La séance est ouverte à vingt et une heures.
La commission procède à l'audition de M. Michel-Édouard Leclerc, président du comité stratégique de l'Association des centres distributeurs E. Leclerc, accompagné de Mme Marie de Lamberterie, secrétaire générale, et de M. Alexandre Tuaillon, directeur des affaires publiques.
Mes chers collègues, nous recevons ce soir M. Michel-Édouard Leclerc, président du comité stratégique de E. Leclerc, accompagné de Mme Marie de Lamberterie, secrétaire générale, et de M. Alexandre Tuaillon, directeur des affaires publiques.
Notre commission d'enquête a tenu à recevoir les principaux acteurs de la grande distribution, parmi lesquels l'entité E. Leclerc dont le nom est revenu à de nombreuses reprises dans diverses déclarations d'autorités publiques, de représentants agricoles et d'agriculteurs sur le terrain, en lien avec la récente crise agricole.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Michel-Édouard Leclerc, Mme Marie de Lamberterie et M. Alexandre Tuaillon prêtent serment.)
J'anime le comité stratégique des centres E. Leclerc, qui est avant tout une association de personnes physiques, que j'évoquerai sous le nom d'adhérents et adhérentes. Cette association a été créée par mes parents, Hélène – sans qui il n'y aurait pas eu de centres Leclerc – et Édouard Leclerc. Elle regroupe des chefs d'entreprise qui s'engagent par contrat à respecter plusieurs points, le premier étant de chercher à être le moins cher possible dans leur zone de chalandise et de faire en sorte que, au niveau national, l'enseigne respecte cet objectif consumériste. Mon père en a fait un objectif véritablement lié à son nom lorsqu'il a créé les centres Leclerc, dans une économie d'après-guerre où il y avait beaucoup de marges et d'intermédiaires et où les prix étaient très élevés.
Les hommes et les femmes qui exploitent ces entreprises doivent également s'engager à s'organiser en mode coopératif. Il s'agit d'une coopérative de moyens et non de consommation, comme le sont les Coop suisses, Conad ou Coop Italia. Souvent, ils viennent du salariat. À l'époque de mes parents, ils étaient boulangers, pâtissiers, anciens commerçants. Nous en sommes à la troisième génération. Le principe, c'est que, sans apport initial mais en passant par les différents stades de responsabilité en magasin, ils se font repérer, deviennent responsables et se font parrainer pour créer leur propre entreprise. Nous comptons aujourd'hui quelque 550 adhérents et adhérentes.
Ayant accédé à la propriété de leur entreprise et à la possibilité d'exploiter cette enseigne, ils doivent faire de même avec leurs salariés, parfois leurs enfants qui reprendront leur entreprise. Ils suivent le même cursus et le même modèle. À ce titre, les centres Leclerc sont une école de chefs d'entreprise, une école de terrain, qui désormais se nourrit de la connaissance d'une nouvelle génération d'adhérents passés par les écoles de commerce. Je suis moi-même président de l'école Neoma, dont le programme Ecal a fourni beaucoup de cadres à Système U, Carrefour et Intermarché.
Les adhérents s'engagent à participer activement à la coopérative, qui n'est pas simplement à leur service : ils sont la coopérative. Dans le cadre de missions qui durent en général quatre ans, ils s'occupent d'un groupe de travail « produits », d'un service logistique ou informatique, ce qui est une manière pour eux de grandir dans la connaissance des différents métiers.
La structure prend la forme d'un groupement coopératif, le Groupement d'achats Leclerc (GALEC) – dénomination impropre puisque les opérateurs sont les magasins, mais nous avons conservé la terminologie historique. Plusieurs outils ont été créés, dont tous n'ont pas le statut coopératif mais qui sont dirigés selon ce mode, comme l'abattoir de Kermené. Il s'agit de sociétés anonymes que nous avons rachetées et dont nous avons gardé le statut juridique, mais ce sont bien des propriétaires de magasins qui s'occupent de ces outils.
Les adhérents exploitent aujourd'hui 754 magasins, principalement des petits hypermarchés et des hypers à taille humaine, 758 drives – importés en France par une filiale d'Auchan et développés par les centres Leclerc –, des points relais dans des quartiers, ainsi que 2 540 magasins spécialisés. Nous avons ouvert le combat pour l'accessibilité par les prix et la défense du pouvoir d'achat dans le domaine de la parapharmacie, des espaces culturels, de la location de voitures. Nous sommes devenus le premier loueur de voitures en France, le troisième libraire, peut-être le premier voyagiste. Cette activité génère un chiffre d'affaires de 48,6 milliards d'euros TTC hors carburants. Nous sommes d'ailleurs le deuxième acheteur et distributeur de carburants en France, une activité qu'il faudra décarboner demain.
Quelque 20 millions de foyers font leurs courses dans les centres Leclerc. Avec 15,7 millions de porteurs de carte et une application parmi les plus visitées, nous apportons la preuve que l'avenir n'appartient pas qu'à Amazon et que le commerce, notamment indépendant, français a une belle réactivité. On aurait pu croire que le commerce intégré relèverait ce défi le premier, mais Leclerc est à ce jour le deuxième ou le troisième site internet le plus visité en France.
Nous avons fait des choix et défendons des positionnements face au hard discount, qui nous a bien réveillés à une époque. Nous avons considérablement élargi les assortiments, en non-alimentaire comme en alimentaire : un assortiment moyen comporte 22 000 références chez Leclerc, contre 17 000 dans un hypermarché concurrent. Nous recherchons le choix et la diversité dans les différents positionnements marketing.
Aujourd'hui, 166 000 collaborateurs travaillent sous l'enseigne Leclerc, dans de multiples sociétés. Nous recrutons toujours près de 3 000 personnes par an depuis dix ans. Lors d'une récente rencontre, 53 000 candidats ont postulé en une journée ; beaucoup venant de la concurrence, cela nous donne à penser que, même avec des centres de décision sociaux très épars, l'image de l'entreprise n'est pas si mauvaise. Nous employons 2 800 bouchers, 2 200 boulangers, 1 700 pâtissiers, 1 600 poissonniers, 2 300 traiteurs, 535 libraires, avec des plans de formation, certains en alternance. Nous sommes une enseigne multicanal, ce qui, pour des indépendants, est intéressant. L'hypermarché reste le navire amiral mais il a à ses côtés des drives et du site internet.
Nous avons beaucoup regardé les auditions des autres distributeurs et des industriels par votre commission d'enquête. Je souhaite apporter quelques précisions, comme une sorte de credo.
Leclerc n'a jamais été contre Egalim ; nous avons polémiqué sur certains points de cette loi mais nous ne nous y sommes jamais opposés par principe. Évidemment, nous sommes pour que les agriculteurs vivent de leur métier le mieux possible. Simplement, nous avons dénoncé des incohérences ou des dispositions qui n'avaient rien à voir avec le revenu agricole ou l'avenir agricole.
Je ne crois pas au partage de la valeur : je ne sais pas ce que l'on entend par là. Si on vous demandait quelle valeur vous vous accordez et vous acceptez de partager, je pense que cela vous poserait un problème. C'est une sémantique qui ne parle pas aux adhérents.
De même qu'il existe plusieurs types de commerce – de centre-ville, périphérique, plateformes commerciales –, il y a plusieurs types d'agriculture. Nous doutons que l'on puisse résoudre les problèmes de l'agriculture en fourguant tout dans une loi. Je ne suis pas un ultralibéral, je pense que la loi doit définir un cadre, mais elle ne fixera jamais un prix, ou du moins jamais très loin du prix du marché – elle serait, sinon, rapidement obsolète.
Le droit de la concurrence en France autorise déjà des prix plancher, des prix de crise, des prix minimaux. La gestion de crise peut nécessiter une intervention publique, voire des prix plancher – à condition de les argumenter –, mais l'idée de fixer des prix minimaux dans des marchés ouverts au moins au niveau européen a quelque chose d'incongru.
Il faut rappeler une évidence : un prix ne fait pas une rémunération s'il n'y a pas de vente. Sans acte commercial, sans consommateur, le prix, c'est du vent. Il est donc très important d'envisager la fonction commerciale comme une partenaire de la filière, créatrice de sa propre valeur, parce que sans le débouché, le prix ne ramène pas une rémunération.
Nous sommes à peu près d'accord avec ce qu'ont dit Thierry Cotillard, Michel Biero et d'autres sur l'idée qu'un agriculteur ou un producteur doit pouvoir connaître son prix et disposer d'un premier contrat servant de base à la chaîne de décision. Nous y sommes favorables, même si l'on peut toujours discuter des détails juridiques. S'agissant de la transparence, celui qui achète ou rachète dans le cadre d'un marché de vente après transformation ou d'un marché de la revente doit pouvoir connaître la part de matière agricole et la part sur laquelle seront imposés certains mécanismes, comme les indicateurs de révision de prix. Il faut bien définir de quoi l'on parle. Nous sommes favorables à des clauses de révision automatique de prix dès lors que l'on sait à quoi elles s'appliquent.
Concernant Egalim, nous trouvons assez dingue d'aller chercher les cas marginaux auxquels éventuellement cette loi ne s'appliquerait pas, alors qu'une grande partie des filières en ont été ou s'en sont exonérées et que les grossistes ne l'appliquent pas, tout comme des pans entiers de l'économie comme la restauration, voire l'exportation. Dans le cadre actuel, que nous ne contestons pas, nous achetons à Herta le porc espagnol au prix du porc breton – un comble pour un Breton ! Nous ne sommes donc pas opposés à ce type de dispositif, qui reste à affiner ; mais avant de venir chercher les distributeurs dans leur expression européenne et internationale, je rappelle que les producteurs de légumes, les viticulteurs, les éleveurs bovins et les céréaliers n'appliquent pas cette loi. Nous sommes tous frères, mais c'est encore mieux quand on le démontre.
Nous sommes bien intentionnés et volontaristes. Je me sens Breton et Français. Fi des procès en antipatriotisme ! Les centres Leclerc sont les ambassadeurs de nos terroirs et, étant donné leur place sur le marché, le premier débouché des produits français. Nous avons largement démontré notre agilité et notre activisme pendant la crise du covid, et nous sommes prêts à nous améliorer, mais nous souhaitons être associés à l'élaboration du droit. Je rappelle en effet que nous avions été écartés – Leclerc particulièrement – de certains dispositifs d'Egalim.
