Commission des affaires étrangères

Réunion du samedi 28 octobre 2023 à 9h05

La réunion

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La commission auditionne, dans le cadre d'une table ronde ouverte à la presse, sur la souveraineté monétaire des Etats africains et le devenir du franc CFA, Mme Émilie Laffiteau, docteure en économie internationale et chercheuse associée à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), M. Bruno Cabrillac, directeur de la Fondation pour les études et la recherche internationale (FERDI), ancien directeur général-adjoint en charge des études, des recherches, des statistiques et de l'international à la Banque de France, et M. Martial Ze Belinga, économiste et sociologue, expert associé au comité scientifique international de l'Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO) pour l'histoire générale de l'Afrique.

Présidence M. Jean-Louis Bourlanges, président.

La séance est ouverte à 9 h 05.

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Au cours de notre réunion d'aujourd'hui, nous allons aborder la question de la souveraineté monétaire des États africains et le devenir du franc CFA. Je dois avouer que, ce sujet m'interpelle particulièrement. En effet, je n'ai pas encore de position arrêtée sur cette question et je souhaite comprendre les enjeux pour nos amis africains, pour nous et pour l'économie en général. Je pense que beaucoup d'entre vous partagent cette perplexité et que nous avons tout à gagner à entendre des experts sur ce sujet important.

Ce thème a été proposé par plusieurs membres du bureau de la commission et est devenu particulièrement pertinent ces derniers temps, notamment en raison des tumultes politiques qui ont marqué les relations entre la France et certains États africains. Les critiques formulées dans certains pays africains contre ce qui est perçu, à tort ou à raison, comme une réminiscence de la « Françafrique », sont de plus en plus audibles. Les discours politiques appelant à une sortie du franc CFA prennent de l'ampleur et il est essentiel que notre commission puisse répondre de manière informée et précise sur le plan technique à cette demande politique. Il est donc apparu souhaitable que nous examinions les différents arguments et entendions des spécialistes de la question. J'espère que cette table ronde nous permettra d'acquérir des analyses et des convictions plus solides que celles avec lesquelles nous abordons cette réunion ce matin.

Je remercie très sincèrement nos invités d'avoir accepté l'invitation de cette commission. Nous accueillons d'abord Mme Émilie Laffiteau, chercheuse associée à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et docteure en économie internationale. Vous êtes spécialiste de l'Afrique subsaharienne, consultante pour de nombreux organismes de coopération internationale tels que la Banque mondiale, la Commission européenne, le ministère de l'Europe et des affaires étrangères, l'Agence française de développement et les Nations Unies. Vous avez travaillé plus de dix ans en Afrique, principalement au Sénégal et au Mali, sur des programmes de renforcement de capacités et d'appui technique. Le 28 octobre 2023, vous avez accordé une interview intitulée Quels scénarios face au rejet du franc CFA en Afrique de l'Ouest ? Vos analyses sont donc particulièrement précieuses pour nous.

M. Bruno Cabrillac, vous êtes directeur de la Fondation pour les études et la recherche internationale (FERDI) et avez exercé auparavant les fonctions de directeur général-adjoint en charge des études, des recherches, des statistiques et de l'international à la Banque de France. Bien que la Banque de France ne joue plus qu'un rôle de prestataire dans l'émission des francs CFA, votre expérience vous confère à la fois la proximité nécessaire pour comprendre le sujet et l'indépendance liée à l'éloignement relatif de l'objet. Nous nous réjouissons de vous entendre à ce titre.

Enfin, M. Martial Ze Belinga vous êtes un chercheur indépendant, économiste et sociologue, expert associé au comité scientifique international de l'Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO) pour l'histoire générale de l'Afrique. Vous ne cachez pas votre critique à l'égard du franc CFA et nous nous réjouissons d'avoir ici quelqu'un qui portera un regard sévère, critique sur cette affaire, car cela est indispensable pour progresser intellectuellement. Vous avez notamment participé à l'ouvrage collectif Sortir l'Afrique de la servitude monétaire. Il est clairement établi que la question du franc CFA suscite des débats passionnés. Votre point de vue est particulièrement intéressant dans ce panel d'intervenants.

Je ne vais pas entrer dans des détails techniques car je compte beaucoup sur cette séance pour apprendre. La zone franc, créée à la fin des années 1930, à la veille de la seconde guerre mondiale, recouvre aujourd'hui trois régions – il est important de le savoir car c'est une organisation très particulière sur le plan pratique –, avec chacune une banque centrale et sa propre monnaie. Il y a l'Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA), composée de huit États membres : le Bénin, le Burkina Faso, la Côte d'Ivoire, la Guinée-Bissau, le Mali, le Niger, le Sénégal et le Togo, qui utilisent le franc CFA d'Afrique de l'Ouest. Ensuite, il y a la Communauté économique et monétaire de l'Afrique centrale (CEMAC), constituée de six États membres : le Cameroun, le Congo, le Gabon, la Guinée équatoriale, la République centrafricaine et le Tchad, qui utilisent le franc CFA d'Afrique centrale. Enfin, l'Union des Comores utilise le franc comorien.

Cette forme de coopération monétaire est censée offrir un cadre économique stable pour la conduite des politiques économiques de ces trois zones. L'ancrage de chaque monnaie à l'euro est vanté par les partisans de ce système comme apportant une meilleure résistance aux chocs macroéconomiques et une maîtrise de l'inflation grâce à la stabilité de la devise, favorable aux échanges et aux investissements. L'exemple souvent cité pour appuyer cet argument est la résilience relative des pays de la zone franc lors de la crise sanitaire de 2020 par rapport au reste de l'Afrique subsaharienne. Cette année-là, ils ont enregistré une croissance de 0,3 % contre une récession de 1,7 % pour l'Afrique subsaharienne, selon le Fonds monétaire international (FMI). Il est évident que toute croissance résulte d'un effet multifactoriel. Attribuer entièrement cette situation monétaire à ce résultat serait excessif mais c'est un fait. À l'inverse, les détracteurs présentent l'arrimage à l'euro comme un moyen de maintenir les pays africains dans une forte dépendance pour leurs intrants, principalement les biens intermédiaires en provenance de la Chine et d'autres continents, et de perpétuer une économie de rente basée sur les matières premières. C'est un aspect économique que vous discuterez.

Derrière tout cela, il y a un ensemble de représentations. Sont-elles fantasmées ? Sont-elles réelles ? En tout cas, elles sont inévitablement marquées par une rémanence de la situation coloniale du siècle dernier, qui pèse fortement sur l'appréciation des uns et des autres.

Au sein de chacune des trois zones, la souveraineté monétaire et les décisions relèvent des trois banques centrales communes et indépendantes, où siègent les États membres de la zone franc, à savoir la Banque centrale des États de l'Afrique de l'Ouest (BCEAO), la Banque des États de l'Afrique centrale (BEAC) et la Banque centrale des Comores. Avec la réforme de la coopération monétaire en zone UEMOA, annoncée en 2019, la France n'est plus présente dans les instances de la Banque centrale de cette région. Notre pays ne dispose que d'une représentation minoritaire, avec un administrateur français sur sept au sein du Comité de politique monétaire et du conseil d'administration de la BEAC. C'est moins vrai pour la Banque centrale des Comores, où la France occupe la moitié des sièges du conseil d'administration.

L'impression des francs CFA, ainsi que des devises d'une vingtaine de pays, se fait à Chamalières, par la Banque de France. Les banques centrales africaines émettent les ordres d'impression de billets et de pièces dans le cadre d'un contrat avec la Banque de France, qui agit comme opérateur. Cependant, un autre intervenant pourrait être préféré sur décision commune des chefs d'État de la zone franc. Cette situation est à la fois partagée, contractuelle et mouvante. Chaque pays est libre de quitter la zone franc, soit temporairement, comme l'a fait le Mali, soit définitivement, à l'instar de la Guinée, de la Mauritanie et de Madagascar. Certains États non francophones, comme la Guinée-Bissau, ont également choisi de la rejoindre.

Nous ressentons un grand empirisme dans cette affaire. Au sein de cette commission, le rejet du franc CFA dépasse largement l'enjeu monétaire. Il s'apparente à une bataille symbolique pour une prise de distance avec la France à plusieurs niveaux diplomatique, économique, militaire et culturel. Cela ne signifie pas que cette revendication n'est pas justifiée. En un mot, il s'agit non seulement de souveraineté monétaire mais aussi de souveraineté nationale.

À travers cette table ronde, nous souhaitons être éclairés sur les motivations sous-jacentes des acteurs remettant en cause le franc CFA. Quand je parle de motivations, je ne le fais pas de manière négative. Nous voulons réellement dresser un bilan et avoir une appréciation objective des intérêts et des inconvénients que chacun perçoit dans le maintien de cette zone.

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Bruno Cabrillac, directeur de la Fondation pour les études et la recherche internationale (FERDI), ancien directeur général-adjoint en charge des études, des recherches, des statistiques et de l'international à la Banque de France

Je suis honoré de m'adresser à vous pour discuter de ce sujet que je pratique depuis longtemps, ayant été administrateur de l'une des banques centrales de l'ancienne zone franc pendant une longue période.

Vous avez dit beaucoup de choses avec exactitude, à l'exception à mon sens de la disparition de la zone franc, bien qu'aucun certificat de décès n'ait été émis. Pourquoi la zone franc a-t-elle disparu ? En réalité, ce n'était pas véritablement une zone. Elle regroupait trois monnaies distinctes et non convertibles entre elles. Il existait une instance de discussion appelée « réunion des ministres de la zone franc », car tous ces pays partageaient le même système monétaire. Depuis la réforme de la coopération monétaire avec les pays de l'UEMOA en 2019, les réunions de cette instance ont été remplacées par des réunions bilatérales. Aujourd'hui, dans les dénominations officielles, l'expression « zone franc » a disparu. La Banque de France publie chaque année un rapport d'évaluation sur la situation économique dans les trois zones, autrefois appelé « rapport de la zone franc ». Ce rapport est désormais intitulé « rapport sur les coopérations monétaires Afrique-France ».

Je souhaite faire une observation rapide, d'autant plus que le président Bourlanges a déjà abordé de nombreux points, afin de cadrer le débat avant que les autres intervenants approfondissent les avantages et les inconvénients. La zone franc souffre d'un péché originel hérité de la période coloniale, dont les grands principes sont restés inchangés. Il s'agit tout à la fois d'un taux de change fixe par rapport à la monnaie française, aujourd'hui l'euro, d'une union monétaire dans les pays d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique centrale, également héritée de l'organisation coloniale, et d'une garantie illimitée et inconditionnelle assurée par le Trésor français. Ce système n'a pas évolué. Le nom courant de franc CFA, pour les deux monnaies qui portent ce nom, n'a pas changé, bien que cet acronyme signifie désormais des choses différentes et non plus « franc des colonies françaises d'Afrique ».

Il n'est donc pas surprenant que les francs CFA soient perçus comme un symbole persistant du colonialisme et de l'absence de souveraineté monétaire. Cette charge symbolique a parfois conduit à des interprétations erronées de ce système. Je ne développerai pas davantage car vous en avez déjà parlé mais il est souvent affirmé, notamment dans les pays africains et en France, que c'est la France qui émet les francs CFA et le franc comorien. Cette confusion est alimentée par le fait que la Banque de France fabrique les billets, dont la production est désormais centralisée à Vic-le-Comte et non plus à Chamalières. Cependant, comme vous l'avez souligné, c'est totalement faux. La France n'émet pas ces monnaies : elles le sont par les banques centrales des trois zones et la France ne contrôle pas la politique monétaire. Elle ne dispose que d'une voix très minoritaire et son influence a diminué depuis le début des indépendances. Cette présentation erronée persiste en raison de l'idéologie liée au péché originel.

Un autre facteur de confusion réside dans le fait que les pays signataires des accords de coopération monétaire ne disposent effectivement pas de souveraineté monétaire. Ce n'est pas parce qu'ils l'ont transférée à la France ou que la France l'exerce d'une quelconque manière mais parce qu'ils ont fait deux choix qui la limitent fortement. Le premier choix est celui d'appartenir à une union monétaire : comme nous le savons et le pratiquons en France, cela implique un transfert de souveraineté monétaire, c'est-à-dire la possibilité de prendre des mesures de politique monétaire discrétionnaire au niveau de l'Union. Le second choix est d'adopter un taux de change fixe : comme vous le savez, un taux de change fixe limite mécaniquement les marges de manœuvre de la politique monétaire.

La souveraineté nationale ne se manifeste pas de manière absolue mais elle se concrétise à travers deux choix fondamentaux, réitérés par les États signataires des conventions monétaires. Ainsi, leur souveraineté monétaire s'exerce pleinement au moment de ces décisions. Il est pertinent de noter que certains pays ont quitté ce système, comme l'a mentionné le président Bourlanges, tandis que d'autres y ont adhéré. Cependant, les pays restants, que ce soit au sein de l'UEMOA ou de la CEMAC, n'ont connu que ce système, à l'exception de la Guinée équatoriale et de la Guinée-Bissau, qui l'ont rejoint ultérieurement. Ce fait peut être perçu comme un biais influençant ce choix, bien qu'il demeure souverain.

