La séance est ouverte à quatorze heures.
La commission auditionne M. Yannick Carriou, président-directeur général de Médiamétrie.
Je reviens rapidement sur l'incident qui a eu lieu à la fin de notre précédente audition. Au cours de nos auditions, je m'efforce de laisser au rapporteur le temps de travailler le mieux possible – je salue d'ailleurs son travail. Je fais aussi tout mon possible pour organiser les débats de façon neutre, en respectant l'égalité entre l'ensemble des députés, afin que chacun puisse participer aux débats et interroger nos invités, sans aucun jugement sur le fond, naturellement : toutes les questions sont légitimes.
Pour garantir cette neutralité et cette égalité, un cadre est nécessaire, et nous vous l'avons soumis en début de réunion : propos liminaire des personnes auditionnées, premier temps de parole pour le rapporteur, premier tour de parole des autres députés afin que chacun puisse s'exprimer sans trop attendre, éventuellement deuxième tour de questions si le temps le permet. Pour rester dans ce cadre et assurer l'égalité, il faut que les questions ne dépassent pas deux minutes. Enfin, le rapporteur peut poser des questions complémentaires.
Tout à l'heure, et alors même que j'avais demandé plusieurs fois si des députés souhaitaient poser des questions sans que M. Aymeric Caron se soit signalé, je lui ai néanmoins donné la parole après le rapporteur, en fin de réunion : c'était une première souplesse. Ensuite, il a souhaité poser une autre question sans même me demander la parole : j'ai laissé faire, c'était une deuxième souplesse. Mais, après plus de deux minutes, il n'y avait toujours pas de question. Je lui ai demandé à deux reprises de poser sa question, et il ne l'a pas fait. J'ai donc mis fin à l'audition – qui a d'ailleurs duré trente minutes supplémentaires par rapport à ce qu'indiquait la convocation.
On ne peut que regretter cet incident, mais l'égalité entre députés me paraît fondamentale. Chacun doit respecter notre cadre et la présidence.
Nous entendons maintenant M. Yannick Carriou, président-directeur général de Médiamétrie.
Avant même votre propos liminaire, je voudrais vous poser deux questions. Pouvez-vous nous apporter des informations sur l'élargissement, évoqué par la presse, des audiences prises en compte par Médiamétrie ? Quel est votre regard sur le décalage progressif, continu, du début des programmes de première partie de soirée auquel on assiste sur l'ensemble des chaînes de télévision, publiques comme privées ?
Je vous remercie également de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé – notamment au sein des groupes audiovisuels – de nature à influencer vos déclarations.
Auparavant, je vous rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Yannick Carriou prête serment.)
Je commencerai par présenter rapidement Médiamétrie, avant de rappeler à grands traits l'évolution de l'audience de la télévision et d'exposer quelques constats sur les chaînes gratuites de la télévision numérique terrestre (TNT).
La mesure d'audience sert un double objectif : aider les médias à mesurer si leurs stratégies éditoriales rencontrent leur public ; valoriser les investissements publicitaires.
Médiamétrie a été créée en 1985 à l'initiative du gouvernement et des acteurs du marché audiovisuel publicitaire. C'est la société qui a en France la responsabilité des mesures d'audience de la télévision, de la radio et des acteurs numériques, au sein d'un périmètre qui sera amené à s'élargir au cours des mois et des années à venir.
La gouvernance de Médiamétrie est unique, et souvent enviée par nos homologues internationaux tant elle matérialise un esprit de transparence et de consensus. Le conseil d'administration, dont le rôle est de vérifier que le président gère la société de manière convenable et structurée, rassemble les acteurs majeurs du paysage audiovisuel, privés et publics, télévisions et radios, mais aussi agences médias et annonceurs publicitaires. Toutes nos mesures d'audience sont par ailleurs régulées et gouvernées par des comités interprofessionnels, tout aussi diversifiés, et auxquels les nouveaux acteurs du numérique ont été intégrés au fil des années. La mission de ces comités est de garantir la transparence et le consensus de marché : toutes les décisions que nous prenons sur les mesures – y compris leur récent élargissement que vous évoquez, monsieur le président – sont votées, à une majorité qualifiée exigeante. Ce sont bien toutes les parties prenantes du marché qui font, ensemble, évoluer les mesures.
J'ajoute que nos travaux sont audités de manière continue, notamment par un autre organisme interprofessionnel, le Centre d'étude des supports de publicité, qui réunit comme nous les différents acteurs de marché mais qui est beaucoup plus proche des milieux académiques, ce qui est utile pour cet exercice d'évaluation.
Dans un moment de transformation comme celui que nous vivons, les enjeux de mesure d'audience sont majeurs. Nous sommes aujourd'hui, je l'espère, le tiers de confiance du marché audiovisuel.
Je voudrais maintenant poser quelques jalons temporels pour résumer les évolutions des dernières années.
Une première période pourrait aller du lancement de la TNT, en 2005, jusqu'en 2012. L'offre télévisuelle s'accroît, grâce à la création des nouvelles chaînes de la TNT et à l'augmentation du nombre de chaînes payantes conventionnées par le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) – de 105, on passe à 138 chaînes. La consommation du média télévisuel réagit fortement à cet accroissement de l'offre, puisque la durée moyenne d'écoute individuelle passe de 3 heures 26 par jour en 2005 à 3 heures 50 en 2012 : c'est le pic historique de consommation de la télévision en France.
À partir de 2012, on assiste à une lente décroissance de la consommation : on arrive à 3 heures 40 en 2019, soit dix minutes de moins que sept ans auparavant. Cette diminution demeure modérée, mais elle est plus forte pour le public des jeunes : en 2012, les 15-34 ans passaient en moyenne 2 heures 47 à regarder la télévision ; en 2019, ils n'y consacrent plus qu'1 heure 43, soit une heure de moins.
Il faut se rappeler que 2012 marque le début d'une période d'usages entièrement nouveaux, notamment numériques : un quatrième opérateur de téléphonie mobile apparaît, ce qui entraîne selon les chiffres de l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep) une baisse de moitié environ du coût d'un forfait ; la 4G est lancée à la fin de l'année 2012 ; 300 000 foyers sont alors abonnés à la fibre à domicile, quand on doit être à une dizaine de millions aujourd'hui ; Facebook avait alors à peine plus de la moitié du nombre actuel de ses abonnés, et Snapchat, réseau le plus utilisé par les jeunes aujourd'hui, a été créé en 2016. Entre 2012 et 2019, nous avons donc assisté à une explosion des usages numériques : en 2012, les Français surfaient sur internet environ 4 heures par mois sur leur mobile ; en 2019, ce chiffre était de près d'une heure et demie par jour. Internet a ainsi pris une place importante dans nos vies, tout au long de la journée, mais aussi en empiétant sur le temps auparavant consacré à la télévision, notamment chez les jeunes.
En 2020, une autre phase débute avec la crise sanitaire. Les confinements et couvre-feux ont favorisé l'adoption de nouveaux usages, singulièrement celui des plateformes de vidéo à la demande, par abonnement : Netflix existe en France depuis 2014, mais ses débuts ont été relativement confidentiels, et sa croissance s'est fortement accélérée ; Amazon Prime a été lancé en 2019, Disney+ en 2020 et d'autres encore depuis. Notre pays compte aujourd'hui environ 9 millions d'utilisateurs quotidiens de ces services, qui prennent évidemment sur le temps consacré à la télévision. De 3 heures 43 en 2019, nous arrivons en 2023 à 3 heures 19 : la baisse est significative, mais cette durée reste considérable. La transformation actuelle des offres de télévision en plateformes à la demande fait naturellement partie de la stratégie des éditeurs de télévision pour reconquérir ces minutes perdues, même si tous reconnaissent que, dans cette offre, la composante linéaire et le direct resteront un actif stratégique majeur et une source primordiale de leur audience.
Le temps passé par les Français devant leur téléviseur est d'une remarquable stabilité : 4 heures 07 en moyenne par jour en 2014, 4 heures 09 en 2023. La différence, c'est qu'en 2014, 90 % de ce temps était consacré à la consommation de programmes de télévision, le reste étant par exemple du jeu ou du visionnage de DVD, alors que, dix ans plus tard, la télévision ne représente plus que 80 % de ce total. Cela montre l'intensité concurrentielle de ce marché, mais aussi la bonne résistance de la télévision : au pic de consommation quotidienne, aux alentours de vingt et une heures, la télévision réunit environ 25 millions d'individus, quand l'ensemble des services de vidéo à la demande totalisent, à leur pic qui se situe plutôt aux alentours de vingt-deux heures, environ 4,5 millions d'individus. Le ratio est parlant. Toute la vidéo sur internet rassemble quatre millions d'individus à son pic quotidien, vers dix-huit heures. Même si la consommation d'internet et des vidéos à la demande s'étale sur toute la journée, il faut se rappeler que la télévision conserve une puissance fédératrice inégalée.
Dans ce contexte, je ferai trois remarques sur la TNT.
Tout d'abord, la TNT gratuite est au cœur de l'offre télévisuelle en France. Cela ne change pas : en 2012, ces chaînes représentaient 89,2 % de la consommation totale de télévision ; en 2003, c'est même légèrement plus : 90,8 %. Les évolutions de la consommation de télévision que j'ai décrites s'appliquent donc à la TNT. Dans un marché de profusion, où les chaînes sont très nombreuses, les chaînes de la TNT gratuite structurent une offre diversifiée, connue, identifiable par nos concitoyens, qui en font le cœur de leur consommation télévisuelle gratuite. C'est vrai pour toutes les tranches d'âge.
Ensuite, cette offre diversifiée contribue à mon sens à une singularité du paysage français et à une certaine résilience de la télévision : les audiences restent chez nous très supérieures à ce qu'elles sont chez nos voisins européens. La durée d'écoute quotidienne des 25-49 ans était en 2023 de 2 heures 15 en France, 2 heures 02 en Italie, 1 heure 58 en Allemagne, 1 heure 42 en Espagne et 1 heure 14 au Royaume-Uni. Certains estiment que cela traduit un décalage de phase. À mon sens, cette différence est plus structurelle et montre une différence fondamentale entre la France et le Royaume-Uni, ou les États-Unis, notamment sur le poids de l'offre gratuite. Ce n'est certainement pas sans lien avec le fait qu'en France, l'achat ou la souscription à des abonnements à des services de vidéo à la demande semble plafonner à un foyer sur deux, quand, au Royaume-Uni, deux tiers des foyers disposent d'un abonnement, et quatre cinquièmes aux États-Unis. La puissance et la tradition de l'offre gratuite française constituent donc un facteur important d'équilibre entre les différentes offres. Certains pensent que la télévision pourrait disparaître sous l'effet de cette concurrence ; la messe est, je crois, loin d'être dite.
Enfin, en 2023, 14 millions de Français ne reçoivent les offres gratuites de télévision que par des moyens gratuits : le hertzien et le câble ou le satellite gratuits. C'est 10 millions de moins qu'en 2013, mais cela reste beaucoup. Il s'agit d'un public plus âgé – 56 ans en moyenne –, souvent appartenant à une catégorie socio-professionnelle plus modeste, et gros consommateur de télévision, avec plus de quatre heures par jour : il manifeste ainsi un attachement à une offre de TNT gratuite, diversifiée – et anonyme, car l'enjeu des données n'est pas nul.
