La séance est ouverte à quatorze heures.
La commission procède à l'audition de MM. Jean-Claude Gayssot, ancien ministre, et Francis Rol-Tanguy, ancien directeur de cabinet.
Nous entamons les travaux de notre commission d'enquête sur la libéralisation du fret ferroviaire et ses conséquences pour l'avenir.
Le principe de cette commission d'enquête a été validé par la commission du développement durable et de l'aménagement du territoire lors de sa réunion du 27 juin, et le bureau a été installé le 19 juillet.
Nos travaux devraient s'étendre jusqu'à la fin du mois de novembre. Nous sommes très heureux de les débuter en recevant M. Jean-Claude Gayssot, ancien ministre de l'équipement, des transports et du logement entre 1997 et 2002 – il détient le record d'exercice de ces fonctions –, ancien député de Seine-Saint-Denis et ancien cheminot.
En tant que ministre, il a dû composer avec une réforme importante qui avait été adoptée avant le gouvernement Jospin, à savoir la création de Réseau ferré de France (RFF), et il a ferraillé contre les dispositions visant à libéraliser le fret ferroviaire, qui étaient déjà soutenues par la Commission européenne.
Monsieur le ministre, je vous souhaite la bienvenue et vous remercie d'ores et déjà pour le témoignage que vous nous apporterez sur la manière dont vous avez essayé de soutenir le fret ferroviaire, alors que certains opérateurs alternatifs se positionnaient déjà sur le marché.
J'ajoute que vous êtes président du port de Sète, qui est très dynamique. À ce titre, vous travaillez sur l'interaction entre le fret ferroviaire et les autres modes de transport.
Nous accueillons également M. Francis Rol-Tanguy, qui fut votre directeur de cabinet jusqu'en 2000. Il exerça ensuite pendant trois ans les fonctions de directeur général délégué de la SNCF chargé du fret, dans une période singulière, car elle a précédé l'ouverture à la concurrence, effective dans le droit en 2003 et dans la réalité en 2005. Il est toujours engagé dans le débat citoyen. Je vous remercie vous aussi, monsieur Rol-Tanguy, de vous être rendu disponible.
Avant de vous donner la parole pour un exposé liminaire, je vous rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(MM. Jean-Claude Gayssot et Francis Rol-Tanguy prêtent serment.)
Tout d'abord, monsieur le président, je salue votre initiative : grâce à cette commission d'enquête, l'Assemblée nationale s'intéresse enfin aux conséquences de la libéralisation du fret ferroviaire. Au-delà de la question du fret, d'ailleurs, le transport ferroviaire est d'une brûlante actualité, comme en témoigne la catastrophe intervenue récemment en Savoie, liée au dérèglement climatique, qui montre l'urgence d'accélérer le développement du report modal.
Mon portefeuille ministériel comprenait l'équipement, les transports, le logement et le tourisme – ainsi que de la météo, mais je ne le disais que quand il faisait beau… J'ai exercé ces responsabilités entre juin 1997 et juin 2002, dans le cadre du gouvernement de gauche plurielle. À ce titre, j'ai eu à faire des choix engageant l'État et la dépense publique. J'ai présidé pendant six mois l'Europe des transports et de l'énergie, en 2000, lors de la présidence française du Conseil de l'Union européenne.
Depuis 1962, je suis cheminot à Béziers, d'abord aux ateliers puis sur l'ensemble de la ligne Béziers-Neussargues-Clermont-Ferrand, pour laquelle je continue à me battre.
Comme militant syndical et homme politique, je n'ai cessé, depuis plus de soixante ans, de promouvoir le train, qu'il s'agisse du fret ou du transport de voyageurs, au nom du développement durable – dans ce terme, les deux mots sont importants.
En 1979, j'ai écrit avec Philippe Herzog un livre intitulé Pour une nouvelle croissance française – une croissance non productiviste, qui n'oppose pas le développement économique et la lutte contre le dérèglement climatique et contre les inégalités, qui sont des objectifs majeurs.
Depuis plus de soixante ans, je suis mobilisé pour en finir avec l'hypertrophie des camions sur la route et pour promouvoir un aménagement du territoire qui n'oppose pas la grande vitesse et les lignes dites secondaires – celles que le président Macron appelle les « petites lignes ».
Francis Rol-Tanguy vous dira lui aussi tout ce qu'il a fait et, après l'audition, nous vous fournirons tous les éléments que vous souhaiterez pour comprendre ce qui s'est passé et ce qui se passe actuellement. Il a été particulièrement impliqué dans le développement du fret. Nous n'avons jamais opposé, par exemple, les trains entiers et les wagons isolés – car il existait, dans la quasi-totalité des 4 000 gares françaises, des possibilités d'embranchement de wagons de marchandises isolés.
Comme militant, comme élu local, régional et national, et désormais comme président du port de Sète, la question du développement durable a totalement imprégné mon ADN. Comme Karl Marx, j'affectionne la formule selon laquelle « le travail est le père de toutes les richesses, de même que la terre en est la mère ».
L'ouverture à la concurrence était inscrite dans la directive 91/440/CEE relative au développement de chemins de fer communautaires. C'est vraiment de ce moment que vous devez partir. Depuis lors, qu'ont fait la France, l'Union européenne et nos entreprises ? C'est la question à laquelle il faut répondre pour comprendre vers où nous nous dirigeons.
La SNCF a été créée en 1937. Son capital était détenu à 51 % par l'État et à 49 % par les anciennes compagnies ferroviaires privées. À l'issue d'une période de quarante-cinq années, son capital devait devenir à 100 % public, moyennant un dédommagement. En 1982, ces quarante-cinq ans s'étaient écoulés. La SNCF, qui avait le statut de société anonyme, est devenue un établissement public industriel et commercial (EPIC). C'était l'un des objets de la loi d'orientation pour les transports intérieurs (LOTI), défendue par Charles Fiterman et Pierre Mauroy. Cette loi mettait également en exergue la complémentarité entre les divers modes de transport et favorisait le développement du ferroviaire. Francis Rol-Tanguy faisait partie du cabinet de Charles Fiterman, où il était chargé de ces questions.
En 1997, la directive 91/440/CEE a été transposée et Réseau ferré de France (RFF) a été créé, marquant ainsi la séparation entre le réseau et l'exploitation. On me dira que j'étais ministre à ce moment-là. Non : la loi avait été promulguée en février et avait été concrétisée le 5 mai, soit quelques jours avant que nous n'arrivions aux responsabilités. C'était donc l'œuvre d'Alain Juppé, de Bernard Pons et d'Anne-Marie Idrac.
En 2001, trois directives européennes ont prévu l'ouverture à la concurrence du fret ferroviaire, mais en la limitant au réseau transeuropéen de fret ferroviaire (RTEFF).
Entre juin 1997 et juin 2002, mon obsession a été de développer le report modal. Cela s'explique par ce que j'ai dit à propos de mon ADN – la protection du travail et celle de la planète. De plus, la France est un pays où le transit vers le reste de l'Europe est important, et j'avais le sentiment que si nous ne faisions pas ce qu'il fallait, nous irions dans le mur.
Nous avons d'abord procédé à un désendettement massif de la SNCF. Nous avons également augmenté les effectifs des cheminots liés au fret, car on nous reprochait l'inefficacité de ce secteur : il y avait des ruptures de charge et, parfois, on ne savait même pas par où passaient les wagons ni où ils se trouvaient… Il fallait donc renforcer l'efficience du transport ferré. Nous avons opté pour le wagon Modalohr, qui permet un chargement non plus vertical mais horizontal. Ainsi, un train complet de camions peut être chargé sur le rail en une demi-heure. Dominique Bussereau, par la suite, a poursuivi dans cette voie. Le port de Sète s'est engagé lui aussi en faveur de l'accroissement de l'efficacité du transport ferroviaire de marchandises.
Nous avons acheté 600 locomotives spécialisées pour le fret. Il s'agissait, notamment, des fameuses BB 25000 blanc et vert, ornées de l'inscription « Fret ». Même Dominique Strauss-Kahn avait donné son accord.
J'avais fixé pour objectif un doublement du transport ferroviaire de marchandises. Celui-ci représentait alors 54 milliards de tonnes-kilomètre. Certains m'ont engueulé, considérant que ce n'était pas suffisant compte tenu des besoins. Quand on sait où l'on en est…
Nous avons créé le Conseil supérieur du service public ferroviaire, dont l'objectif était de faire en sorte que tout le monde travaille ensemble : on y trouvait des cheminots, des représentants de Réseau ferré de France et de la SNCF, ainsi que des députés – c'est d'ailleurs l'un d'entre eux, Jean-Jacques Filleul, qui présidait l'organe. Votre initiative s'inscrit donc dans la continuité d'une implication de l'Assemblée nationale dans cette question. C'est une très bonne chose que vous vous en saisissiez de nouveau.
Nous avons également décidé de prolonger la durée des concessions autoroutières. Il ne s'agissait pas de privatiser ces dernières : elles étaient toutes déficitaires. L'objectif était de leur permettre de dégager des bénéfices qui serviraient au report modal. Ne croyez pas que ce n'étaient que des paroles en l'air : nous l'avons fait. Nous avons reversé 70 millions, je crois – vous vérifierez les chiffres –, ce qui nous a valu des difficultés avec les sociétés d'autoroute. Laurent Fabius était favorable à ce que l'on ouvre le capital de l'A9, mais sans la privatiser : il s'agissait toujours d'une société publique, puisque le capital privé était minoritaire. Cela a rapporté 40 millions, au bas mot. Je me suis battu pour que cet argent serve au report modal, avec pour objectif de développer la multimodalité.
J'ai signé avec le secrétaire américain Rodney Slater un accord visant à faire progresser la complémentarité entre les divers modes de transport, en utilisant au mieux chacun d'entre eux pour aller d'un point A à un point B. Un voyageur partant des États-Unis pouvait ainsi prendre un avion pour la France puis se rendre par le train dans n'importe quelle ville de notre pays avec un seul billet, sans rupture de charge. Antoine Veil m'avait proposé la même chose : créer un seul billet permettant d'aller de la gare de l'Est à Roissy puis de s'envoler vers un autre pays. Les vérifications se faisaient à la gare et on pouvait ensuite prendre l'avion. Cette démarche, consistant à promouvoir l'intermodalité en se fondant sur la complémentarité des modes de transport, tout en favorisant le report modal, a été pour moi une obsession. J'appelais d'ailleurs l'intermodalité le « sixième mode de transport ».
Nous avons aussi fait le choix de créer la ligne Lyon-Turin, dont l'objectif était de faire basculer des centaines de milliers de camions de la route vers le rail. À ce propos, je viens d'écrire à la Première ministre pour lui demander d'accélérer le processus. Les deux tunnels sont en cours de réalisation. Depuis quelque temps, on entend dire que le raccordement entre le tunnel et Lyon coûte cher. Pour ma part, je suis très mobilisé pour que le projet aboutisse. Certes, il faut prendre en compte l'éboulement qui vient d'avoir lieu en Savoie, dont tout le monde dit qu'il est lié au dérèglement climatique, mais c'est déjà la quatrième fois en quelques années que la ligne passant par Modane, qui existe depuis cent quatre-vingt-dix ans, est coupée. Cela coûte cher, dit-on, on ne peut pas tout faire d'un coup. La question de la libéralisation, qui fait l'objet de votre enquête, pose aussi celle des choix qui sont faits en matière de dépenses publiques. Certains, comme ceux qui concernent la liaison Lyon-Turin, ont une importance majeure.
Enfin, nous avons fait adopter la loi relative à la solidarité et au renouvellement urbains (SRU). Ce texte ne se limitait pas à imposer 20 % de logements sociaux dans certaines communes : il opérait la régionalisation du transport ferroviaire, à la suite d'une expérimentation. L'idée était simple : il s'agissait de permettre aux régions de gérer directement les réseaux, en partenariat avec les comités de ligne que nous avons également créés. Je crois profondément à la démocratie participative. Si l'on veut changer le cours des choses, il faut articuler davantage démocratie participative et démocratie représentative. En l'occurrence, la régionalisation a entraîné un développement considérable des transports en commun.
Face au dérèglement climatique, la pertinence du report modal saute aux yeux de tous. La libéralisation peut-elle régler le problème ? Je réponds catégoriquement : non. Pour le fret comme pour les voyageurs, ce qui doit dominer, c'est l'intérêt général. À mon avis, le transport ferroviaire de fret doit devenir un véritable service public. Depuis 2001, la part du privé dans ce secteur est passée de 0,1 % à 30 %, mais le tonnage n'a fait que baisser : non seulement le trafic n'a pas doublé, mais il a été divisé par deux… Les évolutions intervenues depuis 2002, qu'il s'agisse de la privatisation des autoroutes ou des directives européennes – sans parler de l'action intentée par l'Union européenne contre Fret SNCF – n'ont pas permis de faire face aux enjeux. À propos de l'action contre Fret SNCF, je soutiens les syndicats, qui se battent tous contre l'accord qui vient d'être conclu.
Il faut accélérer la construction de la ligne Lyon-Turin et veiller à une meilleure articulation entre les pays de l'Union européenne, car l'enjeu dépasse nos frontières : c'est la planète tout entière qui est concernée. Il faut consacrer de l'argent public à ces actions, comme nous l'avons fait entre 1997 et 2002. On ne doit pas se contenter de trains entiers : les wagons isolés sont utiles. Il faut aussi développer les plateformes multimodales. Où trouver l'argent ? Pour ne pas être plus long à ce stade, je vous autorise à me poser la question plus tard…
Je serai bref car je n'avais pas prévu d'intervenir, n'étant pas élu. Je n'entrerai pas non plus dans le débat politique autour de la libéralisation.
