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Intervention de Gilles Carrez

Réunion du mercredi 5 juin 2024 à 15h00
Commission d'enquête visant à établir les raisons de la très forte croissance de la dette française depuis l'élection présidentielle de 2017 et ses conséquences sur le pouvoir d'achat des français

Gilles Carrez, président du Conseil national d'évaluation des normes :

Au cours des dernières décennies, la dette a permis de financer très régulièrement les baisses d'impôts substantielles que j'ai connues. En 2000, lorsque Laurent Fabius, qui présidait cette assemblée, a été nommé ministre des finances, après Dominique Strauss-Kahn, il a aussitôt déclaré – et je me souviens très bien de cette phrase : « Si nous ne sommes pas capables de baisser les impôts, nous perdons les élections. » Il a alors décidé une baisse d'impôts de l'ordre de 100 milliards de francs. L'économie marchait bien et le taux de croissance était élevé, mais ces baisses d'impôts, qui n'ont pas été assorties de baisses des dépenses, n'ont produit que plus tard leurs effets. On peut donc dire sans mauvaise foi que la dette a, pour partie, permis de financer les baisses d'impôts.

La loi Tepa, dont j'étais rapporteur en juillet 2007, prévoyait 15 milliards d'euros de mesures, dont certaines étaient importantes et utiles, comme la défiscalisation des heures supplémentaires, jugée à l'époque comme tout à fait intelligente, et d'autres plus contestables, comme la subvention équivalant à 20 % du montant des intérêts d'un emprunt souscrit pour l'acquisition d'un logement. Là encore, cependant, l'économie allait bien et le déficit de l'État avait été considérablement réduit, pour atteindre 35 milliards en 2006 : pour la première fois, le budget de l'État retrouvait l'équilibre primaire.

Cet équilibre est, je le rappelle, essentiel. Il repose sur l'idée que si nos prédécesseurs avaient géré le budget en pères de famille, il n'y aurait aucune dette, et donc pas d'intérêts : il s'agit donc de savoir si nous dépensons plus que nous ne gagnons. Une seule fois dans notre histoire notre budget a atteint l'équilibre primaire : c'était en 2006. L'Italie, que nous critiquons, est en équilibre primaire.

Les baisses d'impôts prévues par la loi Tepa et la crise des subprimes ont été financées par la dette. C'est tellement vrai que, lorsque la crise des dettes souveraines a frappé, en 2011, nous avons été obligés de revoir, à hauteur d'un tiers, les baisses d'impôts de la loi Tepa. Je me souviens d'avoir expliqué à l'époque à Michel Sapin qu'il devait veiller, s'il gagnait les élections, à ne pas croire que nous avions procédé à des baisses d'impôts tous azimuts durant la législature qui s'achevait : il y en avait certes eu au début, mais beaucoup moins à la fin. La volonté de redresser les finances publiques en augmentant fortement les impôts en 2012 et 2013, et un peu en 2014, a complètement planté l'économie et hypothéqué dès le début le quinquennat de François Hollande. On ne peut donc pas négliger les finances publiques et je suis étonné que, dans les hautes sphères, on parle si peu de la dette.

Un dernier souvenir : en 2011, où j'étais rapporteur du budget lors de la crise des dettes souveraines, on pensait que l'euro nous protégeait, mais j'ai vu avec quelle rapidité et avec quelle violence des pays comme l'Italie, l'Espagne et le Portugal, pour ne pas parler de la Grèce, ont été touchés. En l'espace de quelques mois, les taux d'intérêt de la dette souveraine qu'ils contractaient pour combler leurs besoins d'emprunt sont passés de 3 % à 7 % – et encore ces pays ont-ils eu beaucoup de mal à lever la dette. Si nous avons dû, en 2011, revenir sur les baisses d'impôts du début de la législature, c'était parce que, malgré l'euro, le vent du boulet passait tout près de la France. Le spread avec l'Allemagne avait augmenté pour atteindre, si ma mémoire est bonne, 80 points de base.

