales. Ensuite, certaines dépenses des départements sont évidemment contraintes par certaines évolutions des normes nationales, par exemple l'indexation du RSA, mais aussi par la démographie (APA, PCH). Il faut néanmoins souligner que jusqu'à l'année 2023, qui a vu le retournement du cycle, les collectivités locales bénéficiaient simultanément d'une forte dynamique de recettes. À titre illustratif, les DMTO ont connu une forte ascension en 2021 et 2022, à la sortie de la crise covid.

Ainsi, certaines dépenses connaissent un dynamisme propre, mais il importe de mesurer l'écart avec les recettes de compensation d'origine, et surtout avec l'ensemble des recettes qui ont été transférées pour financer les compétences décentralisées. Dans de nombreux cas, les compétences décentralisées sont bien sûr d'abord financées par des recettes globales, comme la DGF, les impôts transférés et les impôts locaux.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je relève néanmoins que des dépenses comme le RSA ne disposent pas de dynamiques de recette en contrepoint. Disposez-vous de données concernant l'augmentation des dépenses sociales, notamment pour les départements ?

Permalien
Cécile Raquin, directrice générale des collectivités locales (DGCL)

Je ne dispose pas de ces chiffres aujourd'hui, mais je vous transmettrai les dépenses sociales annuelles des départements sur une période longue. Je vous fournirai également des données sur le dynamisme des recettes affectées au financement de ces dépenses. On ne peut pas complètement considérer que les dépenses sociales des départements ne sont financées que par des recettes de compensation d'origine. Il est évident que l'ensemble des recettes des départements concourent au financement des dépenses sociales des départements.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Le point d'indice a été normalement revalorisé au cours des derniers mois et années, puisqu'il fallait ajuster le traitement des fonctionnaires à l'évolution des prix. Bien évidemment, ces décisions, prises au niveau national, impactent les collectivités et leur masse salariale. Les élus locaux sont parfois interpellés par ce mécanisme. Ne serait-il pas envisageable de revoir ce système ? En effet, certaines collectivités locales ont sans doute plus valorisé le point d'indice que ne l'a fait l'État. Quelle est votre vision sur ce fonctionnement et la détermination de la rémunération des fonctionnaires territoriaux ? La DGCL mène-t-elle des réflexions à ce sujet ?

Permalien
Cécile Raquin, directrice générale des collectivités locales (DGCL)

Vous aurez noté que ces aspects font l'objet de propositions dans les rapports de MM. Woerth et Ravignon. Elles concernent notamment une forme de décorrélation du point d'indice des fonctionnaires territoriaux, mais suggèrent également de confier la gouvernance de la fonction publique territoriale à une conférence des employeurs locaux, qui serait dotée d'un pouvoir accru. M. Woerth parle ainsi d'accord de branche pour la fonction publique territoriale : des accords pourraient être passés entre employeurs et organisations syndicales pour déterminer les conditions de progression et de rémunération des fonctionnaires territoriaux. Ces pistes seront étudiées par le Gouvernement.

À ce titre, un accord a été passé entre toutes les associations d'élus et les organisations syndicales au sujet d'un type de protection sociale complémentaire pour les fonctionnaires territoriaux, différente de celle des fonctionnaires de l'État, ce qui, en l'occurrence, se justifie par la structure des collectivités territoriales, la multiplicité des employeurs, des facteurs de risque et de pénibilité spécifiques.

M. Guerini travaille actuellement avec l'ensemble des employeurs et les organisations syndicales pour définir un calendrier de négociation du point d'indice en phase avec le calendrier budgétaire des collectivités territoriales.

Puis, elle entend M. Gilles Carrez, président du Conseil national d'évaluation des normes (CNEN).

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Nous entendons aujourd'hui M. Gilles Carrez, président du Conseil national d'évaluation des normes (CNEN). M. Carrez, qui a été député du Val-de-Marne, rapporteur général du budget et président de la commission des finances, et qui a également présidé le Comité des finances locales et le Conseil d'orientation des finances publiques, est un puits de science et d'expérience dans le domaine des finances publiques, qu'il s'agisse celles de l'État ou des collectivités.

Monsieur le président, je vous remercie d'avoir accepté notre invitation Avant de vous poser une première question, je rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Gilles Carrez prête serment.)

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

J'en viens à ma première question, qui est proprement l'objet de notre commission d'enquête : quelles sont, selon vous, les causes de l'augmentation de la dette depuis 2017 ?

Permalien
Gilles Carrez, président du Conseil national d'évaluation des normes

Je suis très heureux de pouvoir parler de l'évolution de la dette publique au cours des trente années où j'ai siégé, sans interruption, à la commission des finances de l'Assemblée. Je me propose de situer ce qui s'est produit depuis 2017 dans une perspective de temps long, à savoir sur les trente années pendant lesquelles j'ai suivi plus particulièrement ces questions.

En 2017, 2018 et 2019, les taux de croissance étaient raisonnables mais les efforts pour réduire le déficit et l'endettement insuffisants. Lorsque la crise sanitaire a frappé, à partir de 2020, il a fallu mettre en place un ensemble de mesures – que j'ai votées à l'époque, comme du reste la quasi-totalité du groupe parlementaire auquel j'appartenais. Une fois instaurées, ces mesures, qui ont évidemment généré un déficit et un endettement importants, sont restées trop longtemps en vigueur. Certaines étaient mal calibrées, comme le bouclier tarifaire. Par ailleurs, alors que ce n'était pas prévu dans le programme présidentiel de 2017, les effectifs publics, notamment de l'État et des organismes qui en dépendent, ont continué à progresser.

Cela m'a rappelé ce que j'avais vécu à plusieurs reprises depuis 1993. En 1999, 2000 et 2001, tout d'abord, alors que la croissance était excellente et que le déficit baissait substantiellement, au lieu de mettre le désendettement au cœur du débat, comme l'aurait justifié la forte progression de l'endettement durant la crise de 1991 à 1993, on a engagé des dépenses supplémentaires – qui avaient, j'en conviens, leur intérêt –, comme l'allocation personnalisée d'autonomie (APA) ou les baisses d'impôts dites « Fabius » de 2000 et, évidemment, les 35 heures. Nous nous retrouvions ainsi, alors que l'économie faiblissait, au début des années 2000, avec des dépenses nouvelles et des recettes qui fléchissaient, sans avoir profité de cette période pour nous désendetter.

Il en a été de même quelques années plus tard : en 2005 et, plus encore, en 2006, pour la première fois, à la suite des travaux de la commission Pébereau, on s'interrogeait sur la dette et un vrai effort était engagé. En 2007 et 2008, les taux de croissance ont été tout à fait raisonnables et a été adoptée la loi du 21 août 2007 en faveur du travail, de l'emploi et du pouvoir d'achat, dite « loi Tepa », dont j'ai été rapporteur. Or, dès 2007, puis à nouveau en 2008, le déficit public, qui n'avait aucune raison d'augmenter par rapport à 2006, s'est accru. Fin 2008, et surtout en 2009, la crise des subprimes nous a obligés à soutenir le système financier. J'ai été rapporteur des différents textes qui ont été consacrés à ce problème à cette époque : en 2009, le déficit public atteignait près de 8 %.

