Au cours de notre réunion d'aujourd'hui, nous allons aborder la question de la souveraineté monétaire des États africains et le devenir du franc CFA. Je dois avouer que, ce sujet m'interpelle particulièrement. En effet, je n'ai pas encore de position arrêtée sur cette question et je souhaite comprendre les enjeux pour nos amis africains, pour nous et pour l'économie en général. Je pense que beaucoup d'entre vous partagent cette perplexité et que nous avons tout à gagner à entendre des experts sur ce sujet important.
Ce thème a été proposé par plusieurs membres du bureau de la commission et est devenu particulièrement pertinent ces derniers temps, notamment en raison des tumultes politiques qui ont marqué les relations entre la France et certains États africains. Les critiques formulées dans certains pays africains contre ce qui est perçu, à tort ou à raison, comme une réminiscence de la « Françafrique », sont de plus en plus audibles. Les discours politiques appelant à une sortie du franc CFA prennent de l'ampleur et il est essentiel que notre commission puisse répondre de manière informée et précise sur le plan technique à cette demande politique. Il est donc apparu souhaitable que nous examinions les différents arguments et entendions des spécialistes de la question. J'espère que cette table ronde nous permettra d'acquérir des analyses et des convictions plus solides que celles avec lesquelles nous abordons cette réunion ce matin.
Je remercie très sincèrement nos invités d'avoir accepté l'invitation de cette commission. Nous accueillons d'abord Mme Émilie Laffiteau, chercheuse associée à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et docteure en économie internationale. Vous êtes spécialiste de l'Afrique subsaharienne, consultante pour de nombreux organismes de coopération internationale tels que la Banque mondiale, la Commission européenne, le ministère de l'Europe et des affaires étrangères, l'Agence française de développement et les Nations Unies. Vous avez travaillé plus de dix ans en Afrique, principalement au Sénégal et au Mali, sur des programmes de renforcement de capacités et d'appui technique. Le 28 octobre 2023, vous avez accordé une interview intitulée Quels scénarios face au rejet du franc CFA en Afrique de l'Ouest ? Vos analyses sont donc particulièrement précieuses pour nous.
M. Bruno Cabrillac, vous êtes directeur de la Fondation pour les études et la recherche internationale (FERDI) et avez exercé auparavant les fonctions de directeur général-adjoint en charge des études, des recherches, des statistiques et de l'international à la Banque de France. Bien que la Banque de France ne joue plus qu'un rôle de prestataire dans l'émission des francs CFA, votre expérience vous confère à la fois la proximité nécessaire pour comprendre le sujet et l'indépendance liée à l'éloignement relatif de l'objet. Nous nous réjouissons de vous entendre à ce titre.
Enfin, M. Martial Ze Belinga vous êtes un chercheur indépendant, économiste et sociologue, expert associé au comité scientifique international de l'Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO) pour l'histoire générale de l'Afrique. Vous ne cachez pas votre critique à l'égard du franc CFA et nous nous réjouissons d'avoir ici quelqu'un qui portera un regard sévère, critique sur cette affaire, car cela est indispensable pour progresser intellectuellement. Vous avez notamment participé à l'ouvrage collectif Sortir l'Afrique de la servitude monétaire. Il est clairement établi que la question du franc CFA suscite des débats passionnés. Votre point de vue est particulièrement intéressant dans ce panel d'intervenants.
Je ne vais pas entrer dans des détails techniques car je compte beaucoup sur cette séance pour apprendre. La zone franc, créée à la fin des années 1930, à la veille de la seconde guerre mondiale, recouvre aujourd'hui trois régions – il est important de le savoir car c'est une organisation très particulière sur le plan pratique –, avec chacune une banque centrale et sa propre monnaie. Il y a l'Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA), composée de huit États membres : le Bénin, le Burkina Faso, la Côte d'Ivoire, la Guinée-Bissau, le Mali, le Niger, le Sénégal et le Togo, qui utilisent le franc CFA d'Afrique de l'Ouest. Ensuite, il y a la Communauté économique et monétaire de l'Afrique centrale (CEMAC), constituée de six États membres : le Cameroun, le Congo, le Gabon, la Guinée équatoriale, la République centrafricaine et le Tchad, qui utilisent le franc CFA d'Afrique centrale. Enfin, l'Union des Comores utilise le franc comorien.