J'en viens à vos questions.
S'agissant de l'extension de nos mesures d'audience, entre le 31 décembre 2023 et le 1er janvier 2024, le champ de la mesure d'audience de la télévision a évolué. Nous avons ajouté deux types de consommation. Le premier est celui des quelque 10 % des Français qui n'ont pas de téléviseur : ils consomment la télévision grâce à d'autres écrans, sur leur smartphone, leur tablette ou leur ordinateur. Le second est celui des gens qui possèdent une télévision mais qui regardent aussi la télévision à domicile sur un smartphone, une tablette ou un ordinateur. Cette consommation a été ajoutée tous les jours dans la référence de neuf heures du matin, que vous entendez dans les médias : ce chiffre concerne maintenant véritablement toute la télévision, en tous lieux, à domicile et hors du domicile, et quel que soit l'écran utilisé.
En ce qui concerne le décalage progressif du début des programmes de première partie de soirée, je le constate comme vous. Ces programmes débutent maintenant un peu au-delà de vingt et une heures.
La première partie de soirée, celle qui, historiquement, suivait le journal et la météo, a changé ; certaines chaînes proposent par exemple des feuilletons réguliers. Il n'y a donc pas de grand vide avant vingt et une heures, mais une structuration différente de la grille.
Par ailleurs, je ne sais pas si ce sont les changements de grille qui influent sur les habitudes ou l'inverse, mais si l'on regarde ce que font les gens qui choisissent librement ce qu'ils veulent, indépendamment d'une grille, c'est-à-dire ceux qui regardent des services de vidéo à la demande, le pic est à vingt-deux heures, c'est-à-dire bien plus tardif que celui de la télévision. On peut donc penser qu'il existe une appétence pour des consommations plus tardives.
Peut-on expliquer ce pic à vingt-deux heures précisément par une fuite due au fait que le programme de deuxième partie de soirée débute très tard ?
Mon rôle est modeste : je mesure l'audience. Je dois ici vous renvoyer aux spécialistes des grilles. Mais si les responsables des chaînes de télévision savaient comment éviter le départ des téléspectateurs vers la vidéo à la demande à vingt-deux heures, ils agiraient sans doute pour l'éviter…
Ce matin, Julia Cagé suggérait que nous devrions être plus rigoureux et réguler l'ensemble des émetteurs, y compris hors TNT, afin d'éviter une forme de chantage de certains éditeurs qui menaceraient de quitter la TNT. Est-ce possible ?
Je mesure tout, je ne régule rien.
Nous mesurons en effet les audiences de tous les acteurs de la télévision, qu'ils soient en TNT ou pas. Je disais que la TNT représente 90 % de la consommation de télévision ; les 10 % restants sont bel et bien mesurés. Il n'y a pas là d'obstacle technologique.
Il est donc possible d'appliquer la proposition de Julia Cagé. C'est une bonne nouvelle.
Étudiez-vous les contenus, par exemple pour quantifier la représentation de la diversité, ou bien vous en tenez-vous strictement à la question des audiences ?
Nous restituons des informations au niveau des programmes. Médiamétrie mesure l'audience de chaque chaîne à chaque seconde ; à ces chiffres, nous superposons les programmes, dont le déroulement exact nous est fourni par une société : en comptabilisant toutes les audiences d'un programme, seconde par seconde, on a l'audience du programme. Mais nous nous intéressons seulement à ce qui se passe de l'autre côté de l'écran : ce que font les gens, combien ils sont devant leur écran. Nous n'avons aucune information sur la nature des contenus eux-mêmes. Les questions de diversité ou d'équilibre entre hommes et femmes, par exemple, relèvent plutôt de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), qui a, je crois, publié une étude récente sur l'égalité entre hommes et femmes à l'antenne.
Êtes-vous en mesure de préciser la qualité de l'attention accordée aux écrans ? Pouvez-vous dire à vos clients que tel segment de la population a une attention plutôt flottante, qu'à telle heure la télévision est plutôt un bruit de fond car c'est l'heure de la sieste… ?
La réponse courte à votre question est :« non ».
Nous comptons les présences autour des appareils de diffusion. La question de l'attention est différente, complémentaire ; elle a fait l'objet d'études, notamment du service public. Nous nous cantonnons à la quantification, qui est déjà un métier compliqué.
Le fait de savoir si l'attention favorise l'impact publicitaire est un sujet de travaux de recherche. C'est une discipline à part, servie par des entreprises différentes de la nôtre.
En revanche, vous vous intéressez à la stratification des publics, afin que les publicitaires visent le public le plus adéquat possible. Quelles sont vos méthodes ? Quels types de panels utilisez-vous ? Comment entrez-vous dans le détail ?
Au cœur de nos mesures, il y a un panel : des gens que nous recrutons de façon totalement aléatoire, mais dont nous essayons qu'ils représentent au mieux la population française, selon des dizaines de critères socio-démographiques : âge, composition du foyer, catégorie socio-professionnelle évaluée assez précisément, localisation géographique, nature de l'accès à la télévision. Nous sommes le pays dans lequel les critères pris en compte pour mesurer la représentativité du panel sont les plus nombreux.
Ces critères sont fournis intégralement à tous les utilisateurs de nos mesures ; les cibles publicitaires sont notamment construites par chacune des sociétés, par croisement de ces critères, qui peuvent aussi être complétés d'autres études. Les cibles peuvent ainsi différer d'un éditeur de télévision à un autre.
Même si vous ne vous intéressez pas au contenu, avez-vous empiriquement observé une inflexion de certains programmes du fait des indications que vous aviez pu donner aux éditeurs ?
Je n'ai rien observé puisque, pour moi, les programmes ne se définissent que par un début et une fin. Mais une des vocations de nos mesures est bien d'évaluer à quel point une stratégie éditoriale rencontre un public : si les éditeurs achètent nos mesures, c'est, du moins je l'espère, pour s'en servir et optimiser leurs résultats. Je sais qu'ils le font, mais ce n'est pas du tout dans mon champ d'activité et de compétence.
En tant que spécialiste de l'opinion – je pense à votre carrière antérieure –, ne diriez-vous pas que la stratification des publics réduit le caractère fédérateur des chaînes de télévision ? Si chacun se place sur un segment particulier pour se partager le marché, cette vocation fédératrice de la communication audiovisuelle s'érode.
La question est un peu difficile. Les stratifications publicitaires n'empêchent manifestement pas les grosses chaînes de la TNT de fédérer : elles oscillent selon les jours entre 10 % et 20 %, voire plus, de parts de marché. Il y a assurément un dilemme entre diversité des offres, pour que tout le monde s'y retrouve, et fédération. Certaines chaînes sont plus fédératrices, d'autres plus spécialisées, selon la nature du service et de la programmation éditoriale. C'est une question d'équilibre. Mais si on n'avait, comme dans les années 1960, qu'une seule chaîne capable de fédérer tout le monde, il y aurait d'autres formes de critiques…
Vous avez rappelé les deux objectifs de la mesure de l'audience : évaluer la pertinence de la stratégie éditoriale et vendre des espaces. Avez-vous des offres différentes selon l'objectif visé ou s'agit-il d'un package, les mêmes mesures servant les deux objectifs ?
Concernant les chaînes dont l'audience n'est pas mesurée, pouvez-vous nous donner le coût de la mesure ? Je pense notamment à France 4, qui n'en bénéficie pas alors qu'elle a été pérennisée et se voit assigner des objectifs intéressants : qu'est-ce qui est tout de même mesuré, serait-il possible de le faire davantage, et pour quel coût d'investissement ?
La différence entre la mesure éditoriale et la mesure publicitaire est un véritable enjeu, qui fait partie de nos préoccupations.
Dans cette affaire, nous sommes en quelque sorte victimes de la complexification du monde. Auparavant, en mesurant l'audience d'une chaîne à chaque seconde, on avait du même coup la mesure publicitaire, puisque, si l'on savait placer un programme sur l'horloge, on pouvait également situer les spots et les écrans publicitaires. La mesure de l'audience à chaque seconde du flux linéaire nous permettait d'indiquer l'audience du spot qui avait commencé à 20 heures, 43 minutes et 17 secondes et s'était terminé trente secondes plus tard.
Aujourd'hui, une partie de la publicité, probablement la majorité, est mesurée ainsi, mais la publicité dite « adressée » s'est développée depuis quelques années et va continuer à le faire. Auparavant, tout le monde voyait la même publicité ; désormais, sur un support numérique, dans la plupart des cas, les éditeurs ou les régies publicitaires peuvent choisir, en fonction de qui vous êtes et de ce que vous avez vu précédemment, la publicité qui va vous être adressée. Il y a donc une déconnexion entre l'audience du programme proprement dit et celle d'une campagne, puisque des campagnes différentes peuvent être associées à un même programme à la demande.
C'est un sujet de préoccupation pour Médiamétrie parce que cela double son travail : nous mettons de plus en plus au point des dispositifs spécifiques pour les mesures publicitaires dès lors que la publicité a une composante adressée. Tout cela doit être cohérent, mais, de plus en plus, nous avons deux enjeux différents à traiter. La publicité adressée fait de plus en plus appel à la donnée des éditeurs eux-mêmes. Avant l'adressage publicitaire, il n'y avait que des grosses campagnes, pour tout le monde ; désormais, en fonction de la finesse du ciblage, les campagnes peuvent être toutes petites, de sorte que, sur un panel, on risque de ne pas bien les distinguer. Des dispositifs hybrides se développent donc, qui utilisent toujours la force et la robustesse des panels classiques, mais intègrent de la donnée, qui vient des éditeurs eux-mêmes et que nous validons, en particulier pour quantifier les volumes s'agissant des petites campagnes.
Je n'ai pas toute la tarification en tête, mais je peux vous donner des ordres de grandeur. La France a fait un choix singulier, qui peut être discuté mais qui est le fruit de l'histoire : la tarification des services de Médiamétrie dépend du niveau de service et non de la taille de la chaîne. Il y a certes une corrélation entre les deux : de petites chaînes n'ont pas nécessairement besoin du service le plus élaboré, de la donnée la plus granulaire, livrée le plus fréquemment possible. Il y avait eu un débat à ce sujet concernant France 4, qui souscrivait au service le plus élaboré et le plus cher, ce qui dépassait ses possibilités budgétaires. Désormais, ils ont bien un service, mais plus réduit que celui dont bénéficie France 2, TF1 ou d'autres grandes chaînes. Il y a toujours une discussion au sujet de l'adéquation de ce service-là aux besoins de France Télévisions pour le pilotage de France 4. Le passage à une mesure plus large répond en partie aux attentes de France Télévisions.
Je ne cache pas les prix ; simplement, je ne veux pas les annoncer ainsi ; mais je suis à votre disposition pour vous les donner sur une base sûre.
Pourriez-vous revenir au mode de décision interne de Médiamétrie ? Qui sont vos membres ? Comment peut-on devenir membre ? Y a-t-il différents niveaux décisionnels ? Chaque membre a-t-il le même poids dans la décision, quelle que soit sa taille et quel que soit le nombre de chaînes que représente le groupe ? D'ailleurs, la représentation se fait-elle par chaîne ou par groupe ? Cela n'induit pas le même rapport de force.
Les chaînes sont représentées par des groupes : le fait d'avoir un grand nombre de chaînes ne donne pas davantage de représentants.
