La commission auditionne, dans le cadre d'une table ronde ouverte à la presse sur la remise en cause de la paix dans le monde aujourd'hui, M. Justin Vaïsse, historien, fondateur et directeur général du Forum de Paris sur la paix, et M. Dominique David, conseiller du président de l'Institut français des relations internationales (IFRI), rédacteur en chef de Politique étrangère et co-directeur du rapport annuel mondial sur le système économique et les stratégies (RAMSES).
Présidence de M. Jean-Louis Bourlanges, président.
La séance est ouverte à 9 h 00.
Mes chers collègues, notre ordre du jour appelle ce matin la tenue d'une table ronde sur un sujet extrêmement vaste : la remise en cause de la paix dans le monde. Je tiens à souhaiter la bienvenue aux intervenants qui ont bien voulu nous faire bénéficier de leur expertise sur ce sujet et dont l'analyse sera complétée, à l'issue de cette table ronde, par les réflexions de M. Jean-Marie Guéhenno, qui a notamment exercé la charge de responsable du département des opérations de maintien de la paix à l'Organisation des Nations Unies (ONU).
Monsieur Justin Vaïsse, tout d'abord, vous êtes historien, spécialiste des États-Unis et des relations internationales, auteur de nombreux articles et ouvrages, qui m'ont toujours beaucoup intéressé et inspiré. Vous avez notamment enseigné à Sciences Po et à la Johns Hopkins University, où vous avez été directeur de recherche de 2007 à 2013, à Washington. Vous avez également été directeur du centre d'analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) du ministère de l'Europe et des affaires étrangères de 2013 à 2019. Vous êtes à l'initiative de la création du Forum de Paris sur la paix, que vous dirigez et dont la première édition s'est tenue en novembre 2018. Celui-ci s'est imposé comme un rendez-vous international annuel majeur pour dissiper les tensions interétatiques.
Monsieur Dominique David, vous êtes quant à vous conseiller du président de l'Institut français des relations internationales (IFRI), après en avoir été directeur général, et rédacteur en chef de Politique étrangère ainsi que co-directeur du rapport annuel mondial sur le système économique et les stratégies (RAMSES). Vous présidez le centre franco-autrichien pour le rapprochement en Europe et avez également enseigné à l'École spéciale militaire de Saint-Cyr, dans plusieurs universités, ainsi qu'à l'Institut d'études politiques de Paris. Vos études et ouvrages portent sur les questions stratégiques et de sécurité, et votre regard sur la question qui nous occupe ce matin est indéniablement celui d'un expert de premier plan.
En guise d'introduction, je souhaite vous faire part de deux observations.
En premier lieu, nous sommes vraisemblablement confrontés à une aggravation des tendances belligènes et à une multiplication des effets de la guerre. Nous assistons à un phénomène comparable à celui qui avait été décrit après la première guerre mondiale, celui d'une brutalisation du monde, qui s'accompagne du développement de la fragmentation et de la confrontation, de la difficulté à fabriquer des compromis et d'une radicalisation des positions qui rendent extrêmement difficile le travail des pacemakers, dont vous êtes. À ce titre, il nous sera intéressant de connaître votre perception sur la situation actuelle, caractérisée par des modifications très importantes, une extension des théâtres d'opérations – les océans, les pôles, l'espace –, une extension des acteurs – en particulier le crime organisé, qui prend une allure très inquiétante dans un certain nombre de pays, comme l'Équateur –, et une modification des systèmes d'armes, qui subissent une révolution complète.
En deuxième lieu, il nous est nécessaire de connaître votre éclairage sur les deux grands conflits auxquels nous sommes plus directement confrontés aujourd'hui : d'une part, le conflit ukrainien et, d'autre part, le conflit au Moyen-Orient. Nous souhaiterions donc connaître votre analyse sur la nature et les modalités de ces conflits, qui présentent à certains égards des caractéristiques très classiques – et même un peu anachroniques s'agissant de la guerre en Ukraine – et en même temps des aspects extraordinairement nouveaux.
Je vous remercie de m'accueillir aujourd'hui. Naturellement, je ne listerai pas les conflits que vous connaissez aussi bien que moi, ni les risques qui nous menacent pour me concentrer sur quelques remarques.
Tout d'abord, nous assistons à l'explosion de ce que j'appelle le système de puissance, qui avait émergé des événements au tournant des années 1980-1990. Ce système international était en effet fondé sur une pyramide de la puissance dominée par l'Occident, et plus précisément par les États-Unis. Il était établi sur un facteur de domination objectif et sur un certain consensus spontané ou forcé, autour des « valeurs » des pays occidentaux.
Ce système s'est progressivement affadi en raison de facteurs que vous connaissez bien. En premier lieu, la révolution technologique a entraîné une révolution des hiérarchies économiques et l'émergence de nouvelles puissances, la Chine en étant naturellement le plus grand symbole. Ensuite, le début du XXIe siècle a montré que ce système organisé autour de l'image et de la puissance occidentale était physiquement vulnérable – comme en attestent les attentats de 2001 –, arrogants – comme l'a montré l'invasion de l'Irak, décidée par les États-Unis, en 2003 –, relativement impuissant – en Irak, en Afghanistan et en 2008 face à la crise économique – et assez égoïste – comme la crise de la Covid l'a souligné. En même temps que ce système central s'affaiblissait, d'autres pôles de puissance se sont affirmés.
Nous sommes donc confrontés à une logique de dérégulation. Les atteintes à la sécurité, les guerres, n'ont jamais cessé depuis les années 1990 – l'Afrique ou le Moyen-Orient en témoignent au plus haut point –, mais ces conflits ne paraissaient pas mettre en cause le système central, c'est-à-dire les rapports entre les puissances dominantes. Les conflits actuels, au contraire, se rapprochent de nous, à la fois géographiquement et parce qu'ils semblent tangenter ce que nous identifions comme la garantie suprême de notre sécurité : le nucléaire.
Ensuite, à cette explosion du système de la puissance correspond bien entendu une fragmentation stratégique, c'est-à-dire l'ouverture de l'espace stratégique à des puissances de divers ordres. La Chine, l'Inde, la Russie, le Brésil, l'Arabie saoudite, la Turquie, l'Afrique du Sud constituent aujourd'hui autant de véritables acteurs qui peuvent peser sur le système international, à de multiples niveaux, pour le stabiliser ou le déstabiliser. Nous assistons donc à une multiplication du nombre d'acteurs qui peuvent avoir prise sur un système dérégulé, associée à ce que la presse appelle une « cristallisation anti-occidentale », en réalité une semi-cristallisation. En effet, le « Sud global » n'existe pas positivement mais négativement, en tant que facteur d'empêchement. À ce titre, la communauté internationale – si jamais elle a véritablement existé – est de moins en moins active. Dans les discours, elle est de plus en plus stigmatisée comme la représentation de valeurs véhiculées par la domination occidentale.
Par ailleurs, parmi ces valeurs qui sont suggérées par les puissances dominantes occidentales et qui avaient été progressivement acceptées par un nombre croissant de pays depuis les années 1990 dans le monde, l'une d'entre elles se porte particulièrement mal : le multilatéralisme. Ce multilatéralisme représente évidemment un besoin objectif dicté par la globalisation des problèmes. Ainsi, la mondialisation technologique et économique est à l'œuvre depuis les années 1970 et a connu une montée en puissance au fil des décennies.
Ce multilatéralisme entendu comme valeur, comme mode de fonctionnement, connaît une crise parallèle à celle de l'emprise occidentale sur le système international. Il fait donc l'objet de contestations à tous niveaux, en particulier celui des puissances. La Chine ou la Russie développent ainsi trois stratégies face à ce multilatéralisme que nous voulons cultiver : y occuper le plus de place possible – comme en témoignent les efforts de la Chine pour peser dans le système onusien –, éventuellement le paralyser quand les décisions ne sont pas acceptables par ces pays, ou le contourner via d'autres organisations. À ce titre, en matière de multilatéralisme, l'avenir fait craindre le trop-plein plutôt que le vide. Il suffit de penser par exemple à l'Organisation de coopération de Shanghai ou aux BRICS – acronyme du groupe de pays constitué autour du Brésil, de la Russie, de l'Inde, de la Chine et de l'Afrique du Sud.
Dans les années 1990, nous avions beaucoup misé sur une des dimensions du multilatéralisme : le multilatéralisme régional. Or ces multilatéralismes régionaux ont globalement échoué, sauf en Europe. Nous sommes donc confrontés à une multiplication de coopérations multilatérales sans référence centrale, au moment où se développe une contestation fondamentale du droit international, un droit supérieur à celui que déterminent entre eux les États. À cet égard, nous devons être attentifs au discours russe, qui ne s'embarrasse pas de faux-semblant pour affirmer que le droit international ne peut être rien d'autre que la somme des accords inter-États conclus ad hoc en fonction de leurs intérêts, sans considération aucune d'une quelconque prééminence de règles pouvant les contraindre. Politiquement et stratégiquement, cette vision est évidemment préoccupante pour nous.