Le travail de votre commission d'enquête revêt une actualité singulière : vous entamez vos travaux alors que la procédure engagée par la Commission européenne contre Fret SNCF vient de se traduire par un accord, si j'ai bien compris. Cette procédure était pour le moins étonnante, car la Commission fermait les yeux depuis 2005 sur le fait que la SNCF compensait tous les déficits du fret. C'est au moment où Fret SNCF sortait la tête de l'eau – les résultats de ses deux derniers exercices étaient légèrement positifs –, et alors même qu'il n'y avait plus de plaintes de la part de ses concurrents, que cette procédure a été intentée. L'accord se traduira forcément par une régression du trafic, car le privé ne reprendra pas tous les segments dont Fret SNCF devra se désengager. Ce n'est pas là une critique vis-à-vis du privé : c'est un simple constat. Les choses ne se passent tout simplement pas comme cela.
Au début des années 2000, à l'époque où j'étais directeur de cabinet puis directeur général délégué de la SNCF, la libéralisation du fret était déjà un fait acquis : elle découlait de la directive de 1991, même si elle n'a été traduite dans le droit européen qu'en 2001 et transcrite en droit français en 2003, avant l'ouverture réelle en 2005. Cela dit, la libéralisation était aussi une manière de prendre enfin en compte la dimension européenne du fret ferroviaire. Or, à partir de 2003, la SNCF et le gouvernement de l'époque ont raté ce tournant.
Je ne le dis pas seulement parce que j'ai été remercié cette année-là – formellement, j'ai démissionné, mais quand vous exercez des fonctions comme celle-là et que le directeur général vous demande de remettre votre démission, vous le faites : on sait bien qu'on est révocable ad nutum. Il y avait un désaccord stratégique sur l'élargissement de l'activité à l'échelle européenne. De fait, à partir de 2003, la politique de la SNCF et du Gouvernement a consisté à traiter le fret de manière franco-française. C'est pour cela que l'activité a diminué autant. En effet, ce ne sont pas seulement les directives qui expliquent la situation actuelle : ailleurs en Europe, les choses se sont passées différemment. Du côté allemand, par exemple, le volume transporté par DB Cargo a augmenté au cours des vingt dernières années. Un pays comme l'Italie, qui n'avait quasiment plus de fret ferroviaire, a doublé sa part modale durant la période. En 2003, les Italiens étaient à 5 % et les Allemands à 18 % – à peu près comme nous, sauf qu'ils ont maintenu cette proportion quand elle a été divisée par deux chez nous. Désormais, les Italiens sont au même niveau que nous. Pour comprendre les conséquences de la libéralisation, il faut donc étudier la manière dont la dimension européenne du fret a été prise en compte. À l'évidence, c'est exactement cela que la SNCF a raté.
À partir de 2003, quand on a décidé de réduire le déficit de Fret SNCF – qui s'était maintenu au même niveau pendant dix ans, soit 300 millions d'euros environ –, on a remis en cause l'utilisation de wagons isolés. Ce n'est pas la stratégie que je défendais en tant que directeur du fret. Ce n'est pas non plus celle qu'a choisie DB Cargo, dont le volume transporté a pourtant progressé. DB Cargo a choisi de continuer à faire circuler des wagons isolés, mais en faisant en sorte que les dessertes terminales soient assurées par de petits opérateurs ferroviaires. C'est cela qui a entièrement changé la donne. Vous constaterez sans doute, durant vos auditions, que les organisations se battent en faveur du développement d'opérateurs ferroviaires de proximité. C'est un peu tard, puisqu'entre-temps nous avons perdu la moitié du marché… De plus, cela n'a d'intérêt que si l'on utilise aussi bien les trains entiers que les wagons isolés ; tous les autres pays européens développés, comme l'Allemagne, en ont apporté la démonstration. La SNCF est peut-être plus disposée à mettre en avant ce modèle économique depuis qu'elle a à sa tête un président qui croit un peu au fret, contrairement aux précédents.
L'enjeu est le même que dans le secteur voyageurs : quand vous créez une offre de service, il faut remplir les trains. Cela suppose de mener une politique commerciale adéquate. C'est ce qui est fait pour les TGV, et c'est ce que le wagon isolé permet de faire pour le fret.
Quand j'étais directeur du fret, notre premier client était Usinor – qui, entre-temps, a été absorbé par Arcelor. Ce n'est certainement plus le cas, car les mouvements avec le bassin sidérurgique lorrain n'existent plus, ou en tout cas pas avec la même intensité. Mon homologue chargé de la logistique chez Usinor me disait clairement que nos trains entiers étaient trop chers et que nous perdrions le marché avec l'ouverture à la concurrence, car c'était le plus simple à faire. En revanche, les wagons isolés ne l'étaient pas assez, et il en avait besoin aussi. Il en va de même pour l'industrie chimique : faire circuler des trains entiers de produits chimiques, c'est prendre un risque colossal, presque du même niveau que le risque nucléaire.
Ces exemples montrent qu'il y a eu un déni du modèle économique que je viens de décrire, ou en tout cas que le choix a été fait – consciemment ou non, je ne saurais en préjuger – d'adopter un modèle dont le résultat a été de diviser par deux le fret ferroviaire entre 2000 et 2020.
La diminution de la part modale du fret ferroviaire avait commencé dans les années 1950 : elle a été divisée par trois entre 1958 et 1994. Cette chute est en grande partie liée à la désindustrialisation.
Vous avez mentionné l'échec de la stratégie européenne, monsieur Rol-Tanguy. Pourriez-vous expliciter votre pensée sur ce point ? Lorsqu'il était ministre, M. Gayssot insistait souvent sur la nécessité d'une coordination entre les opérateurs de fret à l'échelle européenne. Qu'aurait-il fallu faire, que faudrait-il faire pour exploiter vraiment la dimension européenne du fret ferroviaire ?
Comment évaluez-vous les effets de la mauvaise qualité de nos infrastructures ferroviaires – je pense en particulier à leur vieillissement accéléré depuis le début des années 1990 – sur le fret ?
Vous avez souligné le faible intérêt de plusieurs dirigeants du groupe public pour le fret ferroviaire. De nombreux chargeurs ont eux aussi le sentiment que, pendant une vingtaine d'années, ce secteur n'a pas été une priorité pour la SNCF. Pouvez-vous étayer cette impression en citant des exemples ?
Alors que la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire se déploie et qu'enfin les acteurs du fret ferroviaire parlent d'une seule voix, puisqu'ils se sont fédérés au sein de l'alliance Fret ferroviaire français du futur (4F), comment peut-on dynamiser le modèle que vous avez évoqué, à savoir celui du wagon isolé opéré par des acteurs de proximité ?
J'ai été nommé directeur général délégué chargé du fret en avril 2000. En 2001, me semble-t-il, un renouvellement du conseil d'administration de la SNCF a eu lieu. Sur proposition de Louis Gallois, et avec l'accord de Jean-Claude Gayssot, le président des chemins de fer suisses y a été nommé. Au-delà du fait que cette nomination témoignait de l'importance de la question européenne, car la Suisse est une véritable rotule au sein du système – je vous renvoie à l'image de la « banane bleue » reliant l'Italie à l'Angleterre –, il y avait l'idée de rapprocher les frets français et suisse. J'ai travaillé sur cette hypothèse, qui n'était pas publique. En février 2003, nous avons tenu un ultime séminaire pour élaborer des propositions adressées à nos conseils d'administration respectifs en vue d'une fusion – même s'il ne s'agissait pas d'une opération capitalistique. À la fin du même mois, on m'a dit qu'il fallait que je remette ma lettre de démission. J'ai répondu à Louis Gallois qu'elle était déjà dans son tiroir et qu'il pouvait la sortir.
Je vais vous dire les choses franchement : je pense que c'était le fruit d'un accord politique. Le comité exécutif de la SNCF était très à gauche : il y avait Guillaume Pepy, Paul Mingasson – qui était secrétaire général –, ou encore Claire Dreyfus-Cloarec, directrice financière. Nous étions tous passés par des cabinets ministériels de gauche. En contrepartie de la reconduction de Louis Gallois à la tête de l'entreprise, une pression a dû s'exercer pour que certaines têtes tombent. Or le secteur du fret avait des résultats financiers détestables. J'étais donc le premier sur la liste. Qui plus est, j'avais travaillé avec un ministre communiste. J'avais tout pour plaire…
En trois ans, j'avais construit des relations avec mes homologues européens, mais il m'aurait fallu plus de temps : rester si peu, quand on est directeur du fret, cela n'a pas de sens. D'ailleurs, ce n'est pas faire offense à Guillaume Pepy que de dire que sa réussite en matière de transports de voyageurs et de TGV tient en partie à la durée : c'est aussi parce qu'il a réussi à maintenir sa stratégie de volume pour le TGV qu'il a gagné. Quand on change de directeur tous les trois ans – ce qui a été le cas du fret après mon départ –, on n'a pas le temps de construire. Or les relations européennes sont très personnalisées. Les cultures et les histoires sont différentes ; si les hommes ou les femmes commencent à se faire confiance, on peut construire ensemble, mais cela ne se fait pas d'un claquement de doigts.
En 2003, nous étions prêts à rapprocher les frets français et suisse, mais il y avait une condition, que n'approuvait pas Louis Gallois : il fallait attaquer l'Allemagne. En effet, si nous ne le faisions pas, l'opération n'avait pas de sens pour les Suisses. Or la SNCF n'avait pas l'intention d'affronter la Deutsche Bahn (DB). Nous avions deux dirigeants qui étaient passés par EADS ; par analogie avec Airbus, ils pensaient qu'il existerait un jour un fret européen. De la même manière, aucun des autres accords que nous envisagions ne pouvait fonctionner. Nous discutions beaucoup avec les Belges, avec lesquels notre proximité était évidente, mais, pour eux, le fret ferroviaire impliquait pour l'essentiel le port d'Anvers. Or, pour celui-ci, les échanges avec l'Allemagne sont primordiaux. Personne ne fera alliance avec les Belges sans accepter de mettre un pied en Allemagne. J'avais pris des contacts en Allemagne, y compris au niveau politique, pour savoir si nous obtiendrions une sorte de neutralité bienveillante si, via les Suisses, nous les attaquions. Je considère que c'était possible. Les responsables politiques français ont tranché dans un autre sens, sans tenir le moindre compte de tous les éléments que je vous ai exposés.
En Espagne, où le fret ferroviaire était très faible, il y avait une petite entreprise familiale, qui s'appelait Transfesa. Entre-temps, elle est devenue numéro un du fret ferroviaire dans son pays. Elle effectuait les changements d'essieu des deux côtés de la frontière – car les rails n'avaient pas le même écartement. La famille détenait 60 % du capital et la SNCF 20 %, ainsi que les 20 % restants à travers sa filiale de transport de véhicules, STVA. En 2006, la DB a racheté les parts de la famille. La SNCF a alors revendu ses 40 %, car il n'y avait plus d'intérêt à rester au capital. Pourtant, la logique aurait été que ce soit la SNCF qui en prenne le contrôle. L'axe avec l'Espagne est très important pour l'industrie automobile allemande, et pas seulement pour le transport des véhicules : il y a aussi les pièces détachées.
À l'issue d'un arbitrage, Ermewa a été conservée. Cette entreprise, qui est le deuxième loueur de wagons en Europe, est suisse. La SNCF possédait une partie de son capital, aux côtés de la famille qui l'avait fondée. Par la suite, elle est devenue majoritaire. Il y a cinq ans, l'entreprise a finalement été revendue pour 1 milliard d'euros.
Tous ces instruments nous donnaient des capacités de développement européen. Ils auraient pu nous permettre de prendre notre place sur le marché, comme l'a fait la DB. Au cours de la période 2000-2010, on a tout lâché pour rester franco-français. Or la sidérurgie et le charbon – ou d'autres activités supposant des trains entiers – ne constituent plus les marchés centraux en matière de fret. Le tournant n'a pas été pris.
La mauvaise qualité de l'infrastructure – surtout celle de sa maintenance – ne favorise pas le fret, bien entendu, mais c'est tout aussi vrai pour le transport de voyageurs, en dehors des nouvelles lignes de TGV. Les deux secteurs paient le prix de cette situation.
Je ne parlerais pas d'un faible intérêt des dirigeants pour le fret, mais celui-ci était considéré comme un boulet, car le secteur était déficitaire. Compte tenu de la pression permanente exercée sur la SNCF pour qu'elle présente des comptes satisfaisants, celui qui traîne – au moins pour une part – le boulet du déficit n'est pas très bien vu. Il est vrai qu'à partir du début des années 1980, le fret n'a plus rapporté d'argent à la SNCF. Ce que tout le monde a oublié, en revanche, c'est que c'est lui qui a payé la ligne TGV Paris-Lyon pendant toutes les années 1970. Ce sont des périodes différentes ; les marchés évoluent. Je persiste à penser que d'autres intérêts sont passés avant ceux du fret.