La première condition pour être membre des comités qui régulent nos mesures d'audience est de souscrire à ces mesures : nous ne prenons pas des gens qui n'auraient pas d'intérêt dans l'affaire, qui veulent venir, mais sans jamais participer, y compris financièrement, à l'investissement dans les mesures d'audience.
Tout est mis aux voix, y compris le budget. Ainsi, le but de Médiamétrie ne peut être de gagner 10 %, 20 % ou 30 % de marge sur ces services. Nos comptes sont publics, en tout cas visibles par qui veut. Le total de nos activités représente environ 100 millions de chiffre d'affaires, pour une marge de 2 % à 4 % suivant les années : c'est ce que nous estimons nécessaire pour garantir l'alimentation d'un fonds de roulement qui nous permet, comme en ce moment, de procéder à des investissements quand le temps en est venu.
Chaque mesure a son comité, et chaque comité est généralement divisé en deux grands collèges : un pour les éditeurs, un pour les agences médias et les annonceurs – en gros, ceux qui vendent la publicité et ceux qui l'achètent. Au sein des collèges, les parts de voix de chaque partie sont équilibrées. Ainsi, pour qu'une décision passe, dans le cas de la télévision, il faut 75 % de votes favorables, chacun des collèges ayant une minorité de blocage. Les règles sont donc très exigeantes et l'équilibre entre les deux parties du marché est garanti. Le privé et le public sont représentés dans chacun des collèges éditeurs.
Cela peut entraîner une certaine lenteur, et l'on fait parfois grief à Médiamétrie de ne pas faire évoluer assez vite ses mesures en fonction des usages ; comme tout chef d'entreprise, je reconnais ma part de responsabilité dans nos erreurs, mais il s'agit aussi du temps du consensus, condition de la robustesse des mesures. Voilà bien longtemps qu'une partie du marché ne s'est pas opposée à ces dernières.
Le président a le droit de vote, mais, en pratique, je ne vote jamais.
Vous mesurez l'audience seconde par seconde et, pour évaluer le programme, vous faites appel à une autre entreprise. Quelle est cette entreprise ? De quoi vit-elle ? Je ne suis pas certain de comprendre exactement son activité. Y en a-t-il d'autres sur le marché ?
Nous mesurons l'audience seconde par seconde pour une chaîne donnée. Cela ne dit rien du programme.
Dans certains pays, comme au Royaume-Uni, les chaînes envoient leur conducteur à notre homologue, qui additionne toutes les secondes de chaque tranche telle qu'elle y est indiquée. Mais l'exécution des grilles n'est pas parfaitement précise : un programme peut commencer une minute ou quelques secondes après l'heure prévue. Pour Médiamétrie, une société qui s'appelle Kantar, que vous connaissez et qui dispose de l'infrastructure nécessaire, relève le début et la fin exacts des programmes et nous transfère cette information pour que nous puissions consolider les secondes à prendre en compte pour mesurer précisément les audiences.
Kantar s'occupe aussi de la pige publicitaire, c'est-à-dire qu'elle mesure le nombre de campagnes par secteur d'activité, etc. – c'est un peu le thermomètre de l'activité publicitaire, du point de vue de l'investissement comme de la nature et du nombre des campagnes, sur tous les médias.
Sur le site de Médiamétrie, on voit que vous cherchez tout de même à travailler sur la qualité de l'attention, en utilisant l'intelligence artificielle et grâce à un partenariat avec Datakalab. Il s'agit apparemment de mesurer les émotions des spectateurs, en tout cas de ceux qui sont en ligne. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ce partenariat ?
J'aime bien Datakalab, Frank Tapiro et son aventure, mais, je vous l'ai dit, nous ne faisons pas cela. Cette doctrine s'est forgée avec le temps. Depuis que je suis devenu président, le 1er avril 2020, nous n'avons strictement rien fait avec Datakalab. Cela ne les empêche pas de poursuivre leurs affaires dans ce domaine. La mesure des émotions, d'autres sociétés s'en occupent, par exemple Explain. Ces sociétés existent, elles conduisent un travail scientifique, mais pas avec nous. Il a pu y avoir des explorations, des discussions, mais il n'y a pas de partenariat, au sens contractuel du terme, en cours.
Voilà qui permet de dissiper un malentendu.
Pour revenir au fonctionnement concret de Médiamétrie, vous avez la chance de réunir l'ensemble des acteurs, mais comme je suis un peu taquin, j'ai tendance à penser qu'il y a un risque d'entente entre éditeurs et publicitaires s'ils se rencontrent en permanence chez vous. Avez-vous des procédures pour prévenir ce genre de chose ?
Je ne sais pas ce que vous voulez dire par « entente », mais, chez nous, il n'y a pas de discussion sur les prix, le business ni sur aucune question liée au trading ou aux échanges publicitaires. Nous réunissons au sein de la même unité, soumis à des procédures de vote très exigeantes, des gens qui ont des intérêts contraires. En effet, nous avons chez nous toute la chaîne alimentaire du marché de la publicité : les annonceurs, les agences médias qui travaillent pour les annonceurs, les éditeurs qui vendent aux annonceurs. C'est cette pluralité de vues et cette discussion, qui plus est auditée, qui garantit la neutralité et la transparence des décisions. Celles-ci sont communiquées à tout le marché : nous avons plusieurs centaines de clients, et si je ne peux malheureusement pas tous les héberger au sein d'un seul comité, ils reçoivent après chaque comité un document indiquant l'intégralité des décisions prises. La transparence est donc totale. C'est la gestion des intérêts contradictoires – et je peux vous assurer que, parfois, ils le sont vraiment ! – qui nous permet d'assurer cette transparence et ce consensus.
Vous dites que vous ne pouvez pas accueillir une centaine de clients au sein d'un même comité, ce que je comprends très bien. Comment ceux qui sont présents sont-ils sélectionnés ? Les plus gros sont là, mais pas les plus petits ?
Non. Il y a toujours des places réservées pour l'audiovisuel public, depuis la création de Médiamétrie. Pour le reste, nous avons des règlements, un certain nombre de sièges par collège, et nous nous fions souvent aux instances professionnelles de chaque composante du marché pour valider la désignation des représentants au sein des comités – à condition qu'ils souscrivent eux-mêmes aux mesures.
Vous avez évoqué la composante publicitaire adressée, vraisemblablement appelée à prendre de l'ampleur et qui suppose de votre part un traitement de données. Comment protégez-vous celles-ci ? Avez-vous un comité d'éthique ? L'adressage publicitaire a tout de même une dimension un peu intrusive.
Nous sommes indirectement concernés par ce dont vous parlez : nous n'adressons pas de publicités ; néanmoins, nous employons des technologies qui collectent de la donnée personnelle, laquelle doit être traitée en accord avec les principes du règlement général sur la protection des données (RGPD).
Souvent, d'ailleurs, cela crée des différences entre les protocoles de mesure français et européens et ceux qui ont cours aux États-Unis. La société Nielsen, plus gros mesureur d'audience outre-Atlantique, applique des protocoles, parfaitement légaux là-bas, qui consistent à fusionner ces données avec les mégabases d'Experian, pour disposer d'informations très détaillées sur les foyers. Nous ne faisons pas cela.
Nous avons un délégué à la protection des données ou data protection officer et toutes les instances internes qu'il faut. Pour preuve de notre sérieux en la matière, nous venons d'obtenir la certification ISO 27001 pour la sécurité de l'information et la certification ISO 27701 pour la sécurité des données et le traitement des informations personnelles. Non seulement nous nous soumettons comme tout le monde à la loi, mais nous nous donnons les moyens d'être certifiés indépendamment dans ces domaines. Et bien sûr, quand nous avons des questions, nous travaillons avec la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil).
Je m'adresse à l'observateur averti que vous êtes : pour certaines chaînes, les audiences sont très faibles ; est-il vraiment possible d'être rentable dans ces conditions ?
Je l'espère, car cela leur permettra de continuer de souscrire à nos services ! Je vous renvoie à ces chaînes pour des informations précises ; je n'ai pas accès aux comptes des chaînes. L'équilibre économique dépend évidemment des recettes et des coûts ; or les recettes sont diverses. Certaines chaînes, notamment dans la longue traîne des 10 % dont je parlais précédemment, n'ont pas de vocation publicitaire particulière et concluent plutôt des contrats de diffusion avec des agrégateurs, ce qui permet à ces derniers de compléter leur offre par une coloration ou une spécificité nouvelle. Les revenus de la chaîne découlent alors des termes de l'échange de services. Il faut ensuite que la grille soit adaptée à ces revenus. Comme pour toutes les entreprises, certaines gagnent de l'argent et d'autres en dégagent temporairement moins, mais les situations trop déficitaires ne sont guère durables.
Une question de béotien : vous nous dites que vos clients ont besoin d'une mesure d'audience à la seconde ; pourquoi ? Cela ne correspond pas au temps vécu des humains.
Nous faisons une mesure à la seconde que nous réagrégeons ensuite. Aucun de nos clients ne l'utilise en tant que telle. Il s'agit plutôt pour nous d'assurer la précision de nos mesures. Par convention, en France, l'audience d'un programme est son audience moyenne. Le fait de calculer la moyenne à la seconde est une garantie de rigueur. Nous nous imposons cette discipline pour cette raison. Évidemment, l'éditeur ne s'occupe pas de la seconde ; cela ferait beaucoup trop d'informations à analyser : il regarde l'audience de son programme, et éventuellement les courbes pour identifier d'éventuels décrochés à tel ou tel moment.
Merci beaucoup. Je vous propose de compléter nos échanges en envoyant à notre secrétariat les documents que vous jugerez utile à la commission d'enquête, ainsi que des réponses écrites, si vous le pouvez, au questionnaire qui vous a été transmis, dans la limite des compétences de votre société.
La commission auditionne des membres du comité relatif à l'honnêteté, à l'indépendance et au pluralisme de l'information et des programmes du groupe M6-RTL :
– M. Louis de Broissia, ancien parlementaire, président du comité
– M. Patrice Duhamel, journaliste, ancien directeur général de France Télévisions
– Mme Nicole Tricart, ancienne inspectrice générale de la police nationale
Mes chers collègues, nous allons désormais entendre trois membres du comité relatif à l'honnêteté, à l'indépendance et au pluralisme de l'information et des programmes (Chipip) du groupe M6-RTL : son président, M. Louis de Broissia, député de 1988 à 1998 puis sénateur de la Côte-d'Or de 1998 à 2008, membre de la Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet (Hadopi) de 2018 à 2021 ; Mme Nicole Tricart, inspectrice générale honoraire de la police nationale ; M. Patrice Duhamel, journaliste, ancien directeur des programmes de France Inter, ancien directeur adjoint du Figaro Magazine, ancien directeur général de France Télévisions.
Madame, messieurs, je vous souhaite la bienvenue et je vous remercie de prendre le temps de répondre à notre invitation. Je vais vous donner la parole pour une intervention liminaire, qui précédera notre échange, sous forme de questions et réponses. Je vous remercie également de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé – notamment au sein des groupes audiovisuels – de nature à influencer vos déclarations. Auparavant, je vous rappelle qu'en application de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées par une commission d'enquête doivent prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Louis de Broissia, M. Patrice Duhamel et Mme Nicole Tricart prêtent successivement serment.)
