Intervention de Patrick Jeantet

Réunion du mardi 12 septembre 2023 à 14h00
Commission d'enquête sur la libéralisation du fret ferroviaire et ses conséquences pour l'avenir

Patrick Jeantet, ancien président-directeur général de SNCF Réseau :

Je vous remercie de m'avoir invité à parler du fret ferroviaire, qui est un sujet essentiel dans le cadre de la décarbonation du transport dans notre pays. L'ouverture à la concurrence du fret ferroviaire s'est faite en 2005, alors que sa part de marché était en plein déclin. Il a connu son apogée en 1974, avec 75 milliards de tonnes-kilomètre transportées sur notre réseau ferré.

Vous connaissez les trois causes de ce déclin : la désindustrialisation et la fermeture des mines ; le développement du secteur routier et autoroutier – l'un des meilleurs du monde – ; un coût de production de plus en plus favorable au camion, qui disposait d'une abondance de main-d'œuvre bon marché, de chauffeurs en particulier, polonais et bulgares. Le déclin a eu lieu juste avant l'ouverture à la concurrence. Entre 2000 et 2005, ce sont 15 milliards de tonnes-kilomètre qui sont perdues, parallèlement au mouvement de désindustrialisation, le poids du secteur industriel dans le PIB passant de 16,5 % à 12,5 %.

D'autres facteurs ont participé à ce déclin : des grèves, qui n'ont pas donné aux chargeurs la confiance nécessaire, ainsi que la régionalisation des TER, qui a entraîné une augmentation assez forte de leur circulation. Sur un réseau ferroviaire, différents types de produits sont en compétition : le fret, avec ses trains très longs et très lents, les TER, relativement rapides mais qui s'arrêtent partout, et les TGV, qui ne circulent pas seulement sur des lignes indépendantes mais sont également présents autour des nœuds ferroviaires et dans les gares, bien entendu. Ces trois modes de déplacement ont des contraintes incompatibles entre elles. La gestion des sillons et de la circulation repose sur un équilibre entre eux, le risque étant d'en déclasser un par rapport aux autres, ce qui est arrivé pour le fret.

L'ouverture s'est faite progressivement, puisque l'entreprise Fret SNCF a perdu peu à peu des parts de marché. Dix-huit ans plus tard, elle en possède moins de 50 %. Le groupe SNCF, à l'inverse, a considérablement grossi puisque, par le biais de filiales qu'il a créées ou rachetées et développées, comme Naviland ou Captrain, il possède quelque 69 % de parts de marché. En Allemagne, la Deutsche Bahn n'a conservé que 42 % de sa part de marché, après l'ouverture à la concurrence en 1994. L'Angleterre avait déjà ouvert le rail à la concurrence en 1993, et la Suède en 1988.

Cette ouverture est une réussite, dans la mesure où de nombreux opérateurs sont arrivés sur notre réseau, certes avec une part de marché qui ne dépasse pas les 30 % – précisons que les deux filiales Naviland et Captrain sont relativement indépendantes dans leurs décisions commerciales. Néanmoins ce succès est partiel, dans la mesure où ces opérateurs sont fragiles financièrement et suspendus à la croissance du marché, ce qui ne les pousse pas à faire de la qualité. Ce cercle vicieux ne favorise pas les chargeurs qui ont, eux, le choix entre le camion et le fret ferroviaire.

Un autre sujet important concerne l'infrastructure ferroviaire et la question de la capacité des sillons. Les infrastructures ferroviaires ne permettaient pas d'assurer des circulations de qualité, en particulier sur la longue distance, du fait d'un manque criant d'investissements pendant des dizaines d'années pour les renouveler. Les premiers chemins de fer datent tout de même de 1850. Régulièrement, il faut changer les rails, le ballast et les traverses : la maintenance courante ne suffit plus. Il y a une quinzaine d'années on investissait 1 milliard d'euros par an pour maintenir et améliorer les 15 000 kilomètres du réseau principal, avant que des expertises n'avancent le chiffre de 3 ou 4 milliards.

