Je vous remercie de m'avoir invité malgré le fait que j'ai rédigé plusieurs articles et ouvrages sur le franc CFA. J'espère que chacun ira jusqu'au bout de cette démarche, en cherchant à établir une vérité. Les monnaies ont besoin de vérité.
Si nous sommes aujourd'hui devant la commission des affaires étrangères, c'est bien parce que la perception française actuelle est que cette monnaie n'est pas uniquement africaine. Sinon, le Parlement français n'aurait pas à en décider. Une perception encore plus profonde est que les externalités négatives de cette monnaie génèrent en Afrique des tensions significatives, que je qualifierais même d'explosives, car elles sont portées par la jeunesse. La démographie du rejet va bien au-delà de ce que l'on peut imaginer. Ce rejet n'est pas limité à l'Afrique francophone. Aujourd'hui, des conférences sur le franc CFA se tiennent partout en Afrique, y compris en Afrique du Sud et au Malawi. Je pense que c'est une très bonne chose que vous vous préoccupiez de cette question.
Permettez-moi de rappeler le 29 mai 2005, date du traité de Rome établissant une Constitution pour l'Europe. Nous nous souvenons tous du résultat.
Pourquoi rappeler cet événement historique ? Parce que les populations africaines utilisant le franc CFA n'ont jamais eu l'occasion de participer démocratiquement à un exercice leur permettant de choisir leur monnaie ou leurs options monétaires. Cela ne s'est jamais produit. Avec ce paradoxe énorme que vous apprécierez pour changer le nom de cette monnaie dite « africaine » : il a fallu que le Parlement français se prononce, sous le regard de l'Union européenne, en respectant les avis de conformité de l'Union européenne. Cependant, jamais aucun Parlement africain ne s'est prononcé sur cette question. Cela signifie que, potentiellement, l'eco, s'il avait existé ou s'il venait à exister, pourrait être instauré par des décisions du Parlement européen ou du Parlement français, approuvées par l'Union européenne, sans nécessiter l'avis des parlementaires, y compris vos collègues africains. En tant que parlementaires et représentants du peuple, vous devriez également vous poser certaines questions à ce sujet.
Je souhaite souligner que la monnaie dépasse la simple question économique, celle de la tenue d'un taux de change, qu'il soit à l'équilibre ou non. La monnaie va bien au-delà de cela, tout comme l'économie. Actuellement, une des monnaies qui maintient son niveau par rapport au dollar est le kwacha zambien. Pourtant, l'économie zambienne est en difficulté mais la monnaie parvient à se maintenir à un niveau élevé grâce à des réserves suffisantes. Cela ne signifie pas pour autant que l'économie est en bonne santé. C'est pourquoi je préconise une approche plus institutionnaliste et multifactorielle de la monnaie.
La perception du franc CFA par de nombreux Africains est effectivement historique mais il ne s'agit pas d'un péché originel. J'apprécie l'expression et remercie Bruno Cabrillac de l'avoir évoquée. Il s'agit d'une constitution. Ce n'est pas un péché survenu à un moment donné mais d'une forme de génétique de la zone. Elle est constituée de principes coloniaux. Dire qu'il s'agit de principes coloniaux n'est pas une agression verbale mais un fait historique et une rationalité. Lorsqu'un empire souhaite se donner une identité, il établit des frontières et des signes monétaires qui circulent au sein de l'empire. Une banque régule la circulation monétaire, tant en métropole que dans les colonies.
En réalité, les quatre principes cardinaux, à savoir la centralisation des réserves, l'arrimage fixe à un taux de change, la libre transférabilité des fonds et des capitaux, sont des principes naturels à un empire et à une colonie. Ces principes demeurent aujourd'hui fonctionnels, ce qui, pour les Africains, alimente l'idée d'une « colonialité monétaire ». Autrement dit, bien que les pays africains soient passés d'une situation de colonie à une situation d'indépendance, ils continuent de fonctionner selon les mêmes principes que ceux de la colonie. De plus, il n'y a pas eu de réelle consultation des parlementaires ou des peuples pour approuver ces transitions. Nous faisons face à un paradoxe majeur aujourd'hui, du point de vue africain : le passage à l'euro a entraîné une perte de degrés de liberté. En lisant la décision du Conseil du 23 novembre 1998, que je recommande vivement, on constate que l'Union européenne stipule clairement à la France, en substance : « Je suis d'accord avec les unions monétaires que vous garantissez, mais à une condition. Vous ne pouvez apporter aucune modification substantielle sans que trois services au moins de l'Union européenne soient non seulement d'accord, mais également informés régulièrement de l'évolution de ces accords. ».
Ainsi, les Africains sont passés d'une tutelle monétaire vis-à-vis de la France à une double tutelle, puisque désormais l'Union européenne peut, si elle le souhaite, intervenir sur cet accord en estimant que, pour diverses raisons, il ne convient pas aux politiques européennes. Même si cette intervention reste hypothétique, elle est néanmoins statutaire.