Mon métier d'origine est celui de la presse : j'ai dirigé le journal régional Le Bien public et j'ai travaillé avec le groupe Hersant, en tant que directeur général délégué de la Socpresse en charge de la numérisation des contenus de la presse écrite. En tant que sénateur, j'ai été le rapporteur de la loi relative à la modernisation de la diffusion audiovisuelle et à la télévision du futur portant télévision du futur. À cet égard, plutôt que de télévision numérique terrestre (TNT), je préfère parler de télévision numérique pour tous. J'ai ensuite été en charge, avec le groupement d'intérêt public (GIP) France Télé Numérique, de la mise en place de la TNT, partout en France métropolitaine et en outre-mer. Afin de lever toute ambiguïté, je rappelle que j'ai été administrateur de France Télévisions, de Public Sénat et de France 24 ; je reste administrateur de la Société professionnelle des papiers de presse. Mes fonctions ne prêtent donc plus lieu à aucun conflit d'intérêts.
Deux des membres de notre comité – Mmes Jacqueline de Guillenchmidt et Anne Lalou – sont absentes. J'ai répondu à votre sollicitation, car je considère que la TNT a constitué une étape importante pour la liberté de communication, pour l'ouverture de l'information sur tous les territoires français. Comme provincial, j'ai connu une période erratique pour la télévision et je me réjouis du fait que le spectre audiovisuel français soit désormais ouvert à tous et qu'il ait fait modèle. Dans le cadre de mes fonctions au Quai d'Orsay, j'ai d'ailleurs été en charge de la diffusion de la TNT à la française, qui a servi de modèle au monde entier.
J'ai un parcours quelque peu atypique au sein du comité d'éthique, puisque je suis inspectrice générale honoraire de la police nationale. Pendant trente-cinq ans, j'ai été commissaire à la police judiciaire de Paris, dont treize ans au sein de la brigade de protection des mineurs. Dans ce service, j'ai été plus particulièrement en relation avec les médias et les journalistes. Depuis ma cessation d'activité, j'œuvre au sein d'associations centrées sur l'enfance, en particulier au jury du Prix Média, qui décerne des prix à des fictions et à des documentaires français ou étrangers pour la jeunesse.
Je suis journaliste depuis 1969. Avant d'être le directeur général de France Télévisions, j'ai été celui de Radio France, pendant trois ans. Plutôt que d'avoir un propos liminaire, les fonctions que nous occupons dans le cadre du comité d'éthique du groupe M6-RTL n'étant pas directement liées à l'objet de votre commission d'enquête – nous n'avons aucune responsabilité, directe ou indirecte, dans l'attribution des fréquences de la TNT –, il me semble plus utile de répondre directement à vos questions. En tant qu'ancien patron de France Télévisions, j'ai bien sûr des avis personnels.
Je vous rappelle que l'objet de la commission d'enquête est de s'assurer que les chaînes de télévision respectent leurs engagements, non pas de savoir si l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) a raison de leur avoir délivré une autorisation. Il s'agit donc d'évaluer dans quelle mesure le groupe M6-RTL respecte ses obligations, tâche qui relève de votre comité.
Si l'existence même du comité est une bonne chose, quelles sont ses modalités de travail ? Combien compte-t-il de personnes ? De quel budget dispose-t-il ? Le cas échéant, de combien d'assistants bénéficiez-vous ? À quelle fréquence vous réunissez-vous ?
Le comité – nous avons coutume de le nommer comité d'éthique, mais ses attributions sont en réalité plus larges – est composé de cinq personnes, ayant toutes des approches différentes, comme l'ont montré nos trois présentations respectives. Jacqueline de Guillenchmidt a été membre du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) – devenu Arcom – et du Conseil constitutionnel ; Anne Lalou dispose pour sa part, dans le domaine d'internet, d'une expertise d'autant plus utile qu'il s'agit de l'un de nos sujets de préoccupation.
Le comité d'éthique a été créé – puisque le groupe M6-RTL n'en disposait pas auparavant – à la suite de la loi du 14 novembre 2016 visant à renforcer la liberté, l'indépendance et le pluralisme des médias, dite « loi Bloche », et renouvelé à trois reprises. Jacqueline de Guillenchmidt et Anne Lalou m'ont indiqué ne pas souhaiter être reconduites dans leurs fonctions, pour des raisons d'ordre personnel et familial et d'agendas surchargés. Constitué pour l'ensemble des services du groupe M6-RTL, il comporte cinq personnes et remplit les obligations de la loi Bloche. Nous nous réunissons de façon extrêmement libre et indépendante, sans recevoir de directives de la part du groupe M6-RTL.
Nous avons effectué des autosaisines diverses et variées, qu'elles soient relatives à un podcast sur RTL, au contrôle et à la reprise de la diffusion des informations sur les réseaux sociaux, à une menace pesant sur la journaliste Ophélie Meunier dans le cadre de l'enquête pour un documentaire de « Zone interdite » et au traitement des campagnes électorales et du pluralisme par les rédactions. Nous avons le sentiment d'avoir pu travailler librement. Nous effectuons deux à quatre réunions annuelles, avec pour seuls moyens mis à notre disposition les tâches de secrétariat.
Pouvez-vous évoquer plus en détail les derniers travaux que vous avez effectués, qu'il s'agisse d'autosaisines ou de saisines par le groupe ou par toute personne ou organisme extérieur ?
La première autosaisine a fait suite à une enquête de « Zone interdite » sur la protection de l'enfance, mettant en cause des élus locaux et évoquant la chaîne de responsabilités de l'aide sociale à l'enfance. Nous avons interrogé toutes les personnes ayant participé à l'élaboration du reportage et nous avons conclu en accordant un droit de réponse, qui a été diffusé et a donné satisfaction à toutes les parties prenantes.
À la suite d'une sollicitation de la société des journalistes (SDJ) de RTL concernant un podcast, nous nous sommes saisis de la question des podcasts en général. Il s'agissait de déterminer s'il était possible qu'un journaliste à l'antenne intervienne dans un podcast financé par un commercial – en l'espèce, la CNP Assurances. Nous avons entendu des journalistes, à plusieurs reprises, et nous avons trouvé un accord qui a permis de donner satisfaction aux uns et aux autres, sans qu'il ne soit fait obstacle au développement de podcasts supplémentaires.
Nous sommes également autosaisis quant à la manière de réaliser les reportages sur l'Ukraine, s'agissant de la liberté des journalistes et de la manipulation de l'information. La conclusion a été que, si les journalistes et les directions de rédaction disposaient de moyens suffisants, ils devaient veiller à couvrir les conflits de façon extrêmement vigilante.
Nous avons aussi auditionné, à plusieurs reprises, des journalistes sur les modalités de couverture de la campagne électorale présidentielle, notamment en termes de respect du pluralisme de l'information. Selon eux, si l'Arcom veille parfaitement au respect du pluralisme, les règles qui s'imposent aux directions des rédactions s'apparentent davantage à une obligation de comptabilité des temps de passage qu'à un véritable pluralisme de l'information : il faut tenir compte, à la minute près, voire à la seconde près, de la représentation de chaque formation politique partie prenante dans l'élection présidentielle. Nous avons considéré la nécessité de substituer un pluralisme véritable à une réglementation purement comptable comme un sujet d'importance, au point que nous avons envisagé de saisir les comités d'éthique de l'ensemble des chaînes publiques ou privées sur cette question, afin que le Parlement en soit alerté.
Quel est votre regard, monsieur Duhamel, sur ces règles comptables en matière de pluralisme sur les chaînes privées ou publiques, s'appliquant aux candidats, aux personnalités politiques ainsi qu'aux autres personnalités – éditorialistes ou intervenants financés par des groupes ou des partis politiques – et fléchées par l'Arcom ? Permettent-elles véritablement de garantir la pluralité des idées ?
J'en ai fait l'expérience lorsque j'étais journaliste et, surtout, lorsque j'ai dirigé des grands médias, avec une responsabilité sur les directions de l'information. Comme l'aurait dit le général de Gaulle, il est archi-légitime que chacun puisse s'exprimer, dans le cadre d'une campagne présidentielle, ou, dans quelques mois, d'une campagne européenne. Parfois, pour ne pas dire souvent – trop souvent, de mon point de vue –, il arrive cependant que le respect de l'arithmétique l'emporte sur celui du pluralisme au sens littéral du terme. En tant que journaliste politique, je considère que le fait de donner, à la seconde près, le même temps d'antenne à un candidat qui pèse 20 % ou 25 % des voix qu'à celui qui en représente 2 % peut poser des problèmes dans le suivi d'une campagne électorale.
Si je n'ai pas en mémoire le détail des dernières évolutions intervenues en la matière, le fait d'avoir étendu cette comptabilité au traitement de l'information par les journalistes eux-mêmes – le temps d'antenne – me semble être totalement surréaliste. C'est là un point de vue personnel, que je n'exprime donc pas en ma qualité de membre du comité d'éthique. Une régulation est certes nécessaire, car il est inenvisageable de ne pas encadrer les médias qui bénéficient de fréquences publiques, comme cela est le cas aux États-Unis. L'encadrement gagnerait cependant à être beaucoup plus souple et à faire davantage confiance à la responsabilité des journalistes et de leur hiérarchie.
La chaîne CNews est considérée comme une chaîne d'opinion, plus que d'information. Au regard de votre expérience, quel est votre avis sur ce sujet ? S'agit-il d'un faux débat ?
Ce n'est pas un faux débat, puisque l'Arcom a, me semble-t-il, considéré qu'au regard des obligations formelles – le temps d'antenne des différents responsables –, les obligations de cette chaîne en matière de pluralisme étaient respectées. Il est néanmoins une question qui vaut pour toutes les chaînes : faut-il mettre une étiquette sur le front de chaque chroniqueur ou journaliste ? Ce sujet – je l'ai vécu en tant que journaliste en activité – est extraordinairement compliqué. J'ai connu des périodes où la tension idéologique des campagnes électorales était telle qu'une étiquette était apposée à chaque journaliste s'exprimant à la radio ou à la télévision. Le 10 mai 1981 au soir, sous la pluie, place de la Bastille, mon frère et moi avons été sifflés : j'en ai été étonné, car j'avais le sentiment de faire mon métier normalement. François Mitterrand et ses porte-parole m'ont d'ailleurs indiqué par la suite qu'il s'agissait du jeu d'une campagne électorale et qu'ils n'avaient rien à me reprocher.
Une solution, qui toutefois mettrait en cause la liberté d'expression, consisterait à interdire aux chroniqueurs ne disposant pas d'une carte de presse de s'exprimer sur les plateaux. Mais un tel système serait sans doute ingérable. Il faut donc faire confiance au dispositif actuel et le respecter. Concernant les campagnes électorales, il faut se placer du point de vue du public – les téléspectateurs et les auditeurs – pour lequel on travaille : donner, de façon assez caricaturale, la même importance à un candidat ou une candidate susceptible d'être Président de la République ou de figurer au second tour, qu'à un ou une candidate qui représentent 2 % ou 3 % du corps électoral, sans disposer d'aucun parlementaire, est trop pesant. Beaucoup d'auditeurs ou de téléspectateurs ont réagi en ce sens. Encore une fois, il ne s'agit que de mon expérience personnelle et je n'ai pas de leçons à donner.