Je pose traditionnellement à tous les groupes de la grande distribution la question suivante : comment fonctionnent les achats de produits alimentaires dans votre enseigne ? Sont-ils centralisés ou décentralisés ?
Les achats sont effectués de manière décentralisée. Les magasins sont les preneurs de risques et les centres de profits – aucune structure placée au-dessus ne conserve les profits d'une négociation. Un magasin a intérêt à acheter en même temps que ses collègues de la coopérative régionale ou de la coopérative nationale, parce qu'ils sont allés eux-mêmes négocier ces conditions. Ils se voient tous les jeudis à la coopérative, disposent de mercuriales et de relevés de prix, ils se comparent, réagissent, sont hyperagiles. L'adhérent Leclerc est le maître ou la maîtresse de sa politique de prix et de sa politique d'assortiment.
Ils bénéficient, pour organiser leur assortiment, des services de la coopérative nationale des centres Leclerc, groupement coopératif dans lequel ils travaillent tous – 90 % des adhérents y sont vraiment très actifs. Depuis 2006, ils nouent des alliances au niveau européen sous la forme d'une coopérative européenne nommée Coopernic, avec Coop Italia, qui doit être le numéro deux en Italie, Rewe, présent en Allemagne, en Autriche et dans dix pays en Europe, et le groupe Ahold Delhaize, qui fait une grande partie de son chiffre aux États-Unis mais également aux Pays-Bas et en Belgique. Nous sommes également coactionnaires, avec le groupe Rewe, d'une centrale d'achat en Belgique qui achète pour le compte des adhérents des deux pays.
Selon des informations issues de chez vous, il y a trois niveaux d'achats : les coopératives régionales, l'entité nationale et l'entité européenne.
Ce ne sont pas des niveaux hiérarchiques. La coopérative régionale est plutôt un niveau technique. C'est l'unité de livraison, avec des entrepôts – c'est l'intérêt de la livraison groupée. Par extension d'activité, c'est aussi le lieu de l'école des chefs d'entreprise, de la décision régionale, de l'émulation entre eux et de la concurrence avec les autres. En Vendée, les Leclerc et les Système U ont ainsi fait de leur région la région la moins chère de France.
Dans la répartition des rôles, le national travaille avec les grands groupements français ; au niveau européen, il n'y a que les multinationales – une cinquantaine, comme Procter & Gamble et Unilever, dont nous ne pèserions, si nous étions seuls, que 2 % à 3 % du chiffre d'affaires mondial, ou en tout cas très peu du chiffre d'affaires européen. À la différence de Système U, nous ne passons pas par un mandat ; nous avons une société commune avec les Allemands et c'est ensemble que nous négocions avec les grandes sociétés multinationales.
À quel niveau – régional, national ou européen – sont effectués les achats de fruits et légumes tempérés ainsi que des principales catégories de viandes, comme le porc, les volailles et le bœuf ?
Au niveau supranational, nous n'achetons pas de fruits et légumes mais seulement des produits transformés.
Les achats de fruits et légumes et de viande sont donc faits au niveau régional ou national.
Oui, tout cela arrive en train sur la plateforme régionale. Les négociations peuvent être nationales, avec des groupements, mais pas internationales. Les coopératives françaises et les PME ne participent pas aux négociations européennes et internationales.
D'autres groupes qui ont fait le choix d'avoir des coopératives européennes ont avancé la même justification : il s'agit de peser face aux entreprises agroalimentaires.
La période du covid a montré l'importance de la coopération internationale. Souvenez-vous, le prix des pâtes avait flambé de 40 %, et on nous avait fait le coup de la pénurie d'huile de tournesol et de moutarde alors qu'on en trouvait dans les Leclerc en Pologne. Les alliances nous permettent de contourner des politiques tarifaires individualisées, d'ailleurs dénoncées par les instances européennes. Évidemment, on ne se fait pas que des copains mais, pendant la crise sanitaire, c'est de cette façon que nous avons pu réapprovisionner le marché français.
Concernant les grandes familles de produits alimentaires – fruits et légumes tempérés, viande de bœuf, volaille et porc – en rayon dans vos magasins, quelle part est d'origine française ?
Du point de vue patriotique, si je puis dire, le bilan me semble plutôt bon. Sont français : 95 % à 100 % des viandes fraîches bovines et 100 % des viandes fraîches porcines – notre abattoir de Kermené, au cœur de la Bretagne, abat chaque année 177 000 bovins et 2 millions de porcs –, 100 % de la viande de volaille fraîche en marques de distributeur (MDD), 100 % du lait de consommation Marque repère et Eco+, soit 225 millions de litres contractés auprès de 25 000 producteurs, 100 % des farines servant à la fabrication de nos pains en magasin et 100 % des œufs.
Concernant le frais, 80 % des fabricants des marques de distributeur sont français, et même 90 % pour Marque repère ; s'agissant des liquides, ils sont 94 %. Mes parents et les premiers centres Leclerc ont créé Nos Régions ont du talent, il y a presque trente ans ; c'est la première marque de terroir vendue en France et 100 % de ses produits sont français. Cela représente un chiffre important. De plus, nous exportons nos marques de distributeur : 53 % de nos références fabriquées en France sont commercialisées en Pologne, au Portugal, en Espagne et en Slovénie.
S'agissant des fruits et légumes non exotiques, 75,5 % sont originaires de France, dont 99 % des cerises, poireaux et endives, 96 % des pommes et pommes de terre, 94 % des abricots et oignons – nous vous fournirons des chiffres mieux organisés.
Je précise, car une polémique est en train d'émerger, que s'agissant du miel, nous n'avons pas donné suite à des approvisionnements chinois. Les miels distribués sous la marque Nos Régions ont du talent sont à 100 % français, avec six références qui marchent très bien.
Nous avons une gamme Soutenons nos agriculteurs qui se vend également très bien. Nous avons aussi créé le label Les Alliances locales, dans le cadre duquel chaque magasin passe des contrats avec des PME dans un rayon de 100 kilomètres. Nous avons également des partenariats locaux dans certaines régions, par exemple le lait Vachement Normand en Normandie et En Direct des éleveurs dans la région nantaise, ou encore Les Éleveurs de Bretagne et la Scarmor en Bretagne. Dans les Hauts-de-France également, nous menons une politique de valorisation des produits locaux.
Pour que les choses soient claires, les pourcentages que vous avez donnés concernent-ils tous les produits que vous mettez en rayon ou seulement ceux de vos marques de distributeur ?
J'ai un peu mélangé les deux, mais je pourrai faire la distinction, si vous le voulez.
Les chiffres que vous a donnés M. Leclerc concernent essentiellement les marques de distributeur.
C'est le même problème qu'avec Carrefour : il faudrait pouvoir faire un calcul plus fin et pondérer un peu ces chiffres. Savez-vous si le taux de produits d'origine française est le même dans vos marques de distributeur et dans les autres marques ?
Sans vouloir botter en touche, je crois que la situation est très différente entre un Leclerc – ou un magasin U, d'ailleurs – à Paris et en province. À Paris, on fait beaucoup appel à Rungis, où 40 % à 60 % des fruits et légumes peuvent être importés. Comme cette proportion varie selon les saisons et les arrivages, il est très difficile de donner des chiffres précis. Globalement, si l'on prend en compte la moyenne française, et dans la mesure où nous sommes surtout implantés en province, je pense que nos chiffres valorisent notre rôle d'ambassadeur des productions françaises.
Je vais vous faire la remarque que j'ai déjà faite à vos collègues au sujet des fruits et légumes : 75 % de produits d'origine française, ce n'est pas mal, mais c'est inférieur aux capacités de production françaises, sachant que notre taux d'auto-approvisionnement est compris entre 80 % et 85 %. L'État a la volonté de reconquérir un peu de souveraineté sur les fruits et légumes tempérés, l'objectif étant de reprendre 5 points et d'arriver, d'ici à quelques années, à 90 % d'auto-approvisionnement.
Vous êtes un acteur structurant de la consommation des Français, mais aussi des filières agricoles. Ne pensez-vous pas que Leclerc, avec sa force de frappe, devrait, avec d'autres, faire un effort pour aider certaines filières de production de fruits et légumes à mieux se structurer et à accroître leur production ? La volonté de l'État est une chose mais il faut aussi, à un moment, que les acteurs privés s'engagent. Cela fait-il partie de vos réflexions ? Vous dites-vous qu'il convient, sur la question des fruits et légumes, de revenir à une logique un peu plus patriote ?
Je veux préciser que le chiffre que M. Leclerc a donné pour les fruits et légumes concerne la marque d'enseigne et le vrac, pas les produits marketés par des industriels. C'est donc un chiffre significatif. Pour vous donner un ordre d'idée, près d'un produit sur deux est vendu sous marque d'enseigne : le poids de la marque d'enseigne, qui est à 100 % française, est donc très important dans les ventes chez Leclerc.
À l'heure où l'État tente de reconquérir des parts de marché françaises sur les fruits et légumes tempérés, réfléchissez-vous, comme patron, et avec certains de vos collègues, à la manière de faire mieux ?
Nous avons cette réflexion mais je pense que nous faisons déjà bien mieux que les cantines, la restauration ou l'industrie. Je vous ai dit que nous étions volontaristes, mais attend-on de nous que nous allions nous substituer aux organisations de producteurs ? Les productions françaises connaissent des problèmes logistiques dont nous ne sommes pas forcément responsables. Par ailleurs, nos organisations de producteurs travaillent aussi à l'import : ce ne sont pas que des producteurs. En responsabilité, je vous dis que nous pouvons certainement mieux faire, mais je pense que nous avons fait notre part du chemin – sans vouloir polémiquer.
Pouvez-vous nous expliquer pourquoi vous avez choisi d'installer votre centrale d'achat en Belgique ? Ce choix a beaucoup été critiqué, y compris par des institutions. Mme Agnès Pannier-Runacher a ainsi déclaré au journal L'Opinion, en février 2024 : « Leclerc ne joue pas le jeu en passant par la Belgique, ce n'est pas sérieux, car c'est vouloir contourner la loi. » Qu'est-ce que cette localisation en Belgique vous permet de faire mieux qu'avec une centrale d'achat en France ou en Allemagne ?
Si vous me permettez un peu d'humour, Agnès Pannier-Runacher n'est pas une institution.
Elle s'est exprimée en tant que ministre : elle parlait donc au nom du Gouvernement, de l'État.
