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Intervention de Dominique David

Réunion du mercredi 20 mars 2024 à 9h00
Commission des affaires étrangères

Dominique David, conseiller du président de l'Institut français des relations internationales :

Je vous remercie de m'accueillir aujourd'hui. Naturellement, je ne listerai pas les conflits que vous connaissez aussi bien que moi, ni les risques qui nous menacent pour me concentrer sur quelques remarques.

Tout d'abord, nous assistons à l'explosion de ce que j'appelle le système de puissance, qui avait émergé des événements au tournant des années 1980-1990. Ce système international était en effet fondé sur une pyramide de la puissance dominée par l'Occident, et plus précisément par les États-Unis. Il était établi sur un facteur de domination objectif et sur un certain consensus spontané ou forcé, autour des « valeurs » des pays occidentaux.

Ce système s'est progressivement affadi en raison de facteurs que vous connaissez bien. En premier lieu, la révolution technologique a entraîné une révolution des hiérarchies économiques et l'émergence de nouvelles puissances, la Chine en étant naturellement le plus grand symbole. Ensuite, le début du XXIe siècle a montré que ce système organisé autour de l'image et de la puissance occidentale était physiquement vulnérable – comme en attestent les attentats de 2001 –, arrogants – comme l'a montré l'invasion de l'Irak, décidée par les États-Unis, en 2003 –, relativement impuissant – en Irak, en Afghanistan et en 2008 face à la crise économique – et assez égoïste – comme la crise de la Covid l'a souligné. En même temps que ce système central s'affaiblissait, d'autres pôles de puissance se sont affirmés.

Nous sommes donc confrontés à une logique de dérégulation. Les atteintes à la sécurité, les guerres, n'ont jamais cessé depuis les années 1990 – l'Afrique ou le Moyen-Orient en témoignent au plus haut point –, mais ces conflits ne paraissaient pas mettre en cause le système central, c'est-à-dire les rapports entre les puissances dominantes. Les conflits actuels, au contraire, se rapprochent de nous, à la fois géographiquement et parce qu'ils semblent tangenter ce que nous identifions comme la garantie suprême de notre sécurité : le nucléaire.

Ensuite, à cette explosion du système de la puissance correspond bien entendu une fragmentation stratégique, c'est-à-dire l'ouverture de l'espace stratégique à des puissances de divers ordres. La Chine, l'Inde, la Russie, le Brésil, l'Arabie saoudite, la Turquie, l'Afrique du Sud constituent aujourd'hui autant de véritables acteurs qui peuvent peser sur le système international, à de multiples niveaux, pour le stabiliser ou le déstabiliser. Nous assistons donc à une multiplication du nombre d'acteurs qui peuvent avoir prise sur un système dérégulé, associée à ce que la presse appelle une « cristallisation anti-occidentale », en réalité une semi-cristallisation. En effet, le « Sud global » n'existe pas positivement mais négativement, en tant que facteur d'empêchement. À ce titre, la communauté internationale – si jamais elle a véritablement existé – est de moins en moins active. Dans les discours, elle est de plus en plus stigmatisée comme la représentation de valeurs véhiculées par la domination occidentale.

Par ailleurs, parmi ces valeurs qui sont suggérées par les puissances dominantes occidentales et qui avaient été progressivement acceptées par un nombre croissant de pays depuis les années 1990 dans le monde, l'une d'entre elles se porte particulièrement mal : le multilatéralisme. Ce multilatéralisme représente évidemment un besoin objectif dicté par la globalisation des problèmes. Ainsi, la mondialisation technologique et économique est à l'œuvre depuis les années 1970 et a connu une montée en puissance au fil des décennies.

Ce multilatéralisme entendu comme valeur, comme mode de fonctionnement, connaît une crise parallèle à celle de l'emprise occidentale sur le système international. Il fait donc l'objet de contestations à tous niveaux, en particulier celui des puissances. La Chine ou la Russie développent ainsi trois stratégies face à ce multilatéralisme que nous voulons cultiver : y occuper le plus de place possible – comme en témoignent les efforts de la Chine pour peser dans le système onusien –, éventuellement le paralyser quand les décisions ne sont pas acceptables par ces pays, ou le contourner via d'autres organisations. À ce titre, en matière de multilatéralisme, l'avenir fait craindre le trop-plein plutôt que le vide. Il suffit de penser par exemple à l'Organisation de coopération de Shanghai ou aux BRICS – acronyme du groupe de pays constitué autour du Brésil, de la Russie, de l'Inde, de la Chine et de l'Afrique du Sud.

Dans les années 1990, nous avions beaucoup misé sur une des dimensions du multilatéralisme : le multilatéralisme régional. Or ces multilatéralismes régionaux ont globalement échoué, sauf en Europe. Nous sommes donc confrontés à une multiplication de coopérations multilatérales sans référence centrale, au moment où se développe une contestation fondamentale du droit international, un droit supérieur à celui que déterminent entre eux les États. À cet égard, nous devons être attentifs au discours russe, qui ne s'embarrasse pas de faux-semblant pour affirmer que le droit international ne peut être rien d'autre que la somme des accords inter-États conclus ad hoc en fonction de leurs intérêts, sans considération aucune d'une quelconque prééminence de règles pouvant les contraindre. Politiquement et stratégiquement, cette vision est évidemment préoccupante pour nous.

Par conséquent, nous évoluons dans un monde qui n'est pas sans coopérations mais de plus en plus « anarchique », c'est-à-dire sans principe central de gouvernement. Dans ce monde, les menaces à la paix, multiples, ne peuvent être régulées que par des négociations partielles, par des rapports de force relatifs ou par le « haut » du système, c'est-à-dire le nucléaire.

Sur le long terme, il est aisé de conclure qu'il faudra tout reconstruire dans la mesure où une très grande partie de ce que nous avions vécu depuis le début des années 1990 a été mise à bas.

Sur le court terme, il existe selon moi quatre demandes urgentes. Tout d'abord, face aux crises, il nous faudra articuler des accords régionaux avec les garanties globales qui aujourd'hui ne peuvent être limitées au simple Conseil de sécurité de l'ONU. Celui-ci est aujourd'hui bloqué mais il est possible d'imaginer qu'il soit débloqué, d'une manière ou d'une autre.

Deuxièmement, il faut essayer de construire et de maintenir un consensus minimal sur les grands problèmes transversaux : les problèmes de migration, de santé, de climat et, à très court terme, les problèmes d'alimentation.

Troisièmement, il importe de privilégier les ordres régionaux, qu'il faut également consolider. De notre côté, le travail prioritaire doit intervenir en Europe, c'est-à-dire à la fois en consolidant l'Union européenne (UE) face un avenir pour le moins incertain mais aussi en nous entendant sur une consolidation générale du continent, au-delà de l'UE.

Enfin, la dernière urgence, moins médiatisée, concerne selon moi la négociation sur les armements. Nous sommes confrontés à des quantités d'armes considérables et à une accélération du réarmement que les négativistes appellent la « course aux armements » mais que d'autres considèrent un réarmement légitime. Or les armes finissent toujours par servir. En outre, nous allons devoir affronter un problème de prolifération. Ainsi, les exemples de l'Irak de l'Ukraine ou d'Israël constituent aujourd'hui un formidable encouragement à la prolifération. La Corée du Nord et l'Iran l'ont compris bien avant nous.

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