Vous nous avez fait part de votre étonnement, vous entendrez le mien. Je m'étonne que l'on confie le soin de faire respecter le pluralisme de l'information à des personnes qui, manifestement, considèrent que les règles d'égalité du temps de parole sont absurdes. Cela ne me semble pas être une disposition d'esprit adéquate, même si l'important est que la loi soit respectée.
Je vous invite maintenant à répondre aux questions que je vous pose : combien de fois le comité s'est-il réuni en 2021, en 2022 et en 2023 ? Un questionnaire vous a été transmis, donc les réponses devraient être faciles à trouver.
Il s'est réuni trois, voire quatre fois. Chaque bilan fait état de nos réunions : elles retracent nos autosaisines, la manière dont nous souhaitons interroger la direction juridique du groupe M6-RTL ou une commission créée sur un sujet – par exemple, le numérique –, une saisine par la SDJ ou nos relations avec l'Arcom.
Il m'a été demandé de faire part de mon expérience. Elle est la suivante : du point de vue des journalistes et du public – pour lequel les journalistes travaillent, dans le secteur public comme dans le secteur privé –, est-il normal qu'un candidat ou une candidate de La France insoumise, de Renaissance ou du Rassemblement national, pesant chacun 20 % à 25 % des voix – j'ai pris l'exemple d'une campagne présidentielle mais on pourrait en évoquer d'autres, moins importantes – dispose, pendant une période, même restreinte, à un moment essentiel – plus on se rapproche du premier tour, plus les règles d'égalité des temps de parole sont strictes –, à la seconde près, du même temps d'antenne dans les journaux télévisés ou radio, qu'un candidat ou une candidate qui pèse 1 % ou 2 % ?
Vous me mettez en cause sur mon respect de la loi, mais vous m'avez demandé mon expérience personnelle et je vous la donne. Si vous interrogez les patrons de médias qui disposent de services très développés et compétents sur les retours des téléspectateurs ou des auditeurs, ils vous confirmeront que tous – quelle que soit leur sensibilité politique – s'étonnent des problèmes posés par cette stricte égalité. Je ne vois pas en quoi mes propos remettent en cause la loi et je m'étonne d'une telle agressivité.
Merci monsieur Duhamel. Nous avons bien noté qu'il s'agissait de votre expérience personnelle.
Pour compléter l'intervention de M. de Broissia, je précise que les bilans de nos cinq années d'activité ont été publiés sur le site de M6 : tout le monde peut les consulter et avoir accès à toutes les données ; figurent dans ces bilans toutes les saisines et les rencontres que nous avons eues.
Je ne suis que le porte-parole du comité relatif à l'honnêteté, à l'indépendance et au pluralisme de l'information et des programmes. Nous avons entendu les journalistes des deux directions – RTL et M6 – pour savoir de quelle manière s'était manifesté le pluralisme des opinions et des expressions à l'occasion de la campagne qui venait de se dérouler. J'ai été impressionné par les propos des deux directeurs de rédaction et des journalistes quant au système de comptabilité – je n'ai rien contre les comptables, mais j'ai retenu ce mot. J'ai moi-même été en charge de médias et je considère également que la comptabilité n'est pas l'essentiel : ce qui compte est que le pluralisme puisse s'exercer, dans la richesse de ses expressions. Il ne faut pas faire de mauvais procès à tel ou tel membre du comité, car nous ne faisons que restituer ce que les journalistes nous ont communiqué. Nous avons d'ailleurs envisagé de saisir l'ensemble des comités, pour que l'information parvienne aux deux chambres du Parlement et qu'une réflexion soit menée sur ce sujet, qui n'est pas clos.
De quels moyens disposez-vous pour auditer, directement ou au sein du groupe, le pluralisme et les sujets relatifs aux conventions de l'Arcom ?
Nous regardons M6 et écoutons RTL, en tant que témoins vigilants, même si nous ne sommes pas chargés de comptabiliser les temps d'expression des uns et des autres. Pour ma part, je confesse que je ne regarde pas exclusivement M6 toute la journée ; tout comme mes collègues, je n'ai pas été nommé pour regarder l'ensemble des prestations. Je suis intéressé par l'information de M6, par les documentaires et par les magazines : il m'arrive de suggérer à mes collègues de nous autosaisir de tel ou tel sujet. Nous pouvons également entendre, à tout moment, les directions de rédaction ; nous ne nous en privons pas et leurs responsables nous réservent d'ailleurs très bon accueil.
Il y a peut-être un petit malentendu sur l'importance de ces comités. Nous nous réunissons trois ou quatre fois par an, bénévolement, sans collaborateur ni secrétariat. Le seul instrument dont nous disposons, le relevé des temps d'antenne, nous est fourni par les diffuseurs et par l'Arcom. Il ne faut donc pas se tromper sur notre importance : nous ne sommes pas une structure parallèle à la direction des groupes. Nous déjeunons deux fois par an avec tous les patrons du groupe. Et c'est tout. Nous n'y passons pas trois heures par jour.
Pour votre défense, le législateur a lui aussi été léger au moment de créer ces comités, puisque, selon l'article 30-8 de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, le comité d'éthique, « chargé de contribuer au respect des principes énoncés au troisième alinéa de l'article 3-1, […] peut se saisir ou être consulté à tout moment par les organes dirigeants de la personne morale, par le médiateur lorsqu'il existe ou par toute personne ». Il faudrait peut-être apporter quelques clarifications.
Les comités relatifs à l'honnêteté, à l'indépendance et au pluralisme de l'information et des programmes, les Chipip – terrible acronyme –, ont été introduits par la loi du 14 novembre 2016. Bilan pour le groupe M6-RTL : pas de saisine en 2019, une en 2020, qui venait de la direction, une autre des journalistes en 2021 sur la question des podcasts commerciaux, aucune en 2022. Votre comité n'aurait rien d'une exception, à en croire le rapport d'information de la commission d'enquête sénatoriale sur la concentration des médias. Est-ce dû à un manque de visibilité ? J'ai du mal à imaginer que, parmi les millions de téléspectateurs de M6, pas un seul n'ait fait remonter la moindre interrogation, ne serait-ce que par le biais d'un médiateur – en avez-vous un, d'ailleurs ?
À vrai dire, ces deux saisines ne sont même pas, formellement, des autosaisines, puisqu'elles ne concernaient pas des sujets relatifs à l'honnêteté, à l'indépendance et au pluralisme, lesquels ne semblent pas faire débat. Il serait intéressant de voir quelle en est l'incidence sur le renouvellement des conventions. Le législateur a-t-il suffisamment serré les vis ou ces Chipip ne sont-ils qu'une simple caution formelle ?
On lit, dans l'un des comptes rendus du Sénat, que vous aviez échangé, à l'époque du projet de fusion entre M6 et TF1, avec vos collègues du Chipip de TF1, dont Édith Dubreuil, et que vous aviez même eu un échange avec l'Arcom et l'ensemble des Chipip. En quoi était-ce éclairant ? Je ne vois pas en quoi vos rapports d'activité éclairent l'Arcom sur la qualité de la prise en compte des dimensions déontologiques dans les conventions des chaînes. Je ne serai pas indélicat en vous questionnant sur votre utilité, mais je m'interroge sur la réalité de vos prérogatives et de votre visibilité. Avez-vous demandé que des efforts de communication soient faits, afin de favoriser les manifestations des téléspectateurs auprès du Chipip – des cartels, par exemple ? Je n'ai jamais rien vu pour ma part.
Je tiens à vous remercier de la pertinence de vos observations et de vos questions. D'abord, nous ne parlons pas de « Chipip » – ce mot ne nous plaît pas beaucoup – mais de comité d'éthique. Nous n'avons pas le sentiment de jouer les utilités, mais d'être un parmi d'autres. Avec la mission confiée à Emmanuel Hoog en 2019, nous avons d'ailleurs vu fleurir des syndicats de journalistes chargés de la déontologie de l'information et du pluralisme. J'ai l'impression que plus nombreux nous sommes moins nous sommes efficaces. Nous avons également le sentiment que nos relations avec l'Arcom tendent, heureusement, à se rapprocher. Vous avez d'ailleurs relevé dans nos rapports, si maigres soient-ils, que nous entretenions désormais des relations régulières avec elle. Nous avons eu trois réunions récemment, y compris entre ensemble et comités, lesquels font à peu près le même constat que nous, à savoir que nous n'avons jamais été saisis.
Nous sommes visibles sur le site internet des chaînes. Devons-nous faire apparaître un bandeau régulier, comme dans le cas d'une grande cause nationale ? Les téléspectateurs et les auditeurs réagissent plutôt, nous semble-t-il, par le biais d'interpellations sur les réseaux sociaux et non en consultant ce que vous appelez les Chipip.
Votre question est légitime, sinon évidente. Nous n'avons en effet jamais été saisis par un seul téléspectateur ou auditeur. Si nous mettions des bandes-annonces en permanence sur toutes les chaînes, nous recevrions des milliers d'alertes, comme l'Arcom. Or jamais je ne participerais à un comité d'éthique nécessitant un travail à temps plein. J'ai accepté d'en faire partie parce que cela me permettait de continuer à faire part de mon expérience, en me laissant toute disponibilité pour mon métier. Les téléspectateurs s'expriment sur les réseaux sociaux ou saisissent l'Arcom, laquelle a tous les moyens d'instruction, contrairement à nous.
Pour améliorer le pluralisme interne, certains veulent encadrer les temps de parole non seulement des personnalités politiques mais aussi des chroniqueurs et des éditorialistes, ce qui reviendrait à mettre tout le monde ou presque dans des cases. N'est-ce pas illusoire voire dangereux pour la démocratie ?
Par ailleurs, au titre du respect des obligations de la loi du 30 septembre 1986 et des conventions, l'Arcom est parfois amenée à prendre des sanctions à hauteur de 4 à 5 % du chiffre d'affaires des chaînes. Vous semblent-elles adaptées et dissuasives ?
À titre personnel, le fait de cataloguer tout intervenant à la télévision m'apparaît dangereux pour la liberté d'expression. Qui plus est, les personnes peuvent changer d'avis – cela m'est arrivé. Quant à savoir si nous aurions les moyens de le faire, absolument pas. Je ne crois pas que l'Arcom ait les moyens non plus de contrôler minute par minute et chaîne par chaîne le temps d'expression des uns et des autres. Ou bien le budget que vous lui consacrez est à la hauteur de ce qu'espère le président de l'Arcom !
Les moyens sont à la hauteur puisque l'Arcom va jusqu'à nous restituer des crédits à la fin de l'année.
Imaginez que, à partir du 1er janvier 2025, tous les journalistes politiques au sens large qui s'exprimeront sur les plateaux de télévision devront être classés en fonction de ce que l'on imagine de leur sensibilité politique. C'est monstrueux ! On aurait X favorable à La France Insoumise (LFI) et à la Nouvelle Union populaire, écologique et sociale (Nupes) et Y favorable à LFI mais pas à la Nupes. Un autre journaliste dirait le matin que la partie de la conférence de presse du Président de la République sur le Rassemblement national a été très réussie, ce qui le cataloguerait parmi les journalistes favorables à Renaissance ; et l'après-midi qu'il a été un peu flou sur l'école et qu'en choisissant l'ordre avec l'uniforme il va vers la droite voire l'extrême droite, ce qui le ferait changer de catégorie. Imaginez-vous un tel système ? C'est impossible et monstrueux. Je suis journaliste, je suis libre, je dis ce que je veux. Je ne vois pas un journaliste professionnel normalement constitué – pour avoir dirigé Radio France et France Télévisions, je ne suis pas totalement irresponsable – qui oserait vous dire autre chose que ce que je viens de vous dire. Si vous m'en trouvez un, je l'inviterai à déjeuner avec un grand bonheur !