J'étais alors de ceux qui plaidaient fortement pour l'instauration d'une règle d'or consistant à donner aux lois pluriannuelles de finances publiques instaurées par la réforme constitutionnelle de juillet 2008 une primauté juridique sur les lois de finances annuelles, ce qui supposait de réformer la Constitution. Pour donner des gages aux marchés financiers, nous avons engagé la procédure de réforme constitutionnelle et, durant l'été 2011, voté un texte dans des termes identiques à l'Assemblée nationale et au Sénat. Il ne restait plus qu'à réunir le Congrès, mais cela n'a jamais été fait et la règle d'or n'a jamais fonctionné.

Au même moment, l'Allemagne réformait sa Constitution pour mettre en place le Schuldenbremse qui, dans le même ordre d'esprit que notre projet de programmation pluriannuelle et de règle d'or, mais suivant une autre approche, a été appliqué rigoureusement par la Cour constitutionnelle fédérale de Karlsruhe – laquelle, comme vous le savez, a annulé le budget 2024 au motif qu'il utilisait à d'autres fins que celles qui étaient prévues un fonds de 60 ou 70 milliards constitué face à la crise sanitaire.

La seule conclusion de ces analyses et comparaisons est qu'en France, la dette a toujours été une facilité pour baisser les impôts et soutenir le pouvoir d'achat et la compétitivité des entreprises, ou pour augmenter la dépense.

Sur le calibrage des dépenses je ne puis répondre de façon précise, mais ce qui me frappe, c'est le sentiment de gratuité que l'on donne en permanence – bouclier tarifaire, pass'sport, pass culture – alors que la dette est l'affaire de tous. Prôner une économie libérale où tout serait gratuit est paradoxal puisque le prix en est l'élément fondamental. Cet état d'esprit, partagé par tous, jusqu'au sommet, fait que la dette est ignorée.

J'ai senti le vent du boulet en 2011. Nous sommes finalement passés au travers mais, aujourd'hui, la situation est différente. Nous ne ferons pas défaut car nous empruntons dans des conditions extraordinaires – j'en profite pour rendre hommage au travail de gestion remarquable de l'Agence France Trésor (AFT) –, mais nos marges de manœuvre se réduisent sur le plan politique au sein de l'Union européenne, notamment dans l'équilibre nécessaire avec l'Allemagne. « Les comptes en désordre sont la marque des nations qui s'abandonnent », disait Pierre Mendès France. C'était en 1954 mais on le constate aujourd'hui : nous perdons en poids sur la défense ou sur l'énergie et nous sommes moins entendus dans le concert européen.

Je ne veux pas être trop long, mais je voudrais dire un mot sur les taux d'intérêt. Je me souviens d'un épisode alors que j'étais rapporteur général. Nous étions réunis salle Colbert et un collègue s'est levé pour dire : « On en a assez que le rapporteur général nous parle de déficit et de dette alors que plus on s'endette, moins cela nous coûte. » Il n'avait pas tort. Nous avons vécu une période de baisse des taux d'intérêt. En 2024, l'endettement sera de 285 milliards, composé, grosso modo, à moitié de déficit et à moitié de refinancement. Pendant presque dix ans, nous avons eu 50 milliards de déficit et 120 milliards de refinancement. Durant cette période, il était possible de réaliser une économie supérieure à l'augmentation des intérêts que provoquait l'augmentation mécanique de l'endettement lié au déficit, et ce en refinançant à un taux de 1 % ou 2 % une dette contractée huit ans plus tôt à un taux de 4 % ou 5 %. Dans une période de remontée des taux d'intérêt, on constate un phénomène exactement inverse.

Je ne suis plus assez au courant de tous les aspects du budget pour répondre dans le détail, mais nous devons faire très attention à tous ces petits signaux, surtout si l'on ajoute à la remontée des taux le problème du financement des investissements et, j'insiste, le sentiment de gratuité. Il est tellement facile de répondre de façon quasi immédiate à une crise – comme celle des agriculteurs pour laquelle 400 millions ont été mobilisés – par des dépenses supplémentaires, qui sont financées par la dette. On ne veut pas voir le problème de l'endettement.

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