Les véritables débats, une fois dissipées les ambiguïtés symboliques, se concentrent sur deux options économiques majeures : le choix d'un taux de change fixe et l'appartenance à une union monétaire. Je laisserai à mes voisins le soin de discuter de la pertinence de ces choix. Il est évident que la question est complexe et qu'il est difficile d'avoir une opinion tranchée. Toutefois, je souhaite formuler trois remarques. Premièrement, le choix d'un taux de change fixe n'est en rien aberrant. En effet, 80 % des pays d'Afrique subsaharienne et une majorité écrasante de pays en développement optent pour des taux de change fixes, qu'ils soient rigides ou plus flexibles, formels ou informels. Deuxièmement, l'ancrage de ces régimes de change fixe à l'euro n'est pas non plus un choix dénué de sens. La plupart des pays adoptant un régime de change fixe le font en se référant à l'une des deux grandes monnaies internationales, le dollar ou l'euro. Enfin, l'appartenance à une union monétaire est, comme vous le savez, beaucoup plus rare, avec seulement quatre unions monétaires existant dans le monde.

Ainsi, le débat économique se focalise sur ces choix stratégiques, dont la complexité ne permet pas de conclusions hâtives. Effectivement, l'Union monétaire d'Afrique de l'Ouest et l'Union monétaire d'Afrique centrale sont des unions monétaires sous-optimales. Cependant, je constate que ces unions monétaires sont la partie la moins contestée politiquement du système. D'une part, elles constituent le creuset d'une intégration régionale répondant aux aspirations panafricanistes, souvent très répandues parmi les opinions contestant le système. Par ailleurs, cette intégration régionale présente des avantages économiques et collatéraux significatifs.

Ce système bénéficie d'une grande cohérence d'ensemble, renforcée par plus de soixante ans de fonctionnement depuis les indépendances, malgré des heurts mais sans ruptures. Cette cohérence repose sur trois éléments. Le taux de change fixe assure la stabilité interne de la monnaie. La garantie de la France permet le maintien de ce taux de change fixe. L'existence d'une règle de change claire contraint la politique monétaire et facilite la renonciation à la souveraineté nationale en matière nationale et le transfert de cette souveraineté au niveau de l'Union. Ainsi, cette cohérence globale complique les réformes visant à remettre en cause l'un de ces trois éléments fondamentaux sans affecter les autres.

J'émets une remarque sur les approximations sémantiques souvent utilisées lorsque l'on évoque la garantie de la France. On parle de « garantie de convertibilité », ce qui peut créer une ambiguïté et une incompréhension. En pratique, il s'agit uniquement d'un engagement à fournir, en cas d'épuisement des réserves, aux trois banques centrales bénéficiant d'accords similaires, des devises de manière illimitée et inconditionnelle. Il ne s'agit en aucun cas, ou plus depuis très longtemps, de garantir la convertibilité de cette monnaie. Si vous vous présentez au Trésor français avec des francs CFA, que ce soit d'Afrique de l'Ouest ou d'Afrique centrale, vous ne pourrez pas les échanger contre des euros. Il y a donc une certaine ambiguïté sur ce terme, héritée du passé.

Enfin, pour ouvrir le débat sur les avantages et les inconvénients de ce système monétaire, je tiens à souligner un avantage majeur, souvent ignoré dans le débat économique et symbolique. Ce système protège la monnaie des troubles politiques et sécuritaires, quelles que soient l'ampleur et la durée de ces troubles. Cela a été observé dans plusieurs pays de la zone CEMAC ou de la zone UEMOA, comme la Centrafrique, le Mali ou la Guinée-Bissau. Indépendamment de l'intensité et de la durée des troubles, la monnaie a toujours été préservée. Les populations ont toujours eu accès à cette monnaie, qui a conservé son pouvoir d'achat. Cette immunisation, malheureusement due à la montée des conflits dans les pays de ces deux zones, constitue un avantage majeur du système. Cet avantage est incontestable car il est difficile de trouver un contrefactuel pour les autres avantages ou inconvénients économiques. Dans les cas des pays mentionnés ou des troubles en Côte d'Ivoire, le contrefactuel est clair, illustré par de nombreux exemples comme le Zimbabwe ou la République démocratique du Congo. Dans ces exemples, la dépréciation ou la disparition de la monnaie, entraînant une dollarisation complète de l'économie, aggrave encore les souffrances des populations soumises à ces troubles sécuritaires.

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Il est particulièrement intéressant de déterminer si ce phénomène d'immunisation est lié au fait d'appartenir à une zone globale ou s'il s'agit simplement de l'effet d'une monnaie régionale, comme l'euro chez nous. En effet, ce sont des communautés monétaires, ce qui rend la perception complexe.

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Émilie Laffiteau, docteure en économie internationale et chercheuse associée à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS)

Ma présentation se concentrera sur deux points principaux : d'une part, un état des lieux concernant le rejet du franc CFA en Afrique et, d'autre part, une analyse des avantages et des inconvénients du système monétaire actuel, tant pour les pays africains que pour la France.

En ce qui concerne le rejet du franc CFA, il est indéniable que cette monnaie est actuellement très contestée, notamment en Afrique de l'Ouest et particulièrement au Sahel, principalement dans les pays ayant connu un coup d'État. Cette contestation se manifeste à plusieurs niveaux. Au niveau des citoyens, de nombreux slogans anti-franc CFA ont été observés lors des manifestations au Sahel, et ce rejet est également présent dans les discours des représentants politiques et de nombreux intellectuels. Deux arguments principaux sont généralement avancés : d'une part, l'héritage de domination coloniale que représente le franc CFA et, d'autre part, certains inconvénients liés à la parité fixe.

Je tiens à souligner que la contestation n'a jamais été aussi forte alors que, paradoxalement, l'influence de la France au sein du dispositif monétaire n'a jamais été aussi restreinte. Dans la pratique, on n'observe pas de rejet du franc CFA. En effet, son utilisation demeure courante à tous les niveaux, parmi tous les acteurs économiques. Cette confiance persistante se manifeste, par exemple, par la levée de fonds effectuée par la Côte d'Ivoire et le Bénin en début d'année sur les marchés obligataires, démontrant une forte confiance des investisseurs internationaux. Le franc CFA est utilisé tant dans les échanges courants que par les épargnants. Par ailleurs, au Zimbabwe, où l'on observe actuellement une hyperinflation massive et un effondrement de la monnaie, le franc CFA peut être perçu comme une valeur refuge. Cette situation est également observable dans d'autres pays de la zone ouest-africaine, tels que le Ghana.

Second élément sur ce premier point, nous n'observons pas de dépréciation réelle de la valeur du franc CFA. En effet, la valeur de cette monnaie par rapport aux devises étrangères n'a pas diminué ces dernières années, contrairement à ce qui est observé dans des pays voisins comme le Nigeria et le Ghana.

Le deuxième volet de mon intervention portera sur les avantages et les inconvénients du système monétaire actuel. Concernant les avantages pour les pays africains, j'en identifierai trois principaux.

Le premier avantage est la stabilité monétaire. Le système actuel permet une stabilité monétaire, ce qui signifie, d'une part, une inflation maîtrisée sur le long terme et, d'autre part, une faible variation du taux de change sur le long terme. Cette stabilité entraîne des conséquences positives, notamment sur le pouvoir d'achat des populations. C'est un enjeu majeur dans des pays en développement où près de la moitié de la population vit en dessous du seuil de pauvreté. De plus, cette stabilité favorise les investissements directs étrangers en limitant le risque de change.

Le deuxième avantage du système monétaire actuel est la mutualisation des réserves de change. Les réserves de change sont cruciales car elles permettent aux pays de détenir des devises pour échanger et s'approvisionner avec l'étranger. Le système monétaire actuel représente un instrument de répartition du risque au niveau régional, permettant à des pays d'avoir accès à des réserves de change, notamment ceux qui en accumulent très peu, voire quasiment pas.

Le troisième avantage est que le système actuel favorise l'intégration régionale en ouvrant les pays à un marché régional et en facilitant les échanges entre eux. Cependant, cet avantage reste relatif, compte tenu des échanges limités au sein de la zone UEMOA et de la zone CEMAC.

Tout système monétaire comporte des avantages et des inconvénients. Parmi les inconvénients majeurs, le premier est la perte de l'instrument discrétionnaire de politique monétaire au niveau national. Cette souveraineté monétaire a été transférée à une échelle régionale, ce qui prive les pays d'un outil essentiel pour la politique économique contra-cyclique. Dans des pays où la politique budgétaire est déjà très contrainte, cette perte d'outils contra-cycliques rend les économies plus vulnérables aux chocs, qui sont moins amortis. Le deuxième inconvénient concerne l'arrimage du change fixe avec l'euro. Les pays de la zone franc commercent de plus en plus avec des zones autres que la zone euro, ce qui soulève la question de la pertinence de cet arrimage. Le niveau de la parité est également un sujet de débat. Actuellement, un euro vaut 656 francs CFA. Les critiques du franc CFA estiment que ce taux est surévalué, ce qui favorise les importations et décourage les exportations. En revanche, les défenseurs du système soutiennent que ce taux reflète bien le niveau de compétitivité-prix de la zone. Selon les dernières études réalisées par le FMI et la FERDI, le taux de change actuel reflète effectivement le niveau de compétitivité-prix.

Je souhaite souligner que le débat autour du régime de change constitue un élément clé pour évaluer l'adaptation du système actuel aux réalités des pays concernés, qu'il s'agisse de l'Afrique de l'Ouest ou de l'Afrique centrale.

La dernière partie de mon intervention portera sur les avantages et les inconvénients du système monétaire actuel pour la France. Le principal avantage pour la France réside dans la stabilité qu'il procure. En effet, la France n'a aucun intérêt à assister à une crise monétaire ou à une dévaluation de la monnaie dans ces pays, en raison de ses collaborations économiques, ce qui implique des risques de change. L'inconvénient majeur pour la France réside dans la garantie de convertibilité exercée par le Trésor français. Si les réserves de change de la BCEAO, de la BEAC ou de la Banque des Comores s'épuisent, la France s'est engagée à fournir ces banques centrales en devises. Deux cas de figure se présentent alors : si la France honore cet engagement, cela sera difficilement tenable politiquement pour le contribuable français ; si elle ne le fait pas, elle sera tenue responsable par les citoyens africains d'une crise systémique potentielle. Dans les deux cas, la situation est politiquement complexe pour la France.

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Votre intervention était effectivement très claire et a suscité de nombreuses réflexions. Ce qui est particulièrement frappant, c'est le parallélisme entre les arguments pour et ceux favorables à l'euro. Je ne sais pas si Monsieur Dupont-Aignan en tirera des conséquences mais nous le verrons.

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Martial Ze Belinga, économiste et sociologue, expert associé au comité scientifique international de l'Organisation des nations unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO) pour l'histoire générale de l'Afrique

Je vous remercie de m'avoir invité malgré le fait que j'ai rédigé plusieurs articles et ouvrages sur le franc CFA. J'espère que chacun ira jusqu'au bout de cette démarche, en cherchant à établir une vérité. Les monnaies ont besoin de vérité.

Si nous sommes aujourd'hui devant la commission des affaires étrangères, c'est bien parce que la perception française actuelle est que cette monnaie n'est pas uniquement africaine. Sinon, le Parlement français n'aurait pas à en décider. Une perception encore plus profonde est que les externalités négatives de cette monnaie génèrent en Afrique des tensions significatives, que je qualifierais même d'explosives, car elles sont portées par la jeunesse. La démographie du rejet va bien au-delà de ce que l'on peut imaginer. Ce rejet n'est pas limité à l'Afrique francophone. Aujourd'hui, des conférences sur le franc CFA se tiennent partout en Afrique, y compris en Afrique du Sud et au Malawi. Je pense que c'est une très bonne chose que vous vous préoccupiez de cette question.

Permettez-moi de rappeler le 29 mai 2005, date du traité de Rome établissant une Constitution pour l'Europe. Nous nous souvenons tous du résultat.

Pourquoi rappeler cet événement historique ? Parce que les populations africaines utilisant le franc CFA n'ont jamais eu l'occasion de participer démocratiquement à un exercice leur permettant de choisir leur monnaie ou leurs options monétaires. Cela ne s'est jamais produit. Avec ce paradoxe énorme que vous apprécierez pour changer le nom de cette monnaie dite « africaine » : il a fallu que le Parlement français se prononce, sous le regard de l'Union européenne, en respectant les avis de conformité de l'Union européenne. Cependant, jamais aucun Parlement africain ne s'est prononcé sur cette question. Cela signifie que, potentiellement, l'eco, s'il avait existé ou s'il venait à exister, pourrait être instauré par des décisions du Parlement européen ou du Parlement français, approuvées par l'Union européenne, sans nécessiter l'avis des parlementaires, y compris vos collègues africains. En tant que parlementaires et représentants du peuple, vous devriez également vous poser certaines questions à ce sujet.

Je souhaite souligner que la monnaie dépasse la simple question économique, celle de la tenue d'un taux de change, qu'il soit à l'équilibre ou non. La monnaie va bien au-delà de cela, tout comme l'économie. Actuellement, une des monnaies qui maintient son niveau par rapport au dollar est le kwacha zambien. Pourtant, l'économie zambienne est en difficulté mais la monnaie parvient à se maintenir à un niveau élevé grâce à des réserves suffisantes. Cela ne signifie pas pour autant que l'économie est en bonne santé. C'est pourquoi je préconise une approche plus institutionnaliste et multifactorielle de la monnaie.