Pour vous donner un exemple, lorsque le tunnel sous la Manche a été mis en service, des péages ferroviaires faramineux ont été imposés. Ils étaient inaccessibles pour n'importe quel opérateur ferroviaire. Pour le transport de voyageurs, on s'est demandé quel serait le niveau supportable pour Eurostar. Il a été décidé que l'entreprise contribuerait pour un peu moins de la moitié, le reste de la somme relevant d'une société de défaisance – en définitive, les gouvernements anglais et français ont réglé la facture. Le secteur du fret, quant à lui, a dû payer les péages « plein pot », ce qui a participé aux déficits à hauteur de plusieurs dizaines de millions.
Autre exemple : la vente de terrains ferroviaires a beaucoup aidé à la SNCF. Or les trois quarts d'entre eux étaient utilisés par le fret. En attendant qu'ils soient vendus, il fallait les entretenir, assurer le gardiennage et payer les taxes. Tous ces frais entraient dans les comptes du fret. La vente de ces terrains a constitué une ressource significative pour la SNCF au cours des dix ou vingt dernières années.
Je n'ai pas réussi à agir sur ces éléments qui, au-delà du résultat économique réel, tiraient vers le bas les comptes du fret. Certes, de toute façon, le résultat n'était pas mirifique, mais les exemples que je vous ai donnés montrent bien qu'il n'y avait pas la volonté de trouver des solutions pour faire mieux.
Ce que vient de dire M. Rol-Tanguy est très important : la dimension européenne a été totalement négligée.
Comme les députés socialistes, j'ai voté contre la scission entre RFF et SNCF. La directive 91/440 marque le début d'une libéralisation dont le but affiché était d'enrayer le déclin du fret ferroviaire. Ils ont eu tout faux ! Certains pays – l'Allemagne ou l'Italie – ont su tirer parti de l'abandon du service public pour racheter des entreprises. Les Allemands ont été plus malins que nous à cet égard.
Vous êtes aux responsabilités, vous savez comment ça marche. Pendant cinq ans, j'ai signé des contrats, y compris avec les Américains, j'ai essayé de trouver des compromis gagnant-gagnant. J'ai ainsi obtenu que le CFM56, le moteur d'avion le plus vendu au monde, continue à être produit à 50-50 avec General Electric.
S'agissant de la maintenance, le problème est patent, les retards que nous subissons tous en attestent. Je ne mets pas en cause le président de la SNCF. En revanche, je regrette qu'on s'abrite toujours derrière la maîtrise des dépenses publiques pour ne pas y remédier. Lorsque j'étais ministre, la chute libre avait été enrayée grâce à l'embauche de 41 000 cheminots en cinq ans, loin des 500 000 que comptait la SNCF en 1937. Depuis, nous assistons à un déclin ininterrompu, dont le transport des marchandises a le plus souffert. Ce déclin ne s'arrêtera pas si la rentabilité et l'efficacité financière restent la seule boussole, si l'on ne tourne pas le dos aux directives européennes qui font primer la loi du marché – je ne suis pas contre le marché, je suis contre la dictature de la loi du marché. C'est bien sous la pression des marchés financiers que la récente réforme des retraites a été faite.
Si j'en crois M. Rol Tanguy, avec les mêmes directives et la même logique, la part du fret ferroviaire a crû dans certains pays européens et diminué en France. Cela témoigne d'une spécificité française dans la mise en œuvre des réformes plus que d'un problème de politique économique.
Selon certains experts, avec la réforme, RFF est passée de l'ingénieur à l'économiste. Autrement dit, l'entreprise a changé de logique. Comment avez-vous ressenti ce virage politique lorsque vous étiez ministre ? Quelles conséquences en avez-vous tirées ?
Vous vous êtes opposé à l'abandon du wagon isolé, quitte à faire payer le maintien de ce service à son juste prix. À l'époque, la SNCF affirmait aussi perdre de l'argent dans le transport combiné, ce qui a fait naître une crise avec les chargeurs dans les années 2000. Pouvez-vous nous éclairer sur ces deux points ?
Je le répète, j'ai voté contre la scission qui a donné naissance à RFF. Mais, lorsque j'ai pris mes fonctions, j'ai dû prendre mes responsabilités dans un gouvernement qui n'était pas dirigé par un communiste. Une dette de 20 milliards d'euros avait été transférée à RFF. J'ai travaillé main dans la main avec le président de RFF pour que le développement de Fret SNCF ne soit pas remis en cause. L'ambition était de multiplier par deux le trafic ferroviaire de marchandises – qui était alors de 55 milliards de tonnes-kilomètre. Notre obsession a été de créer le Conseil supérieur du service public ferroviaire. Il serait d'ailleurs intéressant que vous auditionniez ses anciens membres parmi lesquels se trouvaient des parlementaires. Lorsque nous avons été éjectés du gouvernement, je me suis fortement interrogé sur l'opportunité de réunir de nouveau RFF et la SNCF au sein d'une seule entité. C'est une idée qui mérite d'être creusée.
Contrairement à l'Allemagne où la production de charbon continue, en France, toutes les industries ont été délocalisées alors qu'elles étaient des clientes importantes du fret. C'est d'ailleurs un aspect qu'il ne faut pas négliger dans les projets de relocalisation. Je me souviens d'un projet de transport par wagons isolés d'un matériau extrait d'une carrière à Monastier-Pin-Moriès en Lozère jusqu'à un chantier conduit par Bouygues dans la région Occitanie. Il n'a pas pu voir le jour car, selon la SNCF, les deux locomotives nécessaires pour acheminer la marchandise étaient trop coûteuses.
S'agissant des wagons isolés, il ne s'agit pas de les opposer aux trains entiers. Lorsque la ligne à grande vitesse entre Nîmes et Montpellier a été décidée, le gouvernement auquel j'appartenais a veillé à ce que les trains de marchandises puissent circuler aussi. La France n'a pas profité de l'avantage dont elle disposait. Certains pays européens ont su, mieux que nous, tirer parti de la libéralisation.
Monsieur Rol-Tanguy, vous l'avez dit, depuis 2003, le fret SNCF perd de l'argent. C'est au moment où la branche, sans être florissante, se redresse que la Commission européenne choisit d'attaquer et impose un démembrement du service public du fret. Pourquoi la Commission s'en prend-elle à la France maintenant ? Par ailleurs, considérez-vous que les petites lignes et le fret ont été sacrifiés sur l'autel de la grande vitesse ?
Pour le ministère de l'économie et des finances, la SNCF n'est qu'un gouffre financier. Dès lors que la discussion s'engage sur de telles bases, la SNCF – je ne cherche pas à la défendre – privilégie logiquement les activités rentables.
Avant le conflit de 1995, qui était aussi lié au contrat de plan, Guillaume Pepy, alors directeur de la stratégie de la SNCF, voulait imposer une stratégie de volume sur le TGV. Il n'a pas été entendu, les dirigeants ayant choisi de copier la politique tarifaire de l'aérien – ce qui a valu des mouvements d'usagers du Paris-Lille. En 1997, lorsque Guillaume Pepy revient à la SNCF à la demande de Louis Gallois, il applique la stratégie de volume, qui a marché. La SNCF vit sous la pression permanente de la maîtrise des dépenses publiques ; on lui répète sans cesse qu'elle coûte trop cher.
En ce qui concerne RFF, lorsque le gouvernement Jospin a pris ses fonctions en juin 1997, la question s'est posée de remettre en cause la réforme qui avait été adoptée en février 1997. Nous avons échangé le maintien de la réforme contre un désendettement supplémentaire de la SNCF. On laisse la SNCF creuser sa dette jusqu'au moment où elle n'est plus soutenable : c'est ainsi que l'on maintient la pression sur la SNCF, par l'endettement.
Pourquoi la Commission se réveille-t-elle maintenant alors même que les opérateurs concurrents de la SNCF venaient de retirer la plainte qu'ils avaient déposée il y a quelques années ? La question mérite d'être posée. Je sors un peu de mon rôle pour m'étonner de l'absence de réponse politique. Je ne comprends pas pourquoi le gouvernement ne s'oppose pas à la décision de la Commission. D'après moi, le fret fait les frais de négociations difficiles sur d'autres sujets – en l'occurrence, le nucléaire. Le gouvernement ne peut pas batailler sur tous les fronts. C'est de la pure politique : vous engagez un bras de fer sur l'énergie, on vous enquiquine sur un autre sujet. Je ne suis pas sûr d'avoir raison mais je ne vois pas d'autre explication.
L'accord trouvé avec la Commission est peut-être le meilleur que la France pouvait obtenir – je ne le conteste pas – mais il conduit encore à un rétrécissement du marché pour le fret ferroviaire, ce qui éloigne tout espoir de redressement. Si les chargeurs choisissent d'autres solutions logistiques, ils ne les remettront pas en cause facilement et Fret SNCF aura du mal à reconquérir les clients perdus.
ArcelorMittal possède une usine à Saint-Chély-d'Apcher qui comptait 1 000 salariés et désormais 300. Seule industrie en Lozère, elle fabrique des pièces en acier, lequel est transporté en train depuis Marseille. Les dirigeants défendent la ligne SNCF sans laquelle l'entreprise ne peut pas fonctionner. L'économie circulaire y est une réalité : les pièces métalliques sont destinées aux voitures électriques produites en France ; l'eau chaude alimente la ville ; et tous les déchets sont retraités.
À titre personnel, j'ai soutenu le TGV – je suis même allé le vendre à l'étranger – mais je suis contre le tout-TGV au détriment des lignes secondaires et du chemin de fer dans son ensemble. Il en est de même pour le nucléaire : je suis contre le tout-nucléaire.
Tout ce que vous pourrez faire pour contrecarrer la logique de l'ultralibéralisme sera bienvenu.
Monsieur Rol-Tanguy, DB Cargo a elle-même en ce moment des échanges avec la Commission européenne qui ne sont pas simples. La France n'est pas le seul pays.
Vous n'êtes pas le seul cheminot présent, monsieur le ministre : je suis moi-même cheminot en disponibilité.
Vous avez beaucoup insisté sur le wagon isolé, en faveur duquel nous nous battons depuis des années. Pourquoi a-t-il été abandonné alors que son intérêt faisait consensus ? Le redressement du fret ferroviaire public passe-t-il par la relance du wagon isolé, et, si oui, comment l'organiser ?
Ensuite, à rebours de la seule logique financière, nous défendons l'idée d'une rentabilité sociale et écologique du train. Êtes-vous favorable à une renationalisation des autoroutes qui apporterait les ressources nécessaires pour mener une grande politique ferroviaire ?
S'agissant enfin des sillons – je l'ai vécu en tant que chef circulation –, lorsque des trains de voyageurs étaient en retard, priorité leur était donnée quitte à faire attendre plusieurs heures les trains de fret. Le manque de régularité et de fiabilité incite les entreprises à se détourner du train. Ne faut-il pas revoir la politique des sillons afin de moins pénaliser le transport de marchandises ?
La relance du wagon isolé est indispensable mais elle n'est malheureusement pas la recette miracle pour relancer le fret. Les plateformes multimodales qui connaissent des problèmes de financement et de dimensionnement. Il faut donner la priorité aux solutions qui permettent de réduire le coût environnemental. Je partage l'idée d'une rentabilité sociale et environnementale. Il faut absolument prendre en considération les externalités positives, sinon autant renoncer à lutter contre les émissions de gaz à effet de serre.
Je suis favorable à la nationalisation, pas à l'étatisation. Il n'est pas question d'administrer les sociétés d'autoroutes à la manière du Soviet suprême. Je suis contre toutes les dictatures, sans exception.
Toutes les lignes sans exception – petites, secondaires, grande vitesse, etc. – doivent être maintenues et il ne faut pas exclure d'en ouvrir d'autres si besoin. Reste le problème des sillons. À l'instar du transport de voyageurs, le fret doit être considéré comme un véritable service public, sinon les trains de marchandises seront toujours secondaires dans les sillons.
Devant le Sénat le 29 mars 2001, vous vous êtes félicité de l'adoption de trois projets de directive que vous aviez négociés et qui, entre autres, ouvraient le fret à la concurrence internationale. Je vous cite : « L'adoption, le 22 novembre dernier, des trois projets de directive constituant le paquet ferroviaire a concrétisé l'accord politique réalisé au conseil des ministres Transports de décembre 1999 sous présidence finlandaise, accord qui doit beaucoup à la France, je puis vous l'assurer. » Considérez-vous aujourd'hui que c'était une erreur ? Y a-t-il eu à l'époque des pressions de la part de la Commission européenne ou des entreprises utilisatrices du fret ?
Vous avez mis en avant l'argument financier pour expliquer le déclin du fret ferroviaire. Pourquoi l'argument écologique n'a-t-il pas, par le passé, pesé davantage dans la balance pour soutenir cette solution dont les avantages sont reconnus ?
Il est certain que la demande sur le marché du transport de marchandises n'est plus à des trains de 2 000 ou 3 000 tonnes pour un seul chargeur. Le wagon isolé n'est pas un mythe. Si on veut développer le fret ferroviaire, il faut s'adapter à la taille des envois des chargeurs. Dans le transport routier, ce sont les entreprises de messagerie qui gagnent de l'argent aujourd'hui – celles qui remplissent leurs camions avec de petits colis, et non de la charge complète. C'est là que Geodis réussit. Il est possible de transposer ce modèle au fret ferroviaire à condition d'être capable de localiser les wagons. On ne sait pas le faire aujourd'hui alors que pas un conteneur sur la planète n'échappe à la surveillance. Ceci s'explique par le sous-investissement chronique.