Cette forme de coopération monétaire est censée offrir un cadre économique stable pour la conduite des politiques économiques de ces trois zones. L'ancrage de chaque monnaie à l'euro est vanté par les partisans de ce système comme apportant une meilleure résistance aux chocs macroéconomiques et une maîtrise de l'inflation grâce à la stabilité de la devise, favorable aux échanges et aux investissements. L'exemple souvent cité pour appuyer cet argument est la résilience relative des pays de la zone franc lors de la crise sanitaire de 2020 par rapport au reste de l'Afrique subsaharienne. Cette année-là, ils ont enregistré une croissance de 0,3 % contre une récession de 1,7 % pour l'Afrique subsaharienne, selon le Fonds monétaire international (FMI). Il est évident que toute croissance résulte d'un effet multifactoriel. Attribuer entièrement cette situation monétaire à ce résultat serait excessif mais c'est un fait. À l'inverse, les détracteurs présentent l'arrimage à l'euro comme un moyen de maintenir les pays africains dans une forte dépendance pour leurs intrants, principalement les biens intermédiaires en provenance de la Chine et d'autres continents, et de perpétuer une économie de rente basée sur les matières premières. C'est un aspect économique que vous discuterez.
Derrière tout cela, il y a un ensemble de représentations. Sont-elles fantasmées ? Sont-elles réelles ? En tout cas, elles sont inévitablement marquées par une rémanence de la situation coloniale du siècle dernier, qui pèse fortement sur l'appréciation des uns et des autres.
Au sein de chacune des trois zones, la souveraineté monétaire et les décisions relèvent des trois banques centrales communes et indépendantes, où siègent les États membres de la zone franc, à savoir la Banque centrale des États de l'Afrique de l'Ouest (BCEAO), la Banque des États de l'Afrique centrale (BEAC) et la Banque centrale des Comores. Avec la réforme de la coopération monétaire en zone UEMOA, annoncée en 2019, la France n'est plus présente dans les instances de la Banque centrale de cette région. Notre pays ne dispose que d'une représentation minoritaire, avec un administrateur français sur sept au sein du Comité de politique monétaire et du conseil d'administration de la BEAC. C'est moins vrai pour la Banque centrale des Comores, où la France occupe la moitié des sièges du conseil d'administration.
L'impression des francs CFA, ainsi que des devises d'une vingtaine de pays, se fait à Chamalières, par la Banque de France. Les banques centrales africaines émettent les ordres d'impression de billets et de pièces dans le cadre d'un contrat avec la Banque de France, qui agit comme opérateur. Cependant, un autre intervenant pourrait être préféré sur décision commune des chefs d'État de la zone franc. Cette situation est à la fois partagée, contractuelle et mouvante. Chaque pays est libre de quitter la zone franc, soit temporairement, comme l'a fait le Mali, soit définitivement, à l'instar de la Guinée, de la Mauritanie et de Madagascar. Certains États non francophones, comme la Guinée-Bissau, ont également choisi de la rejoindre.
Nous ressentons un grand empirisme dans cette affaire. Au sein de cette commission, le rejet du franc CFA dépasse largement l'enjeu monétaire. Il s'apparente à une bataille symbolique pour une prise de distance avec la France à plusieurs niveaux diplomatique, économique, militaire et culturel. Cela ne signifie pas que cette revendication n'est pas justifiée. En un mot, il s'agit non seulement de souveraineté monétaire mais aussi de souveraineté nationale.
À travers cette table ronde, nous souhaitons être éclairés sur les motivations sous-jacentes des acteurs remettant en cause le franc CFA. Quand je parle de motivations, je ne le fais pas de manière négative. Nous voulons réellement dresser un bilan et avoir une appréciation objective des intérêts et des inconvénients que chacun perçoit dans le maintien de cette zone.