La perception du franc CFA par de nombreux Africains est effectivement historique mais il ne s'agit pas d'un péché originel. J'apprécie l'expression et remercie Bruno Cabrillac de l'avoir évoquée. Il s'agit d'une constitution. Ce n'est pas un péché survenu à un moment donné mais d'une forme de génétique de la zone. Elle est constituée de principes coloniaux. Dire qu'il s'agit de principes coloniaux n'est pas une agression verbale mais un fait historique et une rationalité. Lorsqu'un empire souhaite se donner une identité, il établit des frontières et des signes monétaires qui circulent au sein de l'empire. Une banque régule la circulation monétaire, tant en métropole que dans les colonies.

En réalité, les quatre principes cardinaux, à savoir la centralisation des réserves, l'arrimage fixe à un taux de change, la libre transférabilité des fonds et des capitaux, sont des principes naturels à un empire et à une colonie. Ces principes demeurent aujourd'hui fonctionnels, ce qui, pour les Africains, alimente l'idée d'une « colonialité monétaire ». Autrement dit, bien que les pays africains soient passés d'une situation de colonie à une situation d'indépendance, ils continuent de fonctionner selon les mêmes principes que ceux de la colonie. De plus, il n'y a pas eu de réelle consultation des parlementaires ou des peuples pour approuver ces transitions. Nous faisons face à un paradoxe majeur aujourd'hui, du point de vue africain : le passage à l'euro a entraîné une perte de degrés de liberté. En lisant la décision du Conseil du 23 novembre 1998, que je recommande vivement, on constate que l'Union européenne stipule clairement à la France, en substance : « Je suis d'accord avec les unions monétaires que vous garantissez, mais à une condition. Vous ne pouvez apporter aucune modification substantielle sans que trois services au moins de l'Union européenne soient non seulement d'accord, mais également informés régulièrement de l'évolution de ces accords. ».

Ainsi, les Africains sont passés d'une tutelle monétaire vis-à-vis de la France à une double tutelle, puisque désormais l'Union européenne peut, si elle le souhaite, intervenir sur cet accord en estimant que, pour diverses raisons, il ne convient pas aux politiques européennes. Même si cette intervention reste hypothétique, elle est néanmoins statutaire.

Nous constatons qu'avec le temps, au lieu de gagner en liberté et en indépendance, nous nous retrouvons avec un système qui, bien que n'étant plus colonial, peut être qualifié d'« hypercolonial ». En effet, la colonialité s'est redistribuée sur l'ensemble des pays européens, chacun ayant le droit de décider ou de s'opposer à toute décision prise par les Africains ou même par la France. Il est important de préciser que cette décision du Conseil européen s'adresse à la France, comme l'indique le dernier des sept articles. Cela signifie que cette décision de l'Union européenne transforme les pays africains en une forme de colonie monétaire. En effet, ces pays ne peuvent pas modifier le taux de change, ni intégrer un autre pays dans la zone sans l'accord préalable de la France, qui doit ensuite soumettre cet accord au niveau de l'Union européenne, notamment à la Banque centrale européenne (BCE), au Comité monétaire et financier, et à la Commission européenne. Dans un tel contexte, il est difficile d'imaginer une souveraineté monétaire.

Avant même de parler de souveraineté monétaire, il est essentiel de comprendre la notion de souveraineté tout court. C'est pourquoi je me permets de dévier légèrement du schéma prévu pour souligner, dans cet échange sincère, que la notion de choix est difficile à défendre. En 1945, les pays africains étaient des colonies. C'est cette année-là que le franc CFA a été créé et que la France a fixé le premier taux de change, modifié ensuite en 1948 et en 1958. Entre 1958 et 1994, le taux de change est resté le même, ce qui signifie que ces pays ont fonctionné selon des décisions prises par la France à une époque où elle exerçait son empire africain.

Il convient de noter que les taux de change et les règles cardinales régissant ces unions n'ont pas été choisis par les Africains. Bien que plusieurs innovations et ajustements aient eu lieu au fil du temps, les principales règles datent de cette époque. Il est également essentiel de comprendre la perspective africaine sur le franc CFA, qui est perçu à travers les outils et instruments de la colonisation. Par exemple, ceux qui protestent vigoureusement associent souvent le franc CFA à la présence militaire française et à l'imposition du français comme langue officielle. Ces accords, signés lors de la transition de la colonisation aux indépendances, sont perçus comme un bloc intégrant l'économie, la monnaie, les aspects culturels et militaires, limitant les marges de liberté des pays africains.

La situation actuelle ne se résume pas à un simple rejet. La contestation du franc CFA est ancienne, remontant à sa création. Certains experts français, dès les années 1950-1960, ont critiqué cette monnaie. Il existait un débat entre le ministère des colonies et le ministère des finances, certains craignant que la coexistence de deux monnaies au sein du même empire pose des problèmes. Ainsi, la contestation du franc CFA n'est pas seulement le fait de protestations populaires mais aussi de chercheurs et d'économistes depuis plusieurs décennies. Il serait donc réducteur de présenter cette opposition comme une simple protestation.

L'analyse coût-bénéfice et les externalités réalisées par les Africains ne permettent pas de valider l'institution du franc CFA comme étant une institution de développement. En effet, tous les avantages associés au franc CFA, tels que la stabilité monétaire ou des prix, ne se traduisent pas par une augmentation des investissements directs étrangers (IDE) dans les pays africains de cette zone. Ces pays n'en reçoivent pas plus que les autres. La stabilité monétaire n'entraîne pas une réduction de la pauvreté. Les travaux, y compris ceux de M. Cabrillac ou de la FERDI, reconnaissent qu'on ne peut pas associer le franc CFA à une augmentation de la croissance ou du développement économique. Il semble donc nécessaire de reconnaître que les Africains sont aujourd'hui engagés vers d'autres schémas. Leur paradigme est désormais l'intégration africaine, avec des outils tels que la zone de libre-échange, l'intégration régionale, la multilatéralisation et la bipolarisation du monde. De nombreux pays souhaitent aujourd'hui adhérer au BRICS+ – Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud, Égypte, Émirats arabes unis, Éthiopie et Iran –, par exemple. Ces nouveaux chemins ne sont pas nécessairement compatibles avec le franc CFA.

Il convient également de rappeler que les trois pays du Maghreb, à savoir l'Algérie, la Tunisie et le Maroc, ont quitté le franc CFA lors de leur indépendance et ont opté pour leur propre monnaie. Aujourd'hui, ces pays sont les premiers partenaires économiques de la France et se comportent très bien d'un point de vue économique. La monnaie tunisienne, par exemple, est une monnaie flexible qui résiste très bien à la situation actuelle et maintient une cotation stable vis-à-vis du dollar. Le fait de sortir de la zone franc n'implique pas que les pays n'auront plus de relations avec la France. Au contraire, la France entretient d'excellentes relations économiques avec des pays qui ne font pas partie de la zone franc, comme l'Afrique du Sud ou le Nigéria.

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Je tiens à préciser que l'asymétrie historique et politique entre la France et les États membres de cette zone pèse considérablement. Cependant, là où des choix différents ont été faits, cela ne remet pas en cause la qualité, parfois imparfaite, des relations entre les pays monétairement indépendants et la France. Il est essentiel de dissocier ces aspects. La France est ouverte sur cette question et ne lie pas l'intensité des liens à créer avec les États africains au maintien de ce système, bien que nous reconnaissions certains avantages.

Ensuite, vous avez soulevé deux problèmes économiques majeurs. Le premier concerne l'arrimage des monnaies africaines à l'euro, une entité dont l'évolution repose sur d'autres espaces économiques. Une réflexion approfondie est nécessaire, tout comme pour le franc par rapport à la zone européenne. Le second problème est celui de la fixité de cet arrimage à une zone inadaptée. Enfin, sur le plan économique, se pose la question de l'inconvénient d'avoir un niveau élevé de valeur monétaire. Nous, Français, nous interrogeons également sur la surévaluation de notre monnaie pour nos échanges. Le premier problème est donc celui de l'arrimage, et le second, celui de la fixité de cet arrimage à une zone inappropriée.

La quatrième question, qui rejoint certaines réflexions finales de notre dernier intervenant, concerne la part de l'intégration à la zone euro et la part de la mutualisation au sein des deux zones, principalement l'Afrique de l'Ouest et l'Afrique centrale, notamment en matière de mutualisation des réserves. Peut-on envisager un fonctionnement sans la France ? Ce n'est pas évident mais cela soulève une problématique intéressante. Le problème ne réside-t-il pas dans l'existence de trois niveaux de monnaie nationale, régionale et de zone ? Ces trois niveaux peuvent-ils être distingués ?

Je n'en dis pas plus, je souhaitais simplement formaliser certaines des interrogations qui me semblaient ressortir de ces excellentes interventions inaugurales dont vous nous avez gratifiés.

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Aujourd'hui, nous abordons la question de l'Afrique sous l'angle monétaire, un sujet particulièrement pertinent. L'Afrique est constamment au cœur de notre actualité, notamment en raison des récents bouleversements politiques. Je pense bien sûr aux coups d'État au Soudan, en Guinée, au Mali, au Burkina Faso, au Niger et au Gabon, ainsi qu'aux changements démocratiques au Sénégal. Nous avons également en tête les campagnes antifrançaises, la montée en puissance de la Russie et de la Chine dans plusieurs États africains, ainsi que les grands enjeux économiques, écologiques et numériques, sans oublier les vulnérabilités liées à l'endettement. Le sujet monétaire est d'autant plus d'actualité que, ces jours-ci, les États africains se réunissent dans le cadre des assemblées annuelles du groupe de la Banque africaine de développement. Je considère que l'Afrique est un continent innovant, riche de sa jeunesse, qui a besoin de stabilité et de leviers de financement pour transformer ses ressources naturelles en valeur ajoutée. La monnaie, comme l'a souligné M. Cabrillac, contribue à cette stabilité et constitue, en quelque sorte, une protection contre les troubles.

La France a joué un rôle important dans le passé, mais comme l'a déclaré le ministre de l'Europe et des affaires étrangères, Stéphane Séjourné, lors de sa tournée en avril dans différents pays africains, la France restera désormais à distance des décisions monétaires qui ne relèvent que des pays concernés. « Nous avons accompli notre part en sortant de la gouvernance du franc CFA », a-t-il affirmé. « Maintenant, c'est aux États africains de décider ». Le nom même du franc CFA porte une symbolique forte, comme vous l'avez tous souligné. M. Ze Belinga, j'ai bien entendu vos propos sur les externalités négatives qui débordent la zone du franc CFA.

Ma question porte sur le numérique et la confiance. Une monnaie repose sur la confiance. Comment, dans le contexte actuel marqué par des campagnes de désinformation, pouvons-nous renforcer la confiance autour d'une monnaie ?

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Martial Ze Belinga, économiste et sociologue, expert associé au comité scientifique international de l'Organisation des nations unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO) pour l'histoire générale de l'Afrique

En matière de monnaie et de confiance, je souhaite commencer par la confiance. Comme l'affirment les économistes et institutionnalistes français, la monnaie est caractérisée par la confiance. Le problème actuel, qu'il ne faut pas dissimuler, est que le franc CFA a perdu presque toute sa légitimité. Quand je dis presque, c'est parce que les officiels ne l'admettront pas ; mais les populations n'en veulent plus. Si les officiels ou les cadres ne le reconnaissent pas, il faut aussi admettre que, par le passé, ceux qui l'ont fait en ont payé le prix, politiquement ou autrement. Il sera donc extrêmement difficile de restaurer la confiance avec un outil qui a perdu sa légitimité et dont l'illégitimité risque de croître, compte tenu de la démographie sous-jacente à cette critique. Par ailleurs, nous faisons face à des problèmes de fossés numériques. Les questions numériques progressent et l'on pense qu'elles contribuent de plus en plus à l'inclusion monétaire de ceux qui n'ont pas accès à un compte bancaire. Cependant, de mon point de vue, cette inclusion reste précaire en raison des problèmes persistants d'accès au numérique, malgré les progrès réalisés. Je suppose qu'il existe des réponses plus techniques ou spécialisées à ces enjeux.

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Émilie Laffiteau, docteure en économie internationale et chercheuse associée à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS)

La confiance est une question essentielle lorsqu'il s'agit de monnaie. Bien que le franc CFA soit souvent critiqué dans les discours, la confiance dans cette monnaie semble se maintenir en pratique. Si la confiance faisait défaut, les opérateurs économiques, qu'il s'agisse de ménages, d'entreprises ou d'investisseurs, auraient déjà opté pour une autre monnaie, comme cela se produit dans les pays voisins. Or, nous constatons le contraire. Actuellement, les pays africains subissent de nombreux chocs, notamment en raison de l'inflation, de la crise en Ukraine et des tensions au Moyen-Orient. Dans ce contexte de vulnérabilité mondiale, certaines monnaies s'effondrent tandis que d'autres restent stables, avec un taux de change réel bien maintenu. Je ne conteste pas le problème de confiance dans les discours et dans l'opinion publique.

