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Intervention de Bruno Cabrillac

Réunion du samedi 28 octobre 2023 à 9h05
Commission des affaires étrangères

Bruno Cabrillac, directeur de la Fondation pour les études et la recherche internationale (FERDI), ancien directeur général-adjoint en charge des études, des recherches, des statistiques et de l'international à la Banque de France :

Je suis honoré de m'adresser à vous pour discuter de ce sujet que je pratique depuis longtemps, ayant été administrateur de l'une des banques centrales de l'ancienne zone franc pendant une longue période.

Vous avez dit beaucoup de choses avec exactitude, à l'exception à mon sens de la disparition de la zone franc, bien qu'aucun certificat de décès n'ait été émis. Pourquoi la zone franc a-t-elle disparu ? En réalité, ce n'était pas véritablement une zone. Elle regroupait trois monnaies distinctes et non convertibles entre elles. Il existait une instance de discussion appelée « réunion des ministres de la zone franc », car tous ces pays partageaient le même système monétaire. Depuis la réforme de la coopération monétaire avec les pays de l'UEMOA en 2019, les réunions de cette instance ont été remplacées par des réunions bilatérales. Aujourd'hui, dans les dénominations officielles, l'expression « zone franc » a disparu. La Banque de France publie chaque année un rapport d'évaluation sur la situation économique dans les trois zones, autrefois appelé « rapport de la zone franc ». Ce rapport est désormais intitulé « rapport sur les coopérations monétaires Afrique-France ».

Je souhaite faire une observation rapide, d'autant plus que le président Bourlanges a déjà abordé de nombreux points, afin de cadrer le débat avant que les autres intervenants approfondissent les avantages et les inconvénients. La zone franc souffre d'un péché originel hérité de la période coloniale, dont les grands principes sont restés inchangés. Il s'agit tout à la fois d'un taux de change fixe par rapport à la monnaie française, aujourd'hui l'euro, d'une union monétaire dans les pays d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique centrale, également héritée de l'organisation coloniale, et d'une garantie illimitée et inconditionnelle assurée par le Trésor français. Ce système n'a pas évolué. Le nom courant de franc CFA, pour les deux monnaies qui portent ce nom, n'a pas changé, bien que cet acronyme signifie désormais des choses différentes et non plus « franc des colonies françaises d'Afrique ».

Il n'est donc pas surprenant que les francs CFA soient perçus comme un symbole persistant du colonialisme et de l'absence de souveraineté monétaire. Cette charge symbolique a parfois conduit à des interprétations erronées de ce système. Je ne développerai pas davantage car vous en avez déjà parlé mais il est souvent affirmé, notamment dans les pays africains et en France, que c'est la France qui émet les francs CFA et le franc comorien. Cette confusion est alimentée par le fait que la Banque de France fabrique les billets, dont la production est désormais centralisée à Vic-le-Comte et non plus à Chamalières. Cependant, comme vous l'avez souligné, c'est totalement faux. La France n'émet pas ces monnaies : elles le sont par les banques centrales des trois zones et la France ne contrôle pas la politique monétaire. Elle ne dispose que d'une voix très minoritaire et son influence a diminué depuis le début des indépendances. Cette présentation erronée persiste en raison de l'idéologie liée au péché originel.

Un autre facteur de confusion réside dans le fait que les pays signataires des accords de coopération monétaire ne disposent effectivement pas de souveraineté monétaire. Ce n'est pas parce qu'ils l'ont transférée à la France ou que la France l'exerce d'une quelconque manière mais parce qu'ils ont fait deux choix qui la limitent fortement. Le premier choix est celui d'appartenir à une union monétaire : comme nous le savons et le pratiquons en France, cela implique un transfert de souveraineté monétaire, c'est-à-dire la possibilité de prendre des mesures de politique monétaire discrétionnaire au niveau de l'Union. Le second choix est d'adopter un taux de change fixe : comme vous le savez, un taux de change fixe limite mécaniquement les marges de manœuvre de la politique monétaire.

La souveraineté nationale ne se manifeste pas de manière absolue mais elle se concrétise à travers deux choix fondamentaux, réitérés par les États signataires des conventions monétaires. Ainsi, leur souveraineté monétaire s'exerce pleinement au moment de ces décisions. Il est pertinent de noter que certains pays ont quitté ce système, comme l'a mentionné le président Bourlanges, tandis que d'autres y ont adhéré. Cependant, les pays restants, que ce soit au sein de l'UEMOA ou de la CEMAC, n'ont connu que ce système, à l'exception de la Guinée équatoriale et de la Guinée-Bissau, qui l'ont rejoint ultérieurement. Ce fait peut être perçu comme un biais influençant ce choix, bien qu'il demeure souverain.