Par conséquent, nous évoluons dans un monde qui n'est pas sans coopérations mais de plus en plus « anarchique », c'est-à-dire sans principe central de gouvernement. Dans ce monde, les menaces à la paix, multiples, ne peuvent être régulées que par des négociations partielles, par des rapports de force relatifs ou par le « haut » du système, c'est-à-dire le nucléaire.
Sur le long terme, il est aisé de conclure qu'il faudra tout reconstruire dans la mesure où une très grande partie de ce que nous avions vécu depuis le début des années 1990 a été mise à bas.
Sur le court terme, il existe selon moi quatre demandes urgentes. Tout d'abord, face aux crises, il nous faudra articuler des accords régionaux avec les garanties globales qui aujourd'hui ne peuvent être limitées au simple Conseil de sécurité de l'ONU. Celui-ci est aujourd'hui bloqué mais il est possible d'imaginer qu'il soit débloqué, d'une manière ou d'une autre.
Deuxièmement, il faut essayer de construire et de maintenir un consensus minimal sur les grands problèmes transversaux : les problèmes de migration, de santé, de climat et, à très court terme, les problèmes d'alimentation.
Troisièmement, il importe de privilégier les ordres régionaux, qu'il faut également consolider. De notre côté, le travail prioritaire doit intervenir en Europe, c'est-à-dire à la fois en consolidant l'Union européenne (UE) face un avenir pour le moins incertain mais aussi en nous entendant sur une consolidation générale du continent, au-delà de l'UE.
Enfin, la dernière urgence, moins médiatisée, concerne selon moi la négociation sur les armements. Nous sommes confrontés à des quantités d'armes considérables et à une accélération du réarmement que les négativistes appellent la « course aux armements » mais que d'autres considèrent un réarmement légitime. Or les armes finissent toujours par servir. En outre, nous allons devoir affronter un problème de prolifération. Ainsi, les exemples de l'Irak de l'Ukraine ou d'Israël constituent aujourd'hui un formidable encouragement à la prolifération. La Corée du Nord et l'Iran l'ont compris bien avant nous.
En guise d'introduction, je souhaite évoquer brièvement le Forum de Paris sur la paix, créé en 2018, sur le fondement de deux idées : d'une part, apporter une réponse nouvelle à la dégradation du multilatéralisme et de son efficacité dans le monde – en essayant de chercher de nouvelles solutions, des solutions multi-acteurs, des coalitions sur tel ou tel sujet – ; d'autre part, créer pour la France un nouvel outil d'influence et de rayonnement qui lui permette de rassembler chaque année à Paris tous les acteurs de la vie internationale, non seulement les États mais aussi le secteur privé, les organisations non gouvernementales (ONG), les fondations, les banques de développement.
Dominique David a bien campé la situation géopolitique globale et sécuritaire. Je vais m'efforcer pour ma part de prendre un pas de recul, pour envisager la paix et la sécurité de façon élargie. En prenant ce recul, nous constatons que les menaces globales, existentielles, ont tendance à augmenter. Après la découverte au XXe siècle que l'espèce humaine était mortelle en raison du risque nucléaire, nous avons découvert au XXIe siècle qu'un réchauffement climatique non maîtrisé peut également conduire à des catastrophes globales. Certains citent ainsi l'effondrement de la biodiversité et la sixième extinction des espèces comme l'un des risques globaux, même si d'autres le considèrent comme un risque moins important.
D'autres menaces ne sont pas existentielles pour la vie humaine mais réclament cependant une grande gouvernance globale, à l'instar du risque d'une nouvelle pandémie. Dans deux mois doit être conclu le traité la prévention des pandémies mais cette clôture ne s'annonce guère encourageante car peu d'avancées notables devraient avoir lieu. De fait, nous ne sommes pas tellement plus préparés qu'en 2020 à faire face à un nouveau virus. Parmi les autres menaces figurent le déficit de production agricole en Afrique, la multiplication des réfugiés climatiques ou l'absence de régulation du trafic spatial.
Face à cette multiplication des problèmes qui dépassent les frontières, nous observons un déficit croissant de capacités de gouvernance globale pour gérer ces enjeux.
En premier lieu, la situation géopolitique se dégrade ; la géopolitique est l'ennemi de la gouvernance globale. Ainsi, les tensions accrues peuvent nous empêcher de régler en commun les problèmes qui peuvent nous tuer. Je rappelle à ce titre que la pandémie de la Covid a provoqué environ 20 millions de morts, selon les estimations de l'Organisation mondiale de la santé (OMS).
La géopolitique empêche cette gouvernance globale, non seulement parce que l'ONU est le théâtre de rivalités de puissances et fonctionne donc moins bien, mais aussi parce que les outils d'interdépendance qui pourraient servir à répondre à ces défis sont instrumentalisés, « arsenalisés » par les États, comme les flux de réfugiés, les flux commerciaux ou les outils permettant de conduire la révolution verte. Nous ne sommes ni dans le monde unipolaire de la fin des années 1990, ni dans un monde multipolaire, mais dans un entre-deux. La diffusion de la puissance dans le système encourage les affirmations de puissance, les rivalités, les méfiances.
Dans ce cadre, les États-Unis représentent un cas particulier : acteurs principaux de la régulation de cet ordre, ils sont évidemment ceux vers lesquels les projecteurs sont le plus braqués. Au fond, le « deal », le marché qui existait à partir de la seconde guerre mondiale entre les classes moyennes américaines et le rôle impérial des États-Unis, c'est-à-dire le rôle de première puissance et de garante du système international, s'est peu à peu délité. Ce marché se fondait sur des dépenses budgétaires, monétaires et militaires en échange d'une hausse croissante du niveau de vie économique et de l'ouverture des marchés.
Le feu couvait déjà mais, en 2016, les électeurs de Donald Trump l'ont clairement signifié : les États-Unis continuent à assumer les dépenses du maintien de l'ordre mondial alors que le retour sur investissement n'est plus pour autant assuré. Cette classe moyenne avait le sentiment que l'Amérique produit des efforts pour rendre le monde plus sûr, pour la Chine, l'Arabie saoudite et pour les autres, alors qu'elle-même voyait ses conditions de vie se dégrader, en particulier en termes d'emplois et d'espérance de vie. Ce mouvement isolationniste a en partie porté Trump au pouvoir en 2016 et pourrait en faire de même lors des prochaines élections présidentielles, cette année. Le monde américain a favorisé la montée en puissance d'autres puissances. Il a créé les conditions propres à l'épanouissement de la Chine, des grands émergents, en particulier lors des années 2000. Ce faisant, il a généré ses propres « anticorps ». En conséquence, le monde est aujourd'hui plus fragmenté, moins ordonné et moins en mesure de gérer les problèmes globaux.
Ensuite, si le fossé géopolitique Est-Ouest s'accroît, en particulier entre Chine et États-Unis, le fossé Nord-Sud connaît également le même phénomène. Nous travaillons particulièrement sur cet aspect au sein du Forum, association loi de 1901 dirigée par ses membres, lesquels viennent à parité du Nord et du Sud. Ce fossé s'est considérablement accru au cours des cinq ou six dernières années : d'abord, en raison de la Covid et de ses répercussions sur la santé et l'économie ; ensuite, à cause de la guerre en Ukraine et de ses conséquences sur la sécurité alimentaire et l'énergie, en particulier à cause de l'inflation et du resserrement de la politique monétaire qu'elle a suscitée en réaction.
Si l'on adopte le point de vue du Sud, de l'Équateur, du Népal ou de la Sierra Leone, ces éléments conjugués ont engendré des chocs majeurs. En quelques années, entre 2020 et 2024, l'Occident a dépensé à peu près 18 000 milliards de dollars pour le soutien massif aux économies – le « quoi qu'il en coûte » – quand ces pays n'avaient pas les moyens d'y parvenir. Ensuite, l'Occident a dépensé entre 100 et 300 milliards de dollars pour soutenir l'Ukraine, ce qui n'a jamais été réalisé pour les pays du Sud global, engendrant un effet d'éviction au détriment de l'aide au développement destinée à ces mêmes pays. Enfin, à la suite de la guerre en Ukraine, l'Occident a parcouru le monde, et notamment l'Afrique, pour trouver le gaz qui lui faisait défaut depuis 2022, tout en donnant des leçons sur l'importance de la lutte contre le changement climatique et la nécessité de ne pas se reposer sur des énergies carbonées.