Pour renforcer cette confiance, deux éléments sont essentiels en cas de réforme : des institutions solides et un niveau de réserve de change suffisant. L'histoire montre que dans tous les pays ayant changé de monnaie ou entrepris des réformes monétaires, l'absence d'institutions solides conduit les opérateurs à se tourner vers d'autres monnaies, quel que soit le régime de change adopté. Le Sénégal, par exemple, remplit ce critère, comme l'ont démontré les dernières élections et le rôle du Conseil constitutionnel. Un niveau de réserve de change suffisant est également crucial pour maintenir la liquidité monétaire dans le pays. Monsieur Ze Belinga l'a mentionné précédemment. Ces deux critères sont indispensables pour asseoir la confiance, quelles que soient les réformes mises en place.

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Lorsqu'un problème survient, la France devient souvent le bouc émissaire idéal, permettant à certains de se décharger de leurs responsabilités et de rassembler autour d'eux des groupes d'agitateurs qui, autrement, se combattraient entre eux. Le franc CFA sert de catalyseur aux ressentiments de divers groupes et influenceurs, pressés de renvoyer les Français en métropole afin de pouvoir établir librement leurs affaires personnelles au détriment des peuples qui leur font confiance, bien qu'ils soient parfois eux-mêmes sous influence étrangère.

Pourtant, en écartant la haine de la France de l'équation, on constate que le franc CFA présente plusieurs avantages. Il assure la stabilité monétaire et protège contre l'inflation. De plus, il garantit la convertibilité immédiate en euros par le Trésor français et maintient un taux de change fixe, facilitant ainsi les accords commerciaux. Il favorise également l'intégration régionale et l'interconnexion des systèmes économiques nationaux. Un exemple éloquent des conséquences de la sortie du franc CFA est celui de Madagascar en 1973, l'année où le pays a quitté la zone CFA. À cette époque, Madagascar était le pays le plus riche d'Afrique de l'Est. Aujourd'hui, il est le quatrième pays le plus pauvre de la région et le sixième du continent, un véritable effondrement économique, bien loin de l'Eldorado promis par les révolutionnaires anti-français.

En 2023, l'Afrique subsaharienne représente 1,8 % des exportations françaises et 1,9 % des importations. Parmi ces importations, 11,6 % concernent des produits stratégiques tels que les hydrocarbures, les produits agricoles et les minerais. Cela signifie que 88,4 % de ces ressources proviennent d'autres régions. Nous ne dépendons donc pas de la zone CFA et n'en tirons pas un profit excessif. Contrairement aux accusations des partisans d'une Afrique libérée de la présence française, aucun dirigeant des pays ayant quitté le franc CFA n'a subi de mesures de rétorsion.

Nous respectons la souveraineté des nations, tout en reconnaissant leurs intérêts objectifs. Les mensonges propagés sur la France sont des éléments de propagande utilisés pour monter les populations africaines contre notre pays et récupérer les ressources exploitées en lieu et place des gouvernements installés. Ces éléments permettent de clarifier la situation et de répondre aux arguments des opposants au franc CFA.

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Martial Ze Belinga, économiste et sociologue, expert associé au comité scientifique international de l'Organisation des nations unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO) pour l'histoire générale de l'Afrique

Si vous vous concentrez uniquement sur les partisans et les opposants de la France, vous risquez de passer à côté de la question essentielle. Les Africains, tout comme la France, évoluent dans un contexte mondial. Le destin de la France ne se limite pas à celui de ses anciennes colonies. Elle s'est tournée vers d'autres horizons, parfois insuffisamment, et n'a pas toujours su se positionner avantageusement dans le commerce international avec des pays émergents plus dynamiques. Cette dynamique a été influencée par les anciennes rentes coloniales. En restant dans cette dichotomie simpliste, vous pourriez biaiser votre analyse.

La France a toujours défendu sa souveraineté monétaire, un concept développé par Jean Bodin et d'autres auteurs français de renom. Le général de Gaulle s'est battu pour cette souveraineté face au dollar, et le président Giscard d'Estaing a évoqué le privilège exorbitant du dollar. La France a dévalué le franc français près de vingt fois au XXe siècle, avant et après 1945, sans jamais choisir de dollariser son économie, afin de préserver sa souveraineté nationale. Si les pays africains avaient suivi l'exemple français, ils auraient abandonné le franc CFA dès l'indépendance, comme l'ont fait le Maroc, la Tunisie et les pays du Mékong, qui entretiennent toujours de bonnes relations avec la France. Les critiques actuelles envers la France découlent d'une perception de continuité coloniale que les peuples rejettent. Le franc CFA, en tant que monnaie d'échange quotidienne, n'est pas contesté. Ce qui est remis en question, c'est son caractère externe et les institutions qui gèrent le franc CFA.

La contestation réside dans le fait de ramener chaque fois les débats à quelque chose d'irrationnel et d'instrumentalisé, ce qui ne peut qu'aggraver les grandes difficultés que la France risque de rencontrer à long terme. Je ne vois vraiment pas ce que la France aurait à gagner en ayant deux milliards d'Africains convaincus que ce pays est « le pire des pays à l'exception d'aucun autre ». En effet, plus ce type d'institution perdure, plus cette image se développe. Il ne faut pas oublier que lors du passage des troupes françaises, des populations se sont mises en travers des routes. On peut penser que c'est instrumentalisé mais cela s'est également produit à Madagascar dans les années 1970.

Pour votre information, la Mauritanie est sortie de la zone franc et ne s'en porte pas plus mal. Il n'y a donc pas de fatalité à ce que quitter une zone monétaire se passe mal. Au contraire, les pays en développement ont besoin de politiques discrétionnaires et adaptées à leur développement. Ce n'est pas le cas pour le franc CFA car il est arrimé à une zone composée de pays déjà industrialisés. Par exemple, il manque des éléments de gouvernance au niveau de la production et de la transformation productive. Ces aspects ne sont même pas abordés dans les rapports sur le franc CFA, y compris malheureusement dans ceux de la Banque de France.

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Bruno Cabrillac, directeur de la Fondation pour les études et la recherche internationale (FERDI), ancien directeur général-adjoint en charge des études, des recherches, des statistiques et de l'international à la Banque de France

Je souhaite profiter de cette question pour clarifier deux points que j'ai déjà abordés, tout en complétant les propos de Monsieur Ze Belinga. La stabilité monétaire et la faible inflation, bien que souvent considérées comme des conditions nécessaires au développement, ne sont pas suffisantes en elles-mêmes. De nombreuses études le démontrent. Cependant, elles restent indispensables. Prenons l'exemple de l'Argentine, autrefois l'un des pays les plus riches du monde avant et pendant la seconde guerre mondiale. L'Argentine a choisi de maintenir un taux de change fixe, servant d'ancre interne pour les prix. Ce choix, bien que contestable, ne peut être totalement rejeté, car plus des deux-tiers des pays en développement l'adoptent. Si ce choix était si mauvais, cela se saurait.

Ce point est lié à une autre question que j'avais soulevée, à savoir le lien entre les unions monétaires et la tendance panafricaniste. Cette tendance a toujours existé en Afrique et se renforce parmi les populations. Pour constituer une union monétaire, des institutions solides et une règle sont nécessaires, comme l'a souligné Mme Laffiteau. Dans les unions monétaires, que ce soit en Afrique de l'Ouest ou en Afrique centrale, la règle de la fixité du taux de change prévaut, accompagnée d'une solidarité très forte. Chacun partage ses réserves mais il n'existe pas de politique de change, c'est-à-dire qu'il n'y a pas de politique d'intervention. On attribue les devises à un taux de change fixe. Si ce taux de change fixe devenait flexible, que signifierait le partage des réserves ? Cela impliquerait de confier à une institution communautaire le pouvoir d'intervenir et d'utiliser ces réserves. Or, le niveau du taux de change peut convenir à un pays mais être défavorable à un autre. Cela dépend des structures des exportations et des structures économiques de ces pays. Si nous utilisons les réserves pour défendre un niveau de taux de change qui n'est pas favorable à un pays au sein de la zone, il n'y a plus de devises. Et en l'absence de devises, surtout si nous renonçons à la garantie française, nous nous retrouvons en cessation de paiement au niveau de l'ensemble de la zone.

Ce niveau de solidarité, très fort par la mutualisation des réserves, que nous n'avons même pas encore aujourd'hui en zone euro, est-il possible sans une règle claire de change ? À ce stade, je ne le crois pas. Ainsi, les deux options, à savoir un taux de change fixe et des unions monétaires, sont, de mon point de vue, extrêmement liées.

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Le franc CFA, perçu comme un héritage colonial de la France, est un choix monétaire soutenu par la majorité des dirigeants africains, dont beaucoup ne sont pas élus démocratiquement. Ce choix vise à garantir une stabilité monétaire face aux instabilités politiques, souvent bien tolérées. Cependant, le franc CFA souffre d'un sérieux problème de légitimité démocratique.

Ces dernières années, les critiques contre cette monnaie se sont intensifiées, notamment avec l'accentuation des différences économiques entre les zones monétaires du continent. De plus, les divers coups d'État, couplés à des sanctions économiques contre les nouveaux régimes cherchant des alternatives économiques, aggravent la situation. Les aspirations à la souveraineté monétaire sont intrinsèquement liées à celles de la souveraineté nationale. C'est ce que le premier ministre sénégalais, Ousmane Sonko, a expliqué lors d'une conférence conjointe avec Jean-Luc Mélenchon à Dakar, il y a quelques jours. Fin 2019, Emmanuel Macron s'était engagé avec le président de Côte d'Ivoire, Alassane Ouattara, à enclencher une réforme du franc CFA. Bien que des modifications de gouvernance aient suivi ces déclarations, elles ne remettent pas fondamentalement en cause cette monnaie.

Par ailleurs, le basculement vers une nouvelle monnaie, l'eco, tarde à se concrétiser. L'arrimage à l'euro, une monnaie forte, a eu pour conséquence de renchérir les importations à l'ère de l'inflation post-Covid. De plus, la dévaluation de l'euro par rapport au dollar américain a entraîné une explosion de l'endettement des États de la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO), ces dettes étant contractées en dollars.

En 2024, il est impératif de sortir du système du franc CFA, qui représente une domination économique et politique exercée par la France et l'Union européenne sans avoir prouvé son efficacité en termes de développement pour les peuples.

Mme Lafitteau, vous avez développé trois scénarios de sortie du franc CFA. Pouvez-vous nous les expliquer ? Pour vous, l'action des BRICS, qui laisse entendre une volonté de dédollarisation des économies, est-elle pertinente dans ce contexte ?

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Émilie Laffiteau, docteure en économie internationale et chercheuse associée à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS)

Concernant les scénarios, je souhaite revenir sur certains points évoqués. Tout d'abord, en ce qui concerne l'aspiration à la souveraineté nationale, il est indéniable que cette aspiration est présente. Le débat porte sur la volonté des pays de ces zones de rester ou non dans la monnaie commune. Cette question est centrale et la réflexion doit se faire en Afrique, au niveau des banques centrales et de leurs Parlements, afin de déterminer s'ils souhaitent maintenir une collaboration monétaire. La France, par exemple, ne siège plus au sein BCEAO et n'est représentée qu'à un siège au niveau de la BEAC. Les pays concernés sont donc entièrement souverains pour mener cette réflexion en interne.

Ensuite, concernant le projet de l'eco, il s'agit d'un projet porté par la CEDEAO. Ce projet de monnaie commune concerne à la fois l'UEMOA et les sept autres pays de la CEDEAO qui ne participent pas à la coopération monétaire. Ce projet, vieux de trente ans, rencontre de nombreuses difficultés et est constamment repoussé. Le manque d'intérêt manifeste du Nigeria, le géant de la zone, constitue un obstacle majeur. Cela en fait une problématique récurrente en Afrique de l'Ouest.

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Émilie Laffiteau, docteure en économie internationale et chercheuse associée à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS)

Pourquoi le Nigeria est-il réticent ? Parce qu'il est exportateur de pétrole. En conséquence, il est totalement contra-cyclique et n'a aucun intérêt à former un groupe sans complémentarités. Le Nigeria, en tant qu'exportateur de pétrole, a des intérêts opposés à ceux des importateurs de pétrole.

Concernant la dette, il convient de rester vigilants. Si demain, les pays se trouvent en situation de vulnérabilité vis-à-vis de leur dette, cela représenterait un problème majeur en Afrique subsaharienne. Le franc CFA permet de maintenir une monnaie arrimée de manière assez forte à l'euro, et donc au dollar. Si ces pays sortent de cette zone, ils risquent de subir une dépréciation ou une dévaluation. Cela entraînerait une augmentation significative de leur endettement. Il est donc crucial d'anticiper ces risques liés à l'endettement.

J'ai proposé trois scénarios dans un de mes papiers. Le premier scénario consiste à poursuivre l'expérience régionale avec des modifications, comme l'a fait l'UEMOA en 2019, en ajustant certains arrangements et réformes liés à la parité. Il s'agit de décider si l'on souhaite maintenir la parité uniquement avec l'euro ou opter pour un panier de devises. On pourrait envisager un ajustement à la baisse de la parité actuelle. Le deuxième scénario concerne l'adoption de l'eco au sein de la CEDEAO. Enfin, le troisième scénario envisage une expérience nationale ou sous-régionale. Plusieurs zones montrent des velléités en ce sens. Le Sénégal a évoqué une sortie du franc CFA pour adopter une monnaie nationale. De même, les pays de l'Alliance des États du Sahel (AES), à savoir le Mali, le Burkina Faso et le Niger, envisagent une monnaie commune. Ces trois scénarios sont les plus probables.