Nous constatons qu'avec le temps, au lieu de gagner en liberté et en indépendance, nous nous retrouvons avec un système qui, bien que n'étant plus colonial, peut être qualifié d'« hypercolonial ». En effet, la colonialité s'est redistribuée sur l'ensemble des pays européens, chacun ayant le droit de décider ou de s'opposer à toute décision prise par les Africains ou même par la France. Il est important de préciser que cette décision du Conseil européen s'adresse à la France, comme l'indique le dernier des sept articles. Cela signifie que cette décision de l'Union européenne transforme les pays africains en une forme de colonie monétaire. En effet, ces pays ne peuvent pas modifier le taux de change, ni intégrer un autre pays dans la zone sans l'accord préalable de la France, qui doit ensuite soumettre cet accord au niveau de l'Union européenne, notamment à la Banque centrale européenne (BCE), au Comité monétaire et financier, et à la Commission européenne. Dans un tel contexte, il est difficile d'imaginer une souveraineté monétaire.
Avant même de parler de souveraineté monétaire, il est essentiel de comprendre la notion de souveraineté tout court. C'est pourquoi je me permets de dévier légèrement du schéma prévu pour souligner, dans cet échange sincère, que la notion de choix est difficile à défendre. En 1945, les pays africains étaient des colonies. C'est cette année-là que le franc CFA a été créé et que la France a fixé le premier taux de change, modifié ensuite en 1948 et en 1958. Entre 1958 et 1994, le taux de change est resté le même, ce qui signifie que ces pays ont fonctionné selon des décisions prises par la France à une époque où elle exerçait son empire africain.
Il convient de noter que les taux de change et les règles cardinales régissant ces unions n'ont pas été choisis par les Africains. Bien que plusieurs innovations et ajustements aient eu lieu au fil du temps, les principales règles datent de cette époque. Il est également essentiel de comprendre la perspective africaine sur le franc CFA, qui est perçu à travers les outils et instruments de la colonisation. Par exemple, ceux qui protestent vigoureusement associent souvent le franc CFA à la présence militaire française et à l'imposition du français comme langue officielle. Ces accords, signés lors de la transition de la colonisation aux indépendances, sont perçus comme un bloc intégrant l'économie, la monnaie, les aspects culturels et militaires, limitant les marges de liberté des pays africains.
La situation actuelle ne se résume pas à un simple rejet. La contestation du franc CFA est ancienne, remontant à sa création. Certains experts français, dès les années 1950-1960, ont critiqué cette monnaie. Il existait un débat entre le ministère des colonies et le ministère des finances, certains craignant que la coexistence de deux monnaies au sein du même empire pose des problèmes. Ainsi, la contestation du franc CFA n'est pas seulement le fait de protestations populaires mais aussi de chercheurs et d'économistes depuis plusieurs décennies. Il serait donc réducteur de présenter cette opposition comme une simple protestation.
L'analyse coût-bénéfice et les externalités réalisées par les Africains ne permettent pas de valider l'institution du franc CFA comme étant une institution de développement. En effet, tous les avantages associés au franc CFA, tels que la stabilité monétaire ou des prix, ne se traduisent pas par une augmentation des investissements directs étrangers (IDE) dans les pays africains de cette zone. Ces pays n'en reçoivent pas plus que les autres. La stabilité monétaire n'entraîne pas une réduction de la pauvreté. Les travaux, y compris ceux de M. Cabrillac ou de la FERDI, reconnaissent qu'on ne peut pas associer le franc CFA à une augmentation de la croissance ou du développement économique. Il semble donc nécessaire de reconnaître que les Africains sont aujourd'hui engagés vers d'autres schémas. Leur paradigme est désormais l'intégration africaine, avec des outils tels que la zone de libre-échange, l'intégration régionale, la multilatéralisation et la bipolarisation du monde. De nombreux pays souhaitent aujourd'hui adhérer au BRICS+ – Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud, Égypte, Émirats arabes unis, Éthiopie et Iran –, par exemple. Ces nouveaux chemins ne sont pas nécessairement compatibles avec le franc CFA.
Il convient également de rappeler que les trois pays du Maghreb, à savoir l'Algérie, la Tunisie et le Maroc, ont quitté le franc CFA lors de leur indépendance et ont opté pour leur propre monnaie. Aujourd'hui, ces pays sont les premiers partenaires économiques de la France et se comportent très bien d'un point de vue économique. La monnaie tunisienne, par exemple, est une monnaie flexible qui résiste très bien à la situation actuelle et maintient une cotation stable vis-à-vis du dollar. Le fait de sortir de la zone franc n'implique pas que les pays n'auront plus de relations avec la France. Au contraire, la France entretient d'excellentes relations économiques avec des pays qui ne font pas partie de la zone franc, comme l'Afrique du Sud ou le Nigéria.