Les véritables débats, une fois dissipées les ambiguïtés symboliques, se concentrent sur deux options économiques majeures : le choix d'un taux de change fixe et l'appartenance à une union monétaire. Je laisserai à mes voisins le soin de discuter de la pertinence de ces choix. Il est évident que la question est complexe et qu'il est difficile d'avoir une opinion tranchée. Toutefois, je souhaite formuler trois remarques. Premièrement, le choix d'un taux de change fixe n'est en rien aberrant. En effet, 80 % des pays d'Afrique subsaharienne et une majorité écrasante de pays en développement optent pour des taux de change fixes, qu'ils soient rigides ou plus flexibles, formels ou informels. Deuxièmement, l'ancrage de ces régimes de change fixe à l'euro n'est pas non plus un choix dénué de sens. La plupart des pays adoptant un régime de change fixe le font en se référant à l'une des deux grandes monnaies internationales, le dollar ou l'euro. Enfin, l'appartenance à une union monétaire est, comme vous le savez, beaucoup plus rare, avec seulement quatre unions monétaires existant dans le monde.

Ainsi, le débat économique se focalise sur ces choix stratégiques, dont la complexité ne permet pas de conclusions hâtives. Effectivement, l'Union monétaire d'Afrique de l'Ouest et l'Union monétaire d'Afrique centrale sont des unions monétaires sous-optimales. Cependant, je constate que ces unions monétaires sont la partie la moins contestée politiquement du système. D'une part, elles constituent le creuset d'une intégration régionale répondant aux aspirations panafricanistes, souvent très répandues parmi les opinions contestant le système. Par ailleurs, cette intégration régionale présente des avantages économiques et collatéraux significatifs.

Ce système bénéficie d'une grande cohérence d'ensemble, renforcée par plus de soixante ans de fonctionnement depuis les indépendances, malgré des heurts mais sans ruptures. Cette cohérence repose sur trois éléments. Le taux de change fixe assure la stabilité interne de la monnaie. La garantie de la France permet le maintien de ce taux de change fixe. L'existence d'une règle de change claire contraint la politique monétaire et facilite la renonciation à la souveraineté nationale en matière nationale et le transfert de cette souveraineté au niveau de l'Union. Ainsi, cette cohérence globale complique les réformes visant à remettre en cause l'un de ces trois éléments fondamentaux sans affecter les autres.

J'émets une remarque sur les approximations sémantiques souvent utilisées lorsque l'on évoque la garantie de la France. On parle de « garantie de convertibilité », ce qui peut créer une ambiguïté et une incompréhension. En pratique, il s'agit uniquement d'un engagement à fournir, en cas d'épuisement des réserves, aux trois banques centrales bénéficiant d'accords similaires, des devises de manière illimitée et inconditionnelle. Il ne s'agit en aucun cas, ou plus depuis très longtemps, de garantir la convertibilité de cette monnaie. Si vous vous présentez au Trésor français avec des francs CFA, que ce soit d'Afrique de l'Ouest ou d'Afrique centrale, vous ne pourrez pas les échanger contre des euros. Il y a donc une certaine ambiguïté sur ce terme, héritée du passé.

Enfin, pour ouvrir le débat sur les avantages et les inconvénients de ce système monétaire, je tiens à souligner un avantage majeur, souvent ignoré dans le débat économique et symbolique. Ce système protège la monnaie des troubles politiques et sécuritaires, quelles que soient l'ampleur et la durée de ces troubles. Cela a été observé dans plusieurs pays de la zone CEMAC ou de la zone UEMOA, comme la Centrafrique, le Mali ou la Guinée-Bissau. Indépendamment de l'intensité et de la durée des troubles, la monnaie a toujours été préservée. Les populations ont toujours eu accès à cette monnaie, qui a conservé son pouvoir d'achat. Cette immunisation, malheureusement due à la montée des conflits dans les pays de ces deux zones, constitue un avantage majeur du système. Cet avantage est incontestable car il est difficile de trouver un contrefactuel pour les autres avantages ou inconvénients économiques. Dans les cas des pays mentionnés ou des troubles en Côte d'Ivoire, le contrefactuel est clair, illustré par de nombreux exemples comme le Zimbabwe ou la République démocratique du Congo. Dans ces exemples, la dépréciation ou la disparition de la monnaie, entraînant une dollarisation complète de l'économie, aggrave encore les souffrances des populations soumises à ces troubles sécuritaires.

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