Quand j'étais directeur général délégué chargé du fret à la SNCF, l'entreprise perdait de l'argent sur le transport combiné, c'est vrai. Une réorganisation était nécessaire. Certains estimaient que le doublement du fret ferroviaire était un leurre, mais le trafic de conteneurs du port de Rotterdam a bien doublé entre 2000 et 2010. Le transport combiné était le marché d'avenir sur lequel il fallait miser. En l'abandonnant, on condamnait le fret. Voilà pourquoi on en est là aujourd'hui.
Le premier paquet ferroviaire était destiné à enrayer le déclin du fret ferroviaire et à construire l'Europe des transports – il était question d'un réseau transeuropéen de fret ferroviaire (RTEFF). Je me suis battu contre le deuxième paquet ferroviaire qui date de 2004.
Dans le premier paquet ferroviaire, l'idée est de permettre à une entreprise européenne de transport ferroviaire de pouvoir traverser l'Europe. J'ai accepté à une condition : que la réglementation de chaque État membre continue de s'appliquer. Ce sont les deuxième et troisième paquets qui sont à l'origine de la libéralisation. Si ma mémoire est bonne, en 2005, le premier train transeuropéen a été bloqué par mes camarades de la CGT qui protestaient contre l'ouverture à la concurrence. Certains m'ont reproché cette ouverture. N'oublions cependant pas que, quand on est membre d'un gouvernement, on n'impose pas le programme de son parti, on respecte les décisions qui ont été prises par la gauche plurielle en l'espèce.
Monsieur le président, monsieur le rapporteur, je vous encourage à retrouver le livre qui a paru sur les cinq années que j'ai passées au ministère des transports. L'écologie fait partie de mon ADN. J'ai parlé du travail et de la planète, père et mère de la richesse, et j'ajoute que nous devons les soigner comme la prunelle de nos yeux. Je souhaite que toutes les décisions que nous avons à prendre intègrent les externalités que nous avons évoquées. Jusqu'au bout, je me battrai pour cela. À mes yeux, l'écologie n'est pas un supplément d'âme, elle est essentielle. Je refuse le sous-développement durable car je me bats pour la justice et contre les inégalités de par le monde.
La commission procède à l'audition de M. Patrick Jeantet, ancien président-directeur général de SNCF Réseau.
Nous accueillons M. Patrick Jeantet, président-directeur général de SNCF Réseau de 2016 à 2020. Votre expérience des transports est plus ancienne, monsieur Jeantet, puisque vous êtes véritablement entré dans ce domaine en 2005 et que vous avez travaillé chez Keolis pendant huit ans.
Je vous remercie de vous être rendu disponible pour répondre à nos questions. Vous avez pris la direction de SNCF Réseau un peu plus d'un an après la création de cette entité qui matérialisait, sous une autre forme, le retour de Réseau ferré de France (RFF) au sein de la SNCF. Vous étiez à la manœuvre à la fois lors de la réforme ferroviaire de 2018 et des débats sur le projet de loi d'orientation des mobilités (LOM) en 2019 – vous aviez d'ailleurs été force de proposition dans la rédaction de son article 172. Nous serons heureux d'entendre votre témoignage sur l'action menée pendant cette période pour favoriser la circulation du fret ferroviaire et sur les obstacles que vous avez rencontrés. Comment jugez-vous, au sein du groupe public ferroviaire que vous connaissez très bien, le niveau de mobilisation relatif à cet enjeu stratégique qu'est le fret ferroviaire, dont on entend régulièrement dire qu'il a longtemps été sous-investi humainement et peut-être financièrement par le groupe ? Quel lien faites-vous entre l'état de nos infrastructures et la réduction de la part du fret ferroviaire au cours des quarante dernières années ?
Je vous rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
(M. Patrick Jeantet prête serment.)
Je vous remercie de m'avoir invité à parler du fret ferroviaire, qui est un sujet essentiel dans le cadre de la décarbonation du transport dans notre pays. L'ouverture à la concurrence du fret ferroviaire s'est faite en 2005, alors que sa part de marché était en plein déclin. Il a connu son apogée en 1974, avec 75 milliards de tonnes-kilomètre transportées sur notre réseau ferré.
Vous connaissez les trois causes de ce déclin : la désindustrialisation et la fermeture des mines ; le développement du secteur routier et autoroutier – l'un des meilleurs du monde – ; un coût de production de plus en plus favorable au camion, qui disposait d'une abondance de main-d'œuvre bon marché, de chauffeurs en particulier, polonais et bulgares. Le déclin a eu lieu juste avant l'ouverture à la concurrence. Entre 2000 et 2005, ce sont 15 milliards de tonnes-kilomètre qui sont perdues, parallèlement au mouvement de désindustrialisation, le poids du secteur industriel dans le PIB passant de 16,5 % à 12,5 %.
D'autres facteurs ont participé à ce déclin : des grèves, qui n'ont pas donné aux chargeurs la confiance nécessaire, ainsi que la régionalisation des TER, qui a entraîné une augmentation assez forte de leur circulation. Sur un réseau ferroviaire, différents types de produits sont en compétition : le fret, avec ses trains très longs et très lents, les TER, relativement rapides mais qui s'arrêtent partout, et les TGV, qui ne circulent pas seulement sur des lignes indépendantes mais sont également présents autour des nœuds ferroviaires et dans les gares, bien entendu. Ces trois modes de déplacement ont des contraintes incompatibles entre elles. La gestion des sillons et de la circulation repose sur un équilibre entre eux, le risque étant d'en déclasser un par rapport aux autres, ce qui est arrivé pour le fret.
L'ouverture s'est faite progressivement, puisque l'entreprise Fret SNCF a perdu peu à peu des parts de marché. Dix-huit ans plus tard, elle en possède moins de 50 %. Le groupe SNCF, à l'inverse, a considérablement grossi puisque, par le biais de filiales qu'il a créées ou rachetées et développées, comme Naviland ou Captrain, il possède quelque 69 % de parts de marché. En Allemagne, la Deutsche Bahn n'a conservé que 42 % de sa part de marché, après l'ouverture à la concurrence en 1994. L'Angleterre avait déjà ouvert le rail à la concurrence en 1993, et la Suède en 1988.
Cette ouverture est une réussite, dans la mesure où de nombreux opérateurs sont arrivés sur notre réseau, certes avec une part de marché qui ne dépasse pas les 30 % – précisons que les deux filiales Naviland et Captrain sont relativement indépendantes dans leurs décisions commerciales. Néanmoins ce succès est partiel, dans la mesure où ces opérateurs sont fragiles financièrement et suspendus à la croissance du marché, ce qui ne les pousse pas à faire de la qualité. Ce cercle vicieux ne favorise pas les chargeurs qui ont, eux, le choix entre le camion et le fret ferroviaire.
Un autre sujet important concerne l'infrastructure ferroviaire et la question de la capacité des sillons. Les infrastructures ferroviaires ne permettaient pas d'assurer des circulations de qualité, en particulier sur la longue distance, du fait d'un manque criant d'investissements pendant des dizaines d'années pour les renouveler. Les premiers chemins de fer datent tout de même de 1850. Régulièrement, il faut changer les rails, le ballast et les traverses : la maintenance courante ne suffit plus. Il y a une quinzaine d'années on investissait 1 milliard d'euros par an pour maintenir et améliorer les 15 000 kilomètres du réseau principal, avant que des expertises n'avancent le chiffre de 3 ou 4 milliards.
Lorsque j'ai pris la présidence de SNCF Réseau, un rattrapage avait déjà été engagé, puisque 2,7 ou 2,8 milliards d'euros par an étaient investis pour améliorer l'état des infrastructures. Néanmoins, le retard était très important et les travaux gênent la circulation, d'autant qu'ils sont très souvent réalisés la nuit, soit au moment où le fret longue distance voyage. Il y a deux façons de faire : fermer la ligne et les deux voies, ce qui permet d'éviter tout problème de sécurité, ou fermer une ligne sur deux, ce qui augmente le coût des travaux. Pendant longtemps, on a eu tendance à fermer les deux voies, pour des raisons d'arbitrage budgétaire, ce qui a impacté de manière assez importante le fret ferroviaire.
Son avenir est pourtant évident, puisque sa part de marché est d'environ 10 % en France, quand l'Union européenne et l'Allemagne sont aux environs de 18 %. Par ailleurs le transport, de marchandises en particulier, est une cause importante d'émission de CO2 : il représente 12 % des émissions de notre pays et 40 % du secteur des transports. L'un des leviers pour faire décroître les émissions de CO2, c'est d'utiliser le fret ferroviaire plutôt que le camion. À la tonne-kilomètre transportée, le transport ferroviaire électrifié – il l'est en France sur la longue distance, moins sur les lignes capillaires – émet six fois moins de CO2 que le poids lourd – 24 grammes contre 137, comme le montrait une étude faite en 2020 par CE Delft et reprise dans un rapport prospectif de France Stratégie et du CGEDD – Conseil général de l'environnement et du développement durable – sur le transport et la mobilité. Je ne mentionne pas les autres externalités négatives : le train est beaucoup moins accidentogène que le poids lourd, même s'il arrive, malheureusement, qu'il y ait des accidents de train, qu'il faut à tout prix éviter ; et le poids lourd est aussi une cause d'importantes congestions. Dire que l'on veut favoriser le fret ferroviaire a même tout d'une lapalissade tant les gouvernements qui se succèdent depuis une quarantaine d'années sont convaincus de cette nécessité.
Pour développer le transport ferroviaire de marchandises, trois grandes pistes se dessinent. La première est le signal prix sur la décarbonation des différents transports et n'est pas du ressort de SNCF Réseau. Après l'abandon successif, pour des raisons que l'on connaît bien, de l'écotaxe et le démantèlement des portiques sur les autoroutes, puis de l'augmentation de la TICPE – taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques – après le mouvement des gilets jaunes, il faut absolument, d'une manière ou d'une autre, se replonger dans cette question. Le coût que le transport routier longue distance représente pour la collectivité n'est pas couvert.
La deuxième piste concerne l'attribution et l'organisation des sillons. Il s'agit tout d'abord d'une stratégie d'exploitation dite capacitaire. Pendant très longtemps, le fret a été le parent pauvre des attributions de sillons, souffrant de la concurrence des travaux – l'arbitrage était quasiment toujours pris en leur faveur, sacrifiant certaines circulations, ce qui pouvait être compris par les chargeurs quand c'était planifié, beaucoup moins quand cela ne l'était pas – et de celle des voyageurs. Il faut reconnaître que les attributions de sillons fret se sont fortement améliorées ces dernières années, puisque le taux d'attribution, soit le rapport entre les sillons demandés et les sillons réellement attribués trois ans plus tard, était de 70 % il y a six ou sept ans et qu'il est aujourd'hui de 87 %. Un bémol néanmoins : elles ne le sont pas toujours à l'heure demandée. Le taux d'attribution à l'heure exacte est de l'ordre de 75 %. Il reste donc une marge.
Ensuite, il faudrait instaurer une garantie minimale de sillon par heure, dans chaque sens, pour les trains de fret. Or elle n'existe que ponctuellement. Lorsque j'étais président, nous avions mis ce système en œuvre sur le nœud ferroviaire lyonnais, en donnant deux trains par heure et par sens, à toutes les heures. Ce genre de mesure donne confiance au secteur des transports, notamment aux chargeurs qui savent qu'ils pourront passer à n'importe quelle heure. La révision du règlement RTE-T, ou réseau transeuropéen de transport, devrait être adoptée à la fin de l'année, qui obligera à terme à avoir deux sillons par heure et par sens garantis pour le fret ferroviaire sur tous les grands axes. Quant à savoir si cela suffira, il faudrait demander des études à SNCF Réseau.
Il m'avait également semblé qu'il fallait mettre tous les acteurs autour d'une table suffisamment en amont pour anticiper les problèmes d'engorgement dans un faisceau ferroviaire. Nous avions inauguré ces plateformes en Normandie – dans le cadre de la dévolution des Intercités aux régions, beaucoup lui avaient été transférés. Il s'agissait de réunir les quatre grands acteurs – les autorités organisatrices de mobilité pour les TER, les opérateurs de fret ou leurs représentants, SNCF Mobilités pour les TGV et SNCF Réseau pour les travaux – afin d'anticiper leurs demandes et de voir où étaient les problèmes. Plusieurs plateformes ont d'ailleurs été créées depuis. Il faut saluer l'ensemble des acteurs, parce que c'est l'engagement de tous qui fait que cela fonctionne. Certains trouvent ces rencontres horribles, parce que l'on est au courant des problèmes à l'avance et que l'on n'a que des mauvaises nouvelles. Au contraire, en organisant ces échanges cinq ans à l'avance, cela laisse le temps de réagir et de reprioriser certains travaux. C'est une amélioration indéniable de l'organisation de notre système ferroviaire.
S'agissant de l'arbitrage entre travaux de nuit et fret ferroviaire, en mettant plus de sillons pour le fret dans la journée, on pourra faire baisser la circulation du fret la nuit, qui pose des problèmes dans un contexte de rattrapage des travaux. Matthieu Chabanel, l'actuel président de SNCF Réseau, vous en parlera sans doute mieux que moi, mais beaucoup de choses se font déjà de manière à mieux arbitrer entre le fret et les travaux, en essayant notamment de ne plus fermer les deux voies lorsqu'il n'y a pas d'itinéraire alternatif pour le fret ferroviaire la nuit. Certains compareront peut-être avec ce qui se passe en Allemagne, mais le réseau allemand est plus réticulé et offre plus d'alternatives, au contraire du nôtre, plutôt conçu en étoile depuis Paris, avec certes quelques transversales dont nous connaissons les problèmes.
