Intervention de Jean-Claude Gayssot

Réunion du mardi 12 septembre 2023 à 14h00
Commission d'enquête sur la libéralisation du fret ferroviaire et ses conséquences pour l'avenir

Jean-Claude Gayssot, ancien ministre :

Tout d'abord, monsieur le président, je salue votre initiative : grâce à cette commission d'enquête, l'Assemblée nationale s'intéresse enfin aux conséquences de la libéralisation du fret ferroviaire. Au-delà de la question du fret, d'ailleurs, le transport ferroviaire est d'une brûlante actualité, comme en témoigne la catastrophe intervenue récemment en Savoie, liée au dérèglement climatique, qui montre l'urgence d'accélérer le développement du report modal.

Mon portefeuille ministériel comprenait l'équipement, les transports, le logement et le tourisme – ainsi que de la météo, mais je ne le disais que quand il faisait beau… J'ai exercé ces responsabilités entre juin 1997 et juin 2002, dans le cadre du gouvernement de gauche plurielle. À ce titre, j'ai eu à faire des choix engageant l'État et la dépense publique. J'ai présidé pendant six mois l'Europe des transports et de l'énergie, en 2000, lors de la présidence française du Conseil de l'Union européenne.

Depuis 1962, je suis cheminot à Béziers, d'abord aux ateliers puis sur l'ensemble de la ligne Béziers-Neussargues-Clermont-Ferrand, pour laquelle je continue à me battre.

Comme militant syndical et homme politique, je n'ai cessé, depuis plus de soixante ans, de promouvoir le train, qu'il s'agisse du fret ou du transport de voyageurs, au nom du développement durable – dans ce terme, les deux mots sont importants.

En 1979, j'ai écrit avec Philippe Herzog un livre intitulé Pour une nouvelle croissance française – une croissance non productiviste, qui n'oppose pas le développement économique et la lutte contre le dérèglement climatique et contre les inégalités, qui sont des objectifs majeurs.

Depuis plus de soixante ans, je suis mobilisé pour en finir avec l'hypertrophie des camions sur la route et pour promouvoir un aménagement du territoire qui n'oppose pas la grande vitesse et les lignes dites secondaires – celles que le président Macron appelle les « petites lignes ».

Francis Rol-Tanguy vous dira lui aussi tout ce qu'il a fait et, après l'audition, nous vous fournirons tous les éléments que vous souhaiterez pour comprendre ce qui s'est passé et ce qui se passe actuellement. Il a été particulièrement impliqué dans le développement du fret. Nous n'avons jamais opposé, par exemple, les trains entiers et les wagons isolés – car il existait, dans la quasi-totalité des 4 000 gares françaises, des possibilités d'embranchement de wagons de marchandises isolés.

Comme militant, comme élu local, régional et national, et désormais comme président du port de Sète, la question du développement durable a totalement imprégné mon ADN. Comme Karl Marx, j'affectionne la formule selon laquelle « le travail est le père de toutes les richesses, de même que la terre en est la mère ».

L'ouverture à la concurrence était inscrite dans la directive 91/440/CEE relative au développement de chemins de fer communautaires. C'est vraiment de ce moment que vous devez partir. Depuis lors, qu'ont fait la France, l'Union européenne et nos entreprises ? C'est la question à laquelle il faut répondre pour comprendre vers où nous nous dirigeons.

La SNCF a été créée en 1937. Son capital était détenu à 51 % par l'État et à 49 % par les anciennes compagnies ferroviaires privées. À l'issue d'une période de quarante-cinq années, son capital devait devenir à 100 % public, moyennant un dédommagement. En 1982, ces quarante-cinq ans s'étaient écoulés. La SNCF, qui avait le statut de société anonyme, est devenue un établissement public industriel et commercial (EPIC). C'était l'un des objets de la loi d'orientation pour les transports intérieurs (LOTI), défendue par Charles Fiterman et Pierre Mauroy. Cette loi mettait également en exergue la complémentarité entre les divers modes de transport et favorisait le développement du ferroviaire. Francis Rol-Tanguy faisait partie du cabinet de Charles Fiterman, où il était chargé de ces questions.