Ce fossé Nord-Sud est nourri de ces rancœurs et rend lui aussi cette gouvernance globale plus difficile. S'il est vrai que le Sud global n'existe pas, sinon négativement – il existe de nombreux « Suds » –, il n'en demeure pas moins que le système institutionnel international, en particulier celui de l'ONU, est largement bloqué. Certes, il existe néanmoins quelques bonnes nouvelles, comme la conclusion du traité sur la haute mer ou le protocole de Kunming-Montréal sur la biodiversité. Le système fonctionne encore de manière parcellaire, le système des conférences des parties – COP – produit encore quelques effets. Cependant, les rivalités de puissances empêchent largement l'ONU de remplir son rôle. Or l'ONU ne peut fonctionner que si les États le décident. Quand ceux-ci choisissent de bloquer, de contourner ou d'ignorer les règles collectives, il est impossible d'avancer. En résumé, les dangers futurs concernent ces menaces globales, qui ne cessent de voir le jour.
Par ailleurs, un autre facteur clef de déstabilisation concerne le progrès technologique. L'accélération formidable enregistrée par ce progrès technologique au cours des dernières années va se poursuivre. En effet, l'intelligence artificielle appliquée aux différents domaines de progrès technologique va renforcer cette tendance. Nous l'avons déjà observé dans la recherche appliquée aux médicaments et aux vaccins, dans la recherche de certains alliages, de certains minerais. À titre d'exemple, le séquençage génomique, qui coûtait 50 ou 100 millions de dollars il y a vingt ans, a vu ses coûts considérablement se réduire pour atteindre aujourd'hui à peu près 200 dollars, permettant des avancées en matière médicale mais aussi des progrès considérables pour les semences agricoles.
Dans le même ordre d'idées, l'industrie spatiale était extrêmement onéreuse. Il y a encore dix ans, le coût emporté en orbite était à peu près de 15 000 dollars par kilo. Or l'une des ambitions d'Elon Musk consiste désormais à diminuer ces coûts pour atteindre 10 dollars par kilo embarqué, ce qui permettrait de décupler les capacités d'utilisation de l'espace. Je ne reviens pas non plus sur les progrès technologiques permis par l'intelligence artificielle, l'informatique quantique.
Ces progrès technologiques fournissent à la fois des réponses, notamment en matière de changement climatique, mais ils constituent également des motifs de déstabilisation et de rivalité géopolitique, qui menacent notre capacité commune à gérer les problèmes de ce monde.
En conclusion, nous sommes donc confrontés à un double risque : l'augmentation du risque de guerre ou de conflictualité directe ; mais également, le risque que nous ne puissions plus traiter en commun ces problèmes. Or plus que la guerre elle-même, ces problèmes pourraient avoir raison de nous.
Je vous remercie pour vos exposés extrêmement clairs, qui présentent un mouvement parallèle, à la fois contradictoire et jumeau : le développement simultané d'enjeux de plus en plus planétaires et d'une multilatéralité de plus en plus difficile. Il reste à savoir si la difficulté de cette multilatéralité est une cause ou une conséquence de la situation. La présence grandissante des enjeux planétaires nous rend-elle moins solidaires ou est-ce l'inverse ? Le cloisonnement de nos États, pour de multiples raisons, provoque-t-il des difficultés pour répondre à ces enjeux ?
Monsieur Vaïsse, j'ai relevé un élément particulièrement préoccupant dans vos derniers développements. Le monde a été bipolaire entre la fin de la deuxième guerre mondiale et la liquidation de l'empire soviétique puis unipolaire dans les dix années qui ont suivi, jusqu'à l'effondrement des Twin towers. Désormais, nous évoluons dans un monde multipolaire, de moins en moins gérable, paradoxalement en raison de la diffusion de la richesse et de la puissance, qui prive le monde de sa seule forme d'organisation pacifique, qui est une organisation impériale.
Je cède à présent la parole aux orateurs des groupes.
Au nom du groupe Renaissance, je tiens à vous remercier pour la clarté et la pertinence de vos propos, d'une indéniable pertinence. La question de la stabilité dans le monde reste au cœur des préoccupations, alors que nous sommes confrontés à des défis complexes et diversifiés, de l'Ukraine à la mer Rouge en passant par le Sahel, le Proche-Orient ou encore l'Indopacifique.
La chute du bloc soviétique il y a trois décennies avait signifié pour certains, comme Francis Fukuyama, la fin de l'histoire et la victoire idéologique de la démocratie et du libéralisme. Cependant, une décennie plus tard, la tragédie du 11 septembre 2001 est venue brutalement remettre en cause cette lecture des relations internationales. Elle a mis en lumière les menaces transnationales et asymétriques qui défient les fondements mêmes de la stabilité mondiale. Aujourd'hui, nous sommes confrontés à de nouveaux défis qui mettent en péril la paix et la sécurité internationale. La montée des nationalismes et des populismes, les conflits régionaux persistants, les crises environnementales et alimentaires, ainsi que les menaces émergentes, telles que le terrorisme, les cyberattaques et les trafics d'armes ou de drogue, constituent autant de dangers pour la stabilité dans le monde.
Dans ce contexte, il est impératif que la communauté internationale redouble d'efforts pour promouvoir la paix, la sécurité et la stabilité. La France, en tant qu'acteur engagé sur la scène mondiale et membre permanent du Conseil de sécurité de l'ONU, reconnaît l'urgence de répondre à ces défis avec détermination et cohérence. Notre pays soutient fermement l'initiative visant à renforcer l'autorité du système de sécurité collective en élargissant notamment le Conseil de sécurité de l'ONU à de nouveaux membres représentatifs. De même, il appuie les efforts pour suspendre le veto en cas d'atrocités de masse, afin de garantir une réponse efficace face aux crises humanitaires.
En parallèle, la France promeut une approche globale du maintien de la paix, en intégrant notamment le processus politique dynamique et en renforçant le rôle des partenaires régionaux. Elle croit fermement à la promotion du désarmement nucléaire et la sécurisation du cyberespace, deux domaines essentiels pour garantir la stabilité à long terme. Aussi, je souhaitais vous interroger sur les principaux obstacles à la réforme du Conseil de sécurité de l'ONU. Quelles pistes proposez-vous pour surmonter ces obstacles ? Quel rôle la France pourrait-elle jouer pour encourager d'autres États à la rejoindre ?
L'élargissement du Conseil de sécurité constitue un noble programme qui est rendu nécessaire par la recomposition de la puissance mais il ne s'est jamais concrétisé jusqu'à présent. J'irais même plus loin : compte tenu des rapports politiques à l'heure actuelle, je ne vois pas comment cette question pourrait revenir sur le devant de la scène, dans l'immédiat. Néanmoins, il faut continuer de militer en ce sens, puisque la représentativité du Conseil de sécurité est une condition de sa re-crédibilisation.
Ensuite, comme je l'ai indiqué dans mon propos liminaire, les négociations sur les armements constituent pour moi une urgence. À ce titre, la négociation sur les armements nucléaires est absolument capitale. En revanche, j'emploierais avec beaucoup de prudence le terme de « désarmement nucléaire », utilisé par ceux qui prônent un désarmement nucléaire total, lequel ne constitue pas selon moi une solution réaliste.
Je souhaite vous remercier pour vos exposés très clairs. Deux ans après l'agression de l'Ukraine par la Russie, le temps long de ce conflit a démontré les fragilités de l'armée russe et la résilience sans faille du peuple ukrainien mais il éprouve également la patience des Occidentaux devant le coût de cette guerre.
À mesure que celle-ci s'enlise, les discours se tendent et se radicalisent, à l'image des propos tenus par Emmanuel Macron à l'issue de la conférence internationale de soutien à l'Ukraine, évoquant la possibilité d'envoi des troupes françaises. Cette affirmation, prise sans consensus ni concertation avec nos alliés, a dévoilé au grand jour les dissensions existantes entre les membres de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN). Le chancelier allemand s'est empressé de le désavouer publiquement au nom de l'Union européenne. La Maison Blanche a fait de même et un responsable de l'OTAN a ajouté qu'« il n'y a aucun projet de troupes de combat de l'OTAN sur le terrain en Ukraine ».
Monsieur Vaïsse, vous étiez proche conseiller d'Emmanuel Macron et vous êtes également à l'origine de la création du Forum de Paris sur la paix, fondé avec l'appui et le soutien du président de la République. Le 3 mars dernier, lors de l'émission En société, vous avez affiché une certaine approbation des propos ambigus d'Emmanuel Macron. S'agissait-il de saluer le fond du discours, qui n'excluait pas l'envoi de troupes françaises en Ukraine ? À ce titre, vous avez par ailleurs indiqué que ce soutien est nécessaire car « si Poutine n'est pas arrêté là, il continuera à avancer. Cela paraît évident. ». Pourriez-vous partager avec nous les éléments qui vous conduisent à cette conclusion ? Entendiez-vous valoriser la posture présidentielle de chef de la diplomatie et de la stratégie militaire ? Dans ce cas, quel est l'avantage à exposer, sans aucune concertation préalable, la désunion de la France et de ses alliés ?