Je le dis de façon modérée, certaines polémiques ne me paraissent pas fondées. Depuis quarante-deux ans – j'en ai soixante-douze –, je viens sans arrêt à l'Assemblée nationale justifier les prix que je pratique. Ce ne sont pas les gens qui vendent cher qui viennent ici ; ce sont ceux qui essaient d'être un peu consuméristes.
J'incarne une enseigne qui essaie de vendre moins cher et c'est important pour moi. Dans ce combat, nous avons rencontré des obstacles. Mon père a été aidé par le général de Gaulle et par Antoine Pinay, qui a interdit le refus de vente à un moment où les industriels se liguaient pour empêcher qu'il soit livré et qu'il vende moins cher. Récemment, l'Autorité de la concurrence a sanctionné plusieurs industriels qui s'étaient entendus pour pratiquer des politiques tarifaires différenciées selon les pays de l'Union européenne. Les Français étaient tapés plus fort au portefeuille alors que les produits qui leur étaient vendus venaient des mêmes usines et des mêmes unités de production.
La Commission européenne vient de rendre un rapport où elle se dit favorable à ces regroupements. Dans cette salle, il y a le drapeau français et le drapeau européen et il me semble qu'ils sont compatibles. Il me paraît un peu incongru qu'un ministre fasse le procès à Leclerc d'être en Belgique alors que le Gouvernement demande aux municipalités d'ouvrir leurs appels d'offres aux entrepreneurs européens, qu'Air France s'appelle Air France-KLM et qu'Arte est le regroupement d'une entité allemande et d'une entité française. Je pourrais encore parler de Stellantis et de beaucoup d'autres entreprises, dans tous les secteurs. Cela ne choque personne qu'après avoir fait l'Europe, les entreprises françaises créent des Airbus de leur secteur : c'est notre ambition. Tout cela me laisse perplexe : cela montre que l'on sacrifie le débat intellectuel à la politicaillerie ou au lobbying, ce qui n'est pas très intéressant.
Lorsque mes parents ont créé les centres Leclerc, ils n'avaient pas de centrale d'achat. Ils achetaient très cher et c'est en prenant sur leurs marges qu'ils arrivaient à vendre moins cher que les Uniprix, Monoprix ou Prisunic – des enseignes qui ont presque toutes disparu. Les coopératives de consommateurs vendaient elles aussi plus cher que mes parents. Quand Jean-Pierre Le Roch a créé le premier Intermarché à Issy-les-Moulineaux, qui est désormais tenu par Thierry Cotillard, il n'avait pas de centrale d'achat. Quand Jean-Claude Jaunait a refondé le groupe Unico pour faire Système U, il n'avait pas de centrale d'achat.
Leclerc est moins cher parce que nous avons la volonté de vendre moins cher et parce que nous bâtissons un modèle économique qui nous permet d'être moins chers. Or ce qu'on remarque, c'est que les pouvoirs publics, les parlementaires, bref, tout notre environnement nous laisse vendre moins cher, mais sans toujours nous donner la capacité d'acheter au meilleur prix. Le passage par l'Europe a été pour nous une bouffée d'air. Quand on voit qu'il y a 20 % d'écart entre les prix dans un centre Leclerc de Strasbourg et un magasin Rewe ou Lidl situé de l'autre côté de la frontière, on se rend bien compte que les politiques tarifaires sont très différenciées, très segmentées, et qu'elles ne favorisent pas le consommateur français.
En quoi la localisation de votre centrale d'achat Eurelec en Belgique vous permet-elle de faire de meilleurs prix que si vous l'aviez gardée en France ou mise en Allemagne, chez Rewe ? Que vous apporte-t-elle de plus ?
Les Allemands voulaient que nous venions à Cologne ; nous voulions qu'ils viennent à Paris ; nous avons fini à côté de la Commission européenne, à une heure et demie de Paris et de Cologne. Sur le plan pratique, cela nous va très bien, avec désormais Ahold Delhaize dans la pointe du compas.
Le droit belge n'est pas très différent du droit français et beaucoup de sociétés françaises travaillent en Belgique sans qu'on leur fasse un procès. Il n'est quand même pas normal qu'un ministre vienne dire que l'on n'est pas français parce que l'on a une entité en Belgique.
Tout à fait.
Pourquoi, alors, avez-vous dit que vous passiez par l'Europe pour avoir de meilleurs prix ?
Que notre alliance se soit établie en Belgique est un choix géographique. Les Allemands, je vous l'ai dit, auraient préféré que nous soyons en Allemagne, mais pour nos amis italiens, qui sont de Bologne, le passage par Bruxelles est quand même ce qu'il y a de plus pratique.
Nous sommes confrontés, en France, à des hard-discounters qui ont un peu oublié d'où ils viennent et ce qu'ils ont provoqué. Dans les années 1960, Carrefour a créé l'hypermarché et nous a fait élargir notre assortiment. Les hard-discounters, eux, ont apporté des gammes premier prix, que nous n'avions pas, et ils nous ont réveillés. Le poids de Lidl et d'Aldi en France est encore modeste en parts de marché, mais au niveau européen ils sont parmi les plus gros. Avec leurs concurrents en Allemagne, nous nous sommes rendu compte que, l'union faisant la force, nous pouvions opposer à Nestlé une task force et obtenir de bien meilleures prestations que lorsque Leclerc négocie seul. D'où l'alliance, comme Air France-KLM. L'alliance nous permet de connaître les politiques de prix dans presque tous les pays de l'Union européenne. Alors que des groupes comme Nestlé, Procter & Gamble ou Mondelez nous vendaient leurs produits à de mauvaises conditions, alors que nous ne les vendions pas cher, désormais, nous recherchons et obtenons souvent les mêmes conditions qu'un Lidl, un Aldi ou un Action.
Pourrez-vous, comme vous l'avez suggéré, nous communiquer le détail de la part des importations dans l'ensemble des produits présents dans vos rayons – MDD et autres ? Sans vouloir donner ma position sur le sujet, dans un contexte concurrentiel où les règles permettent les importations, on ne voit pas bien comment, à moins d'avoir un modèle qui le permet, un acteur pourrait s'en sortir en étant plus vertueux que les autres.
Il m'intéresserait également de disposer de la liste des multinationales concernées par votre centrale d'achat, non pas à des fins de diffusion – elle est couverte par le secret des affaires – mais pour l'éclairage qu'elle pourrait m'apporter.
S'agissant de cette question des centrales d'achat européennes, je fais partie de ceux qui considèrent que le problème se situe surtout au niveau de la première transaction, mais l'argument de la délocalisation juridique avancé par les industriels a de quoi interpeller. Vous dites que le droit belge est semblable à celui de la France, mais en Belgique, ils n'ont pas les lois Egalim. Vous dites que votre choix est avant tout géographique, mais il y a bien, aussi, une délocalisation juridique. Les industriels disent que lorsque les centrales d'achat obtiennent de meilleurs prix sur les produits des multinationales, cela pèse aussi sur les PME. La concurrence devient plus rude pour celles-ci, parce que les produits des multinationales qui se retrouvent dans les rayons sont moins chers.
Le capitalisme n'est pas moral, mais les acteurs du capitalisme ou de l'entreprise peuvent avoir des préférences. Nos Leclerc bretons rivalisent avec les Leclerc alsaciens et les Leclerc vendéens : cette émulation, qui est assez saine, est profitable à nos pâtés Hénaff et à nos crêpes bretonnes, qui sont désormais vendues jusqu'en Pologne grâce à ces alliances. Pour prendre un exemple en dehors de l'alimentaire, dans le domaine des cosmétiques, Rewe nous apporte Beiersdorf et nous lui apportons L'Oréal, qui profite donc de cette alliance. Nous avons démarré avec les Besnier, qui ont fondé Lactalis, et nous les amenons avec nous dans la coupe du mariage. Même s'il nous arrive de nous affronter pendant la période des négociations, nous sommes des gens du même terroir, qui avons grandi ensemble. C'est une dimension affectivo-politique que nous revendiquons.
Je ne peux pas vous répondre au sujet de la part de produits importés dans les marques que nous vendons. C'est d'ailleurs pourquoi nous sommes favorables à Origin'Info. Tant que le législateur ou le Gouvernement n'exige pas que cela figure sur les emballages, je ne peux pas savoir quelle est la part de porc importé dans les plats transformés. À cet égard, je rappelle que le Parlement a accepté l'option 3, qui ne me donne pas accès à l'origine de la part agricole. Même en recourant à un cabinet de conseil, cela nécessite un sacré travail de défrichage.
En ce qui concerne les conditions tarifaires, je veux vous rassurer : après chaque négociation, l'administration contrôle les ordinateurs de tous les groupes de distribution. Elle a donc connaissance de tous les écarts tarifaires et des relations commerciales.
Nous avons, enfin, des accords privilégiés avec les associations de PME, notamment avec la Fédération des entreprises et entrepreneurs de France (FEEF) et l'Association des entreprises de produits alimentaires élaborés (ADEPALE). Il me semble que cela ne fonctionne pas mal, mais c'est à eux de le dire.
Je comprends que vous ayez du mal à donner des chiffres précis s'agissant des produits transformés, mais est-ce que votre viande fraîche est bien 100 % française ? Votre porc, par exemple ? Lors de la mobilisation agricole, on a vu des agriculteurs entrer dans des supermarchés et remplir des caddies entiers de viande venant de l'étranger.
Notre viande fraîche vient de Kermené. Ce que l'on a vu dans les caddies, c'est du Herta. En viande fraîche, je confirme que 100 % – ou disons 99 % – de notre porc est d'origine française.
La question du président portait sur l'intégralité des produits présents dans vos rayons, pas seulement sur ce que vous produisez vous-mêmes.
Vous pensez sans doute à un morceau de bœuf en barquette, qui n'était pas d'origine française, mais il n'avait pas été fourni par la coopérative : c'était un achat complémentaire fait par le magasin. Quand nous parlons de bœuf ou de porc 100 % français, il s'agit de celui qui est fourni par la coopérative. À côté de cela, les magasins achètent beaucoup de viande et de carcasses locales auprès des producteurs régionaux.
Ce qui circule sur les réseaux sociaux, ce que les organisations agricoles ont médiatisé ces cinq derniers mois, ce n'est rien : c'est une langue de bœuf à tel endroit, une côte de porc à tel autre. Ne perdons pas notre temps avec des cas qui restent tout à fait marginaux. Il peut nous arriver d'avoir des ruptures de fourniture, mais la volonté de l'enseigne, à tous les niveaux, est de favoriser le porc 100 % français. Je crois que l'on manque un peu de langue de bœuf en France et de quelques autres morceaux dans la région de Bordeaux : cette information a été vue un million de fois sur internet, mais c'est toujours de la même langue de bœuf qu'on parle. C'est un peu ridicule.
Au sujet des PME, qui subiraient la baisse de prix que les centrales d'achats obtiendraient des multinationales, vous m'avez répondu en parlant d'écarts tarifaires et je n'ai pas très bien compris. Pourriez-vous revenir sur ce point ?
Les PME bénéficient d'un traitement privilégié de la part de nos adhérents. Au moment de la crise que nous venons de traverser, je suis moi-même intervenu, à la demande, entre autres, des pouvoirs publics et de la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA), et je peux vous dire que nos adhérents traitent leurs PME régionales avec beaucoup d'égards.
La politique tarifaire dépend du type de produit que vendent les PME. Si c'est un produit d'entrée de gamme, il se peut que les tarifs soient plus serrés ; si c'est un produit plus qualitatif, le niveau de prix sera plus élevé. Nos négociations ne sont pas plus dures avec un grand groupe qu'avec une PME ; nous ne négocions pas de la même façon : avec les premiers, cela passe par le GALEC, avec les PME, il s'agit davantage d'un partenariat. Encore une fois, cela dépend surtout du type de produit que vend la PME.
Nous avons des accords d'une durée de trois ans avec la FEEF et Agro-développement, des associations de PME de l'agroalimentaire. Cela leur garantit des conditions de négociation très différentes de celles que nous avons avec les grands groupes, et certains aménagements, comme des rencontres plus régulières avec les acheteurs. Nos relations avec les PME sont placées sous le signe de la bienveillance. Nos accords sont publics et font l'objet d'une communication nationale – je crois d'ailleurs que certains de nos concurrents les signent aussi.
Au moment où le prix de l'énergie a explosé, nous avions avec les PME un accord stipulant que nous ne négocierions pas avec elles l'augmentation de la matière première industrielle (MPI). Voilà un exemple très précis des aménagements que nous pouvons introduire en fonction des besoins et du contexte. Nous avons une politique de discernement entre les PME et les grands groupes, et je pense que tous les distributeurs ont à peu près la même.
Je veux être certain de bien comprendre, parce que tous les débats sur la loi Egalim tournent autour de cette question.
Les multinationales, grâce à des économies d'échelle, peuvent déjà proposer des prix plus intéressants que les PME françaises. Vous-mêmes pouvez, grâce à l'évasion juridique permise par la centrale Eurelec, négocier avec elles plus facilement qu'en France, où s'appliquent les lois Egalim. Vous proposez donc, au bout du compte, des prix plus bas.
Avec les PME, en revanche, vous négociez en France, dans le cadre des lois Egalim et selon des règles qui font qu'à la fin, les produits des multinationales et ceux des PME ne sont pas du tout au même prix dans les rayons. Les PME s'estiment désavantagées par les négociations menées au niveau de la centrale d'achat avec les multinationales.
Vous parlez d'« évasion » sur un ton sympathique, mais ce n'en est pas moins polémique. Ce n'est pas bien. Voyez avec l'Assemblée pour régler vos comptes. Nous avons créé notre société et nos alliances avant Egalim. L'évasion fiscale ou légale, ce n'est pas notre truc. Si des écarts de tarifs vous semblent problématiques, demandez à l'administration : elle a toutes les informations !
Je le dis sous serment, nous avons la volonté de négocier avec discernement avec nos PME. Tout le monde parle d'Egalim mais, Michel Biero a dû vous le dire, c'est la loi de modernisation de l'économie (LME) qui pose problème aux PME. En France, on négocie peu le tarif et beaucoup les prestations. Des boîtes comme Nestlé ou Procter ont les moyens d'offrir des prestations que ne proposent pas les PME, d'où l'importance de ce discernement.
Le mot était malheureux. Ce n'était pas forcément une remise en cause.
Je le répète : intuitivement, les centrales d'achat européennes ne m'apparaissent pas forcément comme un problème, hormis le fait que, n'étant pas en France, elles ne sont pas contraintes par Egalim. In fine, les industriels, dont les produits, moins compétitifs, arrivent dans les rayons à des prix plus élevés, sont perdants.
Assurément, il est plus difficile d'être petit que gros, dans l'industrie comme dans la distribution. Tant que vous n'avez pas atteint une certaine taille, vous ne réalisez pas d'économies d'échelle. Quand le marché se restreint, que l'inflation est forte et que le coût de l'électricité explose, il est plus compliqué d'être une PME qu'une multinationale, qui peut arbitrer entre différents marchés. D'où la nécessité d'une politique qui privilégie l'approvisionnement local.
Du reste, c'est important du point de vue de la souveraineté. Lorsque, dans le contexte de la guerre en Ukraine, de grandes multinationales proposent des augmentations de leurs prix de 30 ou 40 % ou la rupture, avoir des PME dans son environnement pour pallier cela est très important. Nous partageons ce point.
En juin 2022, vous avez vivement critiqué les augmentations de prix sans corrélation avec la hausse des matières premières que pratiquaient certains industriels, et appelé à créer une commission d'enquête. Sur quels éléments se fondait ce constat ?
Au sein de notre alliance, le groupe Ahold Delhaize nous a rapidement signalé la bouffée d'inflation que connaissaient les États-Unis et la spéculation sur les marchés des matières premières. Le professeur Chalmin, que vous avez auditionné, a rappelé que la moitié des intervenants sur ces marchés sont des placiers, des spéculateurs au sens étymologique du terme, non des utilisateurs.
J'ai ensuite essayé d'alerter votre assemblée sur le fait que, par manque d'anticipation ou par volonté de répercuter immédiatement des perspectives de hausse, de nombreux industriels jouaient de cette inflation. Pendant six mois, j'ai été un peu le solitaire du marché, puis Thierry Cotillard d'Intermarché, Dominique Schelcher de Système U et même Alexandre Bompard m'ont emboîté le pas.
Nous vous avons alertés d'abord parce que nous ne voulions pas que les hausses de prix dans nos magasins nous soient imputées à tort. Les uns et les autres nous ont promis des commissions d'enquête, qui nous auraient bien aidés car certaines PME auraient pu négocier plus avant leurs approvisionnements – le prix des containers était alors passé de 1 700 à 17 000 euros. Puis, lorsqu'une partie de l'Assemblée nationale a été d'accord pour taxer les superprofits, il était trop tard : c'est au moment de la négociation qu'il fallait intervenir.
Je ne donne pas de leçons, j'explique simplement que nous étions bien seuls lorsque nous avons reçu du marché américain l'information selon laquelle l'inflation démarrait – elle avait débuté aux États-Unis six mois avant la France et, grâce à ce travail avec Ahold Delhaize, j'avais surpris certains de mes collègues. Il faut retenir cet épisode, car cela peut se reproduire. Et vous avez vu qu'en matière de prix de l'énergie, nous avons tous payé cher, mais les résultats des énergéticiens ne sont pas à la ramasse.
Quant à l'industrie agroalimentaire, je veux bien que l'on accorde des vertus particulières aux producteurs alimentaires mais il ne faut pas confondre le maraîcher de la plaine de Montesson ou de Nantes et des industriels du petfood (nourriture pour animaux de compagnie), dont les dividendes ont augmenté. Cela montre que le consommateur français et, peut-être, européen – je n'ai plaidé que pour le premier – a surpayé l'inflation.
Nous sommes maintenant entrés dans une période plus stable. Par le jeu de la concurrence et la répercussion des nouveaux tarifs aux consommateurs, on retrouvera dans les magasins une inflation plus normale, même si les 21 % d'inflation en deux ans ne seront pas effacés.
Je pense néanmoins qu'il coûtera plus cher de produire demain du fait des injonctions plus nombreuses faites aux producteurs : souveraineté ou relocalisation pour des raisons géopolitiques, décarbonation, production plus vertueuse sur le plan sanitaire… Tant que l'on n'aura pas trouvé d'énergies alternatives et de nouveaux modèles, tout cela renchérira la production.
Plus que jamais, il sera important que les distributeurs temporisent l'inflation et fassent tampon. Il y a donc beaucoup de travail en perspective. C'est pourquoi, au-delà du débat législatif, je souhaite que vous nous aidiez à trouver les voies d'un dialogue dans la filière, jusqu'au bout de la distribution. Si les coûts augmentent en amont, il faudra trouver un moyen pour que cette augmentation ne soit pas plus rapide que celle du pouvoir d'achat des Français. Puisque produire coûtera plus cher, nos systèmes de distribution devront être plus compétitifs. En tant que distributeurs, nous aurons un rôle éminent à jouer.
Vous reprochez aux industriels de n'avoir pas anticipé la hausse du coût des matières premières. À l'époque, vous considériez la moitié des hausses de prix demandées comme suspectes : vous sembliez plutôt viser les marges.
Vous avez raison. Je fonctionne par projection et j'ai du mal à faire la comptabilité des années antérieures. Je confirme ce que je disais à l'époque ; mais vous n'avez pas créé ces commissions d'enquête.
Nous avons du moins créé celle-ci.
Le patron de Lidl a vivement critiqué la LME, dont on vous attribue l'origine. S'agissant des MDD, dans lesquelles il est spécialisé, il vantait le contrat tripartite avec davantage de transparence, au motif que nous avions changé d'époque – au contraire de la LME, qui prévoit de construire le prix par le haut, sans notion de transparence. Pratiquez-vous déjà ces contrats tripartites, notamment pour ce qui est des MDD ? Partagez-vous à présent l'avis du patron de Lidl ?
On va lui laisser cela – il avait oublié les premiers prix, et il est en train de les réintroduire. Je l'aime bien : c'est un bon bosseur et il est sincère dans sa volonté de bien faire pour le monde agricole – c'est vraiment un engagement personnel.
Oui, nous voulons développer les contrats tripartites, dont la pratique n'est pas très répandue en France. Lidl en compte davantage que nous en proportion, mais pas en nombre car nos débouchés sont trois fois plus importants.
Il serait intéressant que vous vous penchiez sur les coopératives : représentent-elles bien le monde de la production ? Quand elles négocient avec nous, incluent-elles leurs propres coûts de fonctionnement au détriment de la visibilité du contrat pour les producteurs ? Comment le modèle de contrat tripartite peut-il évoluer dans le cas où les coopératives sont leurs propres industriels ?