Enfin, je voudrais signaler un problème majeur qui va grandissant et risque de poser de gros problèmes en région parisienne, où il y a de plus en plus de projets pour augmenter la capacité du réseau ferroviaire en matière de circulation de trains de voyageurs – les RER, les transiliens, les trains normands, le projet Eole. Tous ces travaux concernant le voyageur embolisent le système de fret. Dans les années à venir, nous allons devoir faire face à de très gros problèmes sur trois nœuds : Argenteuil, Le Bourget et Valenton-Rungis. Il est urgentissime d'investir et de demander à SNCF Réseau des plans d'investissement pour fluidifier le fret dans cette région. Pour rappel, les trains de fret présents en région parisienne sont à 75 % à destination ou en provenance de cette région et à 25 % en transit.
La troisième piste concerne l'investissement. Premier point évident : l'investissement dans le renouvellement du réseau ferroviaire. Il était de 1 milliard d'euros par an et s'élève à un peu moins de 3 milliards aujourd'hui, alors que les expertises que nous avions demandées estimaient le besoin aux alentours de 4 milliards. Beaucoup des voies qui bénéficient de ces investissements sont utilisées par le fret. Quand on améliore le trafic voyageur, on améliore le fret, il faut donc continuer et amplifier. Il faudra également voir l'usage que le gouvernement Borne fera des 100 milliards annoncés.
Deuxième point : l'investissement purement fret. Quand j'étais président de SNCF Réseau, je me suis battu – et j'ai perdu – pour la mise au gabarit P400 de tous les grands axes ferroviaires utilisés par le fret : ceux qui longent la Belgique pour aller vers le Luxembourg et l'Allemagne, celui qui part d'Allemagne pour aller vers Hendaye, et l'axe qui traverse le sillon rhodanien avec une branche italienne et une espagnole, ainsi que toute la zone entre l'Allemagne et la Suisse. Le gabarit P400 permet de faire passer des semi-remorques et des containers maritimes sur des trains sans avoir à mener d'études particulières au préalable. Un point d'histoire : les réseaux anglais, français et allemands sont tous les trois différents. Les premières lignes françaises ont été construites par des ingénieurs anglais, moyennant quoi le gabarit français est un gabarit restreint, d'inspiration anglaise – le gabarit anglais est, quant à lui, tout petit et ne permet pas de faire passer les P400. Le gabarit allemand est, vous ne serez pas surpris, beaucoup plus grand. Les Allemands disposent donc d'un réseau au gabarit P400, à l'image de la majorité des pays d'Europe centrale. Cela fait très longtemps que l'on parle de ce sujet autour duquel se manifeste, si l'on peut dire, une mauvaise volonté générale.
Tout d'abord, contrairement à ce que l'on dit, il ne s'agit pas d'investissements semblables à ceux faits pour les lignes LGV, qui se chiffrent en milliards. Il s'agit là de centaines de millions d'euros – peut-être 1 ou 2 milliards pour la totalité du réseau. Cela reste des investissements certes importants à l'échelle du ferroviaire, mais qui ne sont pas non plus gigantesques. Par ailleurs, tant que notre réseau ne sera pas au gabarit P400, un chargeur polonais qui voudra envoyer un train au Portugal devra faire une demande de passage exceptionnel que les ingénieurs de SNCF Réseau étudieront. Mais SNCF Réseau n'ayant pas assez d'ingénieurs, l'étude sera rendue en retard. Or le monde de la logistique fluctue vite, les stocks baissent et montent, l'économie s'arrête et repart, et le chargeur polonais perd là un temps infini. Il mettra donc des camions pour aller de Pologne au Portugal, d'autant plus qu'il ne paiera quasiment pas de taxes en France.
C'est pourquoi cette question du gabarit est essentielle. Je m'étais battu contre des ingénieurs de ma grande maison qui voulaient faire une sorte de P400 français ! Il faut faire du P400 afin de disposer d'un système interconnecté européen du point de vue du gabarit. Trois axes sont essentiels : Forbach-Paris-Hendaye, Luxembourg-Suisse avec les tunnels des Vosges, Paris-Dijon. Si l'on veut développer significativement le secteur, il faut également étudier le sujet des trains longs – de 850 mètres et plus – et leur impact sur les infrastructures ferroviaires françaises. Plus vous massifiez le transport, plus vous baissez les coûts et êtes compétitifs sur le marché de la logistique.
Troisième point : les investissements capacitaires sur les nœuds ferroviaires. J'ai cité les trois goulots d'étranglement en Île-de-France. Les projets de développement des RER métropolitains auront forcément un impact sur le fret. Il faut sans doute penser à des investissements pour décloisonner ou scinder les flux fret et les flux voyageurs dans ces grands nœuds, sans quoi le système risque l'embolie – et ce sera toujours au détriment du fret. Le deuxième investissement capacitaire concerne les lignes. Un peu de technique : hors LGV, dans le système français, on ne peut passer que sur l'une des deux voies dans un sens. Aussi, quand on bloque une voie pour faire des travaux, impossible de circuler dans les deux sens, à moins d'investir dans des installations permanentes de contre-sens (IPCS), dont notre pays est très peu équipé, à l'inverse de l'Allemagne. Il faut investir sur les grands axes, en particulier : Dijon-Toul, Bordeaux-Hendaye ou vers Château-Thierry.
Évitons aussi de nous tirer une balle dans le pied – j'aurais d'ailleurs peut-être dû commencer par-là, parce que ça ne relève pas de l'investissement. Il y a, dans la vallée du Rhône, sur la rive droite du fleuve, une ligne exclusivement réservée au fret, qui est très important dans cette zone. Certaines régions veulent y faire circuler des TER. Cela tuera le fret. Il ne faut pas développer de TER sur cette ligne réservée au fret – elle d'ailleurs la seule à l'être. Je ne dis pas que c'est un mauvais projet, mais il faut savoir arbitrer entre les priorités. Ce couloir rhodanien est très important pour le fret, et il l'est d'autant plus avec la création du Lyon-Turin.
Dernier point sur l'investissement : quand je parle de transport de fret, je parle essentiellement de transport massifié et longue distance, donc essentiellement du transport combiné. Il manque de nombreux terminaux pour le transport combiné en France. Il faut rénover drastiquement nos gares de triage qui sont dans un état de déshérence absolu. On peut imaginer, dans ce cadre, des partenariats public-privé (PPP) ou des concessions pour des projets bien identifiés et isolés. En revanche, faire des concessions sur le CDG Express est une aberration, dans la mesure où l'on est au milieu de voies, que tout touche à tout et que le moindre changement de voie sur le CDG Express a un impact sur toute la signalisation du faisceau nord.
Vous avez brossé le tableau d'une forme de redressement du fret ferroviaire ou d'intérêt plus fort pour ce moyen de transport que l'on entend aussi chez les industriels, ainsi que d'un timide redressement de la part modale depuis cinq ans puisque nous sommes passés de 9 à 10,7 %. Vous avez insisté, ce qui était assez logique compte tenu de vos anciennes fonctions, sur la nécessaire modernisation des infrastructures. On aurait aussi pu parler du programme de commande centralisée du réseau ferré pour son effet sur l'écosystème ferroviaire global, des IPCS et du passage au gabarit P400 des tunnels.
Vous n'avez pas parlé du signal négatif adressé au fret en interne, au sein du groupe SNCF. En effet, le prix du péage est très faible pour le fret en France, l'un des plus faibles d'Europe, alors qu'il est très élevé pour le transport de voyageurs, ce qui incite objectivement à faire passer du trafic voyageur. Dans quelle mesure cela a-t-il pu affaiblir l'intérêt pour le fret ?
Vous avez par ailleurs rappelé que, contrairement à la Belgique, à la Suisse et à l'Allemagne, le transport routier n'est pas frappé d'écoredevance en France. C'est un biais qui désincite à pratiquer le fret ferroviaire.
Enfin, que pensez-vous de la solution de discontinuité préconisée par le Gouvernement, qui anticipe de possibles sanctions de l'Union européenne concernant les aides publiques apportées à Fret SNCF pendant une assez longue période ?
La faiblesse du tarif des péages fret a forcément un effet sur la mobilisation des équipes de SNCF Réseau. J'aborderai cependant le sujet sous un autre angle. L'État est actionnaire mais il tient également à développer le fret. Celui qui dirige SNCF Réseau se trouve donc systématiquement pris en étau entre des injonctions contradictoires. D'un côté, nous devons rendre le fret attractif, de l'autre nous devons contenir les dépenses. C'est pour cette raison que nous avons réussi à obtenir des subventions qui compensent la perte de gains que nous aurions été en droit d'espérer si nous n'avions pas baissé le tarif du péage de fret. Dans les faits, la compensation n'est pas parfaite. Surtout, elle se retrouve noyée dans une grande discussion budgétaire. Pour être honnête, je reconnais bien volontiers que le fait de se sentir surveillé de près par le ministère du budget n'était pas très motivant.
Cela étant dit, il reste le sujet de l'organisation interne de SNCF Réseau. Lorsque j'en ai pris la tête, il existait une direction chargée d'attribuer les sillons. Elle comptait d'excellents experts à qui il manquait cependant la fibre commerciale. J'ai essayé d'apporter du changement, tout en continuant à m'appuyer sur ces gens dont les indéniables compétences étaient indispensables pour démêler l'écheveau des milliers de sillons. J'ai donc créé un poste de « patron » du fret, chargé de défendre les entreprises de fret au sein de SNCF Réseau, d'obtenir des sillons, de fluidifier les relations. Cette initiative a porté ses fruits puisque la situation s'est améliorée mais il reste beaucoup à faire pour espérer être à la hauteur de la lutte contre le dérèglement climatique.
Le fait que nous devions diminuer le tarif du péage de fret n'a pas suffi à décourager le personnel de SNCF Réseau qui reste motivé pour développer le fret. Il faut amplifier le mouvement et inciter les gens à aller plus loin. Par exemple, pourquoi ne pas dédier un directeur grands comptes à chaque société de transport pour développer avec les uns et les autres, qu'il s'agisse de Naviland Cargo ou de DB Cargo, des relations particulières qui leur permettraient de mieux comprendre leurs besoins et de les anticiper ?
Vous avez évoqué la discontinuité de Fret SNCF. Personnellement, je serais très favorable à sa complète filialisation. Mais qui en serait l'actionnaire ? Il faudrait qu'il ait le souci de développer Fret SNCF. S'il y est déterminé, il n'y a aucune raison pour qu'il n'y parvienne pas. SNCF y est bien arrivé avec Naviland Cargo ou Captrain France. Bien évidemment, il faudrait en débattre mais c'est une idée qui pourrait donner de bons résultats.
J'insiste sur le fait que l'État devra au préalable établir une stratégie pour développer le fret. Le risque que l'on prend, en privatisant Fret SNCF, est que soient fermés tous les secteurs déficitaires pour ne développer que les rentables. Une privatisation de Fret SNCF devra s'accompagner d'une réglementation et de dispositifs incitatifs. Interrogez les Belges à propos de Lineas – le résultat n'est pas brillant.
Vous étiez à la tête de SNCF Réseau au moment de l'instauration du pacte ferroviaire, que certains d'entre nous sont en droit de considérer comme un pas supplémentaire dans la libéralisation du secteur. Vous avez considéré que la libéralisation était une réussite symbolisée par l'arrivée de multiples acteurs. Or on peut lire dans la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire, document officiel par excellence, que la libéralisation s'est faite au détriment de la part modale du fret ferroviaire. Qu'en pensez-vous ?
D'autre part vous avez évoqué, à juste titre, l'ampleur des investissements qu'il faudrait consentir pour développer le fret. Un investissement pluriannuel de 4 milliards d'euros permettrait-il de réaliser les objectifs ? Surtout, serait-il à la hauteur des attentes des opérateurs du Fret ferroviaire français du futur, dits 4F, qui espèrent un effort d'environ 13 milliards d'ici à 2030 ?
Je vous l'ai dit dans mon propos introductif : la libéralisation du fret ferroviaire n'a pas accéléré sa chute, laquelle lui est antérieure puisque, entre 2002 et 2005, le trafic a diminué de 15 milliards de tonnes-kilomètre. Du reste, je me demande bien en quoi la libéralisation aurait pu en être responsable. Au contraire, en permettant de fixer le juste prix, la libéralisation aurait pu rendre le fret plus attractif que le transport routier. Les présidents de région considèrent ainsi que les prix fixés par SNCF Mobilités pour les trajets en TER sont trop élevés. La cause du recul du fret ferroviaire est à chercher ailleurs, notamment dans la désindustrialisation.
Je suis un grand défenseur de la loi de programmation pluriannuelle – j'ai d'ailleurs soulevé la question à plusieurs reprises lorsque je dirigeais SNCF Réseau. Le Conseil d'orientation des infrastructures en a défendu le principe dans son rapport, ce dont je le félicite. Lorsque vous gérez des infrastructures, en particulier des infrastructures ferroviaires qui ne sont pas appelées à devenir obsolètes au bout de dix ans, comme en témoignent celles qui datent d'avant la guerre, vous ne pouvez pas raisonner à l'échelle de l'annuité budgétaire. Si la Constitution interdit au Parlement de prendre des engagements fermes pour plusieurs années, rien n'empêche celui-ci de voter une loi de programmation pour cinq à dix ans qu'il sera forcément plus compliqué de remettre en cause lors de l'examen du budget les années suivantes. En l'absence de loi de programmation, le Gouvernement fait ce qu'il veut et il nous est arrivé de subir des réductions budgétaires de dernière minute alors que les travaux avaient déjà été planifiés. Il faut savoir en effet que les travaux importants se prévoient au moins cinq ans à l'avance. Une telle loi donnerait une vision pour l'avenir et permettrait aux équipes de SNCF Réseau de se projeter.