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Le sujet du franc CFA constitue effectivement un élément central dans la relation entre la France et l'Afrique et nous y avons consacré beaucoup d'efforts avec Bruno Fuchs dans le cadre de notre mission d'information sur les relations entre la France et ce continent. J'en ai tiré la conviction que le franc CFA est devenu une source de désinformation et de fantasmes. Nous avons entendu de nombreuses théories sur les avantages que notre pays pourrait en retirer mais, concrètement, la France a quitté les instances de gouvernance de la zone franc. Il n'y a donc plus d'obligations concernant le placement des réserves de change et nous ne tirons aucun avantage économique du franc CFA dans nos échanges, qui restent minoritaires dans les deux zones concernées.

Cependant, le franc CFA est toujours garanti par la France. La parité fixe avec l'euro est maintenue, ce qui confère une réelle stabilité économique, comme vous l'avez rappelé.

Je souligne surtout que les pays sont libres de décider d'abandonner cette monnaie. Mais au-delà des discours, les acteurs économiques et de nombreux gouvernants redoutent l'inflation et l'endettement. J'aimerais entendre nos intervenants sur ce point. Quelles seraient les conséquences concrètes aujourd'hui de la fin du franc CFA dans les pays concernés ? Qu'est-ce qui empêche l'abandon de cette monnaie par le Niger, le Mali, le Burkina Faso ou le Sénégal ? Ne faut-il pas voir dans ce débat la volonté de certains de déstabiliser et de capitaliser sur un sentiment anti-français qui peut exister ? Selon vous, la dette chinoise et le pillage des ressources par la Russie ne constituent-ils pas aujourd'hui des périls bien plus grands pour l'Afrique ?

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Bruno Cabrillac, directeur de la Fondation pour les études et la recherche internationale (FERDI), ancien directeur général-adjoint en charge des études, des recherches, des statistiques et de l'international à la Banque de France

Ces questions sont extrêmement complexes et soulèvent des problématiques réelles, indépendamment de notre vision de l'évolution des systèmes monétaires dans les deux zones. La transition est essentielle et inévitable. Pourquoi ? Parce que les populations, quel que soit leur âge, n'ont connu que ce système. En sortir serait déstabilisant. De plus, ce système est très cohérent. En retirer un élément compromet les autres. Or, ces différents éléments résonnent différemment dans l'opinion publique. Les unions monétaires jouissent d'une bonne réputation, même parmi ceux qui contestent les francs CFA. On répète souvent qu'il y a un franc CFA, alors qu'il y en a deux, très différents. Ces deux monnaies, pour des raisons historiques, partagent la même parité. Pourtant, comme l'a souligné Mme Laffiteau, une zone exporte du pétrole, l'autre en importe. Il est donc illogique qu'elles aient la même parité, il s'agit surtout d'une situation politique qui vient de l'origine.

Si des pays quittaient individuellement ou en petits groupes les unions monétaires et le système, alors que celui-ci perdurait, les risques seraient majeurs. C'est comparable à un pays fragile quittant la zone euro. Il y aurait un risque majeur de forte dévalorisation de sa monnaie nationale et un risque de dollarisation, déjà présent. Imaginons que le Mali quitte l'Union économique et monétaire ouest-africaine. Les résidents maliens conserveraient le franc CFA ouest-africain, la monnaie la plus solide. Le Mali créerait sa propre monnaie dans un contexte de dollarisation, où la population utiliserait essentiellement le franc CFA ouest-africain. Ces risques sont considérables, quel que soit le long terme envisagé. À long terme, tous les pays peuvent gérer leur propre monnaie, à condition d'avoir des institutions suffisantes. Cependant, la période de transition risque d'être extrêmement déstabilisante.

Pour répondre à votre dernière question, les tensions géopolitiques se manifestent également à travers la monnaie. En effet, ces tensions poussent la Chine et la Russie, en réaction directe aux sanctions, à rechercher une dédollarisation du système monétaire international. Je fais un parallèle avec la situation en Afrique de l'Ouest. Qu'est-ce qui a finalement motivé les déclarations des dirigeants du Burkina Faso, du Mali et du Niger ? Ce sont les sanctions de la CEDEAO et la crainte de sanctions monétaires sur leur propre monnaie. Ces sanctions sont très puissantes et efficaces. Si l'accès à leur propre monnaie est coupé pour exercer des pressions en vue d'un changement de système, c'est un risque mortel pour ces régimes. Il faut aussi considérer cet aspect politique.

Certes, sortir de l'union monétaire serait un risque majeur pour ces trois pays mais, pour les régimes en place, cela permettrait de retrouver une souveraineté monétaire et d'éliminer le risque de sanctions monétaires. Ce que nous observons aujourd'hui au sein de l'UEMOA reflète cette situation, où les États-Unis utilisent le dollar comme outil de sanction, ce qui constitue un danger considérable pour la Russie et potentiellement, à terme, pour la Chine. Il existe donc un parallèle entre ces situations et les tensions géopolitiques exacerbent le problème. Ces tensions alimentent les fantasmes évoqués à de multiples reprises, de part et d'autre.

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Martial Ze Belinga, économiste et sociologue, expert associé au comité scientifique international de l'Organisation des nations unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO) pour l'histoire générale de l'Afrique

Lorsque l'on évoque la garantie française, souvent fantasmée, il est essentiel de clarifier le fait que, sur la longue durée, ce sont les réserves africaines qui soutiennent le franc CFA. La garantie française a pu jouer un rôle transitoire mais prétendre que sans elle le franc CFA n'existerait pas serait aller à l'encontre des faits empiriques. La crise de confiance actuelle découle du fait que, la seule fois où la France a eu l'occasion de faire jouer sa garantie de manière durable, elle ne l'a pas fait. En 1994, au lieu de se substituer aux États africains, la France a laissé une dévaluation brutale de 50 % se produire. Il est donc nécessaire de nuancer le concept de garantie car celle-ci est en réalité hypothétique et conditionnelle.

Le système repose principalement sur les réserves africaines. D'un point de vue économique, si ce sont ces réserves qui garantissent la monnaie, il serait logique que la France se retire de cette garantie. Ce scénario, à mon sens, devrait être le premier envisagé car il poserait moins de questions spéculatives à la France. Les États africains pourraient alors gérer leur monnaie avec leurs propres réserves et contracter directement avec l'Union européenne pour un ancrage fixe, si souhaité, sans la garantie française.

Lorsque l'on affirme que la France s'est retirée de la gouvernance, il convient de préciser qu'en Afrique centrale, par exemple, elle reste impliquée dans la gouvernance de la CEMAC. De plus, se retirer de l'administration ne signifie pas être absent dans la gestion de la zone. Les règles cardinales, établies par la France depuis 1945, montrent que celle-ci demeure présente par le biais de ces règles. La France a administré la dévaluation, prouvant ainsi sa présence continue dans la gestion de la zone.

Pour aborder la question des sanctions, il est essentiel de la placer au premier plan. Le franc CFA, aujourd'hui, est perçu, comme l'a souligné M. Cabrillac, à l'instar du dollar avec ses privilèges d'extraterritorialité. Que s'est-il passé en Côte d'Ivoire en 2010-2011 ? Un conflit postélectoral a éclaté et la France estimait qu'un candidat avait remporté l'élection. Cependant, l'autre candidat a été investi et a prêté serment de manière tout à fait normale. La France a alors utilisé les institutions du franc CFA pour interdire l'accès aux comptes du candidat reconnu comme vainqueur. Ces faits sont avérés. Par ailleurs, les banques françaises en Côte d'Ivoire ont tenté d'empêcher le versement des salaires en fermant leurs portes en pleine semaine. Ces événements sont documentés empiriquement. Il est également important de garder en mémoire de tels événements lorsque l'on évoque les fantasmes de l'anti-France.

Le Mali, le Niger et aujourd'hui le Burkina Faso ont connu des transitions par coup d'État mais ils ont été privés d'accès à leurs comptes au sein du franc CFA, c'est-à-dire de l'UEMOA et de BCEAO. Ils n'ont plus accès à leurs comptes.

En conclusion, le franc CFA joue un rôle qui ne lui est pas statutaire car il ne devrait pas s'ingérer dans les cycles politiques, mais concrètement il le fait. Comment peut-on restaurer la confiance dans de telles conditions ? C'est pourquoi je pense que le premier scénario envisageable est que la France elle-même sorte de ce système pour éviter les externalités négatives en termes de réputation et de perspectives pour les futures élites, ce qui serait défavorable à sa jeunesse.

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J'aimerais que Mme Lafitteau développe davantage l'initiative prise par les États du Sahel, notamment le Mali, le Burkina Faso et le Niger, qui ont créé, en septembre 2023, l'Alliance des États du Sahel. Cette alliance, dirigée par une junte militaire, exprime de manière virulente un sentiment anti-français. Nous avons déjà longuement discuté de ce contexte. Ils ont annoncé leur départ de la CEDEAO en janvier 2024, ce qui impliquerait également leur retrait de l'UEMOA. Bien que les devises continuent d'être imprimées à Vic-le-Comte, la tutelle de la France, à mon avis, n'existe plus, ce qui a d'ailleurs nécessité la loi que nous avons votée en 2020.

Très concrètement, ma collègue Mireille Clapot a rappelé les propos de Stéphane Séjourné. Cependant, je souhaiterais obtenir des éléments concrets. Ces trois États de l'Alliance des États du Sahel ont-ils les moyens, malgré leurs difficultés, de créer les instruments nécessaires, notamment une banque centrale, pour une monnaie souveraine ? Nous connaissons leurs défis, tels que la menace du terrorisme et la pauvreté. Ont-ils les capacités pour mettre en place ces structures essentielles ?

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Émilie Laffiteau, docteure en économie internationale et chercheuse associée à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS)

Sur les pays de l'AES, il s'agit du Mali, du Burkina Faso et du Niger. En début d'année, ils ont annoncé leur retrait des instances de la CEDEAO. La CEDEAO, contrairement à l'UEMOA, est une organisation plus vaste. Cette décision a été prise en réponse aux sanctions imposées par la CEDEAO à la suite des coups d'État, sanctions qui ont eu des répercussions sociales très importantes. Dans ces pays, près de 50 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté. Ces sanctions ont donc considérablement appauvri les populations, entraînant des problèmes d'approvisionnement en médicaments et en biens alimentaires.

Ensuite, les gouvernements de transition de ces pays n'ont plus accès à leurs réserves de change, étant coupés de leurs comptes au niveau régional. Ces pays envisagent désormais de créer une monnaie commune. L'avantage qu'ils possèdent réside dans leur similitude, ce qui, selon les économistes, constitue une zone monétaire optimale. Il est donc potentiellement bénéfique pour eux de s'unir. Cependant, pour émettre une nouvelle monnaie, la confiance est essentielle. Pour instaurer cette confiance, deux éléments sont nécessaires, à savoir des institutions solides et des réserves de change. Or, dans cette région, les institutions sont actuellement fragilisées. Les statistiques montrent qu'à la fin de l'année dernière, seul le Niger disposait de réserves de change en excédent. Les autres pays étaient en déficit et, pour le Niger, ces réserves étaient très limitées.

Si demain ces pays souhaitaient émettre une monnaie commune, un excellent article récent de l'Institut de recherche pour le développement (IRD) en France indique que la démarche comporterait un risque de pénurie de réserves de change, mettrait le système bancaire sous pression et aurait des effets très complexes sur l'intégration commerciale. Cela déstabiliserait l'intégration commerciale au sein de la région. De plus, il y aurait des problèmes concernant les transferts de fonds des migrants, qui bénéficient actuellement de facilités au niveau régional. L'étude démontre qu'il y aurait très probablement un coût économique majeur pour ces trois pays s'ils décidaient d'adopter une monnaie commune.

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Au-delà des aspects techniques, il est évident que le devenir du franc CFA revêt des enjeux politiques et économiques majeurs. Vous avez tous souligné que le franc CFA contribue à la stabilité monétaire des États qui l'utilisent, soit environ 160 millions d'habitants. En 2020, les pays de la zone franc ont enregistré une croissance légèrement positive de 0,3 %, alors que l'ensemble de l'Afrique subsaharienne connaissait un recul de près de - 1,7 %. De plus, l'inflation y est relativement faible et maîtrisée.

Cependant, l'enjeu politique demeure central. Le franc CFA symbolise un passé qui ne passe pas. Il est impératif de reconnaître la légitime aspiration des pays à exercer leur souveraineté, y compris monétaire. Je souhaite insister sur ce point, notamment auprès des collègues aux sensibilités variées. J'aimerais connaître votre avis sur la possibilité et la viabilité de l'eco, souvent reporté à des périodes plus calmes. Est-ce réaliste ? Vous avez commencé à esquisser des scénarios.

Enfin, quelles sont les stratégies actuelles de la Chine et de la Russie concernant cette question de souveraineté monétaire ?

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Ce n'est pas seulement un héritage qui ne passe pas, c'est aussi une asymétrie qui persiste, rendant la situation encore plus complexe.