Contrairement à vos concurrents, vous étiez défavorable au relèvement du seuil de revente à perte de 10 % (SRP + 10). Les marges dégagées ont-elles été répercutées sur les prix des produits agricoles ou ont-elles augmenté les marges des entreprises Leclerc ?
Croyez-vous au ruissellement à l'envers ? Pensez-vous vraiment qu'un fleuve remonte vers sa source ou qu'une marge remonte d'un franchisé Carrefour à Marseille ou de l'adhérent Leclerc de Sélestat vers sa centrale d'achat coopérative, de la coopérative à Danone et de Danone au producteur ? Qui a inventé des trucs comme ça ? On aurait pu imaginer un seuil de marge minimum sur des produits agricoles, mais c'est aux produits transformés qu'on nous a demandé d'appliquer le SRP + 10. Cela n'a pas de sens.
Je n'explique pas ce que je ne comprends pas. Il est incroyable qu'on ait vendu ce dispositif à des agriculteurs dont certains étaient dans la misère. Si vous le voulez bien, inversons le champ de la responsabilité. Nous ne sommes pas concepteurs du SRP + 10 : je vous propose de demander à ceux qui l'ont conçu de s'en expliquer.
Je n'étais pas parlementaire au moment où il a été conçu et j'ai voté contre sa prolongation. Vous étiez beaucoup plus impliqué que moi dans son élaboration, mais il me semble que sa logique était différente. L'idée était d'obliger les distributeurs à réaliser une marge sur les produits concurrentiels comme le Coca-Cola et le Nutella pour qu'ils puissent la desserrer sur les produits agricoles, les fruits et légumes ou la viande fraîche. Est-ce aussi votre lecture du dispositif ?
Je pose donc à nouveau la question : les marges supplémentaires dégagées par vos entreprises ont-elles permis de gonfler la marge générale de vos magasins ou ont-elles été répercutées sur les prix des produits dont la marge dépassait 10 % ?
Vous n'étiez pas député et nous étions le seul groupe de distribution qui n'était pas associé à ce qui semblait être un accord entre deux groupes – l'un de l'agroalimentaire, l'autre de la distribution. Selon le texte, le SRP + 10, peut-être demandé par la grande distribution, lui était donné pour qu'elle soit moins négociatrice en amont. Nous avons été évincés de la discussion. Nous avons volé à M. Travert le point 17 de la formulation négociée. L'accord était fait sans Leclerc et peut-être un peu contre lui.
Lorsque la loi a été appliquée, nous avons fait chiffrer l'incidence du SRP + 10 sur l'enseigne. Le dispositif a eu pour effet d'augmenter de 6 % les prix des produits d'entrée de gamme, sur lesquels nous réalisons très peu de marge, donc de créer, avant même le début de l'inflation, une hausse de prix pour les familles qui consomment de tels produits. Ce rapport a été remis aux parlementaires que nous avons rencontrés pour combattre la mesure.
Le même raisonnement est à l'origine des amendements de M. Descrozaille et, auparavant, de M. Dive, qui visent à limiter les promotions sur les produits d'entretien. C'est une logique incompréhensible d'un point de vue consumériste. À un moment, il faut se dire que la loi peut être contreproductive.
C'est toujours un plaisir de vous écouter, monsieur Leclerc, car on entre dans l'histoire du patrimoine français. Vous êtes un modèle, une aventure. Vos établissements portent le nom de votre papa alors qu'il n'y a pas de M. Carrefour ou de M. Intermarché.
À la suite des manifestations des agriculteurs, la grande distribution – qui se trouve entre les producteurs et ceux que j'appelle les « mangeurs » – a été au centre de l'attention. Le modèle de la grande distribution des années 1960 à 1980 a été petit à petit concurrencé par des groupes comme Lidl ou Aldi – première et deuxième fortunes d'Allemagne – et par Amazon. Quelle est votre trajectoire pour lutter contre ces vaisseaux ?
Vous avez montré du doigt l'industrie agroalimentaire, qui est au cœur du système, pour faire baisser les prix. Comment ces derniers se fabriquent-ils ?
Produire deviendra de plus en plus coûteux, mais les mangeurs ont un pouvoir d'achat plus faible ; comment allez-vous vous adapter ? Comment « temporiser l'inflation » et baisser les prix ? Que pouvez-vous dire aux petits producteurs, qui essaient de contourner la grande distribution avec leurs propres filières ?
Le monde bouge. Vous avez soixante-douze ans. Vous venez à l'Assemblée nationale depuis quarante ans ; comment vous projetez-vous dans les quarante prochaines années ?
Je suis partant pour revenir vous voir et accompagner les jeunes députés que vous êtes. La France a besoin de vous.
Je suis sensible au discours qu'a tenu le Président de la République à Rungis dans le cadre des États généraux de l'alimentation : il a créé une narration – ou, du moins, en a rassemblé les éléments – dans laquelle tout le monde, du restaurateur au grand ou petit commerçant, pouvait se reconnaître, sans avoir à justifier ses augmentations de coût, ses recherches de valeur. Il y avait un mouvement collectif pour mieux manger, une communauté d'intérêts à rendre le modèle français plus vertueux sur les plans sanitaire et culinaire. Serge Papin, le patron de Système U, ou Hubert Garaud y participaient.
Or cette narration est devenue un prétexte marketing plus qu'une ligne directrice pour l'ensemble des productions.
C'est ce qui fait que le marché du bio s'est cassé la figure. Je ne milite pas à tout prix pour le bio : quand on constate sur le marché de ma ville, à Concarneau, qu'il coûte 40 % plus cher que le produit local naturel, on a du mal à se raccrocher à cette narration. Cela ressemble plus à de la segmentation, de la sélectivité.
Mon travail et celui de mes collègues distributeurs, je le conçois comme accompagnateur d'un changement de modèle incluant moins de phytosanitaires et de polluants, des produits plus sains, qui coûteront certes plus cher à produire car demandant plus de travail, peut-être de mécanisation. Il conduira aussi à des logistiques plus locales. Je crois à la nécessité de relocaliser : le poulet brésilien, au départ, était breton, avec les producteurs Doux et Tilly ; la tomate marocaine est en partie financée par le Crédit agricole et les groupements de producteurs bretons.
Pour répondre à ces injonctions que nos concitoyens ont fait leurs, nous devons être partenaires et ne pas en rester au marketing. Dans cette voie, nos adhérents ont relevé le défi de la multicanalité. Même lorsque vous sortez de Neoma, que vous venez de métiers de bouche ou que vous avez suivi des formations managériales, l'arrivée d'Amazon et l'ubérisation de l'alimentation dans les métropoles, cela fait peur. Le collectif, chez nous, a trouvé une manière de s'organiser. La compétition entre Système U, Lidl, Leclerc, Intermarché vise à résoudre cela. Pour des raisons capitalistiques, l'intérêt patrimonial, foncier de nos propriétaires de magasins, de nos adhérents est de garder cette valeur, donc de la laisser dans ce projet de société.
Je ne sais pas vous répondre autrement que par un principe de volonté, par la décarbonation notamment. On se précipite sur les panneaux solaires. Au passage, il est assez curieux de nous donner trois ans pour couvrir d'ombrières nos magasins sans avoir constitué une filière française de panneaux solaires : nous aurons fini de les équiper avant que la gigafactory d'Alsace ne voie le jour.
Oui. Elle a répondu qu'elle n'était pas l'institution et nous a renvoyés vers Total. Bref, on va vite.
Que penseriez-vous de faire dépendre les aides de la Politique agricole commune (PAC) du nombre d'actifs plutôt que du nombre d'hectares ? Face à l'augmentation du coût de la production, il faut aider nos producteurs pour qu'ils puissent vivre de leur travail. On ne peut pas continuer comme cela. La crise que l'on a connue au début de l'année se poursuit ; rien n'est résolu. Souvent incriminé par les producteurs et par les mangeurs, vous êtes un acteur privilégié pour la résoudre.
Nous sommes interpellés mais, franchement, je ne sais pas faire. Je ne suis pas ministre ni parlementaire ; je ne fais pas les lois, je ne suis pas l'exécutif ; je ne négocie pas les accords internationaux. Je n'ai croisé le ministre de l'agriculture qu'une fois, lors de sa nomination, et pas même au moment de la crise agricole ; mais je suis allé à la rencontre des agriculteurs. Ni Leclerc ni Carrefour n'ont les clés de sortie de la PAC, de l'accord sur l'application des mesures sanitaires et phytosanitaires, de l'Accord économique et commercial global (CETA) ou de l'accord avec le Mercosur. J'ai toutefois l'impression que si vous ou moi avions à gérer les 10 milliards annuels de la PAC, il n'y aurait pas de pauvres. La PAC, sur dix ans, c'est 100 milliards ; ce n'est pas normal qu'il y ait autant de pauvres dans l'agriculture.
Vous êtes un homme étonnant, monsieur Leclerc. Vous me faites parfois penser à ce portrait que Françoise Giroud faisait de Chirac : « C'est un type à lire Saint-John Perse caché derrière une couverture de Playboy. »
Vous ne cessez de mettre en avant le prix, au point d'entretenir une communication monomaniaque. Dans le même temps, vos adhérents accomplissent un travail formidable avec les producteurs locaux ; ils acceptent d'être un peu moins performants en matière de prix pour contribuer à l'élaboration d'un projet alimentaire territorial (PAT) et permettre une meilleure rémunération du producteur. Ils assurent d'ailleurs s'y retrouver sur la masse. Or vous travaillez avec vos adhérents ; ensemble, vous formez une communauté d'idées. Nos Régions ont du talent l'illustre, comme les chiffres du nombre de produits locaux distribués. Vous n'êtes donc pas les derniers à travailler avec les producteurs locaux – je peux en témoigner.
N'auriez-vous pas intérêt à communiquer sur votre action visant à valoriser les terroirs, tout en affichant les prix ? Il faut en effet conjuguer le revenu du producteur, le bon rapport qualité-prix et le système de protection sociale français qui rend difficile de s'aligner sur les prix mondiaux. L'obsession du prix peut tout tirer vers le bas, tandis que le travail que vous menez avec les producteurs locaux participe à assurer un marché de proximité et à offrir aux jeunes producteurs la possibilité de se lancer – je le vois dans ma région. Disons les choses, vos adhérents alimentent un système vertueux. Vous avez même envisagé de vendre aux Parisiens des produits de qualité venant du terroir, car vous êtes patriote au sens noble du terme. Pourquoi ne pas dire que le rapport qualité-prix et le travail avec les producteurs sont aussi au cœur de la stratégie de Leclerc ?