Votre question est très pertinente sur le fond et M. Vaïsse y répondra mais ne lui prêtez pas des intentions que nous n'avons absolument pas lieu d'envisager ici.
Nous assistons à un va-et-vient, c'est-à-dire une situation de guerre fluctuante, où à une offensive russe qui a échoué assez rapidement a succédé une stagnation du front, puis une contre-offensive ukrainienne aux effets réels mais limités, avant que nous observions à l'heure actuelle une période d'ascendant russe. Ces phénomènes ne sont pas sans évoquer la première guerre mondiale, où le front a fluctué. La dialectique de l'épée et du bouclier conduisait parfois les Allemands à progresser, puis à reculer face aux offensives françaises, et inversement, selon des facteurs comme la livraison de nouveaux armements ou l'entrée des États-Unis dans la guerre.
Pour ma part, j'ai analysé de manière assez simple les propos du président de la République : il est nécessaire d'adresser des signaux de détermination, à un moment où le narratif russe consiste à dire que, de toute manière, la Russie vaincra. À mon sens, il était nécessaire de rehausser – a minima de manière rhétorique et idéalement dans les faits politiques et matériels – la réponse occidentale et, spécifiquement, européenne. Je rappelle que depuis le 1er janvier, l'Ukraine ne reçoit plus d'aide américaine, qu'elle soit financière ou militaire.
Désormais, la situation est différente de celle qui prévalait il y a un mois. En effet, nous avons l'impression qu'après la levée du veto imposé par Viktor Orban, l'Europe s'est ressaisie, que les propos du président ont donné à cet épisode un caractère plus concret et plus déterminé et qu'ils ont permis d'interrompre la spirale du pessimisme et du défaitisme qui, au bout du compte, ne peut conduire qu'à une perte pour l'Europe. En effet, si la Russie progresse, l'Europe perdra sur les plans stratégiques et économiques. En conclusion, je persiste à penser que l'intervention du président a été positive.
« Trop longtemps les idées de paix et d'unité humaines n'ont été qu'une haute clarté illusoire qui éclairait ironiquement les tueries continuées. Quoi donc ? La paix nous fuira-t-elle toujours ? Non ! Non ! Et malgré les conseils de prudence que nous donnent ces grandioses déceptions, j'ose dire que maintenant la grande paix humaine est possible, et si nous le voulons, elle est prochaine ».
Cet extrait d'un discours de Jean Jaurès prononcé le 31 juillet 1903 témoigne de son combat pour la paix et devrait nous amener à marcher sur ses pas. La France se doit de porter la voix de la paix. Or, la guerre, cette tragédie sanglante qui déchire les peuples et brise les vies, n'est pas seulement le résultat de querelles entre nations. Elle est entretenue par le commerce cynique des armes. La dernière étude sur le marché mondial de l'armement de l'Institut international de recherche sur la paix de Stockholm vient de révéler que la France est devenue, pour la première fois, le deuxième plus grand exportateur d'armes au monde. La vente d'armes, nous le savons, renforce les conflits en fournissant aux parties en guerre les moyens de poursuivre leurs actions militaires. Les producteurs d'armes ont intérêt à prolonger les conflits pour garantir la continuité d'un marché pour leurs produits. Telle est la réalité : le vendeur d'armes n'a pas intérêt à ce que la paix règne dans le monde. La paix est le cauchemar du marchand d'armes et la guerre est le symptôme d'un système capitaliste sans borne.
Nous l'avons bien compris, la France défend ses intérêts économiques avant tout. Toutefois, si la France a signé des contrats de vente d'armes avec différents pays qu'elle se doit de respecter, je rappelle qu'elle a également signé le traité sur le commerce des armes, qui interdit l'exportation d'armes vers des pays ou des zones de conflit où les droits humains sont bafoués.
Le président Emmanuel Macron appelle à un cessez-le-feu à Gaza. Joe Biden espère également un cessez-le-feu et sanctionne les colons en Cisjordanie. Pourtant, la France et les États-Unis continuent de livrer des armes à Israël, qui massacre des civils. Le Canada a cessé ses livraisons d'armes ce mardi soir. Désormais, plus de 30 000 morts sont dénombrés, dont une majorité de personnes vulnérables, des femmes et des enfants. Dès lors, comment la France peut-elle s'imaginer porter la voix de la paix lorsqu'elle maintient ses contrats de vente d'armes à des gouvernements qui ne respectent pas le droit international humanitaire ?
Enfin, Monsieur Vaïsse, comment s'articule le Forum de Paris sur la paix et comment les parlementaires peuvent-ils y contribuer ?
Au-delà de la pertinence de votre question, nos invités ne sont pas ici pour défendre ou pour attaquer la politique de la France. Ils ne peuvent pas rendre des comptes sur les actions ou inactions de la République française.
Comment apprécier les enjeux de la paix, de la guerre, à la lumière de ce développement assez systématique des exportations d'armes ? Je pense que cette réflexion mérite d'être abordée, sur le fond.
Monsieur le député, vous avez à juste titre souligné l'existence d'accords auxquels la France est partie, en particulier dans le cadre de l'Union européenne, et que nous nous devons de respecter, notamment pour les exportations d'armes classiques.
Ensuite, vous avez mentionné, à raison, que la France poursuivait des intérêts économiques en exportant des armes. Mais elle poursuit également des intérêts stratégiques. Pour équiper les armées françaises de manière indépendante ou autonome, nous sommes obligés de recourir aux exportations d'armement ; le marché intérieur français n'a pas la taille du marché intérieur américain.
Enfin, lors de mon intervention liminaire j'ai précisé l'importance à mes yeux de la démarche de régulation des exportations d'armements, du haut en bas de l'échelle. Je répète : cette démarche est absolument capitale, en particulier aujourd'hui où les quantités d'armement en circulation me semblent tout à fait déraisonnables.
Je souhaite formuler deux remarques à votre question très légitime. En la matière, l'ambiguïté demeure : soit les marchands de canons font les guerres, soit les marchands de canons produisent plus pour permettre – hier à la France lors de la première guerre mondiale, aujourd'hui à l'Ukraine – de se défendre. En temps de paix en particulier, la critique peut prévaloir mais je remarque que l'image des industries d'armement a changé depuis que la menace s'accroît. Face à cette ambiguïté, je ne dispose pas de réponses absolues mais je ne suis pas certain que cesser d'exporter rendrait le monde plus pacifique. Je laisse chacun conduire sa réflexion sur le sujet.
Dominique David a bien souligné le choix de la France de ne pas dépendre de ses fournisseurs, pour avoir une armée aussi autonome que possible, ce qui implique de trouver des clients, en raison de l'étroitesse du marché national. L'Europe vise le même objectif, afin de parvenir à une situation d'autonomie stratégique.
Enfin, le Forum de Paris sur la paix a accueilli un certain nombre de délégations parlementaires. Certains d'entre vous y sont d'ailleurs intervenus, ont modéré des débats. Par exemple, quand le Forum avait travaillé sur la négociation inter-vénézuélienne de paix, Mme Caroit avait participé, au même titre que M. Ben Cheikh ou d'autres. Nous avons pour objectif d'accroître la présence des députés, au titre de notre travail multi-acteurs, qui rassemble des États et des gouvernements, la société civile, le secteur privé et les représentations nationales.
Je souhaite revenir sur la question de la fin du multilatéralisme, qui traversait vos interventions et qui implique la fin des instances globales de gouvernance mondiale auxquelles nous étions habitués, en particulier depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Vous avez évoqué la fin du bloc unipolaire, celui des États-Unis, qui a connu un premier coup d'arrêt en 2001 mais qui est également le fait de ce même pays. Les dirigeants américains organisent leur propre retrait progressif du multilatéralisme, en parallèle de la montée en puissance de la compétition croissante qui les oppose à la Chine et qui se traduit par une guerre économique, commerciale, voire de puissance et d'influence, en particulier dans l'Indopacifique.
D'autre part, nous assistons à l'explosion des ambitions régionales de différents pays qui désirent acquérir, au sein de leur sphère d'influence régionale, une « part de soleil ». Dans ce cadre, comment devons-nous imaginer le futur des relations internationales ? Devons-nous nous habituer à un mode de gouvernance des relations internationales totalement éclaté, nucléarisé ? À l'inverse, pouvons-nous parvenir à une nouvelle gestion un peu plus coordonnée entre pays ? Si tel est le cas, sous quelle forme ?