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Bruno Cabrillac, directeur de la Fondation pour les études et la recherche internationale (FERDI), ancien directeur général-adjoint en charge des études, des recherches, des statistiques et de l'international à la Banque de France

Ce débat révèle une grande confusion politique. D'une part, on évoque la légitimité du système monétaire, soulignant qu'il n'a pas été approuvé par les peuples et a été décidé par des régimes plus ou moins démocratiques. D'autre part, on invoque la souveraineté monétaire pour une décision prise par trois gouvernements, dont on peut constater qu'ils ne sont aucunement démocratiques. Cette confusion entre souveraineté et légitimité est problématique. Si les décisions de l'autorité politique ne sont pas légitimes, peut-on vraiment parler de souveraineté ?

Par ailleurs, certaines critiques à l'égard du système monétaire actuel me semblent gênantes. Lorsqu'on forme une union économique et monétaire, comme l'ont souligné mes collègues, les institutions jouent un rôle essentiel. Il s'agit des institutions au niveau de l'union mais aussi de celles de chaque pays membre. Dans une union économique et monétaire, l'appartenance repose sur une certaine qualité et un modèle institutionnel spécifique. Que ce soit pour les unions monétaires existantes ou dans un cadre plus large, comme la CEDEAO, leur approfondissement impliquera nécessairement un contrôle et une influence au niveau fédéral sur les institutions des États membres. Cela entraîne, de facto, une restriction de la souveraineté.

Enfin, il convient de mentionner l'eco. Ce projet, hérité et soutenu politiquement par la tendance panafricaniste, particulièrement influente en Afrique de l'Ouest, n'a pas de véritable réalité économique et est irréalisable. C'est pourquoi il a été annoncé il y a trente ans. Cela a été expliqué de manière très claire. Je pense que ce projet n'a pas d'avenir. Une union monétaire au sein de la CEDEAO n'a pas d'avenir pour une raison très simple : il n'existe pas le substrat politique nécessaire à une telle union. De plus, le niveau de solidarité requis pour une union monétaire fait défaut.

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Martial Ze Belinga, économiste et sociologue, expert associé au comité scientifique international de l'Organisation des nations unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO) pour l'histoire générale de l'Afrique

Sortir éventuellement du franc CFA ne constitue pas nécessairement une menace. En examinant l'histoire, on constate que le fait de conserver la même monnaie pendant un siècle n'est pas forcément synonyme d'efficacité ou de développement. En réalité, pour les pays en développement, il est crucial de noter que quatorze pays africains utilisent le franc CFA sur un total de cinquante-cinq pays. Cela démontre que les autres pays ne subissent pas de catastrophes quotidiennes. Les imaginaires autour du franc CFA ont généré une peur injustifiée concernant une éventuelle sortie de cette monnaie.

Un deuxième point fondamental, surtout pour les pays en développement, concerne les effets d'apprentissage. Certes, des secousses peuvent survenir mais c'est précisément à travers ces secousses que les pays apprennent à gérer leur économie, à soutenir leur taux de change et à diversifier leurs économies pour ne pas trop dépendre d'une seule matière première.

Il ne s'agit pas de se focaliser uniquement sur le franc CFA. Le thème du devenir est particulièrement pertinent car il ne se limite pas à l'avenir ; il inclut une dynamique et un changement d'état. On peut tout à fait envisager l'avenir monétaire de ces pays en dehors du franc CFA sans que cela n'engendre de craintes particulières. Il est important de rappeler que même le franc français a connu des secousses, des dévaluations, des appréciations et des périodes de franc fort. Ces fluctuations sont tout à fait normales. Il est illusoire de souhaiter une fixité du taux de change ou un immobilisme que l'on qualifierait de stabilité. Comment justifier que des pays conservent le même taux de change pendant plus de cinquante ans alors que leurs caractéristiques évoluent ? Par exemple, certains pays d'Afrique de l'Ouest sont en train de devenir des pays pétroliers, alors qu'ils étaient auparavant des pays agricoles. Maintenir la même architecture monétaire dans ces conditions pose indéniablement problème.

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Je souhaite revenir sur les propos concernant le rôle des importations et exportations. La faiblesse de l'euro peut avoir des conséquences sur les ménages européens en impactant directement l'inflation. Mais, comme vous l'avez mentionné, Mme Laffitteau, elle a également des répercussions sur le continent africain, notamment pour les États africains dont la monnaie est indexée sur l'euro par le franc CFA. À première vue, les pays exportateurs africains de matières premières peuvent sembler bénéficier de cette parité monétaire. Cependant, l'effet de compétitivité lié à la baisse du franc CFA est limité par le fait que ces exportations sont principalement libellées en dollars. Par conséquent, les importateurs voient leurs prix d'importation augmenter sous l'effet du même mécanisme. Cela alimente donc la flambée des prix de l'énergie et des denrées alimentaires, déjà sous tension depuis la guerre en Ukraine. De nombreux pays à bas revenu ont dû contracter des emprunts en dollars pour faire face à la pandémie de Covid-19.

Pour les pays très endettés en dollars, la dévaluation du franc CFA pèse lourdement sur les finances publiques. Les pays de la zone CFA subissent la volatilité de l'euro, ce qui entraîne des conséquences sur leurs dettes et leurs balances commerciales. Vous avez également souligné ce point de manière pertinente.

J'aimerais vous entendre à nouveau sur les solutions envisageables pour pallier ces difficultés. Existe-t-il, selon vous, un système alternatif permettant de renforcer la capacité des États africains à exporter et à importer ? Pourriez-vous approfondir ces notions d'importation et d'exportation, particulièrement en lien avec le dollar ?

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Émilie Laffiteau, docteure en économie internationale et chercheuse associée à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS)

La question de savoir si le franc CFA est surévalué et s'il encourage les importations tout en décourageant les exportations est légitime. Pour y répondre, il convient d'examiner la composition de ces importations et exportations.

En ce qui concerne les exportations, les pays concernés exportent principalement des matières premières. La compétitivité est moins un enjeu dans ce cas car les prix sont déterminés sur les marchés internationaux. Pour les produits manufacturés, l'effet prix est significatif car il peut influencer la compétitivité. Cependant, pour les matières premières, bien que cela soit plus complexe, cet effet existe aussi. En ce qui concerne les importations, la situation est similaire. Ces pays importent principalement de l'énergie, des biens alimentaires et des biens d'équipement. L'effet prix peut jouer un rôle mais il y a également un effet volume. La question se pose de savoir s'ils ont la capacité de substituer ces importations. Ils s'approvisionnent à l'étranger et disposent d'une monnaie assez forte pour payer ces importations.

Si une dévaluation devait avoir lieu, auraient-ils la capacité de trouver des alternatives au niveau régional ? Cette question est effectivement légitime. Concernant la dette, la question de l'endettement est également pertinente. Ces pays, comme l'ensemble des pays en développement, s'endettent en dollars. Être arrimé à une monnaie forte permet de maîtriser la facture du service de la dette. En cas de sortie de ce système et de dévaluation éventuelle, la facture de la dette pourrait exploser. Voilà les éléments de réponse par rapport à ces deux questions.

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Je vous remercie de vos interpellations et de vos présentations car il était temps que notre commission aborde ce sujet. La monnaie est l'un des attributs du pouvoir régalien des États et la dépendance de la zone CFA à la politique monétaire de la zone euro constitue une aberration complète. Il est impératif que ces États se libèrent enfin de cette survivance coloniale.

L'urgence est donc que la France renonce à ses intérêts propres et cesse toute ingérence dans la politique monétaire et économique de ces peuples. Les peuples d'Afrique de l'Ouest aspirent à ce que l'on appelle « la deuxième indépendance » : après l'indépendance politique, ils recherchent désormais l'indépendance économique et monétaire. La récente élection de Diomaye Faye au Sénégal en est peut-être aussi le résultat. Ce carcan monétaire, malgré la pseudo-réforme de 2019, n'a pas coupé le triple lien ombilical qui relie le franc CFA à la zone euro. Ce lien permet à toute entreprise présente dans la zone euro et commerçant dans la zone CFA de bénéficier d'une sécurisation de ses investissements sur le long terme grâce à la parité franc CFA - euro, de convertir ses profits réalisés en Franc CFA vers l'euro grâce à la convertibilité illimitée et de rapatrier ensuite ses capitaux vers la zone euro. Cela limite largement les rentrées fiscales de ces États.

Ce circuit de rapatriement des capitaux hors de la zone franc CFA grève les finances des États utilisant cette monnaie. Or, pour se désendetter, les États ne peuvent agir sur leur monnaie puisque le pilotage du franc CFA revient, de fait, à la Banque centrale européenne. La boucle est bouclée.

Comment agir aujourd'hui pour améliorer cette situation ? Vous avez abordé un certain nombre de solutions ; de nombreuses solutions semblent exister. Ce sera aux peuples et aux États de faire leur propre choix. En attendant, nous sommes à la commission des affaires étrangères en France. Qu'est-ce que la France peut faire pour pousser vers une réforme des droits de tirage spéciaux, par exemple, ce panier constitué par les plus fortes devises du monde et du Fonds monétaire international, pour permettre un financement plus juste de ces économies qui souffrent ? Et comment faire, d'après vous, pour accélérer à la fois l'aide à ces États qui souffrent de cet archaïsme monétaire et pour les aider à terme, selon leurs conditions, à sortir de cette situation ?

Enfin, j'insiste aussi sur la question des BRICS et des BRICS+ parce qu'ils ont évidemment, dans toutes leurs réunions, la question monétaire qui est posée, ainsi que leur approche par rapport à l'Afrique. Cela me semble important que nous vous entendions à nouveau là-dessus.

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Bruno Cabrillac, directeur de la Fondation pour les études et la recherche internationale (FERDI), ancien directeur général-adjoint en charge des études, des recherches, des statistiques et de l'international à la Banque de France

Je souhaite aborder trois points principaux. Votre intervention illustre bien les deux pôles du débat – les pôles symbolique et économique –, ainsi que les contradictions qui existent entre eux. Vous avez affirmé qu'il est totalement aberrant de rattacher ces monnaies à l'euro par un taux de change fixe. Je tiens à rappeler que ce choix est fait par une majorité de pays en développement. Peut-être est-ce une aberration, mais ce n'est pas simplement un archaïsme issu de la période coloniale : c'est un choix économique, justifié ou non, qui mérite d'être discuté de manière ouverte. Le terme « aberration » demeure colonial et illustre davantage le côté symbolique du débat que sa réalité économique.

Vous avez également évoqué un sujet non abordé jusqu'à présent : celui de la sortie de capitaux. Il est effectivement très difficile de quantifier les sorties de capitaux illégales ou informelles car elles ne sont pas répertoriées. Cependant, les études, notamment celles du Fonds monétaire international, ne montrent pas d'effets particuliers. Les fortes sorties de capitaux de l'Afrique subsaharienne sont dues à divers facteurs. Le manque de confiance et le désir des investisseurs de rapatrier rapidement leurs profits, par crainte de ne pas pouvoir le faire plus tard, sont des phénomènes communs à l'ensemble des pays en développement. En Afrique subsaharienne, il n'y a pas d'effet significatif de la zone franc sur ces sorties de capitaux. Toutefois, il convient de noter que toutes ces études présentent des biais, en raison de l'absence de données tangibles et incontestables sur les sorties de capitaux.

Enfin, je souhaite aborder un dernier point qui n'était pas directement dans votre question mais qui mérite d'être mentionné : les effets redistributifs de ce système. Dans le passé, il a souvent été affirmé que ce système profite principalement aux élites de ces pays. En effet, ces élites peuvent financer leurs appartements en France, leurs dépenses, leur consommation, ainsi que les études de leurs enfants dans l'hexagone. À l'inverse, ce système présente des désavantages pour les plus pauvres, notamment les paysans et les agriculteurs, qui souffrent de la faible compétitivité de leur production locale face aux produits alimentaires importés. Cette critique est fondée mais il existe une autre réalité. Une étude récente de la FERDI démontre qu'il n'y a pas d'avantages significatifs en termes de développement économique et de croissance. L'étude souligne un avantage en termes de stabilité monétaire, qui a des effets redistributifs positifs.

Lors de la dernière poussée d'inflation en France, nous avons constaté que ce sont d'abord les pauvres qui en souffrent. Lorsque l'inflation est accompagnée d'une dollarisation de l'économie, les pauvres en souffrent davantage car ils n'ont pas accès au dollar ou à une monnaie étrangère. Leur monnaie locale se déprécie rapidement, aggravant leur situation. Les effets redistributifs positifs de la stabilité monétaire sont donc à prendre en compte. Cette étude de la FERDI sur le système de taux de change fixe, tel qu'il est aujourd'hui, souligne l'importance de ne pas négliger cet aspect dans l'équation globale.

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Ce débat revêt une importance capitale pour l'avenir des relations entre la France et l'Afrique. Je souhaite formuler deux remarques, l'une d'ordre politique et l'autre d'ordre économique, avant de poser deux questions précises.