Lorsque j'ai pris la présidence de SNCF Réseau, un rattrapage avait déjà été engagé, puisque 2,7 ou 2,8 milliards d'euros par an étaient investis pour améliorer l'état des infrastructures. Néanmoins, le retard était très important et les travaux gênent la circulation, d'autant qu'ils sont très souvent réalisés la nuit, soit au moment où le fret longue distance voyage. Il y a deux façons de faire : fermer la ligne et les deux voies, ce qui permet d'éviter tout problème de sécurité, ou fermer une ligne sur deux, ce qui augmente le coût des travaux. Pendant longtemps, on a eu tendance à fermer les deux voies, pour des raisons d'arbitrage budgétaire, ce qui a impacté de manière assez importante le fret ferroviaire.

Son avenir est pourtant évident, puisque sa part de marché est d'environ 10 % en France, quand l'Union européenne et l'Allemagne sont aux environs de 18 %. Par ailleurs le transport, de marchandises en particulier, est une cause importante d'émission de CO2 : il représente 12 % des émissions de notre pays et 40 % du secteur des transports. L'un des leviers pour faire décroître les émissions de CO2, c'est d'utiliser le fret ferroviaire plutôt que le camion. À la tonne-kilomètre transportée, le transport ferroviaire électrifié – il l'est en France sur la longue distance, moins sur les lignes capillaires – émet six fois moins de CO2 que le poids lourd – 24 grammes contre 137, comme le montrait une étude faite en 2020 par CE Delft et reprise dans un rapport prospectif de France Stratégie et du CGEDD – Conseil général de l'environnement et du développement durable – sur le transport et la mobilité. Je ne mentionne pas les autres externalités négatives : le train est beaucoup moins accidentogène que le poids lourd, même s'il arrive, malheureusement, qu'il y ait des accidents de train, qu'il faut à tout prix éviter ; et le poids lourd est aussi une cause d'importantes congestions. Dire que l'on veut favoriser le fret ferroviaire a même tout d'une lapalissade tant les gouvernements qui se succèdent depuis une quarantaine d'années sont convaincus de cette nécessité.

Pour développer le transport ferroviaire de marchandises, trois grandes pistes se dessinent. La première est le signal prix sur la décarbonation des différents transports et n'est pas du ressort de SNCF Réseau. Après l'abandon successif, pour des raisons que l'on connaît bien, de l'écotaxe et le démantèlement des portiques sur les autoroutes, puis de l'augmentation de la TICPE – taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques – après le mouvement des gilets jaunes, il faut absolument, d'une manière ou d'une autre, se replonger dans cette question. Le coût que le transport routier longue distance représente pour la collectivité n'est pas couvert.

La deuxième piste concerne l'attribution et l'organisation des sillons. Il s'agit tout d'abord d'une stratégie d'exploitation dite capacitaire. Pendant très longtemps, le fret a été le parent pauvre des attributions de sillons, souffrant de la concurrence des travaux – l'arbitrage était quasiment toujours pris en leur faveur, sacrifiant certaines circulations, ce qui pouvait être compris par les chargeurs quand c'était planifié, beaucoup moins quand cela ne l'était pas – et de celle des voyageurs. Il faut reconnaître que les attributions de sillons fret se sont fortement améliorées ces dernières années, puisque le taux d'attribution, soit le rapport entre les sillons demandés et les sillons réellement attribués trois ans plus tard, était de 70 % il y a six ou sept ans et qu'il est aujourd'hui de 87 %. Un bémol néanmoins : elles ne le sont pas toujours à l'heure demandée. Le taux d'attribution à l'heure exacte est de l'ordre de 75 %. Il reste donc une marge.

Ensuite, il faudrait instaurer une garantie minimale de sillon par heure, dans chaque sens, pour les trains de fret. Or elle n'existe que ponctuellement. Lorsque j'étais président, nous avions mis ce système en œuvre sur le nœud ferroviaire lyonnais, en donnant deux trains par heure et par sens, à toutes les heures. Ce genre de mesure donne confiance au secteur des transports, notamment aux chargeurs qui savent qu'ils pourront passer à n'importe quelle heure. La révision du règlement RTE-T, ou réseau transeuropéen de transport, devrait être adoptée à la fin de l'année, qui obligera à terme à avoir deux sillons par heure et par sens garantis pour le fret ferroviaire sur tous les grands axes. Quant à savoir si cela suffira, il faudrait demander des études à SNCF Réseau.