Enfin, la question de la réforme du Conseil de sécurité des Nations Unies a déjà été mentionnée. Mais à mon sens, le blocage de cette instance provient surtout de l'utilisation du droit de veto. Ensuite, ne pouvons-nous pas imaginer un futur système établi autour de pôles régionaux d'influence, des instances multilatérales régionales où les deux ou trois grands pays de chaque région s'accorderaient avant de porter un message plus global au niveau des Nations Unies ?
À ce titre, je signale que notre commission, qui ne doute de rien ni ne craint aucun sujet, a confié à deux de nos collègues, M. Lecoq et Mme Vichnievsky, le soin de produire un rapport sur la réforme de l'ONU.
Face à cette situation de multipolarité croissante, le multilatéralisme représenterait naturellement le mode de gestion idéal. La question de la réforme de l'usage du droit de veto est importante. À cet égard, soyons pragmatiques : puisque la Russie, titulaire de ce droit de veto, décide de s'affranchir des règles qui sont censées la lier, il devient difficile d'envisager quoi que ce soit.
Je ne pense pas que l'on puisse parler de la fin du multilatéralisme. Selon moi, nous assistons plutôt à une explosion de multilatéralisme. En revanche, nous pouvons acter la fin du multilatéralisme tel que nous l'avions imaginé, c'est-à-dire un multilatéralisme éminent, au-dessus des autres, que nous contrôlions. Pendant une période au moins transitoire, le système sera marqué par l'anarchie, c'est-à-dire l'absence de logique centrale d'organisation : il faudra négocier avec les multilatéralismes, à tous les niveaux et toutes les régions. Au préalable, j'ai indiqué que le mouvement des structurations régionales avait été décevant, à l'exception de l'Europe, qui elle-même rencontre des problèmes. Pour autant, j'estime qu'elles demeurent nécessaires.
Enfin, dans cet état relativement anarchique, il est nécessaire de réinjecter une démarche globale, symbolisée par l'ONU, dans le traitement des crises ouvertes. En l'occurrence, même si cela peut paraître surréaliste aujourd'hui, comment replacer l'ONU dans la résolution de la crise ukrainienne, de la crise à Gaza, en articulation avec des accords régionaux ? Cette vision est compliquée, parce que le monde l'est.
Il existe des formes de régulation et de coordination multiples, selon deux axes : un axe horizontal et un axe vertical. L'axe horizontal correspond à des formes multiples de multilatéralisme et souvent de « minilatéralisme », c'est-à-dire des coalitions d'États qui souhaitent travailler ensemble. Mais le Forum pour la paix s'attache surtout à l'axe vertical, que l'on appelait parfois le « polylatéralisme », c'est-à-dire la coordination, pas simplement entre gouvernements mais aussi avec d'autres types d'acteurs. De telles coalitions sont ainsi conduites en matière de cybersécurité, de minéraux critiques, ou d'espace. Nous espérons ainsi obtenir de meilleurs résultats, qui permettent de contourner le blocage de l'ONU.
Je vous remercie pour vos analyses éclairantes mais également très inquiétantes. Je souhaite centrer mon propos sur la guerre en Ukraine, dont le président de la République vient de déclarer qu'elle est existentielle pour l'Europe et la France. Après l'invasion de la Géorgie en 2008, nous avons assisté à l'annexion de la Crimée en 2014, puis de quatre régions de l'Est de l'Ukraine en 2022. Nous craignons les visées et les ambitions expansionnistes territoriales du président russe.
Cet expansionnisme a d'ailleurs été soutenu par une diplomatie assez efficace, si l'on considère les votes intervenus à l'ONU, où un certain nombre de pays se sont désolidarisés du bloc occidental, bien au-delà des alliés traditionnels de la Russie. Face à cette offensive militaire et diplomatique, la France a d'abord cherché à renforcer sa coopération avec ses partenaires européens mais cela ne paraît pas suffire.
À ce titre, je m'interroge sur le rôle que pourrait jouer le Kazakhstan, qui tient à se placer en puissance d'équilibre en Asie centrale. Malgré les relations très étroites poursuivies depuis 1991 avec la Russie, ce pays a refusé de lui apporter son soutien dans la guerre contre l'Ukraine et ne reconnaît pas non plus les récentes annexions auxquelles je viens de faire allusion. Lors de sa visite au Kazakhstan l'an dernier, le président de la République a convié le président Kassym-Jomart Tokaïev à être l'invité d'honneur du prochain Forum de Paris sur la paix. Le Kazakhstan pourrait-il jouer, demain, un rôle de médiation dans la recherche d'une paix juste et durable en Ukraine, qui respecte l'intégrité territoriale de ce pays ? Je souhaite ouvrir ce débat.
Le Kazakhstan n'est pas nécessairement reconnu pour sa capacité diplomatique à gérer des situations complexes. En revanche, je pense que des actions très intéressantes peuvent être menées avec ce pays, notamment concernant le problème de l'eau. Ainsi, pendant la réunion de l'Assemblée générale des Nations Unies, la semaine du 23 septembre 2024, se déroulera le One Water Summit impulsé par la France, auquel le Kazakhstan contribuera. Ensuite, je n'ai pas d'opinion arrêtée sur la capacité du Kazakhstan à jouer un rôle dans le conflit entre la Russie et l'Ukraine. Il est certain que sa désolidarisation de la Russie représente déjà un geste en soi utile et constructif.
Je ne peux pas apporter d'éclairage spécifique sur le Kazakhstan. Cependant, il est exact que les pays de cette région sont extrêmement intéressants, non seulement en raison de leur situation géopolitique mais également de l'ambivalence de leur position vis-à-vis de la Russie. Vous avez souligné que le Kazakhstan n'avait pas approuvé les annexions en Ukraine. Je me permets de signaler que la très grande majorité des pays – à l'exception de la Corée du Nord et du Venezuela, qui passent pour des alliés de la Russie – n'ont pas approuvé les annexions, au premier chef la Chine, qui déteste que les souverainetés soient bousculées.
Enfin, la guerre d'Ukraine n'est pas existentielle pour la France, selon moi. Je ne pense pas que la Russie se ruera sur la France, ni sur les membres de l'Union européenne, pour nier leur existence. En revanche, si la Russie gagnait en Ukraine, les conditions de notre existence en Europe seraient bouleversées.
Nous avons rencontré la présidente de la Moldavie la semaine dernière, en compagnie de Madame la présidente de l'Assemblée nationale. De son côté, elle considère bien que la guerre d'Ukraine est vitale pour l'indépendance de son pays.
Depuis le déclenchement du conflit en Ukraine, nous nous interrogeons régulièrement sur les conséquences du nouvel ordre mondial né de l'agression russe. Nous évoquons ainsi la contestation de l'ordre juridique international, le nouvel équilibre – ou plutôt le déséquilibre – en Europe et dans le monde, la remise en cause du multilatéralisme ou l'émergence éventuelle d'un Sud global contestataire.
Monsieur Vaïsse, dans une récente tribune, vous avez évoqué à juste titre la politique moyen-orientale catastrophique de Donald Trump lorsqu'il était président. Le risque de son retour aux affaires, conjugué à la violence des crises en Ukraine, à Gaza, sur les théâtres africains ou asiatiques, peut légitimement nous inquiéter.
Monsieur David, vous avez mentionné la relativisation du pouvoir des pays occidentaux, États-Unis en tête, et l'émergence de puissances régionales vers un monde plus multipolaire. De fait, la scène internationale évolue de manière chaotique, sans pilier central, sans ligne directrice, sinon celle de l'affirmation d'égoïsmes nationaux, dans un bouillonnement d'initiatives et de manœuvres qui ressemble à une anarchie diplomatique.
Messieurs, quelles pistes proposez-vous pour sortir de cette anarchie diplomatique ? La France pourrait-elle encore jouer un rôle ? Est-elle audible ?
Dans un monde de géants carnivores, je pense que la réponse consiste à disposer d'une Europe forte, au sein de laquelle la France peut jouer un rôle très utile, notamment un rôle d'aiguillon et de leadership. En effet, le système international a une tendance naturelle à l'entropie, à plus forte raison parce que l'ONU est largement paralysée par les facteurs que nous décrivions tout à l'heure. Il est donc nécessaire que, au sein de ce système, des gens prennent des initiatives et en réunissent d'autres. Par exemple, le président du Kenya William Ruto conduit nombre d'initiatives, aussi bien sur les questions de sécurité que sur les enjeux économiques en Afrique.
