La réunion

Source

La séance est ouverte à huit heures trente-cinq.

Présidence de M. Patrick Hetzel, président.

La commission d'enquête sur la structuration, le financement, les moyens et les modalités d'action des groupuscules auteurs de violences à l'occasion des manifestations et rassemblements intervenus entre le 16 mars et le 3 mai 2023, ainsi que sur le déroulement de ces manifestations et rassemblements, auditionne les représentantes des associations Amnesty International et la Ligue des droits de l'homme.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Mes chers collègues, nous commençons la matinée avec une table ronde des associations de défense des droits de l'homme. J'accueille avec joie Mme Nathalie Tehio, membre du bureau national de la Ligue des droits de l'homme, et Mmes Fanny Gallois et Domitille Nicollet, respectivement responsable de programme et chargée de plaidoyer pour Amnesty International. Mesdames, vous êtes les bienvenues devant cette commission d'enquête.

Un questionnaire vous a préalablement été transmis par notre rapporteur. Toutes les questions qu'il contient ne pourront pas être évoquées oralement de manière exhaustive. Je vous invite par conséquent à communiquer ultérieurement vos éléments de réponse écrits, ainsi que toute autre information que vous jugeriez utile de porter à notre connaissance.

Vous savez quel sujet nous réunit. Notre commission d'enquête a pour objet les manifestations du printemps, tant à Paris qu'ailleurs en France et singulièrement en milieu rural. Nous nous attachons à déterminer le profil des auteurs de débordements violents. Nous sommes aussi en charge, et c'est la raison de votre présence ici, de l'évaluation de la réponse apportée par les autorités administratives et judiciaires. Le maintien de l'ordre en manifestation implique de concilier le droit fondamental à l'expression politique des citoyens avec la nécessaire protection des personnes et des biens. Notre rôle consiste à apprécier cette conciliation, à relever ses succès et à pointer ses échecs.

Si l'on s'en réfère aux travaux de vos organisations, les aspects négatifs sont nombreux. Vous soulignez régulièrement les défauts du maintien de l'ordre à la française et, pour la Ligue des droits de l'homme, vous avez directement critiqué l'encadrement des manifestations, notamment le nombre de verbalisations. Nous sommes impatients d'échanger avec vous sur ces différents griefs.

Il me revient de poser les premières questions pour introduire les débats. En premier lieu, diriez-vous que le maintien de l'ordre à la française s'est dégradé au cours de la dernière décennie, jusqu'aux événements de ce printemps ? Si oui, à qui attribuez-vous la responsabilité première de cette situation ?

En second lieu, diriez-vous que les juridictions, administratives et judiciaires, fonctionnent correctement dans leur double mission de protection des droits fondamentaux et de prévention des violences aux personnes ? Quel dispositif législatif vous apparaît le plus sujet à critiques ?

En application de l'article 6 de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mmes Fanny Gallois, Domitille Nicolle et Nathalie Tehio prêtent serment.)

Permalien
Fanny Gallois, responsable de programme, Amnesty International

Nous vous remercions de recevoir Amnesty International France, qui travaille sur les questions de police et de droits humains depuis de nombreuses années. Nous tenons toutefois à vous faire part de notre surprise à la lecture de l'objet de cette commission d'enquête qui porte sur « la structuration, le financement, les moyens et les modalités d'action des groupuscules auteurs de violences à l'occasion des manifestations et rassemblements intervenus entre le 16 mars et le 3 mai 2023, ainsi que sur le déroulement de ces manifestations et rassemblements », puis des questions qui nous ont été soumises. Nous avons été destinataires de ce qui a été d'abord appelé une « proposition d'audition » mais qui s'est avéré, en réalité, une « convocation » comme il nous l'a été fermement rappelé par la mention des dispositions qui régissent les commissions d'enquête parlementaires. Ces dispositions nous contraignent à nous présenter.

Nous sommes surprises parce que, comme nous l'avons indiqué à votre secrétariat, le mandat d'Amnesty international est la protection des droits humains. C'est à ce titre que nous travaillons sur la manière dont les États, et plus particulièrement les forces de l'ordre, facilitent et protègent la liberté de réunion des personnes. Notre mission consiste, en France comme ailleurs, à demander des comptes aux États sur les violations des droits de l'homme, ce qui inclut l'usage inutile ou disproportionné de la force par les forces de l'ordre. Les actes de violence commis par des individus relèvent du droit pénal en vertu du principe de responsabilité individuelle, que l'État français fait respecter. Nous reconnaissons bien entendu que ces actes de violence existent. Mais notre mandat ne consiste pas à les documenter. Nous rejetons toute équivalence entre la violence des États et les actes de violence d'individus. Par ailleurs, comme nous l'avons également indiqué en amont de cette audition, Amnesty n'a pas documenté la période sur laquelle porte cette commission d'enquête. Nos équipes sont en train de procéder à une analyse de certaines opérations de maintien de l'ordre en manifestation, y compris sur la période qui vous intéresse. Mais nous ne serons en mesure de partager ces informations qu'à la fin de cette étude.