En 1997, la directive 91/440/CEE a été transposée et Réseau ferré de France (RFF) a été créé, marquant ainsi la séparation entre le réseau et l'exploitation. On me dira que j'étais ministre à ce moment-là. Non : la loi avait été promulguée en février et avait été concrétisée le 5 mai, soit quelques jours avant que nous n'arrivions aux responsabilités. C'était donc l'œuvre d'Alain Juppé, de Bernard Pons et d'Anne-Marie Idrac.

En 2001, trois directives européennes ont prévu l'ouverture à la concurrence du fret ferroviaire, mais en la limitant au réseau transeuropéen de fret ferroviaire (RTEFF).

Entre juin 1997 et juin 2002, mon obsession a été de développer le report modal. Cela s'explique par ce que j'ai dit à propos de mon ADN – la protection du travail et celle de la planète. De plus, la France est un pays où le transit vers le reste de l'Europe est important, et j'avais le sentiment que si nous ne faisions pas ce qu'il fallait, nous irions dans le mur.

Nous avons d'abord procédé à un désendettement massif de la SNCF. Nous avons également augmenté les effectifs des cheminots liés au fret, car on nous reprochait l'inefficacité de ce secteur : il y avait des ruptures de charge et, parfois, on ne savait même pas par où passaient les wagons ni où ils se trouvaient… Il fallait donc renforcer l'efficience du transport ferré. Nous avons opté pour le wagon Modalohr, qui permet un chargement non plus vertical mais horizontal. Ainsi, un train complet de camions peut être chargé sur le rail en une demi-heure. Dominique Bussereau, par la suite, a poursuivi dans cette voie. Le port de Sète s'est engagé lui aussi en faveur de l'accroissement de l'efficacité du transport ferroviaire de marchandises.

Nous avons acheté 600 locomotives spécialisées pour le fret. Il s'agissait, notamment, des fameuses BB 25000 blanc et vert, ornées de l'inscription « Fret ». Même Dominique Strauss-Kahn avait donné son accord.

J'avais fixé pour objectif un doublement du transport ferroviaire de marchandises. Celui-ci représentait alors 54 milliards de tonnes-kilomètre. Certains m'ont engueulé, considérant que ce n'était pas suffisant compte tenu des besoins. Quand on sait où l'on en est…

Nous avons créé le Conseil supérieur du service public ferroviaire, dont l'objectif était de faire en sorte que tout le monde travaille ensemble : on y trouvait des cheminots, des représentants de Réseau ferré de France et de la SNCF, ainsi que des députés – c'est d'ailleurs l'un d'entre eux, Jean-Jacques Filleul, qui présidait l'organe. Votre initiative s'inscrit donc dans la continuité d'une implication de l'Assemblée nationale dans cette question. C'est une très bonne chose que vous vous en saisissiez de nouveau.

Nous avons également décidé de prolonger la durée des concessions autoroutières. Il ne s'agissait pas de privatiser ces dernières : elles étaient toutes déficitaires. L'objectif était de leur permettre de dégager des bénéfices qui serviraient au report modal. Ne croyez pas que ce n'étaient que des paroles en l'air : nous l'avons fait. Nous avons reversé 70 millions, je crois – vous vérifierez les chiffres –, ce qui nous a valu des difficultés avec les sociétés d'autoroute. Laurent Fabius était favorable à ce que l'on ouvre le capital de l'A9, mais sans la privatiser : il s'agissait toujours d'une société publique, puisque le capital privé était minoritaire. Cela a rapporté 40 millions, au bas mot. Je me suis battu pour que cet argent serve au report modal, avec pour objectif de développer la multimodalité.