Pour avoir vécu cette même situation à trois reprises en trente ans, je peux dire qu'il s'agit d'une singularité de la dette publique et des déficits de la France. Dans des pays comme l'Espagne ou le Portugal – pour me limiter à des pays du Sud car, évidemment, les pays du Nord, comme l'Allemagne, ont toujours tiré parti des périodes où la situation économique était un peu meilleure pour réduire leur dette et se constituer des marges de manœuvre. En effet, nous avons absolument besoin de l'outil budgétaire contracyclique pour augmenter les déficits et recourir à l'endettement en cas de crise.

De surcroît, nous sommes aujourd'hui face à un mur d'investissements : la réindustrialisation, la défense et la transition écologique appellent des centaines de milliards d'euros, mais nous sommes dans l'incapacité d'utiliser la dette, dont ce devrait pourtant être l'objet, pour financer de l'investissement. Dans l'annexe du budget 2024, où le déficit budgétaire de l'État s'élève à 145 milliards, on constate que l'investissement – sans entrer dans les discussions sur le périmètre de cette notion – n'est que de 30 milliards : cela signifie que nous empruntons 145 milliards pour en avoir 30. Comme en matière monétaire, la mauvaise dette a peu à peu chassé la bonne. En 1993, lorsque je suis devenu député, la dépense d'investissement représentait 20 % du budget, contre 7 % à 8 % aujourd'hui.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Selon plusieurs commentateurs, le point de bascule depuis 2017 a été, avant même la crise sanitaire, la crise des gilets jaunes. Avez-vous aussi ce sentiment ?

Permalien
Gilles Carrez, président du Conseil national d'évaluation des normes

Oui, car cela a donné l'impression qu'il existait des moyens financiers et qu'on pouvait distribuer l'argent. C'était en quelque sorte un pré- « quoi qu'il en coûte ». La réponse à cette crise, si indéniable soit cette dernière, a été excessive.

Permettez-moi d'ajouter un souvenir personnel qui m'a beaucoup marqué. À l'automne 2017, nous discutions la première partie de la loi de finances pour 2018, consacrée aux recettes. Au banc, le ministre du budget était Gérald Darmanin. Le budget prévoyait une augmentation de la TICPE, la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques, mais cette augmentation n'était pas limitée à 2018 et devait être reconduite en 2019, 2020, 2021 et 2022. J'étais alors président de la commission des finances et j'ai pris la parole en termes on ne peut plus modérés pour dire qu'à deux reprises, j'avais connu une envolée du prix du baril : en 2000, alors que Lionel Jospin était Premier ministre, on avait inventé en catastrophe la TIPP – taxe intérieure sur les produits pétroliers – flottante, qui n'était pas très efficace ; en 2005, quand j'étais rapporteur du budget, cette augmentation est intervenue au moment où les Français partaient en vacances et nous étions tout à fait désemparés. Peut-être fallait-il augmenter la taxe ou instaurer une taxe carbone, mais il fallait s'en tenir à 2018 et assurément ne pas étendre la mesure aux années suivantes. De fait, dès qu'on franchit le périphérique, le prix du carburant revêt la même importance que le prix du blé et du pain sous l'Ancien Régime. J'ai dit à Gérald Darmanin – le compte rendu des débats qui figure Journal officiel en fait foi – que même à Tourcoing, où les gens l'aimaient bien, certains descendraient peut-être dans la rue si le prix du baril augmentait. Au moment où je sortais de la salle, juste derrière moi, Valérie Rabault, députée socialiste et ancienne rapporteure du budget, a dit exactement la même chose, expliquant que le cumul de toutes ces mesures représentait 45 milliards d'euros de pouvoir d'achat. On nous a répliqué que tout cela ne pesait guère. En d'autres temps, lorsque deux élus respectés, l'un de droite et l'autre le gauche, disaient la même chose, on les écoutait.

Cette situation a provoqué la crise des gilets jaunes, qui a conduit à prendre des mesures en catastrophe. Cela a cassé une dynamique et préparé le terrain au « quoi qu'il en coûte ». Sur ce dernier point, je précise que j'ai voté sans aucun état d'âme toutes les mesures prises dans les lois de finances rectificatives de 2020 et de 2021 en faveur du chômage partiel et des prêts garantis par l'État. C'est ensuite seulement que je me suis interrogé sur les conditions de la mise en place du bouclier tarifaire et d'autres mesures.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Cela signifie-t-il que ce qui vous gêne, ce ne sont pas les mesures prises en 2020 et 2021, que vous avez votées, mais plutôt le non-retour à une situation plus équilibrée ?

Permalien
Gilles Carrez, président du Conseil national d'évaluation des normes

Exactement.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Quelle philosophie tirez-vous de l'épisode que vous venez d'évoquer ?

Permalien
Gilles Carrez, président du Conseil national d'évaluation des normes

Qu'on ne s'intéresse pas assez aux finances publiques et, subséquemment, au besoin de financer le déficit. Il se dégage le sentiment qu'en France, on s'imagine qu'on trouvera toujours une solution à la dette publique. En trente ans, j'ai tout entendu à ce propos – pour certains, il était inutile de rembourser la dette et il suffisait de l'annuler ; pour d'autres, il fallait pratiquer l'emprunt perpétuel. Nous avons une attitude peu responsable face à la dette publique. Les travaux de la commission Pébereau ont été le seul moment où la question a été prise en compte en tant que telle.

J'ajoute qu'en 1993, lorsque je suis devenu député, je me suis demandé pourquoi, malgré mes recherches, je ne trouvais pas la dette dans les documents budgétaires. Il y avait alors à la commission des finances, où je débutais, un jeune député qui semblait s'y connaître : Charles de Courson. Lorsque je lui ai fait part de mon interrogation, il a éclaté de rire en me disant que je ne trouverais jamais la dette dans les documents budgétaires, puisqu'elle était traitée en trésorerie. Il a fallu attendre la loi organique relative aux lois de finances (Lolf) pour voir apparaître, en 2001, le tableau de financement de la dette. Des progrès ont ensuite été réalisés mais, malgré tous ces efforts de méthodologie, la question n'est pas assez prise en compte. Je suis donc très heureux de pouvoir l'évoquer devant vous et de voir qu'on lui consacre une commission d'enquête.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Tout ce que vous avez dit sur la dette est passionnant. La dette est évidemment la conséquence d'un déséquilibre entre les recettes et les dépenses. Permettez-moi de m'adresser au président du Conseil national d'évaluation des normes : peut-on évaluer le poids des normes dans l'hyperdépendance de notre pays à la dépense publique ? Cette sorte de toxicomanie est-elle une spécificité française ?

Permalien
Gilles Carrez, président du Conseil national d'évaluation des normes

C'est très difficile à évaluer mais, pour la question qui nous intéresse, ce poids me semble assez marginal – peut-être 2 %. Le CNEN n'examine que les textes qui ont une incidence sur les collectivités territoriales, et la question du surcoût des normes relève précisément de ses missions. L'essentiel des coûts supplémentaires que nous examinons est lié à la masse salariale, à l'occasion de l'attribution de points d'indice supplémentaire, ou à la transition énergétique. J'aurai toutefois l'honnêteté de dire que ce n'est qu'une partie du problème d'ensemble de nos 3 100 milliards de dettes, même s'il est certain que nous pourrions faire des économies.