Cela étant dit, nous accueillons favorablement la possibilité qui nous est offerte de partager un certain nombre d'inquiétudes dont nous avons fait part publiquement et auprès des autorités françaises ces dernières années, et qui ont trait au respect de la liberté de réunion en France.

Il s'agit tout d'abord du recours illégal à la force par les forces de l'ordre. Il prend par exemple la forme d'un usage excessif de gaz lacrymogène pour disperser des manifestants majoritairement pacifiques ou n'ayant pas la possibilité de se disperser. Il y a les coups de matraque à des manifestants pacifiques, ne présentant pas de danger ou déjà maîtrisés. Il y a le recours à des armes dangereuses et potentiellement mutilantes comme le lanceur de balles de défense LBD 40, dont nous demandons la suspension, les grenades de désencerclement ou encore les grenades modulaires à deux effets lacrymogènes (GM2L) dont nous réclamons l'interdiction en maintien de l'ordre. L'utilisation de ces armes dites à létalité réduite peut selon nous, dans un certain nombre de cas, constituer un traitement cruel, inhumain ou dégradant selon le droit international, et elle ne respecte pas les principes cardinaux de proportionnalité et de nécessité du recours à la force.

Les arrestations abusives de manifestants et leur criminalisation, que nous avons documentées dans un rapport publié en 2020 après deux ans d'enquête, sont notamment le fait de dispositions législatives trop vagues ou contraires au droit international. Elles donnent lieu à des interpellations et des détentions arbitraires de manifestants n'ayant commis aucune violence, et parfois à des poursuites abusives. Outre qu'elles violent le droit de réunion pacifique, ces dispositions aboutissent également à dissuader les personnes de se rendre en manifestation et d'exercer librement leur droit de manifester.

D'autres entraves à la liberté de réunion pacifique ont trait aux interdictions de manifestation, au flou qui demeure sur le régime de déclaration, ou encore à l'utilisation de systèmes de surveillance tels que les drones. Elles devraient, selon nous, faire l'objet d'une attention particulière de la part de la commission d'enquête.

Compte tenu de ces éléments, nous souhaitons partager notre inquiétude quant à la finalité et au débouché potentiels de la présente commission d'enquête. La formulation de son objet et de plusieurs des questions que vous nous avez soumises nous font craindre, non seulement une invisibilisation des violations des droits de l'homme commises par les forces de l'ordre, dont il semble être très peu question, mais également une accentuation de certaines dérives qui risque de résulter de ces réflexions.

Dans un récent rapport de mai 2023, le rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à la liberté de réunion pacifique a observé que les États ont de plus en plus tendance à considérer les manifestations et le militantisme en faveur des droits de l'homme comme des actes criminels ou une menace pour la sécurité nationale et l'ordre public, au lieu de permettre, de faciliter et de protéger les droits. « Plutôt que de s'attaquer à l'emploi excessif de la force par des membres des forces de l'ordre, les États rejettent souvent la faute sur des manifestants violents ».

L'idée d'une nouvelle loi, qu'a évoquée le ministre de l'intérieur à l'issue des manifestations du 1er mai, suscite notre plus vive inquiétude. En 2019, lorsqu'une telle loi dite « anticasseurs » avait été présentée, nous nous étions, avec de nombreuses autres organisations, fortement émus de ses dispositions qui ouvraient grand la porte à l'arbitraire du pouvoir exécutif. Heureusement, le Conseil constitutionnel avait censuré partiellement cette loi, notamment l'interdiction administrative de manifester qui aurait permis à l'administration d'interdire à des personnes de défiler sur des bases extrêmement floues et loin du regard de la justice. Mais d'autres dispositions problématiques de cette loi avaient été validées, comme la création du délit de dissimulation du visage sans motif légitime, qui expose à des arrestations, voire à des condamnations arbitraires, les manifestants pacifiques qui souhaitent par exemple se protéger des effets des gaz lacrymogènes.