Il m'avait également semblé qu'il fallait mettre tous les acteurs autour d'une table suffisamment en amont pour anticiper les problèmes d'engorgement dans un faisceau ferroviaire. Nous avions inauguré ces plateformes en Normandie – dans le cadre de la dévolution des Intercités aux régions, beaucoup lui avaient été transférés. Il s'agissait de réunir les quatre grands acteurs – les autorités organisatrices de mobilité pour les TER, les opérateurs de fret ou leurs représentants, SNCF Mobilités pour les TGV et SNCF Réseau pour les travaux – afin d'anticiper leurs demandes et de voir où étaient les problèmes. Plusieurs plateformes ont d'ailleurs été créées depuis. Il faut saluer l'ensemble des acteurs, parce que c'est l'engagement de tous qui fait que cela fonctionne. Certains trouvent ces rencontres horribles, parce que l'on est au courant des problèmes à l'avance et que l'on n'a que des mauvaises nouvelles. Au contraire, en organisant ces échanges cinq ans à l'avance, cela laisse le temps de réagir et de reprioriser certains travaux. C'est une amélioration indéniable de l'organisation de notre système ferroviaire.

S'agissant de l'arbitrage entre travaux de nuit et fret ferroviaire, en mettant plus de sillons pour le fret dans la journée, on pourra faire baisser la circulation du fret la nuit, qui pose des problèmes dans un contexte de rattrapage des travaux. Matthieu Chabanel, l'actuel président de SNCF Réseau, vous en parlera sans doute mieux que moi, mais beaucoup de choses se font déjà de manière à mieux arbitrer entre le fret et les travaux, en essayant notamment de ne plus fermer les deux voies lorsqu'il n'y a pas d'itinéraire alternatif pour le fret ferroviaire la nuit. Certains compareront peut-être avec ce qui se passe en Allemagne, mais le réseau allemand est plus réticulé et offre plus d'alternatives, au contraire du nôtre, plutôt conçu en étoile depuis Paris, avec certes quelques transversales dont nous connaissons les problèmes.

Enfin, je voudrais signaler un problème majeur qui va grandissant et risque de poser de gros problèmes en région parisienne, où il y a de plus en plus de projets pour augmenter la capacité du réseau ferroviaire en matière de circulation de trains de voyageurs – les RER, les transiliens, les trains normands, le projet Eole. Tous ces travaux concernant le voyageur embolisent le système de fret. Dans les années à venir, nous allons devoir faire face à de très gros problèmes sur trois nœuds : Argenteuil, Le Bourget et Valenton-Rungis. Il est urgentissime d'investir et de demander à SNCF Réseau des plans d'investissement pour fluidifier le fret dans cette région. Pour rappel, les trains de fret présents en région parisienne sont à 75 % à destination ou en provenance de cette région et à 25 % en transit.

La troisième piste concerne l'investissement. Premier point évident : l'investissement dans le renouvellement du réseau ferroviaire. Il était de 1 milliard d'euros par an et s'élève à un peu moins de 3 milliards aujourd'hui, alors que les expertises que nous avions demandées estimaient le besoin aux alentours de 4 milliards. Beaucoup des voies qui bénéficient de ces investissements sont utilisées par le fret. Quand on améliore le trafic voyageur, on améliore le fret, il faut donc continuer et amplifier. Il faudra également voir l'usage que le gouvernement Borne fera des 100 milliards annoncés.

Deuxième point : l'investissement purement fret. Quand j'étais président de SNCF Réseau, je me suis battu – et j'ai perdu – pour la mise au gabarit P400 de tous les grands axes ferroviaires utilisés par le fret : ceux qui longent la Belgique pour aller vers le Luxembourg et l'Allemagne, celui qui part d'Allemagne pour aller vers Hendaye, et l'axe qui traverse le sillon rhodanien avec une branche italienne et une espagnole, ainsi que toute la zone entre l'Allemagne et la Suisse. Le gabarit P400 permet de faire passer des semi-remorques et des containers maritimes sur des trains sans avoir à mener d'études particulières au préalable. Un point d'histoire : les réseaux anglais, français et allemands sont tous les trois différents. Les premières lignes françaises ont été construites par des ingénieurs anglais, moyennant quoi le gabarit français est un gabarit restreint, d'inspiration anglaise – le gabarit anglais est, quant à lui, tout petit et ne permet pas de faire passer les P400. Le gabarit allemand est, vous ne serez pas surpris, beaucoup plus grand. Les Allemands disposent donc d'un réseau au gabarit P400, à l'image de la majorité des pays d'Europe centrale. Cela fait très longtemps que l'on parle de ce sujet autour duquel se manifeste, si l'on peut dire, une mauvaise volonté générale.

Tout d'abord, contrairement à ce que l'on dit, il ne s'agit pas d'investissements semblables à ceux faits pour les lignes LGV, qui se chiffrent en milliards. Il s'agit là de centaines de millions d'euros – peut-être 1 ou 2 milliards pour la totalité du réseau. Cela reste des investissements certes importants à l'échelle du ferroviaire, mais qui ne sont pas non plus gigantesques. Par ailleurs, tant que notre réseau ne sera pas au gabarit P400, un chargeur polonais qui voudra envoyer un train au Portugal devra faire une demande de passage exceptionnel que les ingénieurs de SNCF Réseau étudieront. Mais SNCF Réseau n'ayant pas assez d'ingénieurs, l'étude sera rendue en retard. Or le monde de la logistique fluctue vite, les stocks baissent et montent, l'économie s'arrête et repart, et le chargeur polonais perd là un temps infini. Il mettra donc des camions pour aller de Pologne au Portugal, d'autant plus qu'il ne paiera quasiment pas de taxes en France.

C'est pourquoi cette question du gabarit est essentielle. Je m'étais battu contre des ingénieurs de ma grande maison qui voulaient faire une sorte de P400 français ! Il faut faire du P400 afin de disposer d'un système interconnecté européen du point de vue du gabarit. Trois axes sont essentiels : Forbach-Paris-Hendaye, Luxembourg-Suisse avec les tunnels des Vosges, Paris-Dijon. Si l'on veut développer significativement le secteur, il faut également étudier le sujet des trains longs – de 850 mètres et plus – et leur impact sur les infrastructures ferroviaires françaises. Plus vous massifiez le transport, plus vous baissez les coûts et êtes compétitifs sur le marché de la logistique.

Troisième point : les investissements capacitaires sur les nœuds ferroviaires. J'ai cité les trois goulots d'étranglement en Île-de-France. Les projets de développement des RER métropolitains auront forcément un impact sur le fret. Il faut sans doute penser à des investissements pour décloisonner ou scinder les flux fret et les flux voyageurs dans ces grands nœuds, sans quoi le système risque l'embolie – et ce sera toujours au détriment du fret. Le deuxième investissement capacitaire concerne les lignes. Un peu de technique : hors LGV, dans le système français, on ne peut passer que sur l'une des deux voies dans un sens. Aussi, quand on bloque une voie pour faire des travaux, impossible de circuler dans les deux sens, à moins d'investir dans des installations permanentes de contre-sens (IPCS), dont notre pays est très peu équipé, à l'inverse de l'Allemagne. Il faut investir sur les grands axes, en particulier : Dijon-Toul, Bordeaux-Hendaye ou vers Château-Thierry.

Évitons aussi de nous tirer une balle dans le pied – j'aurais d'ailleurs peut-être dû commencer par-là, parce que ça ne relève pas de l'investissement. Il y a, dans la vallée du Rhône, sur la rive droite du fleuve, une ligne exclusivement réservée au fret, qui est très important dans cette zone. Certaines régions veulent y faire circuler des TER. Cela tuera le fret. Il ne faut pas développer de TER sur cette ligne réservée au fret – elle d'ailleurs la seule à l'être. Je ne dis pas que c'est un mauvais projet, mais il faut savoir arbitrer entre les priorités. Ce couloir rhodanien est très important pour le fret, et il l'est d'autant plus avec la création du Lyon-Turin.

Dernier point sur l'investissement : quand je parle de transport de fret, je parle essentiellement de transport massifié et longue distance, donc essentiellement du transport combiné. Il manque de nombreux terminaux pour le transport combiné en France. Il faut rénover drastiquement nos gares de triage qui sont dans un état de déshérence absolu. On peut imaginer, dans ce cadre, des partenariats public-privé (PPP) ou des concessions pour des projets bien identifiés et isolés. En revanche, faire des concessions sur le CDG Express est une aberration, dans la mesure où l'on est au milieu de voies, que tout touche à tout et que le moindre changement de voie sur le CDG Express a un impact sur toute la signalisation du faisceau nord.

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