J'ai signé avec le secrétaire américain Rodney Slater un accord visant à faire progresser la complémentarité entre les divers modes de transport, en utilisant au mieux chacun d'entre eux pour aller d'un point A à un point B. Un voyageur partant des États-Unis pouvait ainsi prendre un avion pour la France puis se rendre par le train dans n'importe quelle ville de notre pays avec un seul billet, sans rupture de charge. Antoine Veil m'avait proposé la même chose : créer un seul billet permettant d'aller de la gare de l'Est à Roissy puis de s'envoler vers un autre pays. Les vérifications se faisaient à la gare et on pouvait ensuite prendre l'avion. Cette démarche, consistant à promouvoir l'intermodalité en se fondant sur la complémentarité des modes de transport, tout en favorisant le report modal, a été pour moi une obsession. J'appelais d'ailleurs l'intermodalité le « sixième mode de transport ».

Nous avons aussi fait le choix de créer la ligne Lyon-Turin, dont l'objectif était de faire basculer des centaines de milliers de camions de la route vers le rail. À ce propos, je viens d'écrire à la Première ministre pour lui demander d'accélérer le processus. Les deux tunnels sont en cours de réalisation. Depuis quelque temps, on entend dire que le raccordement entre le tunnel et Lyon coûte cher. Pour ma part, je suis très mobilisé pour que le projet aboutisse. Certes, il faut prendre en compte l'éboulement qui vient d'avoir lieu en Savoie, dont tout le monde dit qu'il est lié au dérèglement climatique, mais c'est déjà la quatrième fois en quelques années que la ligne passant par Modane, qui existe depuis cent quatre-vingt-dix ans, est coupée. Cela coûte cher, dit-on, on ne peut pas tout faire d'un coup. La question de la libéralisation, qui fait l'objet de votre enquête, pose aussi celle des choix qui sont faits en matière de dépenses publiques. Certains, comme ceux qui concernent la liaison Lyon-Turin, ont une importance majeure.

Enfin, nous avons fait adopter la loi relative à la solidarité et au renouvellement urbains (SRU). Ce texte ne se limitait pas à imposer 20 % de logements sociaux dans certaines communes : il opérait la régionalisation du transport ferroviaire, à la suite d'une expérimentation. L'idée était simple : il s'agissait de permettre aux régions de gérer directement les réseaux, en partenariat avec les comités de ligne que nous avons également créés. Je crois profondément à la démocratie participative. Si l'on veut changer le cours des choses, il faut articuler davantage démocratie participative et démocratie représentative. En l'occurrence, la régionalisation a entraîné un développement considérable des transports en commun.

Face au dérèglement climatique, la pertinence du report modal saute aux yeux de tous. La libéralisation peut-elle régler le problème ? Je réponds catégoriquement : non. Pour le fret comme pour les voyageurs, ce qui doit dominer, c'est l'intérêt général. À mon avis, le transport ferroviaire de fret doit devenir un véritable service public. Depuis 2001, la part du privé dans ce secteur est passée de 0,1 % à 30 %, mais le tonnage n'a fait que baisser : non seulement le trafic n'a pas doublé, mais il a été divisé par deux… Les évolutions intervenues depuis 2002, qu'il s'agisse de la privatisation des autoroutes ou des directives européennes – sans parler de l'action intentée par l'Union européenne contre Fret SNCF – n'ont pas permis de faire face aux enjeux. À propos de l'action contre Fret SNCF, je soutiens les syndicats, qui se battent tous contre l'accord qui vient d'être conclu.

Il faut accélérer la construction de la ligne Lyon-Turin et veiller à une meilleure articulation entre les pays de l'Union européenne, car l'enjeu dépasse nos frontières : c'est la planète tout entière qui est concernée. Il faut consacrer de l'argent public à ces actions, comme nous l'avons fait entre 1997 et 2002. On ne doit pas se contenter de trains entiers : les wagons isolés sont utiles. Il faut aussi développer les plateformes multimodales. Où trouver l'argent ? Pour ne pas être plus long à ce stade, je vous autorise à me poser la question plus tard…

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