Vous comprendrez donc que nous nous inquiétions aujourd'hui de ce sur quoi pourrait déboucher une commission d'enquête qui vise aussi spécifiquement ce que vous appelez les groupuscules auteurs de violences en manifestations. Alors que les conditions d'exercice du droit de manifester pacifiquement en France sont déjà sujettes à de nombreuses critiques, de nouvelles mesures ou le renforcement de mesures existantes visant à mettre fin aux violences des manifestants, sans tenir compte des entraves qu'elles induisent pour le droit de manifester, viendraient dégrader encore l'exercice de ce droit. À l'inverse, nous aurions espéré qu'une commission d'enquête se penche sur les atteintes au droit de manifester par les autorités afin d'alimenter une réflexion sur la nécessaire réforme du maintien de l'ordre, que nous appelons de nos vœux, pour aller vers des stratégies de dialogue et de désescalade permettant un meilleur respect des droits de l'homme.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Dans votre propos, vous avez indiqué que l'un des problèmes est lié à des dispositions législatives trop vagues. Pouvez-vous en dire plus ? De la même manière, nous entendons qu'Amnesty ne se focalise pas sur la même période que notre commission d'enquête. Je note toutefois que votre organisation a communiqué à deux reprises ce printemps. Dans des communiqués du 1er mars et du 23 mars, vous évoquez le terme de « violences policières » et l'argumentation que vous développez s'organise autour du recours excessif à la force et des arrestations abusives. Pouvez-vous nous donner des précisions ?

Enfin, Amnesty a une approche internationale. Vous voyez donc comment les choses évoluent ailleurs. Avez-vous des éléments de comparaison sur des pays où la législation semble plus opérationnelle pour respecter droits fondamentaux ?

Permalien
Fanny Gallois, responsable de programme, Amnesty International

En ce qui concerne les dispositions législatives trop vagues ou contraires au droit international, nous avons dressé une liste de recommandations que nous mettrons à votre disposition. Je pense à différentes dispositions du code pénal. On peut citer l'organisation de manifestations non déclarées, l'outrage à l'encontre de personnes dépositaires de l'autorité publique qui devrait selon nous relever du droit civil et non du droit pénal, la participation à un attroupement de l'article 431-3 du code pénal qui est trop vague et qui permet de mettre en cause des personnes n'ayant pas commis de violence, l'interdiction de dissimulation du visage créée par la loi du 10 avril 2019 visant à renforcer et garantir le maintien de l'ordre public lors des manifestations qui incrimine des personnes qui auraient porté un masque pour se protéger ou cacher leur visage alors même qu'elles n'ont pas l'intention de commettre des violences ou de s'en rendre coupables, ou encore la participation à un groupement en vue de commettre des violences qui continue d'être très utilisée pour cibler des personnes sur une simple intention de commettre des violences alors même qu'elles ne participent pas à leur préparation. Ces dispositions devraient être soit précisées pour épargner les manifestants qui n'ont pas l'intention de commettre des violences et qui ne s'en rendent pas coupables, soit abrogées parce qu'elles donnent lieu à de nombreuses arrestations arbitraires.

S'agissant de nos communications, dans un article du 1er mars 2023, nous avons alerté sur le recours excessif à la force et sur les arrestations abusives à l'occasion de manifestations qui avaient lieu dans le cadre de l'opposition au projet de réforme des retraites. Dans un article du 23 mars, nous sommes revenus sur la question des armes dangereuses utilisées dans les manifestations en France et dans le monde. Nous y avons présenté nos demandes d'interdiction des armes à létalité réduite conçues dans le seul but d'infliger des mauvais traitements. Nous recommandons également un contrôle strict du commerce d'autres armes à létalité réduite pouvant légitimement servir aux opérations de maintien de l'ordre, mais susceptibles d'être utilisées pour infliger de mauvais traitements. Ces armes ne devraient pas être commercialisées auprès de régimes qui risqueraient d'en faire usage pour réprimer les manifestations de manière indue. Cela s'inscrit dans le cadre plus vaste d'un plaidoyer contre le commerce des instruments de torture, qui sera présenté à l'Organisation des Nations unies.

Dans le détail, nous évoquions d'abord l'utilisation abusive des matraques. Après la mobilisation du 19 janvier, un manifestant a dû être amputé d'un testicule après un coup de matraque à l'entrejambe. Nous avons étudié les vidéos et il ne présentait aucun danger. D'autres cas d'utilisation abusive ont été signalés. Nous avons aussi commenté l'utilisation excessive de lacrymogène que plusieurs médias ont documentée avec des projections directes, dans des quantités importantes, sur des manifestants pacifiques pour disperser les manifestations sans qu'il soit toujours possible de quitter les lieux.

Nous avons également fait référence à l'utilisation abusive de grenades de désencerclement, dont nous demandons l'interdiction. Nous avons commenté ce qui s'est passé lors de la manifestation du 11 mars, où une lycéenne de 15 ans aurait été grièvement blessée au visage après avoir été touchée par une telle grenade. Dans ces articles, nous avons aussi mentionné les arrestations abusives. Le 16 mars, 292 personnes ont été interpellées et placées en garde à vue durant une manifestation sur la place de la Concorde, à Paris, et 283 d'entre elles sont ressorties libres, soit 96 %.