Vous avez été mon patron puisque je travaillais chez SNCF Réseau lorsque vous le dirigiez. Vous ne pouvez pas dire que la grève des cheminots est en partie à l'origine du déclin du fret. Ce ne sont pas les cheminots qui ont fermé les gares de triage, qui ont refusé d'investir dans le réseau, qui ont choisi de transférer une partie du trafic ferroviaire à la filiale Geodis de la SNCF. Cela étant, je ne suis pas étonné puisque vous disiez déjà en 2018, lorsque nous faisions grève pour protester contre cette ouverture à la concurrence qui annonçait la destruction du service public ferroviaire, que le statut des cheminots était un problème.
Vous avez beaucoup parlé de transport massifié, combiné, mais vous n'avez rien dit du wagon isolé alors qu'il serait une solution pour les nombreuses entreprises qui n'ont pas les moyens de payer un train entier et qui desservent les territoires de proximité. S'agirait-il là d'une solution dépassée ou pensez-vous qu'il ait encore de l'avenir ?
Vous proposez de réserver un ou deux sillons par heure pour le fret. Nous sommes d'accord mais je vous ferai remarquer qu'à l'époque où j'étais cheminot, on m'a déjà demandé de garer des trains de fret pour laisser passer ceux de voyageurs, ce qui causait un retard considérable. Comment ferez-vous pour tenir les horaires alors que le nombre de cheminots a été divisé par trois à Fret SNCF et qu'il est prévu de fermer des gares ?
Vous avez abordé le sujet des IPCS, qui ne sont pas à la hauteur. Avez-vous une idée du montant des investissements nécessaires pour améliorer ces outils et fluidifier le trafic ?
Quant aux travaux de nuit, qui ralentissent le trafic de fret ferroviaire, je rappellerai qu'à une certaine époque, les cheminots étaient formés au risque ferroviaire et savaient comment procéder pour faire circuler en toute sécurité des trains sur une voie tandis que des travaux étaient réalisés sur l'autre. À présent que les travaux sont sous-traités à des entreprises privées, il faut fermer les deux voies pour garantir la sécurité ! Ne conviendrait-il pas de revenir au fonctionnement antérieur ?
Précisons que le chiffre de 4 milliards d'euros annuels concerne l'ensemble du réseau structurant et pas uniquement le fret ferroviaire. Il correspond au milliard et demi qui serait ajouté aux 2,8 milliards pour suivre les recommandations du Conseil d'orientation des infrastructures.
Que les choses soient claires pour ce qui concerne le wagon isolé : le recours au fret ferroviaire est pertinent pour le transport massifié sur une longue distance ; en revanche, à l'extrémité de ces grands axes, les installations terminales doivent être combinées pour que le transport sur les cinquante derniers kilomètres puisse se faire par la route.
Je ne suis pas certain que le wagon isolé soit une solution rentable. En revanche, les lignes capillaires jouent un rôle essentiel pour relier une usine au réseau principal. Il ne s'agit pas, dans ce cas, de wagon isolé mais d'un véritable train. C'est un dispositif que nous devons développer. D'ailleurs, des programmes ont été lancés avec les régions pour financer la rénovation de ces lignes. Il faudrait comparer les coûts engrangés par le transport en wagon isolé ou en camion. Je ne crois pas que la comparaison joue à l'avantage du wagon. Le camion est d'une utilisation plus souple pour les petites quantités. Chaque mode de transport présente un intérêt particulier. Le recours au ferroviaire est avantageux pour un transport massifié, sur de longs trajets mais il vaut mieux préférer le camion pour transporter de faibles quantités sur des rayons d'action d'une cinquantaine de kilomètres.
Pour ce qui est des travaux de nuit, la sous-traitance n'a ni dégradé ni amélioré le système. J'étais favorable à faire davantage appel à la sous-traitance, à condition toutefois de ne pas aller trop vite. En effet, SNCF Réseau avait l'habitude, avant même que je n'arrive, de travailler avec des sous-traitants qui se chargeaient d'apporter la main-d'œuvre et le matériel tandis que les chefs de chantier étaient du personnel SNCF. Déjà à l'époque, nous étions à la limite de la légalité. Si l'on veut que les sous-traitants travaillent correctement, il faut leur laisser un plus grand champ d'action, comme cela se pratique pour les travaux publics. SNCF ne doit conserver que la définition de la stratégie, qu'il s'agisse du découpage des lots ou de l'organisation des chantiers. C'est à cette condition que nous aurons de bons résultats. Les problèmes que l'on rencontre actuellement viennent du fait que, des deux côtés, il faut du temps pour s'ajuster. Les entrepreneurs ne sont pas toujours prêts pour réaliser un travail correct et SNCF Réseau a tendance à ne rien vouloir déléguer.
Quant au nombre de cheminots, dès lors que le fret ou le transport de voyageurs se développera, il faudra embaucher plus de personnel, d'où l'importance d'une loi de programmation qui permettrait d'anticiper. Dès lors que l'on a de la visibilité pour les travaux à réaliser, on peut ajuster les effectifs.
Vous avez reconnu que les transporteurs routiers payaient moins que ce qu'ils devraient et vous plaidez en faveur d'une écotaxe. Les subventions accordées à Fret SNCF ne se justifient-elles pas, par conséquent, par l'existence de ces avantages accordés aux routiers ?
D'autre part, le Gouvernement a annoncé de nombreux projets pour la SNCF : créer des RER métropolitains dans les grandes villes de province, doubler le nombre de voyageurs à l'horizon 2035-2040. Est-ce réaliste, sachant qu'il est aussi prévu de doubler le fret ferroviaire ?
Enfin, vous avez expliqué que la privatisation du fret pourrait être souhaitable à condition de respecter certaines règles pour que les secteurs les moins rentables ne soient pas sacrifiés. Comment faire ?
Je n'étais pas à la tête de Fret SNCF et je ne sais pas si les faveurs accordées aux routiers ont justifié les subventions au fret – si c'est le cas, cela aura été décidé dans le respect de la réglementation européenne. Il est certain, en revanche, que s'il avait été instauré une taxe carbone, le problème aurait été réglé.
Vous me demandez s'il sera possible de doubler aussi bien le transport de voyageurs que le fret : oui si les investissements sont suffisants et la planification raisonnable. Le temps est une donnée importante qu'il ne faut pas négliger. J'ai proposé des améliorations qu'il était possible de réaliser tout de suite pour un gain immédiat, sans que cela ne nécessite un grand investissement. Par exemple, il conviendrait de décloisonner les flux fret et voyageurs là où il y a des goulots d'étranglement. Ce serait une solution pour augmenter nos capacités.
Quant aux 4 milliards, au temps où je dirigeais SNCF Réseau, je n'avais pas une telle somme à ma disposition. Cette annonce est la bienvenue mais je serais bien incapable de vous dire si elle suffira. Posez la question à SNCF Réseau. Demandez-lui quels sont ses projets, s'il est par exemple prévu de désengorger les goulots d'étranglement, notamment en région parisienne.
Vous avez insisté sur la mobilisation croissante des régions pour investir dans les infrastructures dédiées au fret. C'est nouveau et nous en reparlerons.
Le 7 février 2018, durant votre audition devant la commission du développement durable et de l'aménagement du territoire, vous indiquiez que les lignes du réseau historique étaient très circulées et que l'état du réseau pâtissait d'un sous-investissement chronique depuis la création du réseau LGV. À cette époque, le nombre de sillons était-il déjà insuffisant pour satisfaire la demande de fret ?
D'autre part, pensez-vous que nous sommes en retard dans le déploiement du système européen de gestion du trafic ferroviaire (ERTMS) ? Ce système de signalisation permettrait d'augmenter le nombre de sillons et, par conséquent, la part du fret dans notre réseau.
Vous avez indiqué que l'attribution des sillons à l'heure exacte s'était améliorée de 75 % mais le taux d'attribution des sillons a-t-il progressé ?
Enfin, le développement du fret est-il compatible avec la volonté des régions de développer le TER régional ?
À l'origine, le nouveau système de signalisation européen ERTMS visait à répondre à un simple problème d'interopérabilité : il s'agissait de faire en sorte qu'un train qui partait de Pologne pour rejoindre le Portugal ne soit pas équipé de quatre systèmes de signalisation mais d'un seul. C'était le système ERTMS de niveau 1. Il a d'ailleurs été très peu utilisé car il ne présentait pas d'autre intérêt. Le fait de ne disposer que d'un seul système de signalisation permettait au chargeur de moins payer mais l'investissement dans l'infrastructure était élevé. Le système a été revu et l'ERTMS de niveau 2 a permis d'améliorer la cadence des trains en réduisant l'espace entre eux. L'Union européenne a financé une partie de son développement, qu'elle a en partie imposé d'ailleurs même si le système commençait déjà à être déployé dans plusieurs pays comme en France et en Allemagne, plutôt en retard dans ce domaine. Nous ne sommes pas en avance dans le calendrier prévu par l'Union européenne car le financement du système fut souvent la variable d'ajustement des budgets. Puisqu'il était difficile de réduire le budget affecté à la rénovation des lignes, considérée comme prioritaire vu l'état du réseau, c'était l'automatisation qui ralentissait. Ce fut également le cas pour la commande centralisée du réseau – CCR –, qu'on peut apparenter aux tours de contrôle du secteur aérien car elle concentre dans un seul espace la télécommande de l'ensemble du système de signalisation d'une région donnée. C'est plus efficace et plus sûr. Ces deux programmes ont constamment été reportés. Je ne dis pas que rien ne se fait mais que tout prend plus de temps que prévu.
Concernant les chiffres, le taux d'attribution des sillons s'est amélioré dans les mêmes proportions.
Enfin, à condition d'avoir une approche rationnelle et des investissements suffisants, il est possible d'augmenter le fret et le transport de voyageurs car nous avons les sillons nécessaires. En dehors des travaux, il n'y a pas d'obstacle à la hausse du trafic. Je vous citerai un exemple qui prouve que les sillons ne sont pas un problème : j'ai été amené à étudier la possibilité d'avoir un opérateur de TGV supplémentaire, concurrent à la SNCF ; si j'ai pu le faire, c'est précisément parce que les sillons ne posaient pas de problème. Même en gare de Lyon ou en gare Montparnasse, on peut trouver des sillons supplémentaires pour ne pas empêcher SNCF Mobilités de disposer des siens propres. Il reste à faire sauter les goulots d'étranglement.
En 1986 a été créé le train des primeurs Perpignan-Rungis, qui est emblématique du transport ferroviaire depuis des décennies. Or le flux n'a cessé de se réduire au fil des ans et l'avenir de ce train semble compromis. Confirmez-vous ces craintes ? Quelles mesures pourrions-nous prendre pour assurer sa pérennité ?
La principale problématique de ce train des primeurs est qu'il doit être à l'heure. Il doit arriver très tôt à Rungis et il ne peut se permettre le moindre retard, contrairement aux trains de fret classique. Je suis cependant d'accord avec vous : il faut conserver ce train et, par conséquent, améliorer la qualité des sillons entre Perpignan et Rungis. Rungis est de plus en plus engorgé. Des progrès ont été réalisés mais nous ne sommes pas encore arrivés à pouvoir garantir un bon fonctionnement pour chaque voyage. Il faut prendre des mesures d'investissement pour toute la ligne et imposer des créneaux prioritaires pour le train des primeurs. Si nous accumulons les retards et que la marchandise arrive en mauvais état, il est certain que le transport finira par se faire par la route.
La question du wagon isolé a mis en évidence nos divergences. Vous lui préférez un mode de transport massifié alors que notre réseau est très bien maillé. Nous disposions ainsi de 4 500 ITE – installations terminales embranchées – dont une grande majorité est à présent désaffectée par manque d'entretien ou de rénovation. Nous manquons malheureusement de cheminots pour réaliser ce travail mais l'augmentation des effectifs peut se prévoir. Si l'on suit votre logique selon laquelle le fret ferroviaire ne peut qu'être un mode de transport massifié, comment desservez-vous les territoires du milieu ? Je suis originaire du Sud-Ouest : les petites coopératives agricoles qui n'ont besoin que d'un ou deux wagons pour acheminer leur production sont-elles condamnées à recourir aux camions ?
D'autre part, pourquoi Fret SNCF a-t-il renoncé à former les cheminots pour qu'ils soient aussi des commerciaux, capables de démarcher des entreprises pour leur proposer d'utiliser le train ? N'est-ce pas ainsi que nous relancerons le fret ferroviaire public ? Beaucoup de chefs d'entreprise préféreraient utiliser le train car ils sont sensibles à la transition écologique et conscients des risques d'accidents sur la route, dont les conséquences peuvent être dramatiques quand les camions transportent des matières dangereuses. Ne conviendrait-il pas de revoir la politique commerciale de Fret SNCF ?
