Intervention de Justin Vaïsse

Réunion du mercredi 20 mars 2024 à 9h00
Commission des affaires étrangères

Justin Vaïsse, fondateur et directeur général du Forum de Paris sur la paix :

En guise d'introduction, je souhaite évoquer brièvement le Forum de Paris sur la paix, créé en 2018, sur le fondement de deux idées : d'une part, apporter une réponse nouvelle à la dégradation du multilatéralisme et de son efficacité dans le monde – en essayant de chercher de nouvelles solutions, des solutions multi-acteurs, des coalitions sur tel ou tel sujet – ; d'autre part, créer pour la France un nouvel outil d'influence et de rayonnement qui lui permette de rassembler chaque année à Paris tous les acteurs de la vie internationale, non seulement les États mais aussi le secteur privé, les organisations non gouvernementales (ONG), les fondations, les banques de développement.

Dominique David a bien campé la situation géopolitique globale et sécuritaire. Je vais m'efforcer pour ma part de prendre un pas de recul, pour envisager la paix et la sécurité de façon élargie. En prenant ce recul, nous constatons que les menaces globales, existentielles, ont tendance à augmenter. Après la découverte au XXe siècle que l'espèce humaine était mortelle en raison du risque nucléaire, nous avons découvert au XXIe siècle qu'un réchauffement climatique non maîtrisé peut également conduire à des catastrophes globales. Certains citent ainsi l'effondrement de la biodiversité et la sixième extinction des espèces comme l'un des risques globaux, même si d'autres le considèrent comme un risque moins important.

D'autres menaces ne sont pas existentielles pour la vie humaine mais réclament cependant une grande gouvernance globale, à l'instar du risque d'une nouvelle pandémie. Dans deux mois doit être conclu le traité la prévention des pandémies mais cette clôture ne s'annonce guère encourageante car peu d'avancées notables devraient avoir lieu. De fait, nous ne sommes pas tellement plus préparés qu'en 2020 à faire face à un nouveau virus. Parmi les autres menaces figurent le déficit de production agricole en Afrique, la multiplication des réfugiés climatiques ou l'absence de régulation du trafic spatial.

Face à cette multiplication des problèmes qui dépassent les frontières, nous observons un déficit croissant de capacités de gouvernance globale pour gérer ces enjeux.

En premier lieu, la situation géopolitique se dégrade ; la géopolitique est l'ennemi de la gouvernance globale. Ainsi, les tensions accrues peuvent nous empêcher de régler en commun les problèmes qui peuvent nous tuer. Je rappelle à ce titre que la pandémie de la Covid a provoqué environ 20 millions de morts, selon les estimations de l'Organisation mondiale de la santé (OMS).

La géopolitique empêche cette gouvernance globale, non seulement parce que l'ONU est le théâtre de rivalités de puissances et fonctionne donc moins bien, mais aussi parce que les outils d'interdépendance qui pourraient servir à répondre à ces défis sont instrumentalisés, « arsenalisés » par les États, comme les flux de réfugiés, les flux commerciaux ou les outils permettant de conduire la révolution verte. Nous ne sommes ni dans le monde unipolaire de la fin des années 1990, ni dans un monde multipolaire, mais dans un entre-deux. La diffusion de la puissance dans le système encourage les affirmations de puissance, les rivalités, les méfiances.

Dans ce cadre, les États-Unis représentent un cas particulier : acteurs principaux de la régulation de cet ordre, ils sont évidemment ceux vers lesquels les projecteurs sont le plus braqués. Au fond, le « deal », le marché qui existait à partir de la seconde guerre mondiale entre les classes moyennes américaines et le rôle impérial des États-Unis, c'est-à-dire le rôle de première puissance et de garante du système international, s'est peu à peu délité. Ce marché se fondait sur des dépenses budgétaires, monétaires et militaires en échange d'une hausse croissante du niveau de vie économique et de l'ouverture des marchés.

Le feu couvait déjà mais, en 2016, les électeurs de Donald Trump l'ont clairement signifié : les États-Unis continuent à assumer les dépenses du maintien de l'ordre mondial alors que le retour sur investissement n'est plus pour autant assuré. Cette classe moyenne avait le sentiment que l'Amérique produit des efforts pour rendre le monde plus sûr, pour la Chine, l'Arabie saoudite et pour les autres, alors qu'elle-même voyait ses conditions de vie se dégrader, en particulier en termes d'emplois et d'espérance de vie. Ce mouvement isolationniste a en partie porté Trump au pouvoir en 2016 et pourrait en faire de même lors des prochaines élections présidentielles, cette année. Le monde américain a favorisé la montée en puissance d'autres puissances. Il a créé les conditions propres à l'épanouissement de la Chine, des grands émergents, en particulier lors des années 2000. Ce faisant, il a généré ses propres « anticorps ». En conséquence, le monde est aujourd'hui plus fragmenté, moins ordonné et moins en mesure de gérer les problèmes globaux.