Enfin, nous avons réagi aux propos tenus le 21 mars par le ministre de l'intérieur Gérald Darmanin, qui avait déclaré qu'être dans une manifestation non déclarée est un délit et mérite une interpellation. Selon le droit international, manifester pacifiquement ne doit pas être soumis à autorisation préalable. Ne pas déclarer une manifestation ne la rend pas illégale. Le 8 juin 2022, un arrêt de la Cour de cassation a jugé qu'aucune disposition légale ou réglementaire n'incrimine le seul fait de participer à une manifestation non déclarée.

S'agissant de la situation internationale, nous documentons les entraves au droit de manifester dans de nombreux pays. Nous n'établissons pas de liste de bons ou mauvais élèves cependant. Notre boussole concerne la violation des droits. Nous relevons néanmoins que la France est le seul pays européen à utiliser les grenades de désencerclement en maintien de l'ordre.

Permalien
Nathalie Tehio, membre du bureau de la Ligue des droits de l'homme

La Ligue des droits de l'homme a été étonnée d'être convoquée devant cette commission d'enquête dans la mesure où nous ne connaissons pas les groupuscules violents. Nous ne savons d'ailleurs pas s'il s'agit de groupes ou de personnes isolées.

En tant qu'avocate pénaliste, je souhaite préciser que l'infraction de violences ne concerne que les atteintes à l'intégrité physique ou psychique des personnes. Elle figure dans le livre II du code pénal relatif aux crimes et délits contre les personnes. La Ligue condamne les violences commises contre les policiers et les gendarmes. Par ailleurs, elle n'établit pas d'équivalence entre les violences commises par des personnes d'une part, et les violences de l'État d'autre part.

Puisque vous souhaitez connaître le point de vue de la Ligue sur le maintien de l'ordre, j'aimerais insister sur l'approche de notre association, centrée sur la défense des droits de l'homme. Notre condamnation de certaines pratiques est largement partagée par des institutions de défense des droits de l'homme. Ainsi, un certain nombre de rapporteurs spéciaux des Nations Unies viennent de critiquer la France sur sa gestion des manifestations, en précisant : « Nous appelons les autorités à entreprendre un examen complet de leurs stratégies et pratiques en matière de maintien de l'ordre afin de permettre aux manifestants d'exprimer leurs préoccupations et à faciliter une résolution pacifique des conflits sociaux. »

M. Clément Voulé, rapporteur spécial sur les droits à la liberté de réunion pacifique et d'association, a posé à la France un certain nombre de questions relatives aux manifestations. Il n'a obtenu ni réponse, ni rendez-vous avec les autorités. La Défenseure des droits et la Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté ont également exprimé leurs inquiétudes concernant cette séquence de manifestations, de même que la Commission nationale consultative des droits de l'homme.

Notre analyse s'inscrit dans la défense de la liberté de manifester, maintes fois rappelée par la Cour européenne des droits de l'homme. Dans un arrêt de 2033, elle indique que « le droit à la liberté de réunion est un droit fondamental dans une société démocratique et, à l'instar du droit à la liberté d'expression, l'un des fondements de pareille société ». Elle note que les États doivent, non seulement protéger le droit de réunion pacifique, mais également s'abstenir de lui apporter des restrictions indirectes abusives. Elle précise que les garanties de cette disposition s'appliquent à tous les rassemblements, à l'exception de ceux dont les organisateurs ou les participants sont animés d'intentions violentes et incitent à la violence. Dans un autre arrêt, elle ajoute que la charge de la preuve des intentions violentes des organisateurs incombe aux autorités. De ce point de vue, une manifestation spontanée est une manifestation tout court, protégée au titre de l'article 11 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, et la Cour de cassation a rappelé, en 2022, qu'aucune infraction n'était constituée à l'encontre des manifestants. Or, le préfet de police a d'emblée considéré les manifestations spontanées comme illégales.

La pratique de la nasse a, par exemple, été employée rue Montorgueil le soir du 19 mars 2023. Passants, touristes et manifestants pacifiques ont ainsi été nassés sans que les critères posés par le Conseil d'État dans son arrêt du 10 juin 2021 sur la première version du schéma national du maintien de l'ordre ne soient remplis.

Rappelons que ces manifestations spontanées font suite à la décision de faire adopter la loi sur la réforme des retraites au moyen de l'article 49, alinéa 3, de la Constitution. Elles signent un regain démocratique puisque la manifestation est une des modalités d'exercice de la citoyenneté. Les manifestants ont montré leur attachement au débat parlementaire et leur rejet du déni de démocratie qui consistait à ne pas dialoguer avec les syndicats, à ignorer la mobilisation sociale extrêmement importante contre la réforme, et à contraindre le Parlement dans ses délais de vote puis dans son vote lui-même. Ensuite, le préfet de police a rendu les manifestations illégales par des arrêtés d'interdiction sur des périmètres très larges. Nous n'en avions pas connaissance puisqu'ils étaient placardés à la porte de la préfecture vers l'heure de leur entrée en vigueur, de sorte que le tribunal administratif n'avait pas le temps d'en connaître. Un des arrêtés n'a même pas été placardé ; il a été publié deux jours après. Il n'a donc jamais été opposable aux manifestants le dimanche 26 mars. L'arrêté du 31 mars ayant été suspendu par le juge des référés du tribunal administratif de Paris le 1er avril, il n'y a plus eu d'arrêté dans la foulée. Nous avions aussi attaqué cette pratique d'affichage tardif. Le tribunal administratif nous a également donné raison sur ce point.