Lorsque la coopérative est importante et qu'il faut faire partir des quantités importantes de récolte, une ligne capillaire est nécessaire pour la connecter au réseau principal et il faut investir pour la rendre praticable. Lorsque la production est moindre et qu'un seul wagon suffit, le coût de rénovation d'une petite voie et de l'embranchement terminal serait disproportionné par rapport à la quantité acheminée. Si aucune subvention n'est versée, le coût du transport est trop élevé et il sera répercuté dans le prix des marchandises, ce qui ne permettra pas au producteur d'être concurrentiel par rapport à ceux qui auront choisi de transporter leurs marchandises par la route. Et si la collectivité locale choisit de verser une subvention, elle dépensera beaucoup d'argent pour pas grand-chose. C'est aussi pour cette raison que je me suis battu pour fermer certaines lignes pour lesquelles il fallait verser 80 euros de subvention par voyage. À ce prix-là, on pouvait offrir le taxi aux voyageurs ! Et en Tesla, encore ! Il faut rester raisonnable.
Je ne dis pas qu'il faut fermer toutes les petites lignes. Certaines sont importantes et il faudrait y faire circuler davantage de trains. Malheureusement, à force de saupoudrer partout, on n'a plus d'argent pour développer des lignes qui auraient du potentiel. C'est la même chose pour le fret. Si l'entreprise produit suffisamment, il peut être intéressant d'investir dans des lignes capillaires, d'où l'intérêt de ne pas perdre d'argent dans la restauration de petites voies qui ne serviraient pas à grand-chose. Dans le fond, nous ne sommes pas complètement en désaccord.
La commission procède à l'audition de M. François Goulard, ancien ministre.
Nous accueillons M. François Goulard, ancien secrétaire d'État aux transports et à la mer de 2004 à 2005.
Notre commission d'enquête a souhaité entendre tous les ministres chargés des transports depuis 1997. L'objectif est de retracer les étapes du déclin de la part modale du fret ferroviaire depuis cette date – même si ce déclin avait commencé bien auparavant.
Monsieur le ministre, vous avez exercé vos fonctions à un moment charnière. Vous êtes arrivé au lendemain du plan Véron, qui visait à améliorer la qualité du service rendu par Fret SNCF et à restaurer l'équilibre de son exploitation. Et vous êtes devenu ministre délégué à l'enseignement supérieur et à la recherche au moment de l'ouverture effective du fret ferroviaire à la concurrence, avec la circulation des premiers trains d'opérateurs alternatifs.
Nous serons heureux d'entendre votre témoignage sur cette période et de bénéficier de votre analyse des évolutions ultérieures – y compris sur la solution consistant à organiser une discontinuité économique, qui a été retenue par le Gouvernement pour répondre au reproche de soutien indu de Fret SNCF formulé par la Commission européenne.
Je rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. François Goulard prête serment.)
J'ai été secrétaire d'État aux transports et à la mer pendant une période qui est maintenant relativement ancienne, il y a plus de quinze ans. En outre, j'ai exercé ces fonctions pendant un an seulement. Mes souvenirs sont donc partiels, pour des raisons qui se comprennent assez bien.
La part du fret ferroviaire dans le transport des marchandises était en effet déjà un sujet de préoccupation. Comme vous l'avez relevé, un nouveau dirigeant venait d'être nommé à la tête de Fret SNCF – un homme d'expérience, dont le parcours était moins classique que celui des différents responsables du groupe. Il mettait en œuvre un plan cohérent et dont on pouvait penser qu'il avait des chances de réussir.
Mais notre sujet de préoccupation à l'époque était surtout de faire adopter le énième plan fret. Il s'agissait de restaurer un équilibre financier extrêmement dégradé, tout en recherchant l'accord de Bruxelles au sujet des aides qui allaient être accordées à la SNCF pour cette activité. De mémoire, ce plan s'élevait à 1,5 milliard, dont 700 ou 800 millions apportés par l'État – le reste étant à la charge de l'entreprise.
Comme vous l'avez justement dit, la concurrence était en germe mais elle n'avait pas commencé à produire ses effets. Dans mon souvenir, la libéralisation du fret n'était pas un sujet d'actualité ou de débats. Je ne me rappelle ainsi aucune discussion sur ce point à l'Assemblée nationale ou au Sénat. Il fallait sauver le fret ferroviaire et tenter de restaurer sa part modale.
Il était aussi question d'autres sujets connexes, comme le ferroutage, qui faisait l'objet d'études et que l'on tentait de lancer depuis relativement peu de temps. Des obstacles très pratiques se manifestaient. Ainsi, les conteneurs ne passaient pas dans tous les tunnels et des gares ne disposaient pas des équipements adéquats de transbordement. De ce fait cette solution, qui semblait très prometteuse aux yeux de certains, n'arrivait pas à prendre forme.
Vous avez certainement déjà analysé les difficultés du fret ferroviaire, ou vous le ferez en entendant des gens sensiblement plus compétents que moi. Pour ma part, j'ai retenu que ce fret était adapté pour les trains complets cadencés. Pour des raisons évidentes, il est compliqué d'organiser des trains dont les wagons sont destinés à plusieurs gares différentes. En outre, la question des sillons posait déjà un problème. Réseau ferré de France (RFF) et la SNCF entretenaient à cet égard des relations antagonistes. Il m'est cependant impossible de dire s'il y a eu mauvaise volonté des uns et des autres lorsqu'il s'est agi de privilégier le fret, ou du moins de ne pas le pénaliser.
En tout état de cause, nous avions observé que le fret ferroviaire avait un intérêt évident dans des pays beaucoup plus étendus que la France, car les distances à parcourir limitaient l'impact des ruptures de charge sur le coût et la durée relative de ce mode de transport. Par ailleurs, nous avions étudié de près la situation en Allemagne – comme souvent. Des contacts étroits existaient entre la Deutsche Bahn et la SNCF, mais aussi au niveau ministériel. La part modale du fret ferroviaire était effectivement plus élevée en Allemagne notamment parce que de nombreux produits pondéreux traversaient cette dernière à destination d'autres pays, à l'est de l'Europe. Les solutions retenues en Allemagne du fait de certaines caractéristiques favorisant le fret ferroviaire n'étaient donc pas adaptées aux besoins de transport de la France.
Autre point dont je me souviens : nos ports étaient mal équipés pour transférer efficacement et rapidement sur des trains des conteneurs ayant voyagé par la voie maritime – et je crois que c'est encore le cas. Je me rappelle être allé plusieurs fois au Havre et avoir constaté que la rupture de charge était inévitable. Il faut y ajouter le fait que la jonction entre Le Havre et la région parisienne était déjà totalement saturée, notamment en raison de la circulation des trains de banlieue. Bref, les conditions n'étaient pas réunies pour le développement du fret ferroviaire.
La concurrence de la route – avec sa souplesse et sa rapidité – était telle que l'on pouvait difficilement nourrir de grandes ambitions pour le fret ferroviaire. Je ne sais pas si cela a beaucoup évolué, mais sa vitesse moyenne était alors de 18 kilomètres à l'heure, ce qui n'est pas extrêmement performant. Et en cas de perturbations, par exemple dues à une grève, il fallait quelquefois trois semaines pour retrouver l'ensemble des wagons. Il y avait véritablement des problèmes d'organisation interne assez sérieux, qui pouvaient expliquer cette mauvaise performance.
Il s'agissait donc d'un sujet, mais pas de ma principale préoccupation lors de cette période – qui, encore une fois, a été relativement courte. J'avais des dossiers beaucoup plus urgents, comme celui – assez explosif – de la Société nationale maritime Corse-Méditerranée (SNCM). Je m'en suis beaucoup occupé et il a été délaissé par la suite – mais c'est une autre affaire. Le débat sur le registre international français (RIF) avait été assez houleux à l'Assemblée et au Sénat. Il fallait aussi régler la question du statut des aéroports.
En ce qui concerne le fret ferroviaire, les débats portaient sur le plan fret.
La filialisation du fret avait été envisagée et repoussée. Je me souviens d'une réunion à laquelle participaient Gilles de Robien, ministre de l'équipement, des transports, du logement, du tourisme et de la mer, Louis Gallois, président de la SNCF, son directeur général Guillaume Pepy et moi-même. Les deux plus jeunes, c'est-à-dire Guillaume Pepy et moi-même, étaient partisans de la filialisation, à la différence des deux plus âgés qui y étaient hostiles pour des raisons sociales. En tout état de cause, il était à peu près certain que le Président de la République refuserait cette solution, qui était rejetée avec une certaine violence par les syndicats de la SNCF. Le dossier a été refermé sitôt ouvert. Mais, d'une part, il nous était apparu que c'était un bon moyen d'obtenir l'accord de Bruxelles pour recapitaliser – en réalité pour capitaliser – cette éventuelle filiale fret. D'autre part, cela aurait sans doute permis de mieux évaluer la gestion de cette entité. Mais cela n'a pas été plus loin qu'une proposition rejetée au cours d'une réunion.
Voilà ce que je peux vous dire en quelques mots. Le fret ferroviaire constituait pour moi un sujet réel, qui a fait l'objet de discussions et sur lequel je recevais des notes. Mais il n'était pas au cœur des préoccupations du gouvernement à cette époque.
Vous avez indiqué qu'à l'époque où vous étiez au Gouvernement les rapports entre RFF et la SNCF étaient dégradés. Pourriez-vous revenir sur ce point ? Dans quelle mesure cela a-t-il pu jouer contre le fret ferroviaire ?
Les investissements en faveur du réseau ferroviaire ont eu tendance à augmenter à partir de 2003 – et cela a continué jusqu'à aujourd'hui. Selon tous les chercheurs, ce fut un véritable retournement. Vous souvenez-vous de conflits en matière d'affectation de ces investissements ? Les a-t-on finalement orientés davantage vers le trafic de voyageurs que vers le fret ?
Quand on lit les débats sur le sujet à l'Assemblée nationale, que ce soit à l'époque de M. Gayssot – que nous avons entendu tout à l'heure – ou lorsque vous étiez chargé des transports, on est frappé de constater que le rôle potentiel du fret ferroviaire pour décarboner les transports – et donc l'argument de la transition écologique – était très rarement mis en avant. Pouvez-vous le confirmer et nous aider à comprendre comment le regard porté sur ce sujet était nécessairement différent du regard d'aujourd'hui ?
Sur ce dernier point, il est évident que la question de l'émission de gaz à effet de serre était beaucoup moins présente à cette époque-là. Le développement du fret ferroviaire devait surtout contribuer à la réduction du nombre de camions sur les routes. Cette préoccupation revenait souvent lorsque j'étais interrogé, à l'occasion des questions orales sans débat, sur la fermeture programmée par la SNCF de telle ou telle gare destinée au transport de bois, dont le trafic était insignifiant. Si l'on n'évoquait pas le réchauffement climatique, on m'objectait que cela conduirait à augmenter le nombre de camions transportant des billes de bois. Nous avons clairement changé d'époque.
J'en viens aux relations entre la SNCF et RFF. Ce dernier était un établissement récent, qui prenait ses marques. Son président avait une forte personnalité et il voulait affirmer la présence de son établissement dans le paysage ferroviaire. Or RFF dépendait alors des services techniques de la SNCF pour les études préalables aux travaux, car on n'avait pas transféré l'ensemble des personnels concernés – ce qui aurait dû être fait en bonne logique. C'était une source quotidienne de conflits.
Les choix d'investissements ne suscitaient pas de dissensions ouvertes qui auraient nécessité des arbitrages ministériels, mais on savait qu'il y avait de temps en temps des chamailleries.
Vous avez dit très justement que les investissements ferroviaires avaient augmenté à cette époque. Mon prédécesseur avait commandé un rapport à l'École polytechnique fédérale de Lausanne, rédigé par un très bon spécialiste. Celui-ci avait mis en évidence une dégradation assez sérieuse du réseau ferroviaire français. Nous avions pu obtenir une augmentation des budgets et de grands travaux étaient en cours ou programmés. Une bonne partie concernait les lignes à grande vitesse (LGV). La LGV Est européenne était quasiment achevée à cette époque. J'avais lancé l'enquête publique pour la LGV Bretagne-Pays de la Loire. Nous avions des moyens.
Peut-on dire que nous avons privilégié le transport de voyageurs plutôt que le fret ? Il faut faire la part des choses. Les LGV coûtent en effet cher et ne concernent que le transport de voyageurs. Mais pour les lignes classiques, l'investissement est commun, de telle sorte que l'on ne peut pas dire que le transport de passagers ou de fret est privilégié. S'agissant du matériel roulant, je n'ai pas de souvenir précis, même s'il me semble que les locomotives destinées au fret n'étaient pas les plus modernes. Cela étant, je n'ai pas le sentiment qu'il s'agissait de l'explication principale de la mauvaise performance du fret ferroviaire à cette époque-là. C'était plutôt la conséquence de l'organisation et de relations sociales difficiles. En outre, le fret occupe beaucoup de place sur le réseau parce qu'il est lent. Il est donc plus difficile de lui affecter un sillon par rapport au transport de voyageurs, plus rapide.
Je ne dirais pas que la volonté de redresser le fret ferroviaire primait sur tout, mais c'était quand même une préoccupation.
Vous avez indiqué que la libéralisation en tant que telle n'était pas un débat à l'ordre du jour, mais que vous aviez à mettre en œuvre un plan fret tout en cherchant à obtenir l'accord de la Commission européenne pour le versement d'une aide d'État.