Ainsi, nous avons examiné la semaine dernière un projet de loi, qui sera bientôt étudié par votre assemblée, visant à transposer des directives européennes en matière de cybersécurité. Ce texte n'étant assorti que d'études d'impact très parcellaires, nous avons exigé d'en savoir plus. Il est alors apparu que son application représenterait pour toutes les collectivités locales, communautés de communes, communautés d'agglomération, régions et départements, un coût d'investissement de l'ordre de 200 000 euros, voire beaucoup plus, par collectivité. Multiplié par le nombre de collectivités concernées, le chiffre global est de 300 millions, ce qui n'est pas rien ! Or une attaque cyber comme celle que le département de Seine-et-Marne a subie l'an dernier coûte très cher. Que fera l'Assemblée nationale ? À l'unanimité, le CNEN a demandé une plus grande progressivité dans l'application de ces mesures, qui ne devaient entrer en vigueur que sur trois ans, et une plus grande différenciation entre les types de collectivités. En tout état de cause, des contrôles seront instaurés au bout de trois ans.

Les normes qui s'appliquent aux collectivités territoriales pèsent moins sur l'investissement que sur le fonctionnement. Ainsi, sur les coûts supplémentaires de 2,5 milliards liés aux mesures prises en 2022, dont on a beaucoup parlé, une part de 1,7 milliard correspond aux effets de deux décrets relatifs à l'isolation et à la régulation du chauffage dans les bâtiments tertiaires, or les études d'impact de ces décrets prennent en compte le coût de la technologie pour l'année N+1, mais pas les économies qui pourront être réalisées sur les dix années suivantes. Il faut donc relativiser la pertinence de ces calculs. En revanche, les normes pèsent beaucoup sur les coûts de fonctionnement récurrents – mon expérience de maire me l'a confirmé. On se prend parfois à penser – j'espère ne pas dire une énormité ! – que les normes d'encadrement de la petite enfance, par exemple, sont peut-être excessives : on crée alors une commission, mais celle-ci recommande de relever encore ces normes. Nous sommes dans un système marqué par une déconnexion complète entre l'hémisphère droit de la dépense et l'hémisphère gauche de la recette.

J'appelle votre attention sur la question très perverse des 3 % de déficit. Dans le langage commun, on suppose qu'un déficit de 3 % signifie qu'on dépense 103 pour 100 de recettes, et que ce n'est pas vraiment un problème. Or ce n'est pas du tout de cela qu'il s'agit, mais de 3 % du PIB. Du reste, ce chiffre de 3 % a été décidé sur un coin de table, à une époque où l'on voulait, dans les conditions du début des années 1990, stabiliser la dette à 60 % du PIB, avec un taux de croissance de 5 % par an. Aujourd'hui, avec un taux d'endettement de 110 % et un taux de croissance largement inférieur à 5 %, cet objectif n'a plus aucun sens. Il ne s'agit plus du tout d'un déficit stabilisant qui permet de maintenir la dette à 60 %. Il faut donc prendre conscience du fait que le déficit ne devrait pas être de 3 %, mais de zéro. En tout cas, si nous voulons réduire notre dette, il doit être sensiblement inférieur à 3 %.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

La commission d'enquête s'intéresse à deux questions. La première est de savoir comment et pourquoi la dette s'est générée – et vous avez évoqué à ce propos un état d'esprit propice à le laisser filer. La deuxième est celle de son effet sur le pouvoir d'achat. Il ne s'agit pas seulement, en effet, d'une question comptable, car la dette a aussi des effets sur la vie quotidienne. Avez-vous un commentaire à faire à cet égard ?

Permalien
Gilles Carrez, président du Conseil national d'évaluation des normes

Jusqu'à présent, il n'y a pas d'effets. On ne dit pas assez que la signature de la France est formidable. Depuis la banqueroute des deux tiers, sous le Directoire, elle est, avec l'Angleterre, le seul pays au monde à n'avoir jamais fait défaut, à la différence de l'Allemagne, pour qui cela a été le cas quatre ou cinq fois au cours du XIXe siècle – puis, évidemment, sous la République de Weimar.

Nous avons cependant connu dans la période récente, du temps du franc, deux alertes très graves. En 1958, le général de Gaulle n'a pas été rappelé seulement à cause de l'Algérie, mais aussi à cause des finances publiques. La France était alors sous tutelle du Fonds monétaire international (FMI) et Félix Gaillard, dernier président du Conseil, a dû mendier une avance de trésorerie de l'Allemagne de Konrad Adenauer – pour payer les fonctionnaires, m'a-t-on dit. Lorsque j'étais rapporteur du budget, j'avais encadré dans mon bureau le discours du 28 décembre 1958 du général de Gaulle, dans lequel il expliquait qu'il allait falloir réduire les dépenses liées aux Charbonnages de France et la retraite des anciens combattants. Cela n'a finalement pas été fait, mais l'alerte a été très chaude et c'était, à l'époque, une question de souveraineté.

La seconde alerte, plus récente, a suivi l'ouverture des vannes de la dépense publique en 1981 et 1982. La corde de rappel a joué immédiatement : six mois plus tard, les taux d'intérêt étaient à 20 % et l'inflation à 18 %. Il s'est ensuivi trois dévaluations successives et le contrôle des changes, et il a même fallu bloquer dans des entrepôts à Poitiers les magnétoscopes importés du Japon pour éviter qu'ils ne confisquent le pouvoir d'achat que l'on venait d'accorder. Est venu ensuite le tournant d'une rigueur violente. Emprunter est très bon pour le pouvoir d'achat, mais le moment de vérité finit par arriver, comme nous l'avons connu à l'époque du franc. L'euro sera-t-il une protection éternelle à 100 % ? Je ne le crois pas.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Selon vous, l'endettement n'aurait pas eu d'effets macroéconomiques. Est-ce à dire qu'il n'a pas d'impact positif immédiat sur le pouvoir d'achat, notamment en cas de baisse d'impôts ?

Vous jugez par ailleurs que le coût des dépenses sanitaires et énergétiques a été élevé. Considérez-vous que, sans ces dépenses, le coût des crises aurait été supérieur ou inférieur ? Selon plusieurs études, réalisées notamment par le Cepremap – Centre pour la recherche économique et ses applications –, il aurait été plus élevé.

Y a-t-il une spécificité de l'endettement depuis 2017 ? Plusieurs économistes ont en effet indiqué que le niveau actuel de la dette est certes lié aux déficits accumulés depuis cette date, mais aussi et surtout au niveau élevé d'endettement déjà atteint à l'époque.

Enfin, les mesures prises en réponse à la crise n'auraient, selon vous, pas toujours été bien calibrées. À quelles mesures pensez-vous ? Aurait-il fallu, par exemple, caper le bouclier énergétique, que vous avez évoqué, en fonction du pouvoir d'achat des ménages ?

Comment évaluez-vous les dépenses créées par les débats parlementaires sous la précédente législature et depuis le début de la législature actuelle – je pense notamment aux dépenses liées aux rabais sur les carburants ? Peut-être voudrez-vous d'ailleurs élargir cette question aux législatures précédentes.

Permalien
Gilles Carrez, président du Conseil national d'évaluation des normes

Au cours des dernières décennies, la dette a permis de financer très régulièrement les baisses d'impôts substantielles que j'ai connues. En 2000, lorsque Laurent Fabius, qui présidait cette assemblée, a été nommé ministre des finances, après Dominique Strauss-Kahn, il a aussitôt déclaré – et je me souviens très bien de cette phrase : « Si nous ne sommes pas capables de baisser les impôts, nous perdons les élections. » Il a alors décidé une baisse d'impôts de l'ordre de 100 milliards de francs. L'économie marchait bien et le taux de croissance était élevé, mais ces baisses d'impôts, qui n'ont pas été assorties de baisses des dépenses, n'ont produit que plus tard leurs effets. On peut donc dire sans mauvaise foi que la dette a, pour partie, permis de financer les baisses d'impôts.