Quant à l'aide apportée par la Ligue dans la contestation des verbalisations, nous avons proposé, avec le syndicat des avocats de France, plusieurs modèles de recours sur notre site internet qui pouvaient être utilisés en fonction des circonstances. Nous sommes opposés à la procédure d'amende forfaitaire dans la mesure où elle est difficile à contester. Nous avons rédigé ces modèles pour favoriser le droit à un recours effectif, droit fondamental protégé par l'article 13 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

S'agissant du nombre d'interpellés, il est inquiétant que ce soit devenu un outil de communication gouvernementale, ce qui a même été revendiqué par l'ancien préfet de police Didier Lallement dans son livre L'ordre nécessaire. La politique du chiffre encourage forcément les arrestations arbitraires. Sur les personnes ciblées, j'ai entendu dans l'émission « Complément d'enquête » diffusée le 6 avril 2023 les propos du secrétaire général Unité SGP Police-FO, qui précisait : « Typiquement, vous arrivez, on vous dit vous vous rendez à tel endroit pour des abribus qui sont en train de se faire péter. Quand vous arrivez, vous avez dix personnes devant des abribus, ben c'est vrai que vous ne faites pas le tri. » S'il le dit sur une chaîne de télévision, cela signifie que c'est une pratique normale selon lui. Or, pour interpeller une personne, il ne suffit pas qu'une infraction soit commise, il faut qu'elle puisse être reprochée à cette personne et qu'il y ait des indices objectifs apparents justifiant le placement en garde à vue. Le seul fait de se trouver à proximité n'en est pas un.

Les interpellations ont souvent eu lieu sur le fondement de l'article 222-14-2 du code pénal, qui indique que « le fait pour une personne de participer sciemment à un groupement, même formé de façon temporaire, en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, de violences volontaires contre les personnes ou de destructions ou dégradations de biens est puni d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende ». La Ligue des droits de l'homme, Amnesty International, le Syndicat des avocats de France et le Syndicat de la magistrature vous ont alertés, en tant que parlementaires, sur ce texte dont nous demandons l'abrogation. Cependant, même avec l'article 222-14-2, il ne suffit pas que des violences soient commises à faible distance d'une personne pour la suspecter de participation volontaire à un groupement. Il faut démontrer sa volonté de participer à la manifestation dans le but de commettre des violences. Là encore, il faut un indice objectif apparent.

Dans une manifestation, il doit être accepté un certain désordre. Elle est en soi un trouble à l'ordre public, qui provoque du bruit et une entrave à la circulation. Je le dis à dessein car le préfet de police interdit aux manifestants l'emploi d'appareils sonores place de la République en fin de semaine. Or, le but d'une manifestation est bien de se faire entendre. Des manifestants ont été verbalisés pour trouble à la tranquillité d'autrui, notamment à Dijon. La Ligue a rédigé un modèle de contestation de ces contraventions.

Les choix de stratégie de maintien de l'ordre aboutissent à une escalade des tensions. On a vu réapparaître une distance entre policiers et manifestants dans les cortèges syndicaux du printemps, mais des problèmes perdurent. Je pense au fait de continuer à donner la responsabilité sur le terrain à des commissaires connus pour des coups portés à des journalistes. Je pense au fait d'employer des forces non spécialisées en maintien de l'ordre, comme les compagnies d'intervention ou la brigade de répression de l'action violente motorisée, qui vont interpeller et ne contribuent pas à la détente. Ce type de maintien de l'ordre ne tient compte que de considérations policières, nullement de la protection de la liberté de manifester alors que l'État est soumis à l'obligation positive de la préserver. Dès lors, il ne faut pas s'étonner des condamnations de la France par diverses institutions.