Le premier point, souvent négligé dans notre pays, est qu'il n'existe pas de souveraineté nationale sans souveraineté monétaire. Depuis de nombreuses années, nous subissons les conséquences industrielles, économiques et politiques de notre dépendance à l'euro, ce qui nous a fait perdre l'habitude de la souveraineté. Je comprends parfaitement la volonté des peuples africains de retrouver leur liberté monétaire, essentielle à la construction de leur avenir. Il serait totalement erroné que la France s'entête à maintenir la zone du franc CFA. En effet, elle a déjà perdu une partie de son influence et devient le bouc émissaire, ce qui nous conduit à des tensions avec l'Afrique. Il est donc nécessaire de regarder la réalité en face. Que cela plaise ou non, que l'on soit d'accord ou pas, cette situation est perçue comme le maintien d'un lien ancien. Il faut avoir le courage de remettre en question ce lien de manière intelligente, et la France doit prendre l'initiative. Si nous ne le faisons pas, ce seront les Chinois, les Russes ou les Américains qui s'en chargeront. Il est temps de cesser d'aborder cette question avec passion.

Le deuxième point concerne l'économie. Il est essentiel de comprendre que les pays africains ont besoin de retrouver une production agricole et industrielle. Pour connaître le Sénégal, ce pays importe tout. Avec une monnaie trop chère, arrimée à l'euro, le développement est impossible. Il est tout de même incroyable de constater que tous les pays ont eu recours à la dévaluation pour se développer, et que cela est refusé à certains pays. Je pense sincèrement que la question n'est pas celle du taux de change fixe mais bien du niveau de ce taux de change. Il est possible de maintenir un taux de change fixe tout en le faisant évoluer. Prenons l'exemple de la stratégie adoptée par Singapour, les pays d'Asie, les États-Unis, tous les pays du monde ont utilisé cette méthode. Pourquoi l'Afrique n'aurait-elle pas le droit de gérer son taux de change de manière similaire ? Il est impératif de changer de système et de le faire au plus vite car la dégradation de la position de la France en Afrique est catastrophique. Si nous continuons ainsi, nous serons confrontés à un problème sérieux.

La question est simple. Certaines élites africaines profitent énormément de ce système et il est essentiel de trouver une solution pour en changer. Cependant, cela ne passe pas nécessairement par un retour aux monnaies nationales dans les pays qui le peuvent, comme le Sénégal ou la Côte d'Ivoire. La véritable difficulté réside dans les pays qui ne disposent pas d'institutions solides. Dans ces cas-là, la tâche est immense car je ne crois pas du tout, et vous avez raison de le souligner, à l'eco. C'est par une vraie formation à la gestion d'une monnaie nationale que nous pourrons y arriver.

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Martial Ze Belinga, économiste et sociologue, expert associé au comité scientifique international de l'Organisation des nations unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO) pour l'histoire générale de l'Afrique

Je souhaite aborder deux aspects concernant les avantages évidents du franc CFA.

Premièrement, la stabilité monétaire. Bien que je me répète, je suis convaincu qu'il existe des lacunes dans les sciences économiques, comme dans toutes les sciences. Les indicateurs développés pour les économies avancées ne sont pas toujours adaptés aux contextes des pays en développement. Le franc CFA, en place depuis quatre-vingts ans, semble stable et présente une inflation moindre. Si cette faible inflation était réellement bénéfique sur le long terme, cela se traduirait par des différences de niveaux de pauvreté mais ce n'est pas le cas. Les effets redistributifs théoriques ne semblent pas se concrétiser. C'est un point sur lequel le débat peut être nuancé.

Deuxièmement, la question de la production et de la transformation productive est absente du débat sur le développement et du franc CFA. Cette absence dans l'architecture du franc CFA implique une acceptation implicite du sous-développement de ces pays, tout en maintenant une forme de stabilité, ce qui est problématique.

Il est évident que nous ne trouvons plus, même dans les rapports, des informations sur le niveau d'industrialisation de ces pays. On n'en parle plus. À un moment, on a même évoqué la désindustrialisation précoce. Il est donc compréhensible que les gens se sentent mal. D'un côté, les indicateurs laissent penser que tout va bien mais, concrètement, les gens ne se sentent pas aussi bien. Je ne crois pas qu'ils soient totalement irrationnels. Peut-être que nous n'avons pas les bons outils.

À mon avis, la solution pour la France serait de retirer sa garantie et de laisser ces pays s'organiser eux-mêmes. Cela relève de leur domaine. Ils ont des agendas avec l'Union africaine, notamment l'Agenda 20-63, qu'ils peuvent mener à bien. Je pense que c'est peut-être la solution. Au sein de cette solution, il faudrait se diriger vers des monnaies que je qualifie de « panafricaines, transformationnelles, alternatives et holistiques ». Je n'ai pas le temps de développer en détail mais une monnaie panafricaine serait solidaire. Une monnaie transformationnelle, quant à elle, doit intégrer des indicateurs de transformation économique dans sa gouvernance. Sinon, nous risquons d'avoir de la croissance sans développement.

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Émilie Laffiteau, docteure en économie internationale et chercheuse associée à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS)

La question essentielle est de déterminer le meilleur système monétaire pour soutenir le système productif dans la zone. Nous avons entrepris une réflexion sur le meilleur système monétaire, en particulier en ce qui concerne le régime de change.

Vous avez évoqué la question des monnaies nationales. Chaque pays a la capacité de quitter l'union, ce qui comporte des avantages et des inconvénients. Parmi les risques, j'ai mentionné celui de l'endettement, ainsi que celui des réserves de change. Les pays disposent-ils de suffisamment de réserves de change pour maintenir une future monnaie stable ? Par exemple, les pays de l'AES ne remplissent pas ce critère et le Sénégal très peu. La volonté d'avoir une monnaie nationale semble contradictoire avec la volonté panafricaniste de ces pays qui aspirent à une plus grande intégration régionale. Si l'objectif est une intégration régionale accrue, il paraît incohérent de sortir d'une union.

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Jusqu'à l'avènement du numérique, la population africaine n'avait pas accès aux moyens de paiement en raison de l'absence d'un modèle économique permettant une bancarisation massive du continent. Avec l'introduction du mobile money, la situation a radicalement changé. Désormais, ceux qui possèdent un téléphone portable peuvent accéder à une solution de paiement universelle, un porte-monnaie électronique disponible sur tous les smartphones. Ce système contribue progressivement à la disparition des transactions en argent liquide et informel. Peut-on espérer que cette innovation favorise une meilleure traçabilité des fonds, tant pour les États que pour la lutte contre les fonds illicites ?

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Martial Ze Belinga, économiste et sociologue, expert associé au comité scientifique international de l'Organisation des nations unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO) pour l'histoire générale de l'Afrique

Je pense surtout que cela participe à ce que l'on appelle « l'inclusivité monétaire ». Autrement dit, des personnes qui n'avaient pas la possibilité d'avoir des comptes bancaires peuvent désormais disposer d'argent et faire circuler davantage la masse monétaire. Cela peut avoir un aspect positif. Cependant, un aspect plus problématique réside dans le fait que l'on transforme des acteurs de l'espace télécom en banquiers, sans les mêmes règles ni la même déontologie, ce qui peut poser des problèmes.

Je considère que cet ensemble d'innovations peut aller dans le bon sens, c'est certain. Toutefois, la question fondamentale demeure celle des aspects productifs. Comment le numérique, mais surtout les institutions financières et les arrangements institutionnels, peuvent-ils créer des incitations pour favoriser la production et la diversification productive ?

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Je souhaite aborder la question de la souveraineté monétaire exprimée par les nouveaux dirigeants et les nouvelles élites africaines. Ce débat rappelle parfois ceux qui ont eu lieu dans certains pays européens, où l'indépendance de la BCE et la politique de l'euro fort étaient remises en question. En effet, une faible croissance et un chômage élevé semblaient alors des problématiques plus préoccupantes qu'une faible inflation. Cependant, ces questions se posent beaucoup moins depuis que la crise sanitaire et la crise financière ont poussé les pays européens vers une solidarité financière accrue. Les euro-obligations, la dette commune et, finalement, une union monétaire élargie, ambitieuse et surtout solidaire ont été adoptées. À votre avis, une union monétaire de ce type, par exemple entre les pays de la CEDEAO permettrait-elle d'éviter que la question de la souveraineté monétaire ne soit exagérément mise en avant ?

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Émilie Laffiteau, docteure en économie internationale et chercheuse associée à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS)

Je pense avoir déjà répondu à la question concernant la CEDEAO. En effet, ce projet remonte à trente ans. L'objectif initial était de créer une monnaie commune pour les pays francophones d'Afrique de l'Ouest, puis d'intégrer les sept autres pays à la CEDEAO. Cependant, ce projet semble aujourd'hui sans avenir. Pourquoi ? Il n'existe pas de volonté politique de solidarité, ni de mise en commun des réserves de change au sein de cette zone. Politiquement, il n'y a pas de volonté d'intégration. De plus, comme je l'ai rappelé, le Nigeria, géant de l'Afrique, fait partie de cette zone. Ce pays est contra-cyclique par rapport aux autres membres car il est un grand exportateur de pétrole alors que les autres importent de l'énergie. Par conséquent, ils n'ont pas de raison d'adopter une monnaie commune. Il semble donc que ce projet soit voué à l'échec. Cela se confirme par le fait que, depuis trente ans, les réunions et les avancées sur ce projet sont constamment reportées.

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La France, en raison de son histoire avec l'Afrique, a contribué à la création du franc CFA. Ce dernier suscite de nombreuses critiques. Pour certains, il symbolise la « Françafrique », tandis que pour d'autres, il constitue un outil économique pour le développement du continent africain. Les devises du franc CFA sont utilisées par une dizaine de pays d'Afrique centrale et de l'Ouest. Elles sont rattachées à l'euro à un taux fixe garanti par le Trésor français. Plusieurs États africains estiment qu'ils devraient disposer de leur propre monnaie. Ils considèrent que ces devises représentent désormais un frein à leur développement économique. Un pays qui déciderait de quitter le franc CFA, tel que le Sénégal, devrait instaurer une nouvelle monnaie stable. La question se pose alors de savoir s'il pourrait garantir son taux de change.

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Martial Ze Belinga, économiste et sociologue, expert associé au comité scientifique international de l'Organisation des nations unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO) pour l'histoire générale de l'Afrique

La question pourrait se poser pour tous les pays disposant de leur propre monnaie. Je me répète mais il n'y a pas de fatalité à ce que, lorsque l'on change de monnaie ou que l'on sort du franc CFA, celle-ci chute. La garantie pour soutenir une monnaie repose fondamentalement sur une gestion rigoureuse des réserves et des institutions solides.

Concernant le Sénégal, qu'ont déclaré ses nouveaux dirigeants concrètement ? Ils ont affirmé en substance : « Soit nous passons par l'intégration régionale avec une monnaie commune, via la CEDEAO. Soit, si le projet n'avance pas, nous procéderons à une sortie individuelle. ». Ils ont précisé plusieurs éléments. Premièrement, ils vont travailler sur le cadre macroéconomique, afin d'assurer des fondamentaux solides. Ensuite, ils vont sécuriser leurs réserves, comme ils l'ont déjà annoncé, avant de sortir du franc CFA.

Le Sénégal peut-il réussir cette transition ? Je pense que oui. Ils bénéficient d'une légitimité populaire et d'une maturité collective. Les citoyens sont prêts à les soutenir dans cette direction et sont pleinement conscients qu'une monnaie n'est pas nécessairement vouée à rester au même niveau en permanence. Je suis convaincu que cela pourrait être bénéfique et pourrait même inciter d'autres pays à suivre cet exemple.

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En mai 2020, l'Assemblée nationale a validé les accords négociés par les présidents ivoirien et français, Alassane Ouattara et Emmanuel Macron, entérinant ainsi officiellement la réforme du franc CFA. Cette réforme vise à introduire une nouvelle monnaie, l'eco. Je souhaite poser deux questions à ce sujet. Premièrement, la détérioration des relations entre la France et certains pays de l'UEMOA, notamment ceux du Sahel, pourrait-elle compromettre l'aboutissement, voire l'existence de cette réforme ? Deuxièmement, dans un contexte où le franc CFA semble rejeté par de nombreux pays d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique centrale, le maintien de la garantie par la France ne risque-t-il pas d'amplifier ce ressentiment ? Si tel est le cas, existe-t-il une alternative viable à cette garantie ?

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Bruno Cabrillac, directeur de la Fondation pour les études et la recherche internationale (FERDI), ancien directeur général-adjoint en charge des études, des recherches, des statistiques et de l'international à la Banque de France

Vos questions sont pertinentes et permettent de revenir sur deux points majeurs de confusion dans le débat. On affirme qu'il est nécessaire de réformer le système en raison d'une forte demande de souveraineté monétaire, que ce soit au niveau régional ou national. Cependant, certaines propositions, comme celle de mon voisin, suggèrent que la France renonce unilatéralement à sa garantie. Cela me semble totalement contradictoire. Il faut attendre une demande explicite et je crois que le ministre des finances français a été très clair à ce sujet : si les Africains demandent le retrait de la garantie, la France le fera. Mais il n'y a rien de plus préjudiciable à la souveraineté monétaire que de prendre des mesures unilatérales et de retirer cette garantie.

La même confusion règne dans le débat sur les unions monétaires. Il existe des tendances centrifuges évidentes. Pourquoi le Sénégal et pourquoi maintenant ? Ce n'est pas seulement en raison d'un changement de régime démocratique. Le Sénégal va devenir un producteur de pétrole et disposera de ses propres réserves, qu'il ne souhaite pas partager, contrairement à la situation antérieure. Cela représente un degré de mutualisation très élevé.