La loi Tepa, dont j'étais rapporteur en juillet 2007, prévoyait 15 milliards d'euros de mesures, dont certaines étaient importantes et utiles, comme la défiscalisation des heures supplémentaires, jugée à l'époque comme tout à fait intelligente, et d'autres plus contestables, comme la subvention équivalant à 20 % du montant des intérêts d'un emprunt souscrit pour l'acquisition d'un logement. Là encore, cependant, l'économie allait bien et le déficit de l'État avait été considérablement réduit, pour atteindre 35 milliards en 2006 : pour la première fois, le budget de l'État retrouvait l'équilibre primaire.

Cet équilibre est, je le rappelle, essentiel. Il repose sur l'idée que si nos prédécesseurs avaient géré le budget en pères de famille, il n'y aurait aucune dette, et donc pas d'intérêts : il s'agit donc de savoir si nous dépensons plus que nous ne gagnons. Une seule fois dans notre histoire notre budget a atteint l'équilibre primaire : c'était en 2006. L'Italie, que nous critiquons, est en équilibre primaire.

Les baisses d'impôts prévues par la loi Tepa et la crise des subprimes ont été financées par la dette. C'est tellement vrai que, lorsque la crise des dettes souveraines a frappé, en 2011, nous avons été obligés de revoir, à hauteur d'un tiers, les baisses d'impôts de la loi Tepa. Je me souviens d'avoir expliqué à l'époque à Michel Sapin qu'il devait veiller, s'il gagnait les élections, à ne pas croire que nous avions procédé à des baisses d'impôts tous azimuts durant la législature qui s'achevait : il y en avait certes eu au début, mais beaucoup moins à la fin. La volonté de redresser les finances publiques en augmentant fortement les impôts en 2012 et 2013, et un peu en 2014, a complètement planté l'économie et hypothéqué dès le début le quinquennat de François Hollande. On ne peut donc pas négliger les finances publiques et je suis étonné que, dans les hautes sphères, on parle si peu de la dette.

Un dernier souvenir : en 2011, où j'étais rapporteur du budget lors de la crise des dettes souveraines, on pensait que l'euro nous protégeait, mais j'ai vu avec quelle rapidité et avec quelle violence des pays comme l'Italie, l'Espagne et le Portugal, pour ne pas parler de la Grèce, ont été touchés. En l'espace de quelques mois, les taux d'intérêt de la dette souveraine qu'ils contractaient pour combler leurs besoins d'emprunt sont passés de 3 % à 7 % – et encore ces pays ont-ils eu beaucoup de mal à lever la dette. Si nous avons dû, en 2011, revenir sur les baisses d'impôts du début de la législature, c'était parce que, malgré l'euro, le vent du boulet passait tout près de la France. Le spread avec l'Allemagne avait augmenté pour atteindre, si ma mémoire est bonne, 80 points de base.

J'étais alors de ceux qui plaidaient fortement pour l'instauration d'une règle d'or consistant à donner aux lois pluriannuelles de finances publiques instaurées par la réforme constitutionnelle de juillet 2008 une primauté juridique sur les lois de finances annuelles, ce qui supposait de réformer la Constitution. Pour donner des gages aux marchés financiers, nous avons engagé la procédure de réforme constitutionnelle et, durant l'été 2011, voté un texte dans des termes identiques à l'Assemblée nationale et au Sénat. Il ne restait plus qu'à réunir le Congrès, mais cela n'a jamais été fait et la règle d'or n'a jamais fonctionné.

Au même moment, l'Allemagne réformait sa Constitution pour mettre en place le Schuldenbremse qui, dans le même ordre d'esprit que notre projet de programmation pluriannuelle et de règle d'or, mais suivant une autre approche, a été appliqué rigoureusement par la Cour constitutionnelle fédérale de Karlsruhe – laquelle, comme vous le savez, a annulé le budget 2024 au motif qu'il utilisait à d'autres fins que celles qui étaient prévues un fonds de 60 ou 70 milliards constitué face à la crise sanitaire.

La seule conclusion de ces analyses et comparaisons est qu'en France, la dette a toujours été une facilité pour baisser les impôts et soutenir le pouvoir d'achat et la compétitivité des entreprises, ou pour augmenter la dépense.

Sur le calibrage des dépenses je ne puis répondre de façon précise, mais ce qui me frappe, c'est le sentiment de gratuité que l'on donne en permanence – bouclier tarifaire, pass'sport, pass culture – alors que la dette est l'affaire de tous. Prôner une économie libérale où tout serait gratuit est paradoxal puisque le prix en est l'élément fondamental. Cet état d'esprit, partagé par tous, jusqu'au sommet, fait que la dette est ignorée.

J'ai senti le vent du boulet en 2011. Nous sommes finalement passés au travers mais, aujourd'hui, la situation est différente. Nous ne ferons pas défaut car nous empruntons dans des conditions extraordinaires – j'en profite pour rendre hommage au travail de gestion remarquable de l'Agence France Trésor (AFT) –, mais nos marges de manœuvre se réduisent sur le plan politique au sein de l'Union européenne, notamment dans l'équilibre nécessaire avec l'Allemagne. « Les comptes en désordre sont la marque des nations qui s'abandonnent », disait Pierre Mendès France. C'était en 1954 mais on le constate aujourd'hui : nous perdons en poids sur la défense ou sur l'énergie et nous sommes moins entendus dans le concert européen.

Je ne veux pas être trop long, mais je voudrais dire un mot sur les taux d'intérêt. Je me souviens d'un épisode alors que j'étais rapporteur général. Nous étions réunis salle Colbert et un collègue s'est levé pour dire : « On en a assez que le rapporteur général nous parle de déficit et de dette alors que plus on s'endette, moins cela nous coûte. » Il n'avait pas tort. Nous avons vécu une période de baisse des taux d'intérêt. En 2024, l'endettement sera de 285 milliards, composé, grosso modo, à moitié de déficit et à moitié de refinancement. Pendant presque dix ans, nous avons eu 50 milliards de déficit et 120 milliards de refinancement. Durant cette période, il était possible de réaliser une économie supérieure à l'augmentation des intérêts que provoquait l'augmentation mécanique de l'endettement lié au déficit, et ce en refinançant à un taux de 1 % ou 2 % une dette contractée huit ans plus tôt à un taux de 4 % ou 5 %. Dans une période de remontée des taux d'intérêt, on constate un phénomène exactement inverse.

Je ne suis plus assez au courant de tous les aspects du budget pour répondre dans le détail, mais nous devons faire très attention à tous ces petits signaux, surtout si l'on ajoute à la remontée des taux le problème du financement des investissements et, j'insiste, le sentiment de gratuité. Il est tellement facile de répondre de façon quasi immédiate à une crise – comme celle des agriculteurs pour laquelle 400 millions ont été mobilisés – par des dépenses supplémentaires, qui sont financées par la dette. On ne veut pas voir le problème de l'endettement.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Monsieur Carrez, c'est un plaisir de vous retrouver après ces quelques années passées ensemble sur les bancs de l'hémicycle et de la commission des finances.