Puisque vous avez voulu nous entendre, j'espère que vous tiendrez compte pour rédiger vos conclusions de l'approche centrée sur les droits de l'homme.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je fais partie de ceux qui considèrent le travail que vous menez indispensable en démocratie. Vous apportez la contradiction et vous exercez votre vigilance sur le respect fondamental des droits de l'homme. En contrepartie, il m'est possible de porter un regard critique à mon tour. Vous êtes surprises de votre convocation, mais l'intitulé de la commission porte notamment sur le déroulement des manifestations, non des seules manifestations spontanées mais aussi des manifestations autorisées. Cela nécessite de contextualiser les actes des individus et groupuscules violents. L'intitulé de la commission d'enquête a été discuté et voté par l'Assemblée nationale. Les termes « organisation et conduite des manifestations » ont été remplacés à mon initiative par le terme « déroulement », qui permet une acceptation large et d'interroger le comportement des forces de l'ordre. Je pense donc qu'il faut se réjouir de votre présence pour avoir connaissance de votre appréciation. Vous parlez de manifestations pour défendre la démocratie. Certains, dont je fais partie, se demandent si la démocratie était vraiment en danger parce que l'article 49, alinéa 3, de la Constitution avait été utilisé. C'est un champ de débat qui relève de l'opinion, non du fait.

Nous avons entendu à plusieurs reprises de la part des personnes auditionnées la notion de la proportionnalité de la réponse des forces de l'ordre à des dégradations matérielles et à des violences aux personnes. Comment contextualisez-vous concrètement votre analyse du comportement des forces de l'ordre ?

Ensuite, lorsque la Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté effectue un certain nombre de constats, c'est sur des bases documentées avec un certain nombre d'agents et une méthode assez normée. Lorsque la Défenseure des droits se prononce, c'est sur le constat des réclamations reçues. De votre côté, quels sont les éléments dont vous disposez, que vous établissez par vos propres moyens ? Vous avez évoqué les sources ouvertes et les réseaux sociaux. Comment vérifiez-vous les témoignages sur les réseaux sociaux faisant état d'une arrestation abusive ? Recoupez-vous cette information ? En tant que rapporteur de la commission d'enquête, je ne peux me satisfaire d'une émission de télévision pour accréditer une version précise.

Permalien
Nathalie Tehio, membre du bureau de la Ligue des droits de l'homme

Comme nous sommes dans un régime de liberté, il ne s'agit pas de manifestations autorisées mais d'une déclaration de manifestation. La distinction est importante. Ensuite, je n'ai pas parlé que des manifestations spontanées. Lorsque j'évoquais les commissaires chargés du maintien de l'ordre, je faisais référence aux manifestations syndicales au cours desquelles nous avons pu constater qu'ils continuaient à être « proactifs ».

Il me semble que l'opinion participe du débat et de l'expression démocratique. On manifeste précisément pour exprimer une opinion.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je tiens à vous donner un exemple de la manière dont je vais travailler en tant que rapporteur. Dans les écrits, j'essaierai d'établir les éléments qui nous ont été communiqués et l'analyse que nous pourrions partager collectivement. Mais lorsque j'émettrai une opinion personnelle, j'écrirai : « selon votre rapporteur ». C'est la raison pour laquelle je ne peux souscrire à l'idée d'une démocratie en danger, qui relève bien d'une opinion et non d'un constat.

Permalien
Nathalie Tehio, membre du bureau de la Ligue des droits de l'homme

Vous pourrez peut-être partager le constat selon lequel, dans un pays démocratique, il est légitime de manifester pour faire part de son opinion. C'est un des usages de la démocratie.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Le droit de manifester est un droit constitutionnel. Un certain nombre d'éléments ont été envisagés pour prévenir le phénomène du hooliganisme, en prononçant des interdictions administratives de stade par exemple. On ne peut tracer un parallèle avec les manifestations car il s'agit là un droit fondamental. À chaque fois que l'on cherche à limiter un droit fondamental, il faut en savoir les motivations.

Permalien
Nathalie Tehio, membre du bureau de la Ligue des droits de l'homme

En ce qui concerne la proportionnalité, vous nous demandez sur quelles informations nous nous fondons. En réalité, nous sommes bénévoles et nous n'avons pas le temps d'effectuer des recherches sur les réseaux sociaux. Nous nous basons sur les remontées des militants qui manifestent et qui témoignent de la situation. Les observatoires de la Ligue ont été créés localement à cette intention, d'abord à Toulouse en 2016 avant d'essaimer partout en France. En revanche, ils ne documentent pas spécialement les violences : l'objectif consiste à étudier les pratiques de maintien de l'ordre, ce qui est différent. À Paris, nous n'intervenons pas à moins d'avoir une équipe de trois personnes.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

À Sainte-Soline, il y avait huit mille manifestants selon les forces de l'ordre. Sur ces huit mille personnes, environ mille étaient dans une approche radicalisée et avaient peut-être l'intention d'en découdre. Parmi ce millier de personnes, environ 250 auraient été violentes et parfois équipées d'armes par destination. S'agit-il d'éléments d'analyse du comportement des forces de l'ordre ?

Permalien
Nathalie Tehio, membre du bureau de la Ligue des droits de l'homme

Nous ne sommes pas en lien avec les services de renseignement. Notre rapport sur Sainte-Soline n'a pas encore été rendu. Nous pourrons vous l'adresser s'il est achevé avant la clôture des travaux de votre commission. L'observatoire girondin de la Ligue était présent lors de la manifestation du 1er mai à Bordeaux et il a publié un communiqué.