Revenons sur ce fameux plan Véron. Il est annoncé avant votre arrivée au ministère et il aboutit après votre départ. Vous n'en avez donc la maîtrise ni au début ni à la fin. Considérez-vous néanmoins que ce plan est un élément majeur expliquant la diminution de l'activité de fret de la SNCF ?
Comme vous l'avez indiqué, le plan Véron engageait la fin du wagon de fret isolé, dans le cadre d'une politique commerciale favorisant les trains complets cadencés qui sera par la suite amplifiée par le plan Marembaud.
L'objectif officiel du plan Véron était de faire augmenter de 10 milliards de tonnes le fret transporté par la SNCF entre 2004 et 2006. Comment atteindre un tel objectif alors que ce plan proposait aussi 1 400 licenciements par an de 2004 à 2006 ? En outre, n'y avait-il pas une contradiction entre ce qui était affiché publiquement dans ce plan et la signature avec Bruxelles d'un accord qui fixait objectivement une réduction du volume transporté par Fret SNCF ?
En second lieu, le plan Véron comme l'accord bâti à Bruxelles s'appuient, semble-t-il, sur une étude de marché indépendante, dont je n'ai pas connaissance. En tout cas, ils étaient considérés par les exécutifs français et européen comme solides et susceptibles de rétablir la maison Fret SNCF au terme du plan de restructuration. Or le plan Véron n'est pas parvenu à réduire le déficit en deux ans. J'aimerais entendre votre appréciation sur ces diverses interrogations, sachant encore une fois que vous avez été au cœur de la période mais ni à son début ni à sa fin.
Comme vous l'avez indiqué à deux reprises, j'ai joué un rôle dans une période sinon charnière, du moins quasi-intérimaire. Un an, c'est très court pour de telles affaires, qui exigent du temps.
S'agissant du plan Véron, vous semblez suggérer qu'il comportait en lui-même une sorte d'incohérence. Je ne le pensais pas et je ne le pense toujours pas. Il n'est pas incohérent de se concentrer sur ce que l'on sait faire de mieux pour relancer une activité. Dès lors que la SNCF était mauvaise, pour ne pas dire très mauvaise, sur les wagons isolés, il n'était pas illogique de concentrer les efforts sur le marché qui semblait le plus adapté au fret ferroviaire. Je n'y vois aucune contradiction. Il est classique, pour redresser une entreprise qui ne va pas très bien, de se concentrer sur ses savoir-faire principaux et d'abandonner l'activité périphérique ; même s'il en résulte, dans un premier temps, une baisse de chiffre d'affaires, il s'agit d'un bon moyen de redresser la barre.
S'agissant de la baisse des effectifs, mon appréciation porte sur une période désormais assez éloignée. Dans mon esprit, la SNCF, alors comme à présent, était en sureffectif, et nettement. Les résultats du fret ferroviaire en étaient en partie la conséquence. Réduire les effectifs n'était pas contradictoire avec un plan visant certes à redresser la part modale, mais également à rétablir la situation financière.
Que cela n'ait pas réussi, c'est une autre affaire. Je n'ai pas les éléments d'appréciation pour vous répondre et vous dire pourquoi cela n'a pas marché. Sans doute n'a-t-on pas eu, comme souvent, le courage d'aller au bout du plan.
Était-il pleinement adapté ? Le monde politique doit être modeste. Même nommé secrétaire d'État aux transports, on n'est pas celui qui a les idées géniales pour redresser ce qui ne va pas dans le domaine des transports. On hérite du rôle du politique vis-à-vis d'une administration ou d'une entreprise publique. Je n'ai jamais prétendu et ne prétends pas être un spécialiste à même d'apprécier le bien-fondé d'un plan tel que le plan Véron, dont certaines dimensions économiques et techniques m'échappaient totalement. Toutefois, je ne voyais pas de contradiction dans ses principales données, et je n'en vois toujours pas.
Naturellement, rien n'interdit de porter sur ce plan une appréciation totalement différente de la mienne. De même, chacun peut avoir sur les effectifs de la SNCF un avis diamétralement opposé au mien. Quoi qu'il en soit, les comparaisons internationales dont nous disposions montraient que le rail français était très bien doté en effectifs.
Vous dites avoir le sentiment qu'on n'a pas eu le courage d'aller au bout du plan. Faites-vous allusion à la filialisation, que les membres de l'exécutif et la direction de la SNCF ont évoquée ensemble, et dont vous avez dit qu'elle n'avait pas fait l'objet d'un accord politique ? La filialisation a-t-elle été débattue directement avec la Commission européenne ?
Ce qui est certain, c'est que votre évocation en aparté de la Société nationale maritime Corse-Méditerranée (SNCM) offre des points de comparaison assez intéressants avec la situation actuelle de Fret SNCF.
J'espère que Fret SNCF ne finira pas comme la SNCM ou Corsica Linea et que les collectivités territoriales ne seront pas amenées à financer la délégation de service public (DSP) du fret !
Monsieur le ministre, vous avez été très clair. Vous avez été secrétaire d'État aux transports pendant quatorze mois, au cours desquels le fret ferroviaire n'était pas un sujet majeur. Le plan fret était sur les rails, pour ainsi dire, et il s'agissait, dans ce cadre, de faire progresser le recours au fret ferroviaire avec l'accord de la Commission européenne. Il s'agissait aussi de faire des choix stratégiques assumant la perte d'une part de nos capacités.
Vous avez dit à plusieurs reprises que le fret se prêtait bien au transport par train complet et cadencé mais mal au transport par wagon isolé. Vous avez dit que la concurrence de la route interdisait au fret ferroviaire de nourrir de grandes ambitions. L'entreprise et le pouvoir politique n'ont-ils pas cependant commis une erreur stratégique, alors même que, peu avant votre nomination, le président Chirac prononçait dans son discours à Johannesburg la fameuse phrase « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs », et que la prise de conscience que la planète devra changer de modèle s'amplifiait ?
Considérer que l'avenir était à la réduction du fret ferroviaire ne relève-t-il pas d'une erreur stratégique collective au regard des besoins sociaux et environnementaux ? Une stratégie consistant à passer sous les fourches caudines de la libéralisation du transport routier, grâce à laquelle le transporteur routier ne paie quasiment rien, ne prive-t-elle pas d'emblée des moyens d'édifier un véritable réseau de fret ferroviaire ?
À l'époque, les sujets relatifs au réchauffement climatique étaient bien moins présents dans les esprits et les propos politiques qu'ils ne le sont de nos jours, en dépit du discours du président Chirac à Johannesburg. Cet état de fait est facilement vérifiable, par exemple en comparant les interventions prononcées à l'Assemblée nationale.
Ensuite, il s'agissait non pas d'abandonner le fret ferroviaire mais de le recentrer sur les domaines dans lesquels il était le meilleur, où il y avait énormément de parts de marché à prendre. Les trains cadencés et complets étaient peu nombreux, et de nombreux chargements qui auraient pu être transportés par voie ferroviaire l'étaient par la route.
Ainsi, à Vannes, où j'étais conseiller municipal, une usine Michelin recevait, grâce à un embranchement ferroviaire, ses bobines de tôle par des trains complets et cadencés en provenance des aciéries de l'Est et du Nord de la France. Mais elle a été alimentée de plus en plus par camions car les retards de trains compliquaient la production.
Par ailleurs, nous avons essayé de développer des solutions alternatives à la route. Le transport combiné rail-route semblait devoir s'amplifier. Nous avons lancé des chantiers dans plusieurs gares en vue de faire monter les camions sur les trains. L'idée, qui n'a pas prospéré, ne semblait pas idiote. En tout état de cause, une fois le train en gare, la rupture de charge est inévitable pour acheminer le chargement du train jusqu'à l'entreprise ou à l'entrepôt. Cette perspective relevait d'une forme de réalisme, mais se heurtait à plusieurs obstacles techniques.
Enfin, nous avons essayé de développer le transport de camions par bateau, par exemple entre la France et l'Italie en partenariat avec le groupe Louis-Dreyfus. Ces lignes appelées « Ro/Ro » – roll on / roll off – suscitaient de l'espoir : rapides, elles permettaient au chauffeur de dormir sur le bateau et d'arriver, sans traverser les Alpes, depuis Toulon, au cœur de l'Italie.
Il ne s'agissait donc pas de se résigner à la suprématie de la route. Un constat réaliste s'imposait : de nombreuses entreprises industrielles étaient passées au transport routier parce qu'il fonctionnait mieux que le fret ferroviaire, ce qui ne nous empêchait pas de chercher à le relancer.
J'ai très tôt entendu parler de fret ferroviaire car mes parents, qui avaient une scierie, y ont eu recours pendant plusieurs années. Ils ne cessaient de se plaindre de la faible qualité du service, notamment des retards. Un jour, en 2002, un train a été perdu et n'a été retrouvé qu'au bout de quinze jours ; l'entreprise est alors intégralement passée au transport routier.
Chacun est libre de considérer qu'évoquer la faible qualité du service de Fret SNCF relève de la polémique ou de l'idéologie ; la réalité, c'est qu'elle est, pour les entreprises, un problème. Indiscutablement, d'importants efforts ont été consentis pour l'améliorer, ce qui a permis à Fret SNCF de regagner et de conserver une position assez forte, même dans son format actuel, sans les filiales. Cette évolution est le résultat du travail des salariés de l'entreprise. Il n'en reste pas moins que la qualité du service au début des années 2000, comparée à celle observée ailleurs en Europe, était assez dégradée.
Si la demande des entreprises est à nouveau en hausse, c'est aussi en raison d'un changement de paradigme en faveur de la transition écologique. J'ai interrogé le ministre Gayssot à ce sujet : la transition écologique est absente dans la quasi-totalité de ses interventions devant l'Assemblée nationale sur le fret. Ce qui incite aujourd'hui de nombreuses entreprises à revenir vers le fret ferroviaire ou à envisager de le faire, c'est l'internalisation des coûts induits par la transition écologique.
Si la pression écologique était faible lorsque vous étiez secrétaire d'État, la démarche actuelle de décarbonation des industries inclut la façon dont les entreprises transportent les marchandises. Une solution exclusivement ferroviaire n'est pas envisageable, dans la mesure où les voitures et les camions de demain seront décarbonés, notamment grâce au biogaz et à l'hydrogène. Quelle est votre analyse de l'avenir du fret ferroviaire compte tenu du développement de ces technologies ?
Je n'ai jamais été un grand spécialiste de ces questions, en dépit des responsabilités que j'ai exercées, et le suis moins encore aujourd'hui, ayant cessé de m'y intéresser de près. Même si je suis l'actualité économique d'une façon générale, je ne puis prétendre avoir une opinion spécialement pertinente sur le point que vous soulevez.
Ce que je puis dire, c'est que, du côté des entreprises, le paysage a changé. L'obligation de présenter un bilan carbone change tout. Basculer du transport routier au rail permet de l'améliorer considérablement, dès lors qu'il inclut les fournisseurs de l'entreprise concernée.
Je souscris aux observations de M. le président sur la qualité de service de Fret SNCF, au demeurant très présentes dans le discours des entreprises et des dirigeants de la SNCF eux-mêmes, qui étaient parfaitement conscients du problème.
Les technologies permettant de décarboner le transport routier ne sont pas acquises – celui-ci a du reste fait des progrès considérables grâce au progrès technique des moteurs, qui a permis de diviser par deux les émissions de CO2 par tonne transportée en vingt ou trente ans,
Ainsi, le biogaz présente une capacité de production limitée. Il n'est donc pas à l'échelle de la consommation du parc de camions, dans aucun pays.
Quant à l'hydrogène, je n'en suis pas spécialiste, mais je lis beaucoup de publications sur l'énergie et considère que les problèmes de sécurité qu'il soulève ne sauraient être négligés. Nous avons tendance à le considérer comme la solution miracle pour le transport routier et maritime. Or il s'agit d'une technologie complexe. Le transport et le stockage de l'hydrogène présentent des risques sérieux. Il y a quelques jours, Bernard Meunier, membre de l'Académie des sciences, ancien président du CNRS, chimiste, a ainsi appelé l'attention sur les risques d'explosion de l'hydrogène. Je me permets donc de dire qu'il faut être prudent en l'absence d'un développement à une certaine échelle.
Ce qui est sûr, c'est que nous devons, aujourd'hui plus encore qu'hier, tenter de développer le fret ferroviaire. S'agissant des ports, il est frappant de constater que ce problème, identifié depuis quarante ans, voire plus, n'a pas été traité. Le fameux barreau ferroviaire permettant de relier le port du Havre à la région parisienne ou aux régions de l'Est et du Nord en contournant Paris n'a toujours pas vu le jour. Il s'agit de questions très concrètes.
Mme Anne-Marie Idrac, que nous auditionnerons prochainement, dit souvent qu'il faut, pour développer le fret, investir dans le rail au sein des ports.
Monsieur le ministre, nous vous remercions de la sincérité de vos propos et, contrairement à ce que vous avez dit, de l'acuité de vos souvenirs.
La séance s'achève à dix-sept heures cinquante.
Membres présents ou excusés
Présents. – M. Sylvain Carrière, Mme Mireille Clapot, Mme Sylvie Ferrer, Mme Marie Lebec, M. Matthieu Marchio, M. Thomas Portes, M. Nicolas Sansu, Mme Huguette Tiegna, M. David Valence, M. Hubert Wulfranc, M. Jean-Marc Zulesi
Excusé. – M. Nicolas Ray