Nous devons disposer, d'une part, de leaders qui prennent leurs responsabilités et, d'autre part, d'une Europe forte, aiguillée par une France qui demeure attaché à l'universalisme, qui conjugue à la fois la défense de ses intérêts et des initiatives, sur le changement climatique, sur la paix ou d'autres sujets. Si l'Europe se délite, si elle est sous l'influence ou la menace russe, si elle perd pied économiquement, je pense que l'état du monde se détériorera.
Enfin, depuis des années, voire des décennies, la France plaide en faveur du renforcement de l'Europe, de sa défense et de son autonomie stratégique. Désormais le paysage se modifie et devient plus favorable à notre vision. En 2016, lorsque j'étais au CAPS, je discutais avec mes homologues des autres pays de l'UE sur la stratégie globale de l'Union. Le terme d'autonomie stratégique était déjà bien présent mais le travail de conviction à réaliser auprès de nos partenaires était immense. Pour eux, l'Europe restait une sorte de « grande Suisse ». À force d'aiguillonner et, en quelque sorte, d'avoir raison, nous avons pu exercer une influence positive qui, à son tour, améliore plutôt la situation dans cette anarchie diplomatique que vous décrivez.
Puisque les montages globaux ne fonctionnent plus ou fonctionnent moins bien, l'une des solutions consiste à favoriser les accords régionaux, en particulier en Europe. Néanmoins, il existe un impensé radical, concernant les rapports entre l'Union européenne avec la Russie et, plus globalement, avec l'Est de l'Europe. Il est nécessaire de reconnecter autant que possible ces accords régionaux avec ce qui demeure du multilatéralisme global, qu'il s'agisse des grandes questions transversales ou des institutions transversales.
La voix de la France est importante, même si nous avons sans doute tendance à surévaluer son efficacité, dans la mesure où elle est souvent perçue comme absente ou arrogante, dans un certain nombre de circonstances. Par ailleurs, nous ne parvenons pas à bien résoudre une interrogation stratégique qui porte aujourd'hui sur la notion d'universalisme.
La France propose une parole universaliste, un discours qui concerne l'ensemble du monde. Nous devons défendre des valeurs universelles. Cela signifie-t-il pour autant que nous devons développer des stratégies partout et que nous pouvons être efficaces dans toutes les régions du monde ? Nos stratégies ne doivent-elles pas hiérarchiser les espaces de nos intérêts ? Il s'agit là d'une véritable question stratégique, particulièrement à l'heure actuelle.
En plus de la guerre en cours, Vladimir Poutine pourrait également étendre sa zone d'influence au-delà des frontières ukrainiennes, notamment dans les autres anciennes Républiques soviétiques. Ainsi, 1 500 soldats russes seraient par exemple stationnés le long de la frontière avec la Moldavie, faisant peser un risque militaire important sur ce petit État qui souhaite rejoindre l'Union européenne. Les pays baltes subissent eux aussi la pression militaire de la Russie, en dépit de leur appartenance à l'UE mais également à l'OTAN. La Russie a notamment émis un mandat d'arrêt contre la première ministre estonienne.
À ces menaces militaires directes s'ajoutent les attaques dites « hybrides », comme les ingérences russes, qui augmentent à mesure que progresse l'intégration de ces pays à l'Occident. Face à ces risques, quel impact sur les anciennes Républiques soviétiques et sur l'UE pourrait avoir une victoire de la Russie en Ukraine ?
Enfin, la remise en cause de la paix est souvent associée au retour de la guerre, au sens conventionnel du terme, avec des troupes armées. Or, la paix est aujourd'hui de plus en plus remise en cause par des menaces beaucoup plus diffuses. Il est parfois question d'ingérence étrangère, de cyberattaques, de fake news en France et en Europe. Ce sujet fait aussi l'objet d'une proposition de loi actuellement examinée à l'Assemblée nationale. De quelle manière le droit international et les institutions multilatérales s'adaptent-ils pour prendre en compte ces opérations de déstabilisation dans leur appréciation des menaces sur la paix mondiale ?
Il y a quelques années, il était envisagé que les menaces hybrides deviendraient la norme. Le conflit entre la Russie et l'Ukraine nous a prouvé que l'artillerie de 1914 et les chars de 1940 conservent toujours un rôle prépondérant. Cela ne signifie pas pour autant que les menaces hybrides aient disparu. Au contraire, Vladimir Poutine a montré qu'il utilisait l'ensemble de la gamme, qui va du conventionnel le plus classique aux menaces hybrides, telles la désinformation et les cyberattaques.
Ensuite, si la question n'est pas d'ordre existentiel pour l'Europe, elle relève malgré tout du rapport de forces : plus la Russie progresse, plus elle dispose de positions fortes, plus nous serons limités pour nos approvisionnements en matière d'énergie, pour notre sécurité alimentaire, et plus l'Europe sera dépendante d'autres entités, notamment les États-Unis, pour le gaz et le pétrole mais aussi la fourniture d'autres biens. Autrement dit, d'un certain point de vue, l'armée ukrainienne se bat aujourd'hui pour défendre les intérêts de l'Europe. Pour l'Ukraine, la question est véritablement d'ordre existentiel mais, en combattant la Russie, elle protège aussi nos intérêts. C'est la raison pour laquelle je suis favorable à la poursuite de robustes soutiens à cette armée.
Pour ma part, je ne suis pas un zélateur des guerres hybrides. Je pense que les manœuvres de désinformation qui sont dénoncées tous les jours sont extrêmement classiques, d'un point de vue historique. En revanche, elles disposent de moyens technologiques complètement nouveaux, ce qui interroge, d'une part, la capacité de réception de nos opinions publiques – en particulier de notre jeunesse – et, d'autre part, la capacité de contrôle de ces instruments technologiques, que nous utilisons également contre les autres.
Monsieur David, vous avez utilisé le terme de « négativistes » pour décrire ceux qui combattent la course aux armements. Je me considère donc comme un négativiste.
Ensuite, nous avons peu parlé de l'économie et des richesses du sol russe, qui pourraient intéresser l'Occident. Vous avez indiqué que les États-Unis ont offert un grand cadeau à la Chine en faisant de ce pays une puissance économique. Pour ma part, j'estime que les États-Unis – de même que les Européens – se sont beaucoup enrichis sur le dos du peuple chinois, en en faisant l'atelier du monde. Le même procédé est à l'œuvre avec l'Inde.
Aujourd'hui, la Chine est une puissance économique riche, qui est en mesure d'aider d'autres États. Le monde se réorganise, notamment autour des BRICS, dans la mesure où un certain nombre de pays recherchent une forme indépendance vis-à-vis du capitalisme occidental. En conséquence, je me demande si l'économie ne joue pas également un rôle dans les guerres qui se déroulent en ce moment.
Enfin, je terminerai mon propos en mentionnant le « deux poids, deux mesures ». Nous avons appris ce matin que les athlètes russes et biélorusses ne participeront pas au défilé inaugural des Jeux olympiques. Pour ma part, je m'interroge sur les athlètes israéliens, compte tenu de ce qu'il se passe à Gaza.
J'ai employé le terme « négativistes » pour évoquer l'armement nucléaire, sans aucun jugement moral. Je fais partie de ceux qui pensent que le nucléaire a un rôle stratégique qu'il est nécessaire de conserver. J'ai par ailleurs rappelé la nécessaire prééminence des négociations sur les armements.
Pour ma part, je demande seulement que la France devienne observateur du traité d'interdiction des armes nucléaires. Je ne fais pas partie de ceux qui considèrent que la France doit désarmer de manière unilatérale car cela pourrait constituer une erreur.
Je souhaite vous interroger concernant l'intelligence artificielle (IA). Cette avancée technologique, qui vient quelque peu bouleverser plusieurs pans de nos vies, peut-elle également avoir un impact dans la remise en cause de de la paix ?
L'IA est un nouvel eldorado technologique, au sein duquel beaucoup reste à découvrir. Les acteurs dans ce domaine sont multiples et cette innovation pourrait apporter de grands pouvoirs, notamment aux GAFAM – acronyme des géants de l'internet : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft. Le Parlement européen a adopté, mercredi dernier, une proposition de règlement établissant des règles harmonisées concernant l'intelligence artificielle. Ce texte est une première mondiale. S'il soutient l'innovation, il vise aussi à protéger les droits et la sécurité. L'Union européenne aura désormais une législation importante pour réguler l'intelligence artificielle et, si ce texte est validé par le Conseil européen, il entrera en vigueur en 2025.