Il en va du commerce comme de la politique : certains choix de communication sont plus pertinents que d'autres et l'objet de la communication ne dit pas tout d'un programme ni de la personnalité de celui qui le défend. Tous, vous mettez en avant des thèmes qui sont vos marqueurs ; cela ne signifie pas que vous soyez obsédés. Le prix, le pouvoir d'achat, c'est la première préoccupation des Français. Je ne vais donc pas changer de communication, d'autant que – pardonnez le côté fanfaron de la remarque – ça marche, on nous crédite de ce choix.
Nous préparons en ce moment la foire aux vins, qui a pour moi une valeur symbolique : nous nous concentrons sur le prix, mais nous sommes le premier distributeur de grands crus en France. Le public qui nous fait confiance ne pense pas que notre discours sur le prix ne s'applique qu'aux produits de bas prix. C'est une clé de dialogue et un outil de confiance, en particulier à un moment où tout le monde parle de hausse. En effet, à l'inflation qui a tapé le portefeuille des Français s'ajoutent de multiples injonctions – écologiste et souverainiste notamment. Je viens de le dire, la production coûtera plus cher. Avec le mouvement agricole, on entend à la télévision que le Français devra apprendre à payer plus cher les objets et la bonne nourriture. Cette répétition, assommante, provoque le rejet du consommateur. Je ne changerai pas de communication mais je m'offre à vous accompagner pour adapter la communication politique au thème du pouvoir d'achat.
Nous mettons le prix en avant, en même temps que nous offrons, en surface comparable, le plus large assortiment de marchandises de France. Le centre Leclerc de Levallois-Perret, So Ouest, est le premier distributeur de morue séchée et de caviar. Les populations qui achètent l'un ou l'autre cohabitent dans un même magasin ; la communication ne chasse personne : tout le monde se préoccupe du pouvoir d'achat. Évidemment, nous ne vendons pas pour autant que du hard-discount ou du bas de gamme. D'ailleurs, nos produits premier prix ont le nutri-score.
La shrinkflation, qui consiste à diminuer les quantités en maintenant le prix, concerne aussi les produits agricoles. Avez-vous eu connaissance de telles pratiques dans votre groupe ? La dénoncez-vous dans vos rayons ?
C'est une pratique marginale. Elle n'est pas propre à la distribution : pendant l'été, les journaux contiennent moins de pages mais sont vendus au prix habituel. Les cantines ont remplacé les poissons nobles par des poissons plus accessibles. Tout le monde adapte son offre aux capacités d'achat de ses clients. L'important, c'est que le fournisseur fasse bien les choses et affiche l'information adéquate sur le produit. En tant que distributeurs, je ne crois pas que nous recourions à cette pratique. En revanche, je suis perplexe de voir qu'en cherchant à résoudre précipitamment ce problème, on nous demande parfois d'assumer la responsabilité de l'industriel ou du restaurateur, par exemple, à qui il revient de fournir l'information. Beaucoup de personnes se font avoir par le changement de conditionnement, donc il faut une règle claire.
L'arrêté ministériel entrera en vigueur le 1er juillet.
Vous avez déclaré que vous vouliez « casser la gueule à l'inflation ». Selon vous, tous les outils politiques possibles sont-ils utilisés pour faire baisser les prix, tout en conservant un revenu correct aux agriculteurs, car il faut un juste milieu ?
Je l'espère. En tout cas, la concurrence est suffisante. Les relevés de prix montrent que nous ne sommes pas mauvais. Si l'on consulte ceux qu'effectue dans les drives Olivier Dauvers, ceux de la revue professionnelle LSA, qui s'est associée à un cabinet, et ceux de Kantar et de Nielsen, dont vous pouvez avoir connaissance même s'ils ne sont pas publics, on constate que la décélération de l'inflation est particulièrement visible dans notre enseigne. Mais vous vérifierez par vous-même – je ne suis pas là pour faire ma pub.
Tout le monde, même à l'Assemblée, lie le prix de vente au prix d'achat, mais ceux-ci ne sont pas corrélés. Casino et Intermarché étaient dans la même centrale d'achat, on peut donc supposer qu'ils achetaient aux mêmes conditions, pourtant le second vendait 20 % moins cher. Vendre moins cher, c'est d'abord une question de volonté. À une époque, c'était l'intention d'enseignes comme Monoprix ou Uniprix, qui se sont ensuite embourgeoisées, comme beaucoup d'autres – la rente nous guette tous. Je suis assez fier car notre enseigne connaît la troisième génération de distributeurs, et ils continuent à avoir la niaque, à respecter le contrat passé par mes parents. J'y insiste : même quand nous achetons trop cher, nous tâchons d'être moins chers.
Depuis le temps que je suis dans ce métier, je suis choqué de constater que jamais vous n'auditionnez les gens qui vendent cher. Sous couvert de luxe, de droit des marques, de distribution sélective, des pans entiers de l'économie dérogent au droit de la concurrence. Essayez de trouver une marque de sport moins chère que les autres : c'est impossible, sauf lorsque l'industriel a décidé d'organiser une promotion. Le bio a en partie été tué par des industriels qui ont segmenté leur offre et refusé de nous livrer parce que nous n'étions pas assez chers. Ils ont privilégié des circuits sélectifs, spécialisés, mais ils se sont plantés à cause de l'écart de prix.
Vendre moins cher, c'est une question de volonté et de modèle économique. Ce n'est pas toujours lié au tarif, même s'il faut évidemment essayer d'acheter bien. Dans leur histoire, les centres Leclerc, les systèmes U, les Intermarché, même Carrefour, n'ont pas toujours bénéficié d'un effet de puissance.
D'après les chiffres que vous avez cités – quasiment 100 % de produits français –, vous êtes un artisan de la souveraineté alimentaire. Vous vendez peu cher et vos clients achètent des produits alimentaires. Qu'est-ce qui s'est cassé la figure ? De quoi les Français se privent-ils à cause de l'inflation ?
Le choc a été très violent. Dans la capitale, où – sans s'autoflageller – le niveau de vie n'est pas le même qu'à La Souterraine, on ne s'en est pas toujours rendu compte. La réaction des politiques n'a donc pas été immédiate. Celle des professionnels non plus : on n'a pas entendu le Medef ni la FNSEA tenir un discours anti-inflation.
Les Gilets jaunes étaient sur nos ronds-points. Nous savions qu'ils n'étaient pas tous pauvres : c'étaient des gens qui se posaient déjà des questions sur leur pouvoir d'achat et leurs perspectives d'emploi. Cela nous a alertés. Je suis beaucoup monté au créneau dans les médias parce que j'avais conscience que cela se passait chez nous. Je connais l'histoire. Le premier emprunt que j'ai signé était à 15 %. Je sais combien de temps il nous a fallu pour casser la spirale inflationniste. Mon père s'est lancé dans la distribution pendant une période inflationniste. L'inflation, c'est très déstructurant ; ça déstabilise la société. C'est pour cette raison que je rempile. Nous avons cassé l'inflation de ces trois dernières années, dont je maintiens qu'elle était plutôt spéculative, mais nous allons vers une inflation plus structurelle, décennale, liée à notre volonté politique de relocaliser, de décarboner, de manger mieux. Il est essentiel qu'elle suive le rythme du pouvoir d'achat des Français. L'appareil de distribution devra exceller.
Les professionnels parlent de dégradation de la qualité. Regardez les foires aux vins : tout le monde a des bouteilles spectaculaires, mais le prix moyen de la bouteille est de 7 euros. Les agriculteurs ont raison de favoriser les races à viande pour produire de la viande plus goûtue, par exemple. Mais le budget des gens est restreint, à cause de l'augmentation du prix des transports, de l'énergie, du loyer. Vous avez raison, l'alimentation fait l'objet d'arbitrages, mais ils sont plus longs. En cela, elle avait été précédée par le textile, dont beaucoup d'enseignes ont dégagé.
Avec la crise du covid, tout le monde s'est équipé en écrans plats ; les produits multimédias se sont beaucoup vendus. Les gens ont réaménagé leur appartement ou leur maison en fonction ; ils ont redécouvert le plaisir de la nature et ont retapé leur résidence secondaire. Ils ont ainsi consacré un large budget à d'autres sphères que l'alimentation, qui a servi de variable d'ajustement – pour reprendre votre terme. Ces choix mettent la santé des Français en danger. Il faut trouver un moyen de rééquilibrer tout cela.
Certains aspects relèvent de la politique économique, comme le prix de l'énergie et des transports. Comme tous les secteurs connaissent des injonctions à l'augmentation, il faudra rendre des arbitrages. Surtout, il faut étaler les décisions dans le temps : nous sommes confrontés à l'impératif de tout accomplir en même temps, or c'est débile. Les investissements s'étalent sur dix ou quinze ans, et on voudrait ne pas étaler la dépense ? Il faut mener un travail politique et pédagogique pour redonner à l'alimentation sa valeur. Peut-être faut-il parler moins de son coût que de sa qualité, comme le disait M. Rebeyrotte. Pourtant le discours politique et syndical ne parle que du coût. Tout le monde aime son agriculture, mais il faut payer. Il y a là un vrai enjeu politique. Nous sommes volontaristes, mais je vous demande de ne pas faire reposer la solution sur nos seules épaules. Il faut libérer du budget pour une alimentation plus saine, plus vertueuse et plus locale, en maîtrisant mieux les autres éléments.
S'il vous plaît, sortons des rivalités interprofessionnelles organisées depuis 2015. On nous balance les uns contre les autres – agriculteurs contre industriels ou contre distributeurs –, un peu comme on a monté les véhicules de transport avec chauffeur (VTC) contre les taxis. La compétition, les rivalités corporatistes sont normales, mais nous allons devoir travailler ensemble. Dans nos magasins, la décarbonation passe par une relation de long terme avec les industriels de l'alimentaire. Par exemple, je ne sais pas combien de temps encore nous vendrons de l'eau minérale en bouteille. Dans ce domaine, le changement provoquera une révolution de l'emploi et des économies régionales : il faut l'organiser, nous obliger à travailler ensemble.