La proportionnalité est appréciée par les personnes sur le terrain. Nous ne disposons pas des forces militantes pour prétendre voir tout ce qui se passe en manifestation. Par exemple, à Paris, il arrive que l'on n'ait que trois personnes pour couvrir un rassemblement. Nous ne pouvons tout documenter. Nous essayons de cerner les stratégies du maintien de l'ordre sur le long terme et, à un moment précis, nous pouvons être témoins de certains faits, comme celui de repousser à la fin d'une manifestation au moyen de gaz lacrymogènes des manifestants pacifiques dans le métro, qui est pourtant un endroit clos. Ce type d'action est non seulement asphyxiant mais également angoissant.

Nous n'avons pas la prétention de dire ce qui se passe à chaque fait. Nous essayons d'être présents pour voir toute une séquence et apprécier un contexte. Lorsque des forces de sécurité qui ne sont pas formées au maintien de l'ordre vont intervenir, elles ne le font pas nécessairement en lien avec les escadrons de gendarmerie mobile ou les compagnies républicaines de sécurité. Dans l'une des manifestations auxquelles j'ai assisté, une jeune fille a voulu utiliser de la peinture sur la statue de la place de République à Paris. Des membres d'une compagnie d'intervention sont allés au milieu des manifestants pour l'interpeller, ce qui a solidarisé les personnes aux alentours. Elles ont commencé à protester. De ce fait, d'autres membres de la compagnie d'intervention sont intervenus pour porter secours à leurs collègues, qui s'étaient mis en danger en allant chercher quelqu'un dans la manifestation. Cela va à l'encontre de l'idée de désescalade. Au contraire, cela contribue à augmenter la tension alors qu'il s'agissait d'un évènement tranquille. Un maintien de l'ordre apaisé supporte certains désordres comme l'exige la Cour européenne des droits de l'homme.

Permalien
Fanny Gallois, responsable de programme, Amnesty International

Il existe un certain nombre de textes internationaux qui nous permettent de disposer d'une base sur l'évaluation de la proportionnalité. Nous avons également produit des lignes directrices, qui ne sont pas spécifiques à la France. De fait, l'analyse de la proportionnalité s'effectue au cas par cas, pour nous comme pour les forces de l'ordre supposées s'adapter à tout moment une situation qui évolue en temps réel.

S'agissant du recours à la force avec des armes à usage légitime comme les matraques et les gaz lacrymogènes, reprenons l'exemple de cet homme frappé à l'entrejambe et qui a perdu un testicule. Nous avons analysé les différents angles de vue des vidéos, qui donnaient le contexte général de la charge, et nous avons conclu que le coup porté à ce moment, dans ce contexte, ne semblait pas proportionné. Cette personne avait un appareil photo à la main et, selon certaines allégations, cet appareil aurait été pris pour un projectile.

S'agissant de l'utilisation de gaz lacrymogènes, nous procédons de la même manière : au cas par cas, à partir d'images. Nous les analysons pour vérifier que les tirs sont réglementaires, notamment que la grenade est lancée en l'air et non directement contre les manifestants auquel cas elle se transforme en projectile à impact cinétique. Je pense au cas malheureux de Zineb Redouane, décédée après avoir été blessée au visage par une grenade lacrymogène en marge d'une manifestation.

Nous demandons également l'interdiction d'un certain nombre d'armes. Pour nous, la proportionnalité est moins importante à partir du moment où des éléments permettent de conclure à l'utilisation d'une grenade de désencerclement ou d'une grenade GM2L à double effet assourdissant et lacrymogène – ce qui est contradictoire selon nous. En effet, l'effet lacrymogène est supposé entraîner la dispersion, mais l'effet assourdissant crée une confusion qui va l'empêcher en bon ordre.

S'agissant des bases et des documents sur lesquels nous nous fondons, nous fonctionnons généralement de la même manière quand nous effectuons nos recherches. Nous croisons les témoignages de toute personne qui peut être concernée, les documents officiels comme des jugements ou des arrêtés, les informations relayées par les médias et les vidéos publiées sur les réseaux sociaux. Ces dernières offrent une source intéressante. Mais elles sont nombreuses et elles ne suffisent pas. Nous disposons d'un laboratoire attaché à leur authentification et à leur analyse. Lorsque nous identifions des séquences pertinentes, nous essayons d'analyser différentes prises de vue, de même qu'en open data grâce à des méthodologies éprouvées.

Dans le cas de Zineb Redouane, décédée en marge d'une manifestation à Marseille, le ministre de l'intérieur d'alors Christophe Castaner avait parlé à la radio alors que l'enquête était en cours. Il avait déclaré qu'elle n'avait pas été tuée par la police.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

La Ligue des droits de l'homme assiste parfois des personnes. Pouvez-vous préciser les modalités de cette assistance ? Quels sont les conseils diffusés à cette occasion ?