Le Parlement européen a résumé ainsi les objectifs de ce règlement : protéger les droits fondamentaux, la démocratie, l'État de droit et la durabilité environnementale contre les risques liés à l'IA, tout en encourageant l'innovation et en faisant de l'Europe un acteur de premier plan dans ce domaine. Les rapporteurs parlent ainsi d'une loi contraignante pour réduire les risques. Les pays ont besoin de se protéger. En effet, demain, l'intelligence artificielle pourrait permettre à certaines organisations ou entreprises d'exercer une manipulation en masse des populations ou d'accéder à des informations de sécurité nationale, à des connaissances stratégiques dans le domaine de l'armement nucléaire. En conséquence, peut-on dire que l'intelligence artificielle est aujourd'hui un élément perturbateur pour le maintien de la paix et, si tel est le cas, dans quelle mesure ?
L' IA Act européen parle peu de géopolitique. Depuis les vingt dernières années, nous observons que les mêmes pays avancés se dotent des nouvelles technologies qui apparaissent. L'intelligence artificielle, domaine dans lequel les États-Unis et la Chine sont leaders, n'y échappe pas. En effet, pour maîtriser cette technologie, il est nécessaire de posséder une forte capacité en calcul de données, des ingénieurs et une forte capacité d'innovation. Dans ce domaine, la Russie est absente et, comme d'habitude, l'Europe essaye de suivre, avec quelques succès pour l'instant trop parcellaires.
Ensuite, plusieurs dangers sont liés à l'intelligence artificielle. Vous avez pointé la diffusion des connaissances et des capacités d'États, voire de groupes non-étatiques, à utiliser les modèles de « fondation » – les large language models – pour acquérir des connaissances en armement. Ce danger est bien réel malgré les limites et les brides existant sur ces systèmes. Il faut également mentionner le danger d'accident, d'autonomisation de certaines IA, c'est-à-dire soit des armes autonomes, soit des systèmes d'IA insuffisamment maîtrisés par leurs créateurs ou intentionnellement créés à cet effet, pour produire le plus de dégâts possible.
L'IA est, de fait, un facteur de puissance évident et particulièrement inquiétant dans le domaine nucléaire. Or les accords qui sont menés en la matière demeurent très timides ; il s'agit essentiellement d'accords d'autolimitation de la part des grandes entreprises. Un premier sommet sur l'IA s'est déroulé à Londres, en novembre dernier ; la France en organisera probablement un second, en février prochain. Des progrès doivent être accomplis, tant l'IA menace potentiellement la paix et la sécurité dans le monde.
À présent, je cède la parole à mes collègues pour une série d'interventions à titre individuel.
Je souhaiterais vous entendre sur le fait religieux. Sans revenir au traité de Westphalie de 1648 et sur la réorganisation géographique de l'Europe, comment percevez-vous l'influence des religions aujourd'hui dans la réorganisation de ce multilatéralisme ?
Le retour de la puissance à l'heure actuelle prime sur les fantasmes d'un retour du religieux, qui sont évoqués depuis une vingtaine d'années. Le religieux est certes un facteur de puissance mais la détermination de la puissance est selon moi essentielle.
Simultanément, il est cependant intéressant d'observer que la volonté de puissance prend la forme de la revendication religieuse, ce qui est en soi assez neuf.
Ma question porte sur les militaires français qui officient en tant que casques bleus et sont déployés sur de nombreux sites. La France est le sixième contributeur financier et le vingt-huitième contributeur d'effectifs à l'ONU, sur 122, avec 770 soldats, soit le deuxième effectif parmi les cinq membres du Conseil de sécurité. Notre pays présente donc un profil particulier. Or 665 de ces 770 soldats français sont déployés sous bannière onusienne au Liban.
Aujourd'hui, ce pays subit les agressions et les intrusions de son voisin du Sud – Israël –, qui ouvrent la porte à un embrasement généralisé du conflit dans la région. Quel rôle la France pourrait-elle jouer, dans ce contexte, pour apaiser le conflit aux frontières ? Plus généralement, dans quelle mesure la baisse du budget des casques bleus depuis 2017 met-elle en péril les opérations de maintien de la paix de l'ONU ?
C'est une question à poser à M. Jean-Marie Guéhenno.
En effet.
Nos invités ne s'estimant pas en mesure d'apporter les réponses pouvant vous satisfaire, vous pourrez effectivement poser cette question à Jean-Marie Guéhenno, que nous recevrons lors de notre prochaine audition.
Les différentes instances internationales s'accordent toutes à évoquer une situation globale de crise ainsi qu'un équilibre mondial en péril. Toutefois, les images qui nous parviennent et qui émanent de propagandes ou d'amateurs actent simplement le fait que les guerres sont plus médiatisées qu'avant. La guerre elle-même paraît plus impressionnante parce que les armes sont plus dévastatrices. Il n'y a aucune mesure entre un trébuchet, aussi puissant soit-il, et un missile Taurus visant une ville. En somme, la paix est-elle vraiment plus mise en cause aujourd'hui qu'hier ? Selon les experts, il semble que cela soit le cas.
Toutefois, j'aimerais obtenir une précision. Nous allons prochainement examiner dans l'hémicycle un texte sur les ingérences étrangères. Or, nous-mêmes, nous participons aux conflits et à leur escalade, sous le prétexte d'apporter la paix dans le monde, certainement de manière légitime. Cependant, n'oublions pas les échecs en Libye ou en Irak. Sans revenir sur le rôle pacificateur de l'ONU, à partir de quel moment une action des casques bleus peut-elle être justifiée par la nécessité de maintenir la paix et d'éviter un embrasement ?
La réponse est d'ordre juridique : l'intervention des casques bleus est déterminée par une décision du Conseil de sécurité, en conformité avec les normes édictées par la charte des Nations Unies.
De plus, les casques bleus interviennent une fois que la conflictualité a cessé. Ils n'interviennent jamais en situation d'hostilité ouverte, ce qu'il faut distinguer des exemples que vous avez mentionnés, lesquels concernent des interventions militaires.
Je vous remercie d'être présents aujourd'hui pour échanger avec notre commission sur la question de la paix dans le monde. Georges Clémenceau a déclaré en juillet 1919 qu'il était plus facile de faire la guerre que la paix. Ces mots résonnent particulièrement aujourd'hui.
Députée des Français établis en Amérique latine et dans les Caraïbes, je constate que les crises sécuritaires qu'éprouvent plusieurs pays de ma région illustrent cette remise en cause de la paix. L'Équateur est plongé dans un conflit qui oppose le gouvernement et les narcotrafiquants : le pays a vu son taux de corruption et de violence armée augmenter de manière exponentielle ces derniers mois et le président Noboa a récemment déclaré que l'Équateur vivait un état de guerre. La situation dramatique que connaît Haïti, contrôlé par les gangs, a été relayée par la presse ces derniers jours, du fait de la dégradation alarmante de la sécurité.
Dans ce contexte, la France et la communauté internationale, peuvent-elles – doivent-elles – intervenir et participer activement à la résolution de ces conflits armés internes, afin de rétablir la paix en Amérique latine et dans les Caraïbes ?
Cette action est souhaitable mais non faisable. La France peut être un adjuvant mais elle doit souvent se reposer sur d'autres. J'ai discuté hier avec la nouvelle ambassadrice du Kenya, pays membre de l'assemblée générale du Forum de Paris sur la paix. À cette occasion, nous avons évoqué la situation en Haïti, où le président Ruto a proposé d'envoyer des policiers. Mais la situation s'est tellement dégradée entre-temps que cela n'est désormais plus possible. Dans de tels cas de figure, la France peut aider mais ne peut intervenir que pour encourager une action internationale.
En cinq mois, plus de 31 700 Palestiniens ont été tués par les bombardements aveugles de l'armée israélienne ; 13 000 enfants et au moins 124 journalistes ont été assassinés à Gaza, souvent visés par des snipers pour empêcher la diffusion d'informations sur ce massacre. Le 26 janvier dernier, la Cour internationale de justice a ordonné au gouvernement israélien de prendre des mesures conservatoires face au risque génocidaire. Le gouvernement suprémaciste d'extrême droite de Benyamin Netanyahou continue de ne respecter aucune des mesures préconisées par la Cour.
Depuis 2013, la France a exporté pour plus de 200 millions d'euros d'armes à Israël, faisant de notre pays l'une des principales sources d'approvisionnement de matériel militaire à l'État israélien. Quel regard portez-vous sur la vente d'armes à un État mis en cause régulièrement pour la colonisation des territoires occupés ? L'interruption des ventes d'armes à Israël pourrait être l'un des moyens à notre disposition pour mettre un terme au massacre en cours. Le Canada vient d'ailleurs d'annoncer cette suspension. Quelles mesures concrètes et urgentes allant dans ce sens conseilleriez-vous ?
