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Intervention de Francis Rol-Tanguy

Réunion du mardi 12 septembre 2023 à 14h00
Commission d'enquête sur la libéralisation du fret ferroviaire et ses conséquences pour l'avenir

Francis Rol-Tanguy, ancien directeur de cabinet :

J'ai été nommé directeur général délégué chargé du fret en avril 2000. En 2001, me semble-t-il, un renouvellement du conseil d'administration de la SNCF a eu lieu. Sur proposition de Louis Gallois, et avec l'accord de Jean-Claude Gayssot, le président des chemins de fer suisses y a été nommé. Au-delà du fait que cette nomination témoignait de l'importance de la question européenne, car la Suisse est une véritable rotule au sein du système – je vous renvoie à l'image de la « banane bleue » reliant l'Italie à l'Angleterre –, il y avait l'idée de rapprocher les frets français et suisse. J'ai travaillé sur cette hypothèse, qui n'était pas publique. En février 2003, nous avons tenu un ultime séminaire pour élaborer des propositions adressées à nos conseils d'administration respectifs en vue d'une fusion – même s'il ne s'agissait pas d'une opération capitalistique. À la fin du même mois, on m'a dit qu'il fallait que je remette ma lettre de démission. J'ai répondu à Louis Gallois qu'elle était déjà dans son tiroir et qu'il pouvait la sortir.

Je vais vous dire les choses franchement : je pense que c'était le fruit d'un accord politique. Le comité exécutif de la SNCF était très à gauche : il y avait Guillaume Pepy, Paul Mingasson – qui était secrétaire général –, ou encore Claire Dreyfus-Cloarec, directrice financière. Nous étions tous passés par des cabinets ministériels de gauche. En contrepartie de la reconduction de Louis Gallois à la tête de l'entreprise, une pression a dû s'exercer pour que certaines têtes tombent. Or le secteur du fret avait des résultats financiers détestables. J'étais donc le premier sur la liste. Qui plus est, j'avais travaillé avec un ministre communiste. J'avais tout pour plaire…

En trois ans, j'avais construit des relations avec mes homologues européens, mais il m'aurait fallu plus de temps : rester si peu, quand on est directeur du fret, cela n'a pas de sens. D'ailleurs, ce n'est pas faire offense à Guillaume Pepy que de dire que sa réussite en matière de transports de voyageurs et de TGV tient en partie à la durée : c'est aussi parce qu'il a réussi à maintenir sa stratégie de volume pour le TGV qu'il a gagné. Quand on change de directeur tous les trois ans – ce qui a été le cas du fret après mon départ –, on n'a pas le temps de construire. Or les relations européennes sont très personnalisées. Les cultures et les histoires sont différentes ; si les hommes ou les femmes commencent à se faire confiance, on peut construire ensemble, mais cela ne se fait pas d'un claquement de doigts.

En 2003, nous étions prêts à rapprocher les frets français et suisse, mais il y avait une condition, que n'approuvait pas Louis Gallois : il fallait attaquer l'Allemagne. En effet, si nous ne le faisions pas, l'opération n'avait pas de sens pour les Suisses. Or la SNCF n'avait pas l'intention d'affronter la Deutsche Bahn (DB). Nous avions deux dirigeants qui étaient passés par EADS ; par analogie avec Airbus, ils pensaient qu'il existerait un jour un fret européen. De la même manière, aucun des autres accords que nous envisagions ne pouvait fonctionner. Nous discutions beaucoup avec les Belges, avec lesquels notre proximité était évidente, mais, pour eux, le fret ferroviaire impliquait pour l'essentiel le port d'Anvers. Or, pour celui-ci, les échanges avec l'Allemagne sont primordiaux. Personne ne fera alliance avec les Belges sans accepter de mettre un pied en Allemagne. J'avais pris des contacts en Allemagne, y compris au niveau politique, pour savoir si nous obtiendrions une sorte de neutralité bienveillante si, via les Suisses, nous les attaquions. Je considère que c'était possible. Les responsables politiques français ont tranché dans un autre sens, sans tenir le moindre compte de tous les éléments que je vous ai exposés.

En Espagne, où le fret ferroviaire était très faible, il y avait une petite entreprise familiale, qui s'appelait Transfesa. Entre-temps, elle est devenue numéro un du fret ferroviaire dans son pays. Elle effectuait les changements d'essieu des deux côtés de la frontière – car les rails n'avaient pas le même écartement. La famille détenait 60 % du capital et la SNCF 20 %, ainsi que les 20 % restants à travers sa filiale de transport de véhicules, STVA. En 2006, la DB a racheté les parts de la famille. La SNCF a alors revendu ses 40 %, car il n'y avait plus d'intérêt à rester au capital. Pourtant, la logique aurait été que ce soit la SNCF qui en prenne le contrôle. L'axe avec l'Espagne est très important pour l'industrie automobile allemande, et pas seulement pour le transport des véhicules : il y a aussi les pièces détachées.

À l'issue d'un arbitrage, Ermewa a été conservée. Cette entreprise, qui est le deuxième loueur de wagons en Europe, est suisse. La SNCF possédait une partie de son capital, aux côtés de la famille qui l'avait fondée. Par la suite, elle est devenue majoritaire. Il y a cinq ans, l'entreprise a finalement été revendue pour 1 milliard d'euros.

Tous ces instruments nous donnaient des capacités de développement européen. Ils auraient pu nous permettre de prendre notre place sur le marché, comme l'a fait la DB. Au cours de la période 2000-2010, on a tout lâché pour rester franco-français. Or la sidérurgie et le charbon – ou d'autres activités supposant des trains entiers – ne constituent plus les marchés centraux en matière de fret. Le tournant n'a pas été pris.

La mauvaise qualité de l'infrastructure – surtout celle de sa maintenance – ne favorise pas le fret, bien entendu, mais c'est tout aussi vrai pour le transport de voyageurs, en dehors des nouvelles lignes de TGV. Les deux secteurs paient le prix de cette situation.

Je ne parlerais pas d'un faible intérêt des dirigeants pour le fret, mais celui-ci était considéré comme un boulet, car le secteur était déficitaire. Compte tenu de la pression permanente exercée sur la SNCF pour qu'elle présente des comptes satisfaisants, celui qui traîne – au moins pour une part – le boulet du déficit n'est pas très bien vu. Il est vrai qu'à partir du début des années 1980, le fret n'a plus rapporté d'argent à la SNCF. Ce que tout le monde a oublié, en revanche, c'est que c'est lui qui a payé la ligne TGV Paris-Lyon pendant toutes les années 1970. Ce sont des périodes différentes ; les marchés évoluent. Je persiste à penser que d'autres intérêts sont passés avant ceux du fret.

Pour vous donner un exemple, lorsque le tunnel sous la Manche a été mis en service, des péages ferroviaires faramineux ont été imposés. Ils étaient inaccessibles pour n'importe quel opérateur ferroviaire. Pour le transport de voyageurs, on s'est demandé quel serait le niveau supportable pour Eurostar. Il a été décidé que l'entreprise contribuerait pour un peu moins de la moitié, le reste de la somme relevant d'une société de défaisance – en définitive, les gouvernements anglais et français ont réglé la facture. Le secteur du fret, quant à lui, a dû payer les péages « plein pot », ce qui a participé aux déficits à hauteur de plusieurs dizaines de millions.

Autre exemple : la vente de terrains ferroviaires a beaucoup aidé à la SNCF. Or les trois quarts d'entre eux étaient utilisés par le fret. En attendant qu'ils soient vendus, il fallait les entretenir, assurer le gardiennage et payer les taxes. Tous ces frais entraient dans les comptes du fret. La vente de ces terrains a constitué une ressource significative pour la SNCF au cours des dix ou vingt dernières années.

Je n'ai pas réussi à agir sur ces éléments qui, au-delà du résultat économique réel, tiraient vers le bas les comptes du fret. Certes, de toute façon, le résultat n'était pas mirifique, mais les exemples que je vous ai donnés montrent bien qu'il n'y avait pas la volonté de trouver des solutions pour faire mieux.

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