Vous parlez d'une époque peut-être révolue. Si j'ai un rapport un peu vintage à la politique, peut-être en avez-vous également un aux chaînes d'information. Le problème, ce sont les journalistes qui ont glissé vers une approche uniquement éditorialiste et les chroniqueurs qui ne sont pas journalistes et dont l'expression n'est pas liée par les règles déontologiques du journalisme que vous défendez. Il y a une gradation entre le journaliste de la chaîne, le journaliste d'une autre chaîne qui intervient bénévolement, celui qui vient parler dans le cadre d'un ménage…
En ce cas je retire le terme. Je suis haut fonctionnaire et les hauts fonctionnaires, eux aussi, font parfois des ménages. Ce n'est pas péjoratif pour moi. Disons : une activité qui n'est pas son activité principale pour son employeur principal et pour laquelle il est sollicité ponctuellement. Enfin, il y a cette zone grise des gens qui n'ont pas de carte de presse mais dont la présence régulière sur un plateau trompe le téléspectateur, qui imagine qu'il parle avec le magistère moral et l'indépendance du journaliste, ce qui n'est pas le cas d'un chroniqueur, d'un consultant ou du représentant d'un groupe de réflexion ou think tank.
Il me semble que l'Arcom réfléchit à cette question. Dès lors que X ou Y, que ce soit dans le cadre d'une campagne électorale ou dans le cadre de la vie publique quotidienne, dit régulièrement soutenir le Président de la République, Jean-Luc Mélenchon ou Marine Le Pen de façon évidente, l'Arcom peut non pas lui mettre une étiquette mais comptabiliser son temps de parole dans celui des partis politiques identifiés. Certains chroniqueurs apparaissent une semaine d'extrême droite, la suivante favorable à une gauche radicale. Il faut que le soutien soit clair et permanent. Mais qui juge ? L'Arcom ? Le cas échéant, faudrait-il conserver le mode de nomination actuel ou y intégrer d'anciens patrons de presse – je ne suis pas candidat – qui auraient fait la preuve de leur neutralité, de leur objectivité et de leur honnêteté pendant des dizaines d'années pour en faire une espèce de comité des sages ? Peut-être. Ce ne sont que des jugements personnels.
L'élargissement des règles de l'Arcom se limite à ce stade aux personnalités financées par un groupe ou un parti politique. C'est le seul critère objectif qui a été retenu. Il y a sûrement des choses à faire.
La question concerne plutôt, à mon sens, les chaînes dont la spécialité est celle des plateaux d'information.
Il n'y a pas de médiateur chez M6, mais nous attendons pour février, à la suite de la loi qui vient d'être votée, la nomination d'un administrateur indépendant au sein du conseil de surveillance, qui sera le référent.
Il y a en effet eu un malentendu. L'objet de notre commission d'enquête est bien de mesurer la capacité de votre groupe à faire respecter les principes contenus dans les chartes contractées auprès du CSA ou de l'Arcom. Cette audition a le mérite de nous montrer que votre capacité en tant que comité est nulle à cet égard. Deux questions tout de même. La direction du groupe vous informe-t-elle des rappels à l'ordre de l'Arcom ? Si tel est le cas, pourquoi ne pas vous en être saisis ?
Nous n'avons pas été saisis de rappels à l'ordre du groupe M6-RTL, d'autant que nous n'avons pas eu à nous saisir d'informations complémentaires. Permettez-moi, monsieur le rapporteur, d'apporter une rectification. Vous dites que notre intervention est nulle et non avenue ; nous sommes une petite pierre sur le chemin du soutien à l'indépendance, au pluralisme, à la liberté d'informer.
Madame Tricart, eu égard à votre spécialité de protection des mineurs, envisagez-vous d'examiner l'avis sur la chaîne Gulli ? Ne pensez-vous pas que peuvent se poser des questions de protection des mineurs sur cette chaîne, notamment en matière d'exposition aux messages publicitaires ?
Je connais la chaîne Gulli. Mais, comme il a été dit précédemment, je ne passe pas mes journées à étudier ses programmes. Je n'ai pas eu connaissance de problèmes spécifiques qui auraient pu être évoqués par des associations chargées de la protection de l'enfance. Jusqu'à présent, nous n'avons pas eu de saisine sur cette chaîne.
Vous n'avez pas la curiosité de demander à votre direction si elle n'a pas été rappelée à l'ordre par l'Arcom ?
Nous sommes en relation étroite avec les directions de la chaîne et de la radio et nous n'en avons pas été informés ; si un tel rappel à l'ordre survenait, nous le serions. Nous avons également un contact avec les directions de rédaction qui nous en informeraient le cas échéant. Nous avons des contacts étroits et personnels. Ils nous connaissent, ont notre numéro de téléphone et nous auraient avertis. Nous avons également pris à cœur de consulter régulièrement la direction juridique du groupe pour être informés de tous les sujets qui pourraient concerner le comité.
Nous venons de vérifier : en 2022, le groupe a fait l'objet d'une mise en demeure pour quatre-vingt-huit séquences publicitaires sur Gulli. Manifestement, la direction du groupe n'a pas cru nécessaire de vous en informer. J'en prends acte.
Madame, messieurs, je vous laisse la parole pour un mot de conclusion, après vous avoir redit que cette commission ne remet aucunement en question ni votre expérience ni votre rôle dans le comité. Il semblerait plutôt qu'il y ait eu une erreur de calibrage législatif dans la définition de leur rôle, qui laisse espérer une action plus efficace que ce qu'elle n'est réellement.
Je considère que j'ai été mis en cause par une intervention du rapporteur, ce que je n'accepte pas. Je ne vois pas à quel titre on a pu me reprocher de m'être vu confier des responsabilités alors que j'estimerais que les règles d'égalité du temps de parole sont absurdes. J'ai été cinq ans directeur général de France Télévisions. Vous pourrez vous rapporter aux chiffres du CSA sur le respect du pluralisme à la minute près des temps d'antenne pendant ces cinq années – et cela a été exactement la même chose à Radio France. Vous imaginez bien que, s'il y avait eu un problème de non-respect du pluralisme sur les antennes des deux grands groupes du service public, vous le sauriez et vous m'auriez sans doute interrogé là-dessus.
On m'a demandé de faire part de mon expérience. Ainsi, j'ai totalement le droit, en toute liberté, de dire ce que je pense, comme 99 % des journalistes de ce pays qui suivent les campagnes électorales, à savoir que les règles actuelles ne permettent pas aux journalistes de couvrir de la manière la plus efficace possible des grandes campagnes électorales.
Je voudrais plaider auprès des éminents parlementaires ici présents la cause de la simplification des lois à venir sur l'audiovisuel. Je suis d'ailleurs étonné de voir que nous avons désormais un référent administrateur indépendant du conseil de surveillance, que l'on a créé les comités d'indépendance et du pluralisme et que, à côté de cela, les syndicats professionnels se sont également mobilisés. Je pense que la clarté des interventions des uns et des autres reposera sur une simplicité des modes de fonctionnement.
J'ai deux regrets. Premièrement, nous n'avons pas pu aborder la question importante non pas de la régulation, qui n'est pas de notre ressort, mais de la manière dont la presse et les grands médias peuvent être repris et déformés sur des réseaux sociaux. J'avais créé le groupe d'études sur la désinformation dès que je suis arrivé à l'Assemblée nationale, dans les années 1989-1990. Je pense qu'il est important que les parlementaires travaillent sur ce sujet, afin que les réseaux sociaux qui reprennent les informations des grands médias soient eux-mêmes surveillés sur le plan de l'indépendance, du pluralisme, de l'honnêteté et de la diversité.
Deuxièmement, nous n'avons pas eu le temps d'aller plus loin au sujet des contacts de plus en plus étroits que vont avoir l'ensemble des comités d'éthique avec l'Arcom, laquelle a des moyens – près de 400 personnes y travaillent. C'est le régulateur. Nous ne serons jamais le régulateur. Il y a une articulation à faire entre ce qu'ils font et ce que nous sommes modestement, pour que ce que nous faisons ne soit pas totalement inutile.
À la décharge de Mme Tricart, la chaîne Gulli aurait son propre comité d'éthique. Il était donc normal que vous n'ayez pas été saisie du sujet.
Je précise qu'il s'agissait d'une question relative à la publicité et non au fond des émissions, ce qui est un peu différent.
Je vous remercie. Vous pourrez nous transmettre tous les documents qui vous sembleraient utiles.
La commission auditionne les membres du comité d'éthique du groupe Canal+
Mes chers collègues, nous concluons cette journée d'auditions en entendant cinq membres du comité d'éthique du groupe Canal+ :
– son président, M. Christian Kert, député des Bouches-du-Rhône de 1988 à 2017, ancien membre de la Commission nationale de l'informatique et des libertés, président de la commission d'enquête sur les conditions d'octroi d'une autorisation d'émettre à la chaîne Numéro 23 en 2016 ;
– Mme Sabine Bourgey, experte en numismatique, vice-présidente de la compagnie nationale des experts ;
– Mme Jacqueline Franjou, présidente du festival de Ramatuelle et ancienne présidente-directrice générale du Women's Forum for the Economy and Society ;
– M. Richard Michel, journaliste, consultant, président de La Chaîne Parlementaire-Assemblée nationale de 2003 à 2009 ;
– enfin, M. Alain Fouché, sénateur de la Vienne de 2002 à 2020.
Mesdames, messieurs, je vous souhaite la bienvenue et je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation. Je vais vous passer la parole pour une intervention liminaire de dix minutes maximum, qui précédera notre échange sous forme de questions et réponses, à commencer par celles de notre rapporteur. Nous donnerons ensuite à chaque député quelques minutes pour vous questionner.
Je vous remercie également de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé, notamment au sein des groupes audiovisuels, de nature à influencer vos déclarations.
Auparavant, je vous rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, mesdames, monsieur, à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
(M. Christian Kert, Mme Sabine Bourgey, Mme Jacqueline Franjou, M. Richard Michel et M. Alain Fouché prêtent serment.)
La création des comités d'éthique remonte à la loi de 2016. Le débat, en abordant les questions d'indépendance et de liberté d'expression, avait été très porteur pour l'audiovisuel.
Vous avez bien voulu rappeler qui nous sommes, monsieur le président ; permettez-moi de compléter en disant que, à l'origine, nous ne nous connaissions pas. Vous avez noté la grande diversité de ce comité : nous sommes tous des passionnés des médias – l'un d'entre nous étant même un professionnel – qui se sont retrouvés sur cette thématique de l'éthique, de la morale, de la déontologie.
Nous avons été désignés pour un mandat de trois ans par le comité de surveillance du groupe Canal+ selon des critères qu'il ne nous appartient pas de définir. Nous avons l'absence d'humilité de penser que c'est peut-être grâce à certaines de nos qualités – la direction de Canal+, que vous recevrez probablement, pourra vous éclairer sur ce point. Nous ressentons une certaine fierté de nous occuper d'éthique, de morale, de déontologie. Nous sommes totalement indépendants, c'est-à-dire que nous ne recevons aucune rémunération en contrepartie des quelques heures que nous consacrons à cette mission. Seuls les frais de transport nous sont remboursés. Pour le reste, nous n'avons pas de moyens et c'est tout à fait heureux si nous voulons rester indépendants.