Pendant l'examen de la loi Descrozaille, monsieur Leclerc, on m'a accusé d'être votre agent à l'Assemblée. Je subis ces attaques depuis plus d'un an. Je profite que vous soyez sous serment pour vous demander de confirmer que je ne suis pas votre agent. Nous ne nous connaissons pas ; la Bretagne est notre seul lien.
Vous intervenez beaucoup dans les médias – ce n'est pas une critique. Vous vous êtes moins exprimé pendant la crise agricole, et vous vous en êtes justifié. Malgré votre expérience et le rôle que vous jouez, vous ne proposez pas de solution. Vous êtes très proche de vos consommateurs : vous voyez bien que les Français n'acceptent pas la situation. Comme beaucoup de mes collègues, je suis un jeune législateur ; nous sommes dans la même situation que de nombreux Français : nous ne comprenons pas pourquoi on n'a jamais payé l'alimentation aussi cher. Les agriculteurs ont lancé un mouvement historique, qui peut renaître à tout moment. Vous avez dit qu'il n'y avait pas de lien entre le prix d'achat et le prix de vente. Tous les distributeurs expliquent qu'ils ne sont pas responsables de la situation, et tout le monde fait de même. Il n'y a donc ni responsables ni solutions. Allons au bout du raisonnement. Vos adhérents, considérant qu'ils travaillent suffisamment, ne voudraient pas vivre de subventions ; il en va de même des agriculteurs.
Un système économique sain voudrait que les agriculteurs vendent leurs produits à des transformateurs et à des distributeurs qui les paieraient pour le travail accompli. Pourquoi cela ne fonctionne-t-il plus depuis si longtemps ?
Je vous donne acte que nous nous connaissons peu. Vous avez dit que votre famille était bretonne depuis six siècles ; je suis un converti à la Bretagne depuis peu – Leclerc est un nom protestant franc-comtois, pas breton. De la même manière, on m'a attribué la loi LME en l'appelant « loi Michel-Édouard ». Ce sont évidemment des conneries : si j'avais élaboré cette loi, je n'aurais pas prévu de nous faire payer des amendes de ce montant.
J'étais gêné par le mouvement agricole parce que, comme beaucoup de nos adhérents, j'approuvais un grand nombre des demandes exprimées. Je ne comprends pas qu'on ne prévoie pas des clauses miroirs relatives aux normes que nous nous imposons. Je suis pour qu'on s'attaque aux algues vertes et qu'on essaie d'améliorer l'alimentation. Je l'ai dit, j'adhère au discours des États généraux de l'alimentation. Mais il faut se donner les moyens d'atteindre les objectifs qui en découlent, or cela relève de la politique économique. En tant que distributeurs, ni Alexandre Bompard, ni Michel-Édouard Leclerc, ni Michel Biero n'ont à assumer une politique agricole qui n'est pas assumée par ailleurs. Même si l'on envoie les manifestants sur nos parkings plutôt que devant les grilles des préfectures, même si M. Darmanin dit qu'il n'interviendra pas s'il y a de la casse, et que ce n'est pas très élégant, nous sommes d'accord avec beaucoup de revendications des chefs d'entreprise agricole.
Il faut redéfinir une politique agricole en fonction des besoins de l'agriculture et des objectifs qu'on lui assigne. Il faut tenir compte de la diversification et mieux adapter les aides en fonction de ce qu'on demande aux agriculteurs – parce qu'on leur demande des choses. Les distributeurs ont un rôle important à jouer pour faire accepter les nouvelles mesures aux consommateurs. Nous pouvons prendre sur nos marges, élaborer de nouvelles logistiques, raccourcir les circuits. Mais je laisse volontiers la place au ministre de l'agriculture et aux politiques en général pour résoudre ces problèmes. Je ne négocie pas les accords internationaux.
Depuis 2015, ni Leclerc, ni Carrefour, ni Intermarché n'ont jamais été associés à la résolution des problèmes que les manifestations agricoles ont soulevés. Il fut un temps où le ministre chargé de l'agriculture mettait tout le monde autour de la table et essayait de trouver des solutions, même à court terme. Je n'ai pas vu de plan français pour le pétrole vert, par exemple.
Vous redites sous serment ce que vous aviez déclaré chez Apolline de Malherbe après la crise agricole : « on envoie les manifestants sur nos parkings plutôt que devant les grilles des préfectures ». Qui est « on » ? Qui vous rend responsable, au point de vous envoyer des gens qui commettent des violences ? Je les soutiens, d'ailleurs – hors la violence évidemment –, parce qu'il y a un problème .
Vous affirmez ne pas avoir été associés à la politique de souveraineté alimentaire, quel que soit le nom qu'on ait pu lui donner au fil du temps. Vous n'êtes pas le premier à nous le dire. Quoi qu'on en dise, il y a toujours eu une promotion de l'agriculture française, avec Jacques Chirac par exemple. Je ne cherche pas de bouc émissaire ; ce qui m'intéresse, en tant que législateur, c'est de comprendre la crise et de la résoudre. Depuis trente ans, j'entends dire que la grande distribution est responsable de tout. Ce sont peut-être les industriels. Je n'en sais rien. Mais aucune solution n'a été trouvée. Si je suis la logique du bon sens populaire, quelque chose de l'attitude des responsables politiques m'échappe. Si vous n'êtes pas associés à la résolution des crises, est-ce que c'est nouveau, ou est-ce que cela date des années 1990 et de la nouvelle PAC ?
Je voulais également vous poser la première question. Le 5 février, vous avez dit sur France Inter que les agriculteurs avaient reçu « des consignes de manifestation » appelant à aller « dans la grande distribution ». Qui a donné ces consignes ?
Vous pouvez collecter les tracts distribués, ils nous désignent clairement, et les préfets ont clairement dit à nos adhérents qu'ils n'interviendraient pas. Donc « on », c'est ceux qui nous gouvernent. L'envers du décor, c'est qu'on a dit que Michel-Édouard ne répondait pas, mais pendant cette période nous n'avons jamais été sollicités, sauf – je ne sais si c'était une invitation, un souhait ou une lubie – pour aller sur le ring du Salon de l'agriculture, ce que je n'étais pas assez con pour faire.
Mes collaborateurs vous le diront, je suis allé rencontrer des agriculteurs, dans l'Aude, à la FNSEA, chez les Jeunes Agriculteurs. Je l'ai fait discrètement. Ces agriculteurs n'en avaient pas après nous, ils voulaient que nous soyons la caisse de résonance de leurs problèmes – je vous jure que cela s'est passé comme ça. Je suis ensuite sorti du ring, comme mes collègues de Système U et d'Intermarché. Nous avons été désignés comme responsables, mais personne ne nous a sollicités : ni les responsables politiques, ni les représentants socioprofessionnels. Nous avons évidemment rencontré les membres de la mission parlementaire Egalim, mais cela ne concernait pas la résolution de la crise.
J'ai connu des périodes pendant lesquelles le politique ne cherchait pas à opposer les agriculteurs à la distribution. Jusqu'à Le Maire et Le Foll, ils nous consultaient sur les problèmes, conjoncturels ou non, comme le prix du porc ; sous Nicolas Sarkozy, nous avons signé, à l'Élysée, un accord sur les prix des fruits et légumes. De toute façon, un prix sans débouché n'a aucun sens. Je regrette cette période.
Dans un pays qui connaît une forte tension, la polémique est inutile. Vous, élus, devez nous aider à travailler ensemble, à l'échelle locale et à l'échelle nationale. Surtout, il faut éviter les cristallisations excessives lors des négociations commerciales. Ce ne sont plus des hommes de terrain qui négocient, ce sont nos services juridiques. Il faut revenir à l'amour du métier et aux échanges qui en découlent. Nous nous respectons, nous avons grandi ensemble ; même l'agrobusiness français est né en même temps que nous. Nous devons ensemble mener des mutations qui concernent toute la société française : s'il vous plaît, aidez-nous !
Inversons la logique. Vous est-il arrivé, aux cours de votre carrière, d'alerter les autorités françaises sur l'affaiblissement de certaines filières ? Il y a un prix et un débouché : vous êtes le débouché. Vous parlez souvent de votre rôle de logisticien ; pour fournir l'offre correspondant à la demande, vous avez besoin de quantités données. Nous avons évoqué le cas des poulets bretons. Avez-vous, par exemple, signalé au ministère de l'agriculture qu'une filière française était en train de se casser la gueule et que vous alliez devoir recourir à du poulet de l'étranger pour avoir suffisamment de produits transformés, comme des nuggets et des cordons-bleus ? Ou la filière poulet est-elle morte dans son coin, sans que personne ne dise rien ? Je n'ai pas trouvé dans vos déclarations d'alerte de cette nature, mais je ne suis pas Pic de la Mirandole. C'est une vraie interrogation, non une question piège.
Je vous ai entendu récemment parler de la pêche. Breton, proche du Guilvinec et d'Audierne, je constate que beaucoup de promesses ont été faites après le Brexit mais que nombre de nos patrons pêcheurs sont en rade. La crise est majeure ; il y a des drames sociaux flagrants. Que pèse la pêche en voies électorales ?
Mon père a créé la première vente directe de poissons, avec la famille Bigot et la coopérative d'Étaples, située sur la Canche : les premiers circuits courts des pêcheurs d'Étaples sont dus à Leclerc, puis Auchan, groupe dominant dans le Nord, a pris le relais. Outre les circuits de commercialisation, la maîtrise de la ressource, la taille des exploitations, le prix de l'énergie méritent une politique nationale, et européenne. En passant de la pêche sauvage à l'élevage, on n'a pas résolu les problèmes des hommes qui vivent de la première.
Nous avons donné l'alerte sur l'état de nombreuses filières agricoles. Nous avons évoqué les farines de Dordogne. Pour ne pas critiquer seulement les politiques, je dirais que depuis 2017, les socioprofessionnels ont créé une alliance entre agriculture et agrobusiness qui nous a laissés perplexes. L'agriculture vivrière et les petites exploitations n'ont peut-être pas intérêt à dépendre des marchés internationaux, maîtrisés par plus grands qu'eux. Je ne suis pas certain que les entreprises agricoles familiales trouvent leur compte dans les discours socioprofessionnels. Je ne sais pas non plus à quel point les chambres d'agriculture ont été associées à la résolution des problèmes. Elles comptent 6 000 techniciens et ingénieurs qui pourraient offrir leurs compétences techniques et pédagogiques, par exemple pour accompagner l'élaboration et le déploiement des plans Écophyto. De telles institutions pourraient nous fédérer.