Comme l'a souligné Mme Laffiteau précédemment, la Côte d'Ivoire a emprunté sur les marchés internationaux à des taux très élevés afin de contribuer aux réserves globales. Elle en supporte le poids et en fait bénéficier d'autres pays, notamment les pays sahéliens et le Sénégal. Aujourd'hui, les réactions de ces pays, en particulier du Sénégal, montrent que dès qu'ils cessent d'être bénéficiaires pour devenir pourvoyeurs de devises, des tendances centrifuges apparaissent. Il y a ici une confusion entre le débat politique et le débat économique. Ces tendances centrifuges, qui ont une réalité économique indéniable, sont contredites par le discours politique prônant toujours la création d'une monnaie.

Je trouve assez extraordinaire de justifier ce retour à une monnaie nationale pour des raisons probablement égoïstes, sous couvert d'une perspective de monnaie régionale, voire panafricaine, dont on sait pertinemment qu'elle est, au mieux, à très long terme et, au pire, illusoire. Ce débat est empreint de nombreuses confusions et l'on demande tout et son contraire, parfois de manière contradictoire.

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Le franc CFA, monnaie arrimée à l'euro, ne permet pas un développement favorable des économies locales. Comment des politiques monétaires établies en Europe pourraient-elles prendre en compte les réalités locales en Casamance ou à Yamoussoukro ? La Macronie ne cesse de s'étonner du sentiment anti-français régnant dans ces pays, face à une jeunesse exprimant des idées décoloniales et revendiquant la suppression du franc CFA. Les populations ne sont pas dupes d'un gouvernement français qui entretient un système néocolonial, en soutenant les autocraties pour garantir ses intérêts, comme au Tchad, et en maintenant une oppression économique des peuples qui veulent se libérer d'une oppression monétaire, comme au Mali ou au Burkina Faso. La diplomatie française a toujours préféré les solutions simples : la facilité de l'autocratie plutôt que la souveraineté des peuples, les vestiges monétaires coloniaux plutôt que des économies souveraines. N'est-ce pas ce qui, aujourd'hui, asphyxie la mise en application d'une réelle alternative au franc CFA ?

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Je constate ici que, visiblement, aucun de nos intervenants ne souhaite répondre à ce qui s'apparente davantage à une profession de foi de notre collègue qu'à une question.

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M. Ze Belinga, vous militez pour la fin du franc CFA, laissant aux pays concernés la liberté de décider eux-mêmes de leur avenir monétaire. Ils ont d'ailleurs la possibilité de sortir de cette zone monétaire s'ils le souhaitent. J'ai plusieurs questions à ce sujet. Que proposez-vous pour les pays qui souhaitent y rester ou qui ne sont pas actuellement en mesure de s'en passer ? Il est important de reconnaître que cette situation relève également d'une réalité économique, et pas seulement d'un héritage colonial. Vous affirmez que le franc CFA n'apporte aucun avantage aux pays qui l'utilisent. Pourriez-vous nous fournir des éléments supplémentaires pour démontrer en quoi cette monnaie constitue un fardeau ?

Il est également pertinent de rappeler qu'un pays souverain peut perdre sa souveraineté même en ayant sa propre monnaie. Si l'Afrique et l'Europe ont tourné la page de la colonisation, il subsiste néanmoins des traces de cette période, tout comme il reste en France des marques de l'Empire romain ou napoléonien. Ne pensez-vous pas que le franc CFA mérite d'être préservé pour le bien des économies africaines ? C'est là la véritable question. En cherchant à s'en défaire, ces pays pourraient se retrouver à utiliser des monnaies comme le bitcoin, le dollar, ou même subir une domination chinoise. Il est donc essentiel de bien réfléchir à cette question.

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Martial Ze Belinga, économiste et sociologue, expert associé au comité scientifique international de l'Organisation des nations unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO) pour l'histoire générale de l'Afrique

Que faire des pays qui souhaiteraient rester dans la zone CFA ? Les traités sont clairs : un pays peut sortir sans préjudice pour la continuation du traité. Chaque nation a la liberté de décider de son départ. Les accords signés resteront valables pour les autres. Ceux qui souhaitent demeurer dans cette architecture en auront la liberté. Ils auront ainsi exprimé un choix, ce qui, à mon sens, n'a pas été fait depuis les indépendances.

Faut-il préserver des marques ou évoluer vers l'éco ? Sauver des marques, c'est conserver une trace de l'histoire. Nous sommes tous façonnés par l'histoire. Cependant, il est essentiel que les pays se développent avec leurs propres ressources. Aujourd'hui, nous débattons comme si le seul choix était entre le franc CFA et le franc CFA, ou entre les unions monétaires. Pourtant, les pays africains doivent faire preuve de plus d'intelligence et d'innovation.

Rien n'empêche de créer des systèmes solidaires sans nécessairement adopter une monnaie unique. Par exemple, on pourrait mutualiser les réserves ou instaurer des mécanismes d'assistance mutuelle, comme cela a été proposé et existe déjà. Des lignes de crédit pourraient être négociées. Il est possible de concevoir une architecture qui ne se limite pas aux changes fixes, flexibles ou aux unions monétaires traditionnelles. Je partage l'idée que la réflexion n'a peut-être pas suffisamment avancé dans ce sens.

La suite repose sur la volonté des peuples et des États, ainsi que sur un projet transformationnel global. La monnaie doit s'inscrire dans ce projet. Il faut comprendre que les Africains ont observé, pendant deux décennies, des pays en développement devenir des pays émergents, voire puissants. Pendant ce temps, avec des instruments comme le franc CFA et la coopération avec l'Europe, le sous-développement a stagné. Cela engendre une frustration et un besoin de changement de paradigme.

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M. Ze Belinga, vous avez conclu votre intervention en soulignant que le statu quo actuel est, selon vous, fondamentalement insatisfaisant sur plusieurs points. Vous avez également évoqué une perspective transformationnelle qui reste à définir et à articuler plus précisément.

J'invite nos autres intervenants à conclure également. Vous avez participé activement à ce débat. Pourriez-vous résumer ce que vous considérez comme l'enseignement principal de cette discussion ? Selon la doctrine des grands communicants, il est essentiel de transmettre un seul message clair : quel est le vôtre ?

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Bruno Cabrillac, directeur de la Fondation pour les études et la recherche internationale (FERDI), ancien directeur général-adjoint en charge des études, des recherches, des statistiques et de l'international à la Banque de France

Je crois que mon message est un message de cohérence. Si le problème réside dans la perception d'une souveraineté monétaire confisquée par la France, le rôle des autorités françaises, dont vous faites partie, est de respecter la volonté des peuples. Nous devons intervenir uniquement sur ce qui relève de notre droit et de notre devoir, à savoir la garantie française. Il s'agit de l'aménager, de la retirer ou de la maintenir, en fonction de la demande des États concernés. Il est cependant très clair que le débat obscurcit le fait qu'il n'y a pas de véritable demande. Une preuve de cette absence de demande est que, si vous imaginez une zone monétaire où quatre pays, soit presque une majorité, réclament de sortir de cette union monétaire, cela devrait normalement entraîner une perte totale de confiance dans la monnaie. Or, comme l'a souligné Mme Laffiteau, ce n'est pas du tout le cas. Pourquoi ? Parce que les opérateurs économiques ne croient pas qu'il existe, à ce stade, une demande réelle, que ce soit de la part des gouvernements ou des opérateurs économiques.

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Émilie Laffiteau, docteure en économie internationale et chercheuse associée à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS)

Je conclurai en affirmant que l'évolution de la collaboration monétaire entre la France et les pays de cette zone, historiquement verticale, tend de plus en plus vers une relation horizontale. Il s'agit d'un développement positif sur lequel il est nécessaire de continuer à réfléchir et à travailler. C'est précisément ce que nous faisons ce matin avec les trois experts présents pour discuter avec vous. Comme l'a également expliqué M. Cabrillac, la France doit collaborer et attendre les souhaits des Africains, qui formuleront eux-mêmes leurs aspirations quant à l'évolution ou non de leur dispositif monétaire.

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J'ai bien écouté toutes les interventions, et il est manifeste que les conséquences de nos décisions sont beaucoup plus lourdes, qu'elles soient positives ou négatives, pour l'Afrique que pour la France. Après avoir exercé une influence décisive, prépondérante et parfois impériale sur les décisions de cette région, notre premier devoir est de respecter la volonté des pays africains, quels qu'ils soient.

Nous avons constaté, en écoutant les différents intervenants, que les choix qui leur sont offerts sont complexes : rester, ne pas rester, transformer. Tous ces choix sont très difficiles. Je pense que notre pays doit être à l'écoute des Africains. Nous disposons d'une boîte à outils que nous mettons à leur disposition et ils s'en servent à leur manière. Cette disponibilité de la France me semble être la sagesse pour un pays comme le nôtre. Quels que soient les choix des États africains, respectons leur souveraineté. C'est à eux de prendre leur destin en main, et nous devons leur offrir les possibilités d'avancer, qu'ils souhaitent obtenir de nous. Ce message d'humilité est, à mon sens, la leçon que nous devons tirer de cette remarquable table ronde.

Nous avons tous énormément appris et avons été éclairés sur cette situation éminemment complexe. Je cite souvent Sempé dans ces cas-là : premier volume, « Rien n'est simple », deuxième volume, « Tout se complique ». Notamment, la France ne doit plus avoir la volonté de faire le bonheur des gens malgré eux. Nous sommes à leur service et c'est à eux de prendre des décisions, comme vous l'avez rappelé, qui sont très difficiles.

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Informations relatives à la commission

À l'issue de sa réunion, la commission désigne :

- Mme Brigitte Klinkert, sur le projet de loi, adopté par le Sénat, autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République fédérale d'Allemagne relatif à l'apprentissage transfrontalier (n° 2654) ;

- M. Arnaud Le Gall, sur le projet de loi autorisant l'approbation de la ratification de la convention n°155 de l'Organisation internationale du travail sur la sécurité et la santé des travailleurs, adoptée le 22 juin 1981 à Genève (sous réserve de son dépôt).

Elle désigne ensuite les rapporteurs pour avis sur le projet de loi de finances pour 2025 :

– Action extérieure de l'État (Action de la France en Europe et dans le monde – Français de l'étranger et affaires consulaires ) :......M. Vincent Seitlinger

– Action extérieure de l'État ( Diplomatie culturelle et d'influence – Francophonie ) :........................ M. Frédéric Petit

– Défense :........................................... M. Alexis Jolly

– Écologie, développement et mobilité durables :.......... M. Aurélien Taché

– Économie ( Commerce extérieur et diplomatie économique ) :............... ........................................ M. Jean-François Portarrieu

– Immigration, asile et intégration :.................. M. Benjamin Haddad

– Avances à l'audiovisuel public ( Audiovisuel extérieur ) :................... .................................................... M. Alain David

– Prélèvement européen :.......................... Mme Liliana Tanguy

La commission décide néanmoins à cette occasion d'ajourner la désignation du rapporteur pour avis sur la mission Aide publique au développement du projet de loi de finances pour 2025 .

Elle est enfin informée qu'une contribution écrite sera présentée sur l'avis budgétaire de leur choix par les groupes politiques dont aucun membre n'est désigné rapporteur pour avis.

La séance est levée à 11 h 35.

Membres présents ou excusés

Présents. - Mme Nadège Abomangoli, Mme Véronique Besse, M. Carlos Martens Bilongo, Mme Élisabeth Borne, M. Jean-Louis Bourlanges, M. Bertrand Bouyx, M. Jérôme Buisson, Mme Eléonore Caroit, Mme Mireille Clapot, M. Pierre Cordier, M. Alain David, Mme Julie Delpech, M. Pierre-Henri Dumont, M. Nicolas Dupont-Aignan, M. Philippe Emmanuel, M. Nicolas Forissier, Mme Stéphanie Galzy, M. Guillaume Garot, Mme Maud Gatel, M. Hadrien Ghomi, Mme Claire Guichard, M. David Habib, M. Benjamin Haddad, M. Alexis Jolly, Mme Brigitte Klinkert, Mme Stéphanie Kochert, M. Jean-Paul Lecoq, M. Vincent Ledoux, M. Didier Lemaire, Mme Nathalie Oziol, M. Jimmy Pahun, M. Didier Parakian, M. Frédéric Petit, M. Kévin Pfeffer, M. Jean-François Portarrieu, M. Adrien Quatennens, Mme Laurence Robert-Dehault, M. Vincent Seitlinger, Mme Ersilia Soudais, Mme Michèle Tabarot, Mme Liliana Tanguy, M. Olivier Véran, Mme Laurence Vichnievsky

Excusés. - M. Sébastien Chenu, M. Olivier Faure, M. Bruno Fuchs, M. Michel Guiniot, M. Meyer Habib, Mme Marine Le Pen, Mme Karine Lebon, Mme Élise Leboucher, Mme Yaël Menache, M. Nicolas Metzdorf, M. Bertrand Pancher, Mme Mathilde Panot, Mme Mereana Reid Arbelot, Mme Sabrina Sebaihi, M. Éric Woerth, Mme Estelle Youssouffa

Assistait également à la réunion. - M. Christophe Naegelen