Nous travaillons en équipe, ce qui est extrêmement important. Nous sommes connectés entre nous et avons bien sûr des contacts avec la direction de Canal+. Loin de nous contenter des deux ou trois réunions annuelles prévues, nous faisons en sorte d'entretenir un contact quasi permanent et nous tenons plusieurs réunions en visioconférence afin d'élargir notre réflexion. En effet, si nous nous en tenions à la seule mais importante préoccupation de veiller à l'éthique, nous ne serions pas débordés par le travail. Nous cherchons donc à servir de boîte à idées, même si cela va au-delà de ce que la loi nous demande. Ainsi, c'est sur notre proposition que l'Arcom a retenu le principe d'une conférence bisannuelle de tous les comités d'éthique. Nous y voyons la possibilité d'élargir notre réflexion et d'aller vers une meilleure harmonisation de nos travaux respectifs, par exemple en ce qui concerne les différentes chartes de déontologie des groupes audiovisuels.
Nous travaillons sur saisine de l'Arcom ou du groupe, ainsi que sur autosaisine, comme la loi nous le permet – notre comité a exercé cette prérogative dès 2019. Il en a été ainsi récemment lors de l'affaire opposant l'animateur Cyril Hanouna à votre collègue parlementaire Louis Boyard. Nous travaillons en groupe de façon à élargir la réflexion de la seule entité juridique qui nous a installés.
Je ne m'attarderai pas sur notre mission, qui est de veiller à l'éthique, c'est-à-dire à l'ensemble des concepts de la morale du groupe. Cette définition est peut-être un peu vague mais l'éthique est notre préoccupation principale. Nous avons tout de même d'autres obligations, dont celle de rendre compte de nos travaux. C'est le but du rapport annuel, que nous essayons d'enrichir avec diverses réflexions d'actualité sur l'audiovisuel, de façon à nous faire entendre aussi bien de l'Arcom que du groupe Canal+, sachant que nous ne voulons être les supplétifs ni de l'un ni de l'autre, notre indépendance étant absolument nécessaire.
À côté des saisines et de l'autosaisine, nous menons plusieurs chantiers. Ainsi, sous les directives de notre collègue Richard Michel, nous allons lancer au sein du groupe Canal+ une rencontre avec tous les métiers du groupe. L'objectif est de savoir comment tout fonctionne de façon à ne pas être surpris lorsque quelque chose dans une émission choque ou interpelle.
Nous souhaitons par ailleurs vous expliquer comment nous envisageons l'avenir de ces comités d'éthique et ce qui fait défaut dans la loi du 14 novembre 2016 visant à renforcer la liberté, l'indépendance et le pluralisme des médias qui, comme toute œuvre humaine, est perfectible. Si le débat législatif avait porté sur les modalités de désignation de leurs membres – soit par le groupe, soit par l'autorité prédécesseure de l'Arcom, cette dernière option ayant toutefois été repoussée – ainsi que sur les garanties d'indépendance au sein des groupes, il n'avait pas permis de donner une véritable identité aux comités d'éthique. Lorsque nous rencontrons des journalistes, nous nous rendons compte qu'ils sont incapables de définir notre mission. Il convient donc de rendre la loi plus lisible sur ce point afin de mieux situer le travail des comités d'éthique placés entre leurs groupes d'attache et l'Arcom.
La deuxième préoccupation que nous nous permettons d'exprimer est celle des moyens. Par rapport à l'Arcom, nous n'avons aucun moyen. Nous n'avons pas de secrétariat, pas de locaux, etc. On peut comprendre que la loi n'ait pas prévu cela mais si l'on décide que les comités d'éthique doivent accroître leurs compétences et leur périmètre d'activité, il faudra sans doute songer à leur donner quelques moyens supplémentaires, sans bien entendu que cela remette en cause leur indépendance, à laquelle nous tenons beaucoup.
Je vous remercie pour ces précisions très intéressantes, qui soulignent le manque criant de moyens et de compétences dont souffrent les comités d'éthique. Nous avions déjà pu percevoir ces limites lors de l'audition du comité d'éthique du groupe RTL-M6.
Nous sommes le comité d'éthique de l'ensemble du groupe Canal+. Nous portons une attention particulière aux chaînes d'information mais nous n'excluons pas d'intervenir également si un problème était soulevé par l'une des chaînes de divertissement.
Au sein du groupe, quels sont vos interlocuteurs, en particulier à la direction ? Quand vous rendez compte de vos réflexions, à qui, concrètement, adressez-vous votre courrier ?
En pratique, nous ne rendons pas compte : nous rencontrons la direction générale, le président du comité de surveillance qui nous a désignés ainsi que, le cas échéant, la direction de chacune des chaînes. Le contact avec la direction est permanent et très respectueux. Des problèmes peuvent se poser lorsque nous procédons à une autosaisine : cela ne fait pas toujours plaisir à la direction mais nous l'avons fait et cela s'est très bien passé. Dans un cas au moins, l'Arcom a été plus sévère que ce que nous estimions nécessaire – cela ne signifie pas pour autant que nous nous étions rangés à l'avis du groupe – mais nous avons naturellement respecté sa décision.
J'aimerais savoir si vous utilisez les chartes conclues entre l'Arcom et les chaînes du groupe comme un document de référence. Est-ce que vous vous y reportez régulièrement ? Est-ce votre outil de travail ou bien ce document dort-il quelque part dans un bureau ?
Vous faites référence aux chartes de déontologie ?
Cette convention, qui a donné naissance aux chartes, est institutionnelle. L'Arcom l'a définie. Elle ne nous pose aucun problème d'adaptation. Ce qui nous préoccupe, en revanche, c'est la charte de déontologie. Lors de la rencontre de tous les comités d'éthique, sous le parrainage de l'Arcom, nous avons réalisé que les chartes de déontologie étaient diverses et dépendaient des groupes audiovisuels. Il y a là, probablement, matière à interrogation : l'Arcom peut-elle juger de la même façon avec des chartes de déontologie différentes ? C'est un des points que nous allons soumettre à la prochaine conférence bisannuelle des comités, qui doit se tenir avant l'été.
Vous nous avez dit que votre comité s'était autosaisi à plusieurs reprises. Pouvez- vous nous dire pourquoi vous n'avez pas choisi de vous saisir à chaque avertissement ou rappel à l'ordre de l'Arcom ?
Dans les deux cas où nous nous sommes autosaisis – l'affaire Lola et celle concernant votre collègue Louis Boyard –, nous savions que l'Arcom s'était saisie de ces dossiers mais nous avons pensé que notre rôle consistait à apporter un éclairage de l'intérieur sur ces affaires. Privilège du comité d'éthique, nous avons pu mener une séance officielle de rencontres avec l'animateur, le directeur de la chaîne et toutes les personnalités éventuellement responsables de l'incident.
Nous avons ainsi découvert le métier d'un comité d'éthique, à savoir être l'Arcom sans le pouvoir de sanction, une sorte d'Arcom sur le terrain. C'est une réflexion importante pour nous car, si nous n'avons pas de moyens administratifs et juridiques, nous pouvons toutefois nous octroyer des prérogatives en interne, ce que nous n'avons pas manqué de faire. Nous avons commencé à l'occasion de ces deux malheureuses affaires et nous comptons nous autosaisir un peu plus souvent, sur des problèmes qui relèvent non seulement de l'éthique mais aussi de la déontologie, de façon à augmenter le périmètre de réflexion de notre comité.
Depuis 2017, les chaînes du groupe Canal+ sont parmi les plus rappelées à l'ordre par l'Arcom. La marge entre le nombre des manquements relevés par l'Arcom – trente-quatre – et le nombre d'autosaisines est relativement importante. Il reste encore du chemin à parcourir pour vous saisir de tous les sujets.
Pourriez-vous nous dire si vous avez observé ou obtenu des changements dans l'organisation du travail des rédactions ou, en l'occurrence, des équipes d'animation à la suite de vos observations ?
Il est évident que nous n'avons pas fait la révolution au sein du groupe mais nous sommes un peu sa conscience. Nous avons ainsi obtenu que les temps de parole soient comptabilisés à la seconde près sur toutes les chaînes d'information et de divertissement du groupe Canal+. Je ne dis pas qu'on nous le doit mais nous avons beaucoup insisté pour que cela existe. Je crois que nous avons appris aux responsables du groupe l'importance de la préoccupation éthique et que l'on ne pouvait pas traiter des problèmes comme celui dont nous nous sommes autosaisis avec indifférence. Peut-être avons-nous rappelé aux responsables des chaînes de Canal+ que, parmi toutes leurs préoccupations, celles qui doivent émerger sont l'éthique, le respect des individus, la liberté d'expression et peut-être aussi l'équité, maîtresse de l'égalité.
Lors d'une précédente audition, nous nous sommes posé franchement la question du rôle de ce que l'on appelle improprement les « comités d'éthique » – il s'agit en réalité des comités relatifs à l'honnêteté, à l'indépendance et au pluralisme de l'information et des programmes (Chipip).
Tout d'abord, je suis un peu embêté parce que vous avez mentionné les rapports d'activité de votre comité. Peut-être m'y suis-je mal pris mais j'ai eu le plus grand mal à les consulter. J'ai cherché sur le site internet du groupe Canal+ et je ne les ai pas trouvés. Sur le site de Vivendi, je n'ai trouvé que votre rapport d'activité pour 2019 – le seul à avoir donné lieu à un communiqué de presse du groupe. Je n'ai pas trouvé en revanche les rapports portant sur les autres années. Ils sont pourtant censés être publics – j'ai ainsi pu facilement consulter les rapports du comité d'éthique de M6. Je suis donc obligé de vous poser des questions dont les réponses auraient dû être publiées.
S'agissant des saisines, pouvez-vous nous confirmer ce que tout le monde a en tête, à savoir la faiblesse de leur nombre, quelles que soient les chaînes concernées ? Ainsi, concernant M6, cela représente une à deux saisines par an en moyenne.
Chacun s'accorde à dire que ces comités ont un problème de visibilité. Je rappelle que vous pouvez être saisis par tout le monde. Avez-vous déjà été saisis par un téléspectateur d'une des chaînes du groupe Canal+ ? Quelle est la volumétrie des saisines qui vous sont adressées ? Quelles suites leur avez-vous données ? L'une d'elles en particulier a défrayé la chronique, en octobre 2020 : saisi par la direction de Canal+, le comité d'éthique avait émis des recommandations très fermes concernant la place centrale d'Éric Zemmour dans l'émission « Face à l'info ». Vous aviez estimé que l'émission ne pouvait pas continuer à être diffusée sous cette forme et devait être diffusée avec un léger différé. Avec le recul, avez-vous le sentiment que cela a été efficace et que vos recommandations ont été suivies d'effet ?
Par ailleurs, l'Arcom a été amenée ces dernières années à émettre des observations sur l'honnêteté de l'information, certaines figurant dans son rapport d'activité annuel ou dans ceux de son prédécesseur, le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), concernant par exemple « L'heure des Pros », « La matinale » ou le « Morandini live ». Vous avez indiqué que vous jouiez le rôle de conscience de la chaîne. Tout d'abord, êtes-vous informés en temps réel des observations de l'Arcom concernant CNews ou C8 ? J'imagine que vous êtes amenés à en débattre ; c'est en tout cas ce à quoi le rôle de conscience devrait vous conduire.