Je crois me souvenir de prises de position, en 2012 ou en 2013, au moment de la fin des restitutions à l'export sur les ventes de poulets. Ces aides européennes étaient destinées à soutenir l'exportation de poulets français vers le Moyen-Orient. Quand les restitutions ont été supprimées, on s'est fait piquer le marché par les Brésiliens.
Globalement, il faut protéger et aider notre agriculture locale, qui n'est pas forcément bien insérée dans la compétition internationale. C'est un territoire de vie, avec des labels et des indications d'origine qui nous plaisent par avance et dans lesquels on ne recherche pas que le prix. Nous devons en même temps booster l'agrobusiness : c'est notre pétrole vert. Les deux ne sont pas incompatibles et peuvent cohabiter, quand bien même ils se concurrencent. Il faut revisiter les politiques agricoles à l'aune de cette diversité. L'inconvénient, quand l'agrobusiness représente le monde agricole, c'est que l'on met l'agriculteur de derrière chez moi sur le tempo d'Avril ou de Cargill : cela n'a pas de sens.
Quand vous lancez une alerte sur une filière, est-ce qu'il y a un retour de la part des autorités ? J'ose espérer que quand vous appelez Bercy, compte tenu de votre poids économique, on vous répond.
Est-ce que le départ des usines de Mondelez, comme celle de Château-Thierry, vous préoccupe ? Le contrôle sur la production, notamment sur les ingrédients utilisés, sera sans doute moindre. Je suis, par exemple, tombé sur une boîte de gâteaux imitation Delacre de chez Lidl. J'ai regardé la composition : ce n'était que de l'huile de coco, de l'huile de palme, des trucs à provoquer des infarctus. Quand des filières appartenant à notre patrimoine, comme les gâteaux Lu, s'en vont, vous ne pouvez plus vous assurer que les attentes des consommateurs sont bien respectées.
On est bien d'accord que Mondelez, ce n'est pas le petit agriculteur. Il nous a fait le coup, on a failli avoir ça sur le dos. Depuis, nos relations commerciales ont été rétablies. Les grandes marques, après avoir exagéré sur les prix, ont tellement perdu de parts de marché que les actionnaires et le management sont revenus à la raison.
Par ailleurs, je n'ai pas l'impression que Bercy ait été entendu lors des discussions sur la loi Descrozaille.
Il faut ramener la politique sur le terrain. C'est bien d'être saint-simonien et d'avoir une vision globale mais chacun a sa part de responsabilité. Il faut que quelqu'un nous fédère autour d'un projet ; or ce n'est pas le cas.
La souveraineté alimentaire met aussi en jeu la qualité de l'alimentation. Je suis très attentif, sur le terrain, à la façon dont nos compatriotes s'approvisionnent. Si une famille de quatre personnes veut consommer des asperges, il lui faut acheter au moins deux bottes et cela coûte 10 euros. De même, il faut compter 10 euros pour acheter des fraises pour le dessert. Quant aux cerises, je n'en parle même pas, et je pourrais multiplier les exemples. Beaucoup de fruits qui étaient abordables quand j'étais enfant – ce n'était pas il y a si longtemps – sont maintenant des produits de luxe, à l'instar de l'abricot des Pyrénées-Orientales, devenu un produit de table trois étoiles tant il est cher.
Comment expliquez-vous ce prix très élevé pour un produit qui ne subit pas beaucoup de transformations ? Cela ne date pas de la crise de l'hyperinflation : le prix des produits frais, notamment les légumes et les fruits fragiles – ce n'est pas une catégorie identifiée mais je pense que cela joue un rôle dans la logistique, donc dans le prix – a beaucoup augmenté depuis les années 2000.
Concrètement, comment fait-on pour nourrir sa famille avec des produits de qualité, sains et de saison sans se saigner ? Conseiller de manger cinq fruits et légumes de saison est fort bon, mais ce sont souvent des champignons de Paris et un concombre. Je n'ai rien contre mais on ne peut pas en manger tous les jours.
Tout d'abord, il faut rappeler que la météo est actuellement très mauvaise et que les produits, de ce fait, ne sont pas terribles – et il en allait de même l'année dernière. De plus, l'alimentation est chère au même titre que tout le reste : le transport, l'énergie, le logement. Dans l'arbitrage, et alors même que l'on conseille de mieux manger, on se replie sur le snacking.
Nous parvenons toutefois à proposer des produits moins chers avec nos marques de distributeur. Le marketing et la publicité coûtent cher – on ne cesse de répéter à certaines coopératives et à certains groupements qu'il suffit de faire un peu de cinéma autour du produit, mais cela ne fonctionne pas ainsi. C'est la raison pour laquelle j'insiste : une distribution qui travaille la rationalité de ses coûts logistiques afin de les comprimer et qui ne met pas sur le même plan son approvisionnement local et son approvisionnement international permet au consommateur de piocher parmi tous les produits et de choisir tout à la fois un produit premier prix avec un bon nutri-score et un Pic Saint-Loup de qualité.
Il est vrai cependant que toutes les injonctions dont les Français entendent parler chaque jour à la télévision ouvrent une perspective d'inflation qui est un tue-l'amour. Vous pouvez tenir tous les discours que vous voulez sur la bonne alimentation : à ce prix-là, tout le monde ne pourra pas y accéder. Depuis quatre ou cinq ans, un million de personnes ont basculé sous le seuil de pauvreté ou sont, en tout cas, en grande difficulté. Je n'en fais pas un argument publicitaire, mais c'est la raison pour laquelle il ne faut pas me demander de relever les prix.
Être parvenu, en trois ans, à étouffer ce choc inflationniste et à ne pas relancer la spirale prix-salaires qui risquait de prolonger ce choc – ce qui arrive d'ailleurs dans d'autres pays –, n'est-ce pas, quand même, une réussite ?
En tant que patron, je ne peux pas me féliciter que les salaires n'augmentent pas. J'éprouve de la culpabilité chrétienne.
Les salaires n'ont donc pas augmenté chez vous ? Il y a beaucoup d'entreprises où ils ont augmenté, plus que l'inflation.
Mon père a fait passer dans le contrat des centres Leclerc des principes gaullistes, défendus par René Capitant et Henri Wallon : la participation et l'intéressement. Cela implique que 25 % du bénéfice avant impôt, dès le premier bénéfice, va, sous forme de gratifications, d'intéressement et de participation, aux salariés.
Il est heureux que les salaires aient connu quelques ajustements, mais nous avons évité que la spirale prix-salaires ne reparte.
J'ai vu sur BFM TV en avril 2024 un reportage qui vous est consacré, grâce auquel j'ai appris beaucoup de choses sur vous et, plus largement, sur l'histoire de l'économie française et du groupe Leclerc. Un ancien député, Grégory Besson-Moreau, y rapporte des propos que vous auriez tenus devant lui, au moment du vote de la loi Egalim : « Je vais devoir expliquer aux consommateurs pourquoi le prix du pack de Coca-Cola a augmenté de 10 %, donc on va mettre ta photo et leur expliquer. » Et il commente : « C'est extrêmement violent. » Ce passage a été abondamment diffusé : on y voit un député très investi dans les lois Egalim rapporter des propos assez forts, presque menaçants, que vous auriez tenus à son encontre. Est-ce bien ce que vous lui avez dit ? Comme législateurs, cela nous intéresserait de savoir ce qui s'est passé au moment de la construction des lois Egalim.
D'abord, nos rapports personnels sont bons. Ensuite, ne prenez pas pour argent comptant tous ces films qui sont faits sur nous sans nous.
Cela dit, je lui ai effectivement tenu ces propos lorsqu'il m'a demandé d'augmenter de 10 % notre marge sur le pack de Coca-Cola, que nous vendions à prix coûtant. Je lui ai dit, dans des termes plus élégants que ceux que vous avez rapportés – et nous n'avions pas de rapport antagonique – que je trouvais gonflé qu'un député qui n'assumait pas cette augmentation de prix vienne me demander de la faire, sous prétexte d'aider les agriculteurs. Je ne vois pas en quoi augmenter de 10 % le prix du Coca-Cola aide l'agriculteur derrière chez moi. Il faut arrêter de déconner : ce ne sont jamais les députés ni les industriels qui assument ces augmentations de prix ; c'est toujours chez nous que cela se passe.
Il ne faut pas oublier que nous étions dans un moment de tension sociale, avec des gens aux ronds-points qui comptaient leurs sous : quand j'ai vu qu'on me faisait porter une mesure qui n'avait pas de sens, un ruissellement qui n'existait pas et qui servait peut-être d'autres intérêts, oui, j'ai parlé cash.
Je ne suis pas sûr que ces propos aient été adressés personnellement à Grégory Besson-Moreau. Il faudrait faire de l'archéologie médiatique, mais j'ai le souvenir d'une interview de Michel-Édouard Leclerc au cours de laquelle il disait que ce serait aux députés qui voteraient le SRP + 10 d'assumer leur décision. Ce n'était pas une menace entre deux portes, le soir, dans un couloir. C'est une phrase qui a été dite publiquement, dans les médias.
Nous n'étions pas tout seuls.
J'ai de la bouteille. J'ai vécu des décisions qui n'allaient pas toujours dans le sens du consommateur, des accords de groupe, mais je respecte le politique. Je respecte le primat du politique sur l'économie. Je pense qu'on manque d'un projet politique, d'un projet fédérateur. Même si certains de mes propos, pris hors de leur contexte, peuvent paraître cash, je respecte l'Assemblée nationale et j'essaie de respecter les lois – même si, comme les Italiens, il m'arrive de doubler quand il y a deux lignes jaunes. Mais il n'est pas agréable de ne pas être considérés comme des interlocuteurs alors que les décisions qui vont être prises s'appliqueront chez nous. Ce manque de dialogue, surtout quand il est intentionnel, n'est pas correct. Si nous le pouvons, travaillons ensemble, en restant chacun à sa place. Je crois au primat du politique, je l'ai dit ; je ne suis pas un libéral à tous crins.
La séance s'achève à vingt-trois heures vingt-cinq.
Membres présents ou excusés
Présents. – M. Christophe Bex, M. Grégoire de Fournas, M. Jordan Guitton, M. Serge Muller, M. Rémy Rebeyrotte, M. Charles Sitzenstuhl, M. Jean-Philippe Tanguy
Excusé. – Mme Mélanie Thomin