Permalien
Nathalie Tehio, membre du bureau de la Ligue des droits de l'homme

Faites-vous allusion à nos interventions en justice ?

Permalien
Nathalie Tehio, membre du bureau de la Ligue des droits de l'homme

Nous sommes généralement alertés par des avocats qui nous sollicitent. Nous assistons lorsque c'est recevable En effet, nous ne pouvons intervenir en tant qu'association en dehors des cas expressément prévus.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Dans la période du 16 mars au 2 mai 2023, des personnes ont fait l'objet de procès-verbaux et il semblerait que la Ligue ait assisté certaines d'entre elles. Cette information est-elle erronée ?

Permalien
Nathalie Tehio, membre du bureau de la Ligue des droits de l'homme

Il ne me semble pas que nous soyons intervenus. Je n'ai d'ailleurs pas toujours compris un certain nombre de questions posées dans le questionnaire qui nous avait été adressé.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Un certain nombre de vos confrères avocats sont intervenus et nous pouvions penser que l'action émanait de la Ligue des droits de l'homme. Je comprends que ce n'est pas le cas, les avocats en question pouvant être par ailleurs membres de la Ligue.

Permalien
Nathalie Tehio, membre du bureau de la Ligue des droits de l'homme

Comme je l'ai expliqué, nous avons pu nous inscrire dans une démarche d'aide à la contestation. Nous estimions que les arrêtés étaient illégaux et, au moment où le juge a enfin pu être saisi dans des conditions qui lui ont permis de statuer, il nous a donné raison. Au-delà, nous avons rédigé des modèles de contestation accompagnés d'un vade-mecum pour expliquer leur fonctionnement. Mais nous n'aidons pas individuellement les personnes.

Il est évident que ceux qui sont verbalisés peuvent se tourner vers leur avocat pour demander de l'aide. Notre modèle de contestation peut leur être utile. Mais nous ne disposons pas de suffisamment de personnels et d'avocats pour engager à chaque fois des actions individuelles.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je comprends donc que les conseils de la Ligue étaient simplement mis en ligne.

Permalien
Nathalie Tehio, membre du bureau de la Ligue des droits de l'homme

Vous pouvez les consulter sur le site internet. Ils sont toujours disponibles.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je vous remercie de votre présence. Ma première question concerne les modalités de recrutement de vos observateurs, qui se voient confier des missions importantes d'observation et d'enregistrement de la police en vue de la rédaction d'un rapport. Paradoxalement, on trouve peu d'informations sur leur formation et son contenu. Le seul élément que j'ai recueilli indique qu'elle prendrait place sur une demi-journée. Sur quelle certification reposent l'annotation, le barème et la délivrance de la formation ? Y a-t-il un examen ? Est-il homologué ? Quel est le taux de réussite ? J'aurais besoin de ces données pour m'assurer de la qualité de l'enseignement dispensé et de la neutralité politique des observateurs.

Ensuite, pouvez-vous comprendre que l'on puisse craindre des dérives de la part de ces observateurs ? Cette crainte peut être confortée quand les forces de l'ordre nous disent être soumises à des pressions et des provocations de leur part, qui les molestent dans l'exercice de leur mission ? On peut également comprendre cette crainte quand on lit vos avis très tranchés. Vous avez parlé des usages excessifs de gaz lacrymogènes, des coups de matraques à des manifestants pacifiques, des arrestations abusives, des détentions arbitraires.

Simultanément, je regrette que vous n'évoquiez jamais les violences subies par les forces de l'ordre. À la vue de ces prises de position, n'avez-vous pas l'impression d'être parfois perçus comme les partenaires bienveillants de ceux qui véhiculent la haine anti-flic ? Pouvez-vous comprendre que certains vous perçoivent comme des entités ne contribuant pas à l'apaisement ou à la désescalade lorsqu'il existe des confrontations dans la manifestation ?

Permalien
Fanny Gallois, responsable de programme, Amnesty International

Nous avions demandé que le statut d'observateur, qui en droit international devrait exister au même titre que celui des journalistes, soit protégé dans le nouveau schéma national du maintien de l'ordre. Nous avons obtenu des améliorations pour les journalistes, mais cela n'a pas été le cas pour les observateurs.

Puisque la Ligue des droits de l'homme effectue des observations, ce qui n'est pas notre cas, je vais lui céder la parole sans attendre.

Permalien
Nathalie Tehio, membre du bureau de la Ligue des droits de l'homme

Nous combattons également pour que la protection accordée par le droit international aux observateurs soit reconnue. Je pense à l'observation générale n° 37 des Nations unies, à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, à la position de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe et à la