Le niveau de déficit à 3 % du PIB, avez-vous souligné, n'est plus pertinent compte tenu du taux de croissance et du niveau de la dette, ce plafond étant par ailleurs regardé comme un objectif à atteindre. Vous avez aussi indiqué que, au cours des années 2017, 2018 et 2019, les efforts n'avaient pas été suffisants pour réduire les dépenses malgré un taux de croissance raisonnable alors que d'autres pays ont, au cours de cette même période, réduit leurs dépenses et leur dette. Quels efforts auraient dû selon vous être consentis ?

La Caisse d'amortissement de la dette sociale (Cades) a été créée en 1996. Elle aurait dû s'éteindre en 2020 après avoir repris 260 milliards de dette sociale, mais elle a été prolongée jusqu'en 2023 avec une reprise de 136 milliards. La Cour des comptes, dans son rapport sur la loi de financement de la sécurité sociale, a exprimé ses inquiétudes et le prolongement de la Cades au-delà de 2033 est évoqué pour reprendre les déficits portés par l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss). Quel est votre sentiment sur ce dispositif ?

Ma dernière question porte sur la construction des budgets de la sécurité sociale, des collectivités locales et de l'État qui dépend de nombreuses tuyauteries au niveau des ressources – TVA, TICPE, taxe sur les contrats d'assurance – et de celles qui ont dû être installées après la suppression de la taxe d'habitation ou de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE). Cette construction budgétaire vous semble-t-elle pertinente ? Sa complexité ne fait-elle pas obstacle à la réduction des dépenses publiques ?

Permalien
Gilles Carrez, président du Conseil national d'évaluation des normes

Le plaisir de vous retrouver est partagé !

Avant la crise des gilets jaunes, je me souviens d'un programme dont l'objectif était de diminuer de 120 000 le nombre d'emplois publics – 70 000 côté collectivités territoriales et 50 000 côté État. Il a été immédiatement abandonné alors que 17 milliards de taxes d'habitation étaient supprimés. Les dépenses ont donc augmenté par rapport à la prévision alors que les recettes, qui diminuaient fortement, ont dû être compensées, ce qui équivaut à une dépense. Ces deux mesures ont créé 15 à 20 milliards de déficit. Bien d'autres mesures ont été prises au cours de la période 2017-2019 et je n'ai pas eu le sentiment qu'un véritable effort sur la dépense ait été fait.

À partir de 2019, après la crise des gilets jaunes, on a lâché énormément. La prime Macron, par exemple, est une bonne idée, nous étions d'ailleurs allés un peu dans ce sens, mais l'exonération de cotisations sociales fait un trou de l'autre côté, dans le budget de la sécurité sociale, si elle n'est pas compensée. Or la compensation pèse sur le budget de l'État.

Avant d'aborder la Cades, je vais répondre à votre troisième question. La dette est de 3 100 milliards, dont 2 600 pour l'État, 250 pour les collectivités territoriales et 260 pour la sécurité sociale. L'État porte tout car il joue un rôle de chambre de compensation : petit à petit, il a pris à sa charge les cotisations sociales et les impôts locaux. Si je prends uniquement en compte la période pendant laquelle j'ai siégé à l'Assemblée nationale, l'État a pris en charge dans son budget les baisses d'impôts locaux, consenties à coups de dégrèvement et d'exonérations, pour un montant que j'estime entre 80 et 100 milliards – c'est une estimation au doigt mouillé, il faudrait faire le calcul, mais je ne dois pas être loin.

Quand je suis arrivé ici en 1993, avec Charles de Courson, nous avons immédiatement voté de nouvelles règles pour le plafonnement de la taxe professionnelle par rapport à la valeur ajoutée, mis en place en 1989. Ce plafonnement coûta 1 milliard la première année, mais, avec le nouveau plafonnement à 3,5 % de la valeur ajouté à taux glissant, il coûta 20 milliards en 1993 car lorsque la collectivité locale augmentait son taux, ce n'était pas le contribuable local qui payait, mais l'État.

Ensuite, la séquence a été rapide : baisses d'impôt décidées par Laurent Fabius, suppression de la taxe d'habitation régionale, réforme de 2010 de la taxe professionnelle qui lui substitue la contribution foncière des entreprises (CFE) et la CVAE – soit 10 milliards de recettes en moins pris en charge par l'État –, suppression de la taxe d'habitation – 17 milliards –, suppression de la CVAE.

J'ai présidé pendant longtemps le Comité des finances locales et je me souviens avoir entendu les élus locaux, réunis dans les assemblées départementales de maires, se plaindre d'un État incapable d'équilibrer ses comptes alors qu'eux géraient magnifiquement bien leurs comptes. Je leur faisais alors remarquer que, dès que l'impôt local faisait mal, l'État venait à la rescousse.

Il s'est passé exactement la même chose avec les comptes de la sécurité sociale. La loi Veil de 1994 a instauré le principe de la compensation. Je me suis battu autant que j'ai pu pour que l'État ne soit pas dépouillé de la TVA, sa principale recette. On a malheureusement depuis branché des tuyaux de TVA. Le premier a été celui de la TVA sur les médicaments. Nous avons essayé de nous y opposer, mais cela semblait tellement logique que la TVA sur les médicaments soit attribuée à la sécurité sociale. Après cela, nous avons vu les exonérations et les 35 heures. Il est donc très facile de critiquer l'État, mais il ne faut oublier qu'il porte tous les fardeaux fiscaux et les exonérations de cotisations sociales.

Vous avez raison, il faut davantage de transparence. J'ai parcouru rapidement le rapport d'Éric Woerth. J'ai beaucoup apprécié son approche. Elle ne plaira pas aux associations d'élus locaux, mais il a raison : une gouvernance d'ensemble, qui passe par des lois pluriannuelles, est nécessaire. Les élus locaux ne peuvent pas se contenter de rejeter la faute sur l'État. Personne ne peut rester dans son compartiment.

La Cades est une bonne mesure. Elle a permis d'identifier la dette et, ainsi, de se donner mauvaise conscience car une dette contractée pour construire un hôpital, qui va servir pendant plusieurs générations, n'équivaut pas à une dette contractée pour payer des médicaments.

Je constate une grande continuité des exécutifs qui se sont succédé depuis trente ans dans la gestion de la dette publique. Les reports d'échéance de la Cades ont en effet été décidés par des gouvernements de droite comme de gauche, mais je constate une forte accélération depuis 2017, que je n'ai jamais connue en trente ans. L'impact de la crise sanitaire a sans doute été énorme, mais je trouve que la dette publique est encore plus passée au second plan depuis 2017. Si les choses peuvent être remises d'équerre, nous nous en réjouirons tous.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

C'est pour moi aussi un grand plaisir de retrouver Gilles Carrez et de l'entendre partager sa grande expérience. Je me souviens également du temps que nous avons passé ici ensemble. Depuis le début de nos auditions, j'ai parfois l'impression que le ronronnement de paroles très lisses et très contrôlées nous empêche d'aller au fond des choses. Je compte donc sur sa liberté absolue de parole pour nous donner un maximum d'éléments.