Cette question est d'ordre politique, ce qui la rend extrêmement honorable ; il ne me revient donc pas d'y répondre. En revanche, je relève que le montant de 200 millions d'euros que vous avez mentionné est inférieur aux chiffres réels, ce qui, je le précise, n'équivaut ni à une approbation, ni à une désapprobation de ma part.
Je vous remercie pour vos interventions et souhaite aborder la question de notre dépendance aux importations de matières premières, en tant que co-rapporteur d'une mission d'information sur le sujet. Alors que le « doux commerce » était censé apaiser les relations internationales, nous réalisons enfin que les échanges commerciaux peuvent, dans de nombreux cas, devenir eux-mêmes des armes. Ainsi, depuis quelques années, une classe politique auparavant obnubilée par le libre-échange parle maintenant de souveraineté ou encore de « dé-risquer » nos échanges commerciaux.
Cette situation est d'autant plus alarmante que nous ne disposons même plus des capacités de transformation d'un grand nombre de matières premières. Certaines d'entre elles sont non seulement vitales pour notre économie mais aussi pour notre défense. Nous nous retrouvons donc en situation de vulnérabilité programmée. La guerre économique n'est-elle pas un angle mort des menaces pour la paix dans le monde ?
Nous assistons effectivement à une modification du climat international. Au début des années 2000, le marché était roi et la répartition de la production était la règle pour accroître l'efficacité économique. Selon « l'Évangile de Davos », l'entreprise privée pouvait sauver le monde. Vingt ans plus tard, les entreprises d'État – chinoises ou autres – triomphent et le protectionnisme a repris ses droits, souvent sous la forme d'une politique industrielle. Ceci vaut particulièrement pour les États-Unis. Le mercantilisme a beaucoup progressé et nous nous retrouvons dans un environnement très différent.
Dans ces circonstances, l'Europe, qui s'est fondée sur ces principes de libre-échange et de confiance dans le système international, doit réviser assez drastiquement sa copie. Ce cheminement prend du temps mais il est en cours.
Au-delà, le risque concerne un retour éventuel au monde de l'entre-deux-guerres, de la même façon que la fermeture commerciale et le rapatriement de la production avaient suivi la première guerre mondiale, laquelle avait marqué l'apogée de la première globalisation. Nous pourrions assister au même phénomène, lequel comporte des effets très négatifs en termes géopolitiques, c'est-à-dire l'accentuation des rivalités et, potentiellement, des guerres pour la maîtrise des ressources.
Nous avons précisément créé le Forum de Paris sur la paix pour acter la disparition de cet « esprit de Davos ». Pour répondre aux défis globaux, nous avons besoin de faire travailler l'ensemble des acteurs et d'adopter une démarche où l'intérêt général est bien plus défendu que celui du marché.
La montée des conflits et l'apparition de nouvelles tensions géopolitiques nous obligent à réévaluer le rôle de l'arsenal nucléaire dans la préservation de la paix mondiale, d'autant plus lorsque cet outil indispensable à la protection des Français fait l'objet de remises en cause et de contestations, depuis de nombreuses années, par des formations politiques, sous couvert d'idéologie écologiste.
Dans ce contexte, la question de la pertinence de la dissuasion nucléaire se pose. La France demeure la seule puissance nucléaire de l'Union européenne, ce qui soulève des débats, notamment sur l'opportunité d'étendre sa dissuasion nucléaire à l'échelle européenne. Comment analysez-vous l'idée avancée d'un abandon de notre arsenal nucléaire pour notre usage exclusif ? Ensuite, pour la défense des intérêts français, devrions-nous envisager l'intégration de la dissuasion dans notre Constitution ?
Il n'est pas question d'abandonner la couverture nucléaire française au profit de qui que ce soit mais d'étendre éventuellement cette dissuasion à nos amis européens. Je rappelle que cette question existait déjà dans les années 1960. À l'époque, le général de Gaulle soulignait le profit que les Européens pourraient tirer de l'existence de la dissuasion et ces thèmes ont été repris par MM. Giscard d'Estaing, dans les années 1970, et Mitterrand, dans les années 1980. Le sujet revient sur le devant de la scène aujourd'hui car la solidarité de défense des Européens est évidemment questionnée par l'évolution des circonstances en Ukraine.
La solidarité politique existe : tout adversaire d'un pays européen sur des questions importantes doit savoir que la solidarité française vis-à-vis de ses alliés pourrait jouer, jusqu'à l'emploi du nucléaire. À cet égard, les consultations politiques pourraient être renforcées entre les alliés européens, notamment au sujet des procédures avant décision d'emploi. Cependant, je ne vois pas comment il est aujourd'hui possible d'aller plus loin. Nous formons des peuples et des pays différents, nous développons des approches différentes du phénomène nucléaire civil, et encore plus du nucléaire militaire.
En revanche, la coopération de défense classique peut être renforcée, à travers les accords de solidarité politique, qui interdisent à tout adversaire de penser qu'il pourrait attaquer l'un d'entre nous sans que la France, puissance nucléaire, ne réagisse. C'est en réalité cette incertitude qu'il faut renforcer dans la tête de l'adversaire. Cela étant, l'engagement de la France d'utiliser son arsenal nucléaire en cas d'incartade du moindre soldat russe est aussi peu crédible que la dissuasion étendue des États-Unis, qui était critiquée par le général de Gaulle dans les années 1960.
En l'espèce, le général de Gaulle considérait que la dissuasion française obligeait les Russes à envisager une possibilité de guerre nucléaire à partir de l'Europe, alors qu'ils auraient bien voulu la limiter à l'échange russo-américain, qu'ils contrôlaient parfaitement. Cet élément avait d'ailleurs provoqué une forte irritation chez nos amis américains.
Je vous remercie pour vos interventions, même si nous ne sortons pas totalement rassérénés sur l'avenir du monde, l'avenir de la paix et la capacité de la France et de l'Europe à jouer pleinement le rôle efficace que nous espérions leur voir jouer.
Nous sommes ici dans une commission qui se veut consciente des enjeux et des responsabilités qui sont les siennes. Cette confrontation avec le réel, qui a sous-tendu l'ensemble de nos échanges, entre une multilatéralité nécessaire et une multipolarité fragmentaire, est vécue au jour le jour. Nous ne pouvons pas non plus nous satisfaire d'un retour à l'ordre impérial des temps anciens. Dans ce cadre, nous ne pouvons qu'encourager M. Vaïsse à poursuivre ses efforts au sein du Forum de Paris pour la paix.
La séance est levée à 11 h 00.
Membres présents ou excusés
Présents. - M. Pieyre-Alexandre Anglade, Mme Véronique Besse, M. Carlos Martens Bilongo, Mme Élisabeth Borne, M. Jean-Louis Bourlanges, M. Bertrand Bouyx, M. Jérôme Buisson, Mme Eléonore Caroit, M. Sébastien Chenu, Mme Mireille Clapot, M. Pierre Cordier, M. Alain David, M. Sébastien Delogu, Mme Julie Delpech, M. Pierre-Henri Dumont, M. Olivier Faure, M. Nicolas Forissier, M. Thibaut François, Mme Maud Gatel, Mme Claire Guichard, M. Michel Guiniot, M. David Habib, M. Benjamin Haddad, Mme Marine Hamelet, M. Éric Husson, Mme Brigitte Klinkert, Mme Stéphanie Kochert, Mme Amélia Lakrafi, M. Arnaud Le Gall, M. Jean-Paul Lecoq, M. Vincent Ledoux, Mme Nathalie Oziol, M. Jimmy Pahun, M. Bertrand Pancher, M. Didier Parakian, M. Frédéric Petit, M. Kévin Pfeffer, Mme Béatrice Piron, M. Jean-François Portarrieu, M. Adrien Quatennens, Mme Laurence Robert-Dehault, Mme Laetitia Saint-Paul, M. Vincent Seitlinger, Mme Ersilia Soudais, Mme Michèle Tabarot, M. Olivier Véran, Mme Laurence Vichnievsky, M. Patrick Vignal, M. Lionel Vuibert
Excusés. - Mme Nadège Abomangoli, M. Nicolas Dupont-Aignan, Mme Stéphanie Galzy, M. Guillaume Garot, M. Meyer Habib, M. Michel Herbillon, M. Alexis Jolly, Mme Marine Le Pen, Mme Karine Lebon, Mme Élise Leboucher, M. Laurent Marcangeli, M. Nicolas Metzdorf, Mme Mathilde Panot, Mme Mereana Reid Arbelot, Mme Sabrina Sebaihi, Mme Liliana Tanguy, M. Éric Woerth, Mme Estelle Youssouffa
Assistaient également à la réunion. - M. Karim Ben Cheikh, M. Mickaël Bouloux, M. Christophe Naegelen, Mme Astrid Panosyan-Bouvet, M. Jean-Luc Warsmann