Vous dites que vous ne rendez pas de compte mais, formellement, comment cela se traduit-il ? Est-ce que vous rédigez des délibérations ? Est-ce que vous exprimez une position ou des recommandations en réaction aux remontrances du régulateur de l'audiovisuel concernant le pluralisme et l'honnêteté de l'information ?
Nous le ferons. Je suis surpris qu'ils ne soient pas consultables sur le site du groupe Canal+ ; peut-être auriez-vous pu regarder sur le site de l'Arcom, qui les publie. J'insiste sur l'intérêt du rapport de 2022, dans lequel nous avons commencé à jouer le rôle de boîte à idées que j'évoquais.
Vos réflexions rendent très bien compte de l'ambiguïté de notre position. Nous nous considérons comme une conscience, mais nous n'avons pas les moyens d'influer sur une décision. L'Arcom nous sollicite lorsque le groupe fait l'objet d'une mise en garde, d'une mise en demeure ou lorsqu'il frôle la sanction. C'est le groupe, et non l'Arcom, qui nous informe des décisions que celle-ci peut prendre. Si notre vision des choses diffère de celle du rapporteur de l'Arcom, nous pouvons alors décider de prendre position.
Dans la mesure où les groupes audiovisuels avaient déjà une charte de déontologie, ils ont eu du mal à intégrer qu'il y ait, en plus, un comité d'éthique. Du reste, lorsque la loi a été votée, je me suis moi-même interrogé, comme certains de mes collègues, sur l'utilité de cette disposition. On a créé ces comités sans définir précisément l'étendue de leur mission : je crois que c'est à nous de leur donner vie. Pour notre part, au sein du groupe Canal+, nous essayons de faire avancer l'idée que le comité d'éthique, composé de citoyens, est une conscience vivante.
Vous mettez en regard les trente-quatre rappels à l'ordre de l'Arcom et les deux autosaisines auxquelles nous avons procédé. Ne nous faites pas un mauvais procès. L'Arcom, ce sont 437 personnes et des services spécialisés qui suivent, au jour le jour, les activités des médias ; nous, nous sommes six et nous travaillons chez nous. Nous nous réunissons très régulièrement et rédigeons des rapports que nous envoyons à la direction générale de Canal+ et à l'Arcom.
Nous n'avons pas chômé depuis quatre ans. Au moment de l'affaire Zemmour, nous avons auditionné tout le monde, nous avons dit ce que nous pensions et nous avons fait des propositions. Nous avons notamment suggéré, pour que CNews maîtrise son antenne, que l'émission ne soit plus diffusée en direct, mais enregistrée. Et cela a été accepté. Je rappelle que M. Zemmour faisait alors l'objet de poursuites judiciaires pour des propos qui, depuis, ont été qualifiés de racistes. Nous sommes intervenus lorsqu'il a déclaré, au cours d'une émission, que tous les mineurs isolés étaient des voleurs, des assassins et des violeurs.
Toutefois, j'insiste sur le fait que nous n'avons pas les pouvoirs de l'Arcom. Ce que nous pouvons faire, c'est formuler des appels à la prudence ou à la nuance, et nous le faisons régulièrement. À ma connaissance, peu de comités d'éthique font autant d'auditions que nous. Au moment de l'affaire Hanouna, nous avons entendu Franck Appietto, le directeur général de C8, mais aussi Cyril Hanouna, ainsi que son programmateur et son rédacteur en chef, afin de comprendre ce qui s'était passé au cours de l'émission consacrée à l'affaire Lola. Il est normal qu'un tel drame suscite des émotions, mais nous avons rappelé à Cyril Hanouna que, lorsqu'on s'adresse à des millions de téléspectateurs, il faut prendre un peu de recul. Il a rectifié le tir dès le lendemain, en invitant un avocat pénaliste, un psychologue et un ancien député, qui est aussi magistrat et qui a rappelé le cadre dans lequel ces affaires criminelles sont jugées. Vous le voyez, nous sommes loin d'être inactifs.
Je retiens de votre intervention le manque de moyens.
S'agissant du rôle des comités d'éthique, on pourrait faire un parallèle avec la charte de déontologie des journalistes : je suis à peu près certain que 95 % d'entre eux ne l'ont jamais lue et que les directions s'en fichent complètement. Seules les sociétés de journalistes y jettent un coup d'œil de temps en temps. Lorsque j'étais journaliste, si on dépassait les bornes, on devait s'expliquer devant sa rédaction, devant l'Arcom et, dans les cas les plus graves, devant la justice. J'ai bien conscience que ma question peut avoir quelque chose d'un peu provocateur, mais je m'interroge sur l'utilité de ces comités d'éthique. Qu'en dites-vous ?
Nous nous sommes posé la même question au moment du vote de la loi, je l'ai dit, et nous essayons à présent de donner corps à notre mission. Si l'on croit à la notion d'éthique, alors on peut considérer qu'un comité d'éthique a du sens. Mais il importe d'affirmer son rôle et d'élargir son périmètre : nous ne devons pas avoir peur, par exemple, de nous intéresser à la liberté d'expression – sans pour autant nous mêler de la ligne éditoriale des émissions, cela va de soi. Au moment de leur création, les comités d'éthique avaient une réalité un peu virtuelle, mais il me semble que si plusieurs d'entre eux croient, comme nous, à ce rôle de conscience, nous allons pouvoir donner un peu de chair à leur mission.
Lorsque j'ai été auditionné par le Sénat en février 2022, dans le cadre de la commission d'enquête sur la concentration des médias en France, on m'a demandé pourquoi notre comité ne se mêlait pas de la ligne éditoriale des chaînes. C'est très simple : la loi ne nous a pas confié cette mission. J'ai rappelé à l'époque que nous ne sommes ni des procureurs, ni des juges, ni des donneurs de leçons, mais des personnes qui veillent et, le cas échéant, lancent une alerte. Il faut bien faire la différence entre le pouvoir de l'Arcom, qui peut s'appuyer sur des rapporteurs du Conseil d'État, et la mission des comités d'éthique – c'est à dessein que je ne parle pas de pouvoir en ce qui nous concerne.
Je vous informe que nous auditionnerons Patrick Bloche le 1er février : nous pourrons revenir avec lui sur la loi du 14 novembre 2016 visant à renforcer la liberté, l'indépendance et le pluralisme des médias.
Sur le dossier Boyard, l'Arcom s'est largement inspirée de notre rapport pour décider de la sanction et elle le cite dans sa délibération. Cela prouve notre utilité.
Beaucoup considèrent que le fonctionnement même des chaînes d'information les oblige à chercher toujours plus de sensationnalisme. Vous êtes-vous penchés sur cette question ? Avez-vous observé cette tendance sur CNews ?
CNews fonctionne comme les autres chaînes d'information que sont LCI, France Info ou BFM TV : à peu près tous les quarts d'heure, un journaliste fait le point sur l'actualité. Pour des raisons économiques, mais aussi pour répondre à un besoin d'échange et de discussion, toutes ces chaînes ont introduit des débats ou talk-shows portant sur des questions d'actualité. On entend souvent que ces émissions visent avant tout à faire des économies, et il est certain que faire un reportage coûte plus cher, mais il se trouve que les chaînes d'information proposent de plus en plus de reportages de quarante minutes sur des sujets d'actualité. Ce faisant, elles répondent aux besoins du public, qui veut une information plus élaborée, qui aille au fond des choses et échappe un peu à la politique du buzz.
Des représentants de Reporters sans frontières, que nous avons auditionnés, nous ont indiqué que, sur CNews, plus que sur d'autres chaînes d'information, la part de l'information stricto sensu est très faible, en comparaison de celle qui est dévolue à la discussion et au débat. Est-ce un point que vous aviez relevé ? Cela vous préoccupe-t-il ou estimez-vous que c'est normal ?
Je pense qu'il y a une tendance générale, commune à toutes les chaînes d'information, mais aussi des positionnements propres à chacune : les rédactions se cherchent. Nous avons proposé à la direction de Canal+ de rencontrer la direction de CNews et de C8, mais je rappelle que nous n'intervenons pas dans les choix éditoriaux des chaînes : ce n'est pas la mission que la loi nous a confiée. Notre travail est de nous assurer du respect de la pluralité des opinions, de la liberté d'expression et de la dignité des personnes.
Notre rôle, pour l'heure, est plus réactif que préventif – nous réagissons à des saisines de l'Arcom –, mais nous souhaiterions intervenir de manière plus préventive. Nous allons nous efforcer de le faire, mais je répète que nous ne pouvons pas intervenir sur les décisions éditoriales d'une direction de l'information.
Lorsque nous l'avons auditionnée, Mme Claire Sécail nous a expliqué qu'il y avait, dans l'émission de Cyril Hanouna, une volonté délibérée de contourner les règles du pluralisme édictées par l'Arcom. Par exemple, en appointant Mme Ségolène Royal, qui est déclarée comme membre du Parti socialiste, c'est autant de temps de parole que l'on retire à ce parti. Comptez-vous vous saisir de ce sujet ?
Ces derniers mois, plusieurs hommes et femmes politiques sont devenus chroniqueurs sur des chaînes d'information : C8 n'est pas la seule à procéder ainsi. Cela étant, je prends votre question au sérieux et nous allons voir ce qu'il en est. Que ce soit chez Cyril Hanouna ou ailleurs, ce qui importe, c'est que les échanges soient intéressants pour le public. Aujourd'hui, dans l'émission de Sonia Mabrouk, il a été question du collège Stanislas, d'immigration et de natalité. Sur le plateau, il y avait des personnalités d'horizons très divers : une chroniqueuse plutôt conservatrice, un ancien député socialiste, une personnalité de tendance plutôt souverainiste, la déléguée générale de SOS Éducation et un général de gendarmerie à la retraite. Cela a permis un débat contradictoire. Le problème, au moment de l'affaire Zemmour, c'est qu'il était tout seul : c'est cela que nous avons fait observer.
Du reste, la chaîne C8 ne se résume pas à Cyril Hanouna ; William Leymergie y a une émission quotidienne et Philippe Labro, qui est un grand journaliste, une émission hebdomadaire. Je viens par ailleurs d'apprendre que la chaîne va proposer huit grandes soirées sur des thématiques sociétales : C8 a aussi son utilité sociale et il ne faudrait pas que l'arbre cache la forêt.
Je regrette que vous n'ayez pas pu consulter nos rapports d'activité, car tout y est expliqué, de nos méthodes de travail jusqu'à nos préconisations.
Nous allons les récupérer le plus rapidement possible et les transmettre à tous les membres de notre commission. Je vous remercie : cette audition nous a permis de comprendre les limites que connaissent les comités d'éthique, malgré la bonne volonté de leurs membres.
La séance s'achève à dix-sept heures trente.
Membres présents ou excusés
Présents. – M. Philippe Ballard, M. Quentin Bataillon, Mme Céline Calvez, M. Jean-Jacques Gaultier, M. Jérôme Guedj, Mme Constance Le Grip, M. Aurélien Saintoul, Mme Sophie Taillé-Polian
Excusé. – M. Emmanuel Pellerin