J'ai eu peur, au début de votre intervention, d'entendre ce discours de résignation face à l'augmentation de la dépense publique : l'inflation et les crises ne laisseraient aucune marge aux choix politiques. Cela me désespère, mais, vous l'avez bien vu sur le long terme, seule une partie de l'augmentation est due à ces éléments. La dégringolade de l'échelle des salaires de fonctionnaires n'est pas neutre, et on voit de plus en plus de dispositifs juxtaposés les uns aux autres. Vous avez cité le pass culture, on pourrait également citer le renflouement de la SNCF – j'y étais personnellement opposé, on voit maintenant ce que cela donne –, la fermeture et la réouverture de la centrale à charbon de Carling Saint-Avold, l'annonce de la fermeture de quatorze centrales nucléaire avant la relance du développement du nucléaire. On voit bien qu'il y a quand même des choix politiques et que l'État – nous avons parlé du pass culture, mais je pense également au service national universel (SNU) ou à la réparation des textiles et des appareils – prend en charge une partie croissante de plusieurs aspects de nos vies. J'ai l'impression que tout cela est un peu mis de côté.

Je constate également que, alors que l'Europe se trouvait en 2017 dans un cycle haut de croissance, la trajectoire de nos voisins n'est pas la même : fort désendettement avant le covid et endettement moindre pendant le covid. Cette différence s'explique par des choix politiques, qui peuvent être remis en cause, et pas simplement par l'inertie des marchés financiers ou de la trajectoire de la dépense publique.

La Cades remplit parfaitement sa mission – nous avons d'ailleurs auditionné son président – mais elle était censée être temporaire. Nous avons devant nous un accroissement des déficits sociaux alors que la Cades arrive au bout des crédits qui lui ont été confiés. Nous allons donc sans doute, avant la fin du mandat, devoir voter une loi pour lui céder davantage de dettes sociales. Jusqu'où pourrons-nous aller quand on voit les montants mobilisés par la vieillesse ou la santé – les hôpitaux ont dû être renfloués en fin d'année de plusieurs dizaines de millions d'euros ? La trajectoire des dépenses n'est-elle pas hors de contrôle ?

Permalien
Gilles Carrez, président du Conseil national d'évaluation des normes

Les mots sont peut-être un peu forts, mais je pense que nous sommes confrontés à une sorte d'infantilisation de la société. Il est très difficile de lutter contre cet état d'esprit de gratuité et cette impression de disposer de ressources sous le tapis grâce à la dette. Pour autant, nous pouvons redresser les finances publiques. Je suis impressionné par l'exemple du Portugal. Je me souviens de ce pays en 2011, au moment où la crise des dettes souveraines produisait des effets terribles sur la population. Je me suis rendu au Portugal et en Espagne avec des collègues parlementaires et je me souviens de la pauvreté extrême que l'on voyait dans les rues. Ils ont fait des efforts énormes et sont sortis de la crise. Objectivement, ils sont meilleurs que nous.

Nous n'arrivons pas à maîtriser la dépense publique, sous toutes ses formes. Quand je suis arrivé à l'Assemblée nationale en 1993, la dépense publique était déjà au-dessus des 50 % du PIB : de mémoire, elle atteignait 54 %, contre 57 % aujourd'hui. Je ne cède pas au découragement pour autant, mais en 2002, les intérêts représentaient 37 milliards dans le budget de l'État pour une dette d'à peu près 900 milliards. En 2019 – je parle sous votre contrôle – les intérêts étaient au même niveau, aux alentours de 37 milliards, mais la dette avait plus que doublé. Aujourd'hui, la situation est inverse.

Notre taux de prélèvement obligatoire, aux alentours de 47 %, a atteint un niveau maximal quand on le compare avec celui de nos voisins. On peut sans doute chercher plus d'équité et une meilleure répartition, mais la dépense publique est un effort continu. La révision générale des politiques publiques (RGPP) a été beaucoup critiquée. Ce dispositif un peu curieux était piloté au plus niveau, par l'Elysée et Matignon, et seuls deux élus – Philippe Marini, rapporteur du budget au Sénat et moi-même – y participaient. Dès 2008 – donc avant 2011, date à laquelle nous avons senti les problèmes de financement de la dette – nous avons examiné une à une toutes les politiques publiques et cela a produit des effets. En 2017, le Comité action publique 2022 (Cap 2022) a remis un rapport contenant beaucoup de bonnes idées, mais il a été immédiatement oublié.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

C'est toujours un plaisir de vous entendre : nous connaissons votre amour de notre pays et votre engagement pour l'assainissement des finances publiques.

Selon vous, y a-t-il une spécificité de l'endettement entre 2017 et aujourd'hui ? Vous semble-t-il lié au haut niveau d'endettement hérité du passé plus qu'au niveau de déficit, comme l'indique François Ecalle, éminent conseiller maître honoraire à la Cour des comptes ?

Permalien
Gilles Carrez, président du Conseil national d'évaluation des normes

L'accélération de l'endettement est indubitable, mais elle s'inscrit dans un phénomène continu : je constate depuis 1993 que le désendettement n'est pas prioritaire, même pendant la période où le désendettement était possible et cet état d'esprit est partagé par les gouvernements de droite comme de gauche.

Je constate une très forte accélération depuis 2017. Nous avons certes voté, sans aucune interrogation, les lois de finances rectificatives en 2020, mais le « quoi qu'il en coûte » aurait dû être arrêté plus tôt.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Nous avons effectivement voté sans états d'âme ces mesures rendues nécessaires par une situation exceptionnelle, marquée par une crise sanitaire et une crise économique, mais j'observe que les dépenses ordinaires, qui n'étaient donc pas liées à la crise ou à la relance, ont augmenté de plus de 13 milliards en 2020, de plus de 41 milliards en 2021 et de plus de 32 milliards en 2022.

Permalien
Gilles Carrez, président du Conseil national d'évaluation des normes

Nous avons essayé de regarder les choses de façon objective et nous avons constaté qu'il n'y avait aucune raison à l'augmentation des dépenses ordinaires – masses salariales, transferts sociaux…

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Monsieur Carrez, votre présence nous est très précieuse. Je souhaite vous interroger sur la méthode pour réduire la dette et maîtriser nos dépenses publiques. Malgré les tentatives des gouvernements de différentes couleurs politiques qui se sont succédé ces dernières années, le niveau de notre dette publique reste extrêmement élevé, comme celui de beaucoup d'autres pays occidentaux comparables au nôtre. Je voudrais rappeler – c'est un clin d'œil à notre collègue Véronique Louwagie – que la dette publique a été réduite deux fois depuis 2006 : entre 2017 et 2019, puis entre 2021 et 2023, donc sous cette majorité.

Un débat oppose les adeptes de la méthode du rabot, pour lesquels la réduction de la dépense publique exige la mise à contribution égale de tous les secteurs, et ceux qui pensent que les économies doivent être ciblées sur quelques très grands domaines, quitte à en faire beaucoup sur un certain type de politique publique. Quelle est votre école ? Si c'est la seconde, quel domaine de politique publique vous semble prioritaire ?

La maîtrise des dépenses locales a évidemment un effet sur la dette publique, qu'il s'agisse de la dette des collectivités locales ou de la dette de l'État, par les mécanismes de transfert ou de compensation d'impôts. Quelle vous paraît être la bonne méthode de gouvernance des finances publiques locales ? De nombreux dispositifs ont été expérimentés, comme la baisse de la dotation globale de fonctionnement (DGF) sous François Hollande ou les contrats de Cahors lors du premier mandat d'Emmanuel Macron. Quelle est votre doctrine ?