Ensuite, si le fossé géopolitique Est-Ouest s'accroît, en particulier entre Chine et États-Unis, le fossé Nord-Sud connaît également le même phénomène. Nous travaillons particulièrement sur cet aspect au sein du Forum, association loi de 1901 dirigée par ses membres, lesquels viennent à parité du Nord et du Sud. Ce fossé s'est considérablement accru au cours des cinq ou six dernières années : d'abord, en raison de la Covid et de ses répercussions sur la santé et l'économie ; ensuite, à cause de la guerre en Ukraine et de ses conséquences sur la sécurité alimentaire et l'énergie, en particulier à cause de l'inflation et du resserrement de la politique monétaire qu'elle a suscitée en réaction.

Si l'on adopte le point de vue du Sud, de l'Équateur, du Népal ou de la Sierra Leone, ces éléments conjugués ont engendré des chocs majeurs. En quelques années, entre 2020 et 2024, l'Occident a dépensé à peu près 18 000 milliards de dollars pour le soutien massif aux économies – le « quoi qu'il en coûte » – quand ces pays n'avaient pas les moyens d'y parvenir. Ensuite, l'Occident a dépensé entre 100 et 300 milliards de dollars pour soutenir l'Ukraine, ce qui n'a jamais été réalisé pour les pays du Sud global, engendrant un effet d'éviction au détriment de l'aide au développement destinée à ces mêmes pays. Enfin, à la suite de la guerre en Ukraine, l'Occident a parcouru le monde, et notamment l'Afrique, pour trouver le gaz qui lui faisait défaut depuis 2022, tout en donnant des leçons sur l'importance de la lutte contre le changement climatique et la nécessité de ne pas se reposer sur des énergies carbonées.

Ce fossé Nord-Sud est nourri de ces rancœurs et rend lui aussi cette gouvernance globale plus difficile. S'il est vrai que le Sud global n'existe pas, sinon négativement – il existe de nombreux « Suds » –, il n'en demeure pas moins que le système institutionnel international, en particulier celui de l'ONU, est largement bloqué. Certes, il existe néanmoins quelques bonnes nouvelles, comme la conclusion du traité sur la haute mer ou le protocole de Kunming-Montréal sur la biodiversité. Le système fonctionne encore de manière parcellaire, le système des conférences des parties – COP – produit encore quelques effets. Cependant, les rivalités de puissances empêchent largement l'ONU de remplir son rôle. Or l'ONU ne peut fonctionner que si les États le décident. Quand ceux-ci choisissent de bloquer, de contourner ou d'ignorer les règles collectives, il est impossible d'avancer. En résumé, les dangers futurs concernent ces menaces globales, qui ne cessent de voir le jour.

Par ailleurs, un autre facteur clef de déstabilisation concerne le progrès technologique. L'accélération formidable enregistrée par ce progrès technologique au cours des dernières années va se poursuivre. En effet, l'intelligence artificielle appliquée aux différents domaines de progrès technologique va renforcer cette tendance. Nous l'avons déjà observé dans la recherche appliquée aux médicaments et aux vaccins, dans la recherche de certains alliages, de certains minerais. À titre d'exemple, le séquençage génomique, qui coûtait 50 ou 100 millions de dollars il y a vingt ans, a vu ses coûts considérablement se réduire pour atteindre aujourd'hui à peu près 200 dollars, permettant des avancées en matière médicale mais aussi des progrès considérables pour les semences agricoles.

Dans le même ordre d'idées, l'industrie spatiale était extrêmement onéreuse. Il y a encore dix ans, le coût emporté en orbite était à peu près de 15 000 dollars par kilo. Or l'une des ambitions d'Elon Musk consiste désormais à diminuer ces coûts pour atteindre 10 dollars par kilo embarqué, ce qui permettrait de décupler les capacités d'utilisation de l'espace. Je ne reviens pas non plus sur les progrès technologiques permis par l'intelligence artificielle, l'informatique quantique.

Ces progrès technologiques fournissent à la fois des réponses, notamment en matière de changement climatique, mais ils constituent également des motifs de déstabilisation et de rivalité géopolitique, qui menacent notre capacité commune à gérer les problèmes de ce monde.

En conclusion, nous sommes donc confrontés à un double risque : l'augmentation du risque de guerre ou de conflictualité directe ; mais également, le risque que nous ne puissions plus traiter en commun ces problèmes. Or plus que la guerre elle-même, ces problèmes pourraient avoir raison de nous.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion