Je serai bref car je n'avais pas prévu d'intervenir, n'étant pas élu. Je n'entrerai pas non plus dans le débat politique autour de la libéralisation.
Le travail de votre commission d'enquête revêt une actualité singulière : vous entamez vos travaux alors que la procédure engagée par la Commission européenne contre Fret SNCF vient de se traduire par un accord, si j'ai bien compris. Cette procédure était pour le moins étonnante, car la Commission fermait les yeux depuis 2005 sur le fait que la SNCF compensait tous les déficits du fret. C'est au moment où Fret SNCF sortait la tête de l'eau – les résultats de ses deux derniers exercices étaient légèrement positifs –, et alors même qu'il n'y avait plus de plaintes de la part de ses concurrents, que cette procédure a été intentée. L'accord se traduira forcément par une régression du trafic, car le privé ne reprendra pas tous les segments dont Fret SNCF devra se désengager. Ce n'est pas là une critique vis-à-vis du privé : c'est un simple constat. Les choses ne se passent tout simplement pas comme cela.
Au début des années 2000, à l'époque où j'étais directeur de cabinet puis directeur général délégué de la SNCF, la libéralisation du fret était déjà un fait acquis : elle découlait de la directive de 1991, même si elle n'a été traduite dans le droit européen qu'en 2001 et transcrite en droit français en 2003, avant l'ouverture réelle en 2005. Cela dit, la libéralisation était aussi une manière de prendre enfin en compte la dimension européenne du fret ferroviaire. Or, à partir de 2003, la SNCF et le gouvernement de l'époque ont raté ce tournant.
Je ne le dis pas seulement parce que j'ai été remercié cette année-là – formellement, j'ai démissionné, mais quand vous exercez des fonctions comme celle-là et que le directeur général vous demande de remettre votre démission, vous le faites : on sait bien qu'on est révocable ad nutum. Il y avait un désaccord stratégique sur l'élargissement de l'activité à l'échelle européenne. De fait, à partir de 2003, la politique de la SNCF et du Gouvernement a consisté à traiter le fret de manière franco-française. C'est pour cela que l'activité a diminué autant. En effet, ce ne sont pas seulement les directives qui expliquent la situation actuelle : ailleurs en Europe, les choses se sont passées différemment. Du côté allemand, par exemple, le volume transporté par DB Cargo a augmenté au cours des vingt dernières années. Un pays comme l'Italie, qui n'avait quasiment plus de fret ferroviaire, a doublé sa part modale durant la période. En 2003, les Italiens étaient à 5 % et les Allemands à 18 % – à peu près comme nous, sauf qu'ils ont maintenu cette proportion quand elle a été divisée par deux chez nous. Désormais, les Italiens sont au même niveau que nous. Pour comprendre les conséquences de la libéralisation, il faut donc étudier la manière dont la dimension européenne du fret a été prise en compte. À l'évidence, c'est exactement cela que la SNCF a raté.
À partir de 2003, quand on a décidé de réduire le déficit de Fret SNCF – qui s'était maintenu au même niveau pendant dix ans, soit 300 millions d'euros environ –, on a remis en cause l'utilisation de wagons isolés. Ce n'est pas la stratégie que je défendais en tant que directeur du fret. Ce n'est pas non plus celle qu'a choisie DB Cargo, dont le volume transporté a pourtant progressé. DB Cargo a choisi de continuer à faire circuler des wagons isolés, mais en faisant en sorte que les dessertes terminales soient assurées par de petits opérateurs ferroviaires. C'est cela qui a entièrement changé la donne. Vous constaterez sans doute, durant vos auditions, que les organisations se battent en faveur du développement d'opérateurs ferroviaires de proximité. C'est un peu tard, puisqu'entre-temps nous avons perdu la moitié du marché… De plus, cela n'a d'intérêt que si l'on utilise aussi bien les trains entiers que les wagons isolés ; tous les autres pays européens développés, comme l'Allemagne, en ont apporté la démonstration. La SNCF est peut-être plus disposée à mettre en avant ce modèle économique depuis qu'elle a à sa tête un président qui croit un peu au fret, contrairement aux précédents.
L'enjeu est le même que dans le secteur voyageurs : quand vous créez une offre de service, il faut remplir les trains. Cela suppose de mener une politique commerciale adéquate. C'est ce qui est fait pour les TGV, et c'est ce que le wagon isolé permet de faire pour le fret.
Quand j'étais directeur du fret, notre premier client était Usinor – qui, entre-temps, a été absorbé par Arcelor. Ce n'est certainement plus le cas, car les mouvements avec le bassin sidérurgique lorrain n'existent plus, ou en tout cas pas avec la même intensité. Mon homologue chargé de la logistique chez Usinor me disait clairement que nos trains entiers étaient trop chers et que nous perdrions le marché avec l'ouverture à la concurrence, car c'était le plus simple à faire. En revanche, les wagons isolés ne l'étaient pas assez, et il en avait besoin aussi. Il en va de même pour l'industrie chimique : faire circuler des trains entiers de produits chimiques, c'est prendre un risque colossal, presque du même niveau que le risque nucléaire.
Ces exemples montrent qu'il y a eu un déni du modèle économique que je viens de décrire, ou en tout cas que le choix a été fait – consciemment ou non, je ne saurais en préjuger – d'adopter un modèle dont le résultat a été de diviser par deux le fret ferroviaire entre 2000 et 2020.