Ma troisième question porte sur le rôle du Parlement. On constate dans les différents groupes une tendance inflationniste lors de l'examen des projets de loi de finances : certains poussent à des baisses d'impôts, d'autres à une augmentation des dépenses. Quelle méthode de travail parlementaire recommandez-vous pour la réduction des dépenses publiques et la maîtrise de la dette ?

Permalien
Gilles Carrez, président du Conseil national d'évaluation des normes

L'idéal est d'avoir une approche structurelle qui permet, à partir d'un travail d'évaluation, de réduire les crédits tout en maintenant l'efficacité des politiques publiques. Je me réjouis par exemple qu'on ait enfin tordu le cou au dispositif d'incitation fiscale à l'investissement locatif, qui a été instauré en 1984 par Paul Quilès avant d'évoluer avec, entre autres, Pierre Méhaignerie et Sylvia Pinel. Son efficacité était douteuse : en zone tendue, il contribuait au renchérissement des prix et, en zone non tendue, les investisseurs achetaient un produit fiscal – par exemple à Saint-Gaudens, où il n'y a pas de besoin de logements. Ce type d'évaluation des politiques publiques prend du temps, mais il devrait être plus fréquent.

La méthode de l'année blanche est sans doute la plus bête, mais elle est aussi la plus efficace. Elle devrait être généralisée aujourd'hui, car le problème est urgent. Elle consiste à ne rien indexer : ni le barème de l'impôt sur le revenu – la droite et la gauche l'ont fait en 2011 et 2012 –, ni les dépenses, ni les prestations. Elle permet un rééquilibrage et un gain immédiat, pour les caisses de l'État, de 10 et 15 milliards. Politiquement, elle présente l'avantage de ne pas faire de jaloux puisque tout le monde est concerné ; et budgétairement, elle est très efficace.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Avec une inflation comme celle d'aujourd'hui, combien peut-on gagner ?

Permalien
Gilles Carrez, président du Conseil national d'évaluation des normes

Entre 10 et 15 milliards, probablement. L'impôt sur le revenu rapporterait tout de suite 3 ou 4 milliards. On ne peut pas faire cela quand l'inflation est à 4 ou 5 %, mais avec une inflation à 2 %, on peut. C'est peut-être, d'ailleurs, ce qui va vous être proposé. Ce n'est pas l'idéal mais, au point où on en est, avec 145 milliards de déficit…

Au passage, j'ai été trente ans dans cette maison et jamais on n'a découvert 20 milliards de recettes en moins en fin d'année, parce qu'on a des états mensuels et trimestriels. La grande angoisse, c'était ce que l'on appelait le cinquième acompte d'impôt sur les sociétés (IS), qui pouvait représenter 4 à 5 milliards, mais dès les mois de septembre ou octobre, lorsqu'on examinait la première partie de la loi de finances pour l'année suivante, en exécution de l'année même, on le savait. Je suis vraiment très étonné.

Permalien
Gilles Carrez, président du Conseil national d'évaluation des normes

Je ne sais pas, je ne comprends pas. Je me mets à la place du rapporteur général du budget, qui a les informations et la possibilité d'effectuer des contrôles sur pièces et sur place… Il y a peut-être eu un problème d'estimation au niveau de l'administration… Vraiment, je ne comprends pas.

À la fin de l'année 2012, on a créé le Haut Conseil des finances publiques, qui a plus ou moins bien marché, pour vérifier que les taux de croissance n'étaient pas trop surévalués. Un phénomène qui joue énormément, c'est l'élasticité de la recette à la croissance, en période d'augmentation ou de baisse, et c'est très difficile à prévoir. Mais 20 milliards, tout de même…

J'en reviens à la méthode intelligente. Il faut faire porter l'effort sur les niches fiscales. Lorsque Didier Migaud présidait la commission des finances et que j'étais rapporteur général du budget, nous nous y sommes attelés tous les deux et nous avons fait tout ce que nous avons pu. Et je vous assure que, à l'époque, quand le président de la commission des finances et le rapporteur général du budget travaillaient ensemble, c'était difficile pour le Gouvernement de ne pas en tenir compte. Nous avons réussi à revenir sur un certain nombre de niches, à toutes les transformer en réductions d'impôt, pour y voir plus clair, et à créer le fameux plafonnement global. Ça a été un travail très compliqué, que nous avons un peu imposé au Gouvernement ; mais c'est aussi le rôle du Parlement.

Il reste beaucoup à faire autour des niches fiscales, qui représentent encore 90 à 100 milliards. J'ai évoqué également la question du logement et celle de la masse salariale, mais tout cela n'est pas instantané. Si vous voulez trouver 15 milliards tout de suite, il n'y a pas d'autre méthode que la méthode bête.

La question des dépenses locales est importante. Ma religion est faite à ce sujet : si l'on veut peser sur la dépense locale, il faut agir sur la recette. Vous avez parlé des contrats de Cahors : les élus locaux sont les mieux à même de savoir comment il faut dépenser et l'État n'a pas à s'en mêler. Mais, dans le budget de l'État, il y a énormément de dotations. La réduction de la DGF de 13 milliards a contribué au redressement des finances publiques et elle a eu un effet très efficace sur la dépense locale. À l'époque, je présidais la commission des finances, je venais d'être remplacé à la présidence du Comité des finances locales, j'étais dans l'opposition et je n'ai fait aucune déclaration publique contre cette mesure, qui me paraissait indispensable, compte tenu de la nécessité de redresser nos finances, par la recette.

Permalien
Gilles Carrez, président du Conseil national d'évaluation des normes

Il faut les réviser, oui.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Le travail serait plus facile si les collectivités étaient autonomes et avaient une souveraineté fiscale, laquelle a connu des altérations.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

J'ai quatre questions à vous poser.

Premièrement, y a-t-il un vrai risque de banqueroute ou de scenario à la grecque pour la France ? Certains disent que la robustesse de notre économie nous en préserve mais, si nous devions basculer dans un tel scenario, qu'est-ce qui nous ferait basculer, et à quel moment ?

Deuxièmement, pensez-vous qu'il soit toujours raisonnable, aujourd'hui, de promettre des baisses de fiscalité ? Le Président de la République a annoncé vouloir baisser l'impôt sur les ménages. Croyez-vous au bénéfice d'une baisse de la fiscalité pour la relance de la croissance et le rétablissement de nos comptes publics ?

Troisièmement, quels leviers faut-il actionner pour sortir de cette situation ? Faut-il se tourner plutôt vers les comptes sociaux, le budget de l'État ou les collectivités ? On constate que le Gouvernement s'attaque actuellement à des régimes plutôt bien gérés de l'assurance chômage, comme l'Agirc-Arrco.

Ma dernière question est un peu plus taquine. Vous avez cité trois périodes gâchées, au cours desquelles on aurait pu faire beaucoup mieux en matière de réduction de la dépense. Ces périodes correspondent à trois couleurs politiques différentes : les trois premières années de la présidence d'Emmanuel Macron, où un taux de croissance raisonnable nous aurait permis de faire plus d'efforts ; les années Jospin, où l'on parlait d'une cagnotte, alors même que le déficit était déjà considérable ; la période qui correspond à la fin de la présidence de Jacques Chirac et au début de celle de Nicolas Sarkozy, où l'on aurait aussi pu faire davantage d'efforts. Au cours des dernières années, en matière de gestion des finances publiques, de quel gouvernement diriez-vous qu'il a été un bon élève ? Et lequel qualifieriez-vous de cancre ?

Permalien
Gilles Carrez, président du Conseil national d'évaluation des normes

Peut-on faire défaut ? La réponse est non, en tout cas pas à l'horizon 2027, pour toutes sortes de raisons et d'abord du fait de l'euro. Mais le sujet n'est pas là. Le problème, c'est que les taux d'intérêt augmentent et que le spread peut aussi augmenter, même s'il reste remarquablement stable. L'indicateur, pour moi, c'est vraiment l'écart de financement par rapport à l'Allemagne : on est peut-être à 40 ou 50 points de base. Merci l'euro : il faut se le répéter tous les jours. Mais ce n'est pas parce qu'il n'y a pas de risque de défaut qu'il n'y a pas d'effets pervers moins visibles par ailleurs, qui se manifestent par une perte de souveraineté au sein de l'Union européenne.

Non, nous ne pouvons pas nous permettre de diminutions d'impôt. Mais ce qu'on voit sur le temps long, c'est que toutes les baisses d'impôt qui ont pu être faites n'ont pas permis d'aller substantiellement en dessous des 45 % du PIB. Notre système fiscal est très progressif et s'il n'y a pas régulièrement une sorte de soupape d'évacuation de la pression fiscale, si on laisse les choses en l'état sans jamais faire de baisse d'impôt, on va monter à 46, 47, 48 et on sera rapidement à 50 %. Il faut penser les baisses d'impôt par rapport à la structure de notre fiscalité d'État, qui ne fait que progresser. Prenons les collectivités territoriales : la réévaluation des bases a été de 7,1 % l'an dernier et elle sera de 3,9 % cette année, ce qui suffit largement. Et pourtant, certaines collectivités ont rehaussé leur taux d'imposition.

La difficulté, c'est qu'il y a une telle disparité entre les collectivités territoriales qu'on ne peut porter sur elles que des jugements macroéconomiques, qui leur sont d'ailleurs plutôt favorables. Elles ne représentent que 8 % de la dette publique, contre 16 ou 17 % en 1993. Cela s'explique par toutes les raisons que j'ai déjà évoquées, notamment le fait que l'État a pris en charge une partie de la fiscalité locale, mais si l'on remonte plus loin dans le passé, jusqu'au début des années 1980, on constate que l'endettement local a connu une stabilité assez impressionnante, et je me demande si la règle d'or n'a pas joué. Une collectivité territoriale ne peut emprunter que pour investir, puisque son épargne brute doit couvrir à la fois les intérêts, en section de fonctionnement, et le capital, en section d'investissement. Je crois quand même à quelques règles de bonne conduite. On pourrait se dire que cette règle astreignante a empêché les collectivités locales d'investir, mais ce n'est pas le cas. Si l'on regarde ce qui s'est passé sur le temps long, on voit que l'effort d'investissement a même souvent été contracyclique. En 2013-2014, quand on a voulu relancer l'investissement public parce que la croissance était nulle, on a accéléré le remboursement de TVA et cela a eu un effet : de mémoire, on est passé de 45 à 50 milliards d'investissements. Cette règle d'or est extraordinairement vertueuse et j'espérais que l'on se doterait d'un instrument du même type, à l'allemande, avec nos lois de programmation pluriannuelle.

Quels leviers actionner ? S'agissant des comptes sociaux, je peux prendre l'exemple des arrêts maladie, que la Cour des comptes a évoqués. Je ne comprends pas que, lorsqu'on constate une dérive de la dépense dans un secteur, il n'y ait pas immédiatement des mécanismes correcteurs, prévus à l'avance, par exemple un ajustement à la baisse de l'indemnisation, pour juguler cette envolée qu'on ne contrôle pas. Je pense qu'il faut réfléchir à cela.

Ce que j'ai voulu montrer, c'est que le problème de la dette est caractérisé par une grande continuité, mais que la situation est beaucoup plus préoccupante aujourd'hui. À partir du moment où on bascule en taux d'intérêt croissant, cela a un effet tellement massif que le Gouvernement, et même le Président de la République, devraient rappeler en permanence que la dette est un problème.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

J'aimerais revenir sur notre construction budgétaire, qui distingue la sphère sociale de la sphère de l'État. Aujourd'hui, certaines compensations sont prises en charge par l'État et alimentent le budget de la sécurité sociale : je pense aux allègements ciblés de cotisations, à la prise en charge des régimes spéciaux, à l'équilibre du régime des pensions civiles et militaires de retraite… Compte tenu de cette situation, ne serait-il pas préférable que nous ayons un seul budget pour les recettes ? On aurait toujours un budget des dépenses de la sécurité sociale, avec les différentes branches, et un budget des dépenses de l'État, organisé autour de ses missions régaliennes, mais il y aurait un seul pack de recettes. N'est-on pas arrivé au bout d'un système ?

Permalien
Gilles Carrez, président du Conseil national d'évaluation des normes

Je suis tout à fait d'accord avec vous. Je pense qu'il faut continuer à distinguer les parties dépenses, qui sont très différentes, mais qu'il faudrait unifier la discussion sur les recettes : avec Jean-Pierre Door, vers 2010, nous avions plaidé pour cette solution.

Par ailleurs, nous avons besoin de plus de transparence. Les surcotisations, dans le régime des fonctionnaires, représentent tout de même 30 milliards, et les dotations de l'État aux régimes spéciaux, 7 ou 8 milliards. Or on n'a jamais voulu mettre cela en évidence. Au début des années 2000, j'ai plaidé pour une idée que je trouvais excellente et qui était assez consensuelle, concernant le fonds de réserve pour les retraites (FRR), qui avait été créé sous Jospin. Nous avions proposé que ce fonds collectif vienne gager – et expliciter – la surcotisation du régime des fonctionnaires et la dépense liée aux régimes spéciaux. Ce fonds, qui est géré par la Caisse des dépôts, est monté à 30 milliards et il a eu des revenus remarquables. Nous aurions pu en profiter pour faire un travail de transparence sur le déficit caché.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Cela s'appelle un fonds souverain. Mais les Norvégiens, lorsqu'ils en ont créé un, se sont garantis contre le hold-up possible de l'État, ce que nous ne savons pas faire.

Permalien
Gilles Carrez, président du Conseil national d'évaluation des normes

Je crois que c'est un vrai défi, pour cette maison, que d'obliger l'État à répondre à ses questions de méthodologie. Je sais, par expérience, que le Gouvernement ne le fera pas. Quant aux administrations, elles sont très jalouses de leurs privilèges et considèrent les parlementaires comme des empêcheurs de tourner en rond : je l'ai vécu avec Bercy. Tant que nous proposerons, dans chaque loi de finances, des baisses d'impôt, des niches fiscales et des dépenses supplémentaires, nous n'aurons pas de crédibilité. Pourtant, toute la question est là.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

L'idée d'un budget de recettes commun est très intéressante, même si cela ne résout pas la question de la dépense. Je vous remercie pour cet échange passionnant.

L'audition s'achève à dix-sept heures vingt-cinq.

Membres présents ou excusés

Réunion du mercredi 5 juin 2024 à 15 heures

Présents. - M. David Amiel, M. Denis Bernaert, Mme Danielle Brulebois, M. Frédéric Cabrolier, M. Fabien Di Filippo, M. Philippe Juvin, M. Mathieu Lefèvre, Mme Véronique Louwagie, Mme Lise Magnier

Excusés. - M. Jean-René Cazeneuve, Mme Valérie Rabault

Assistait également à la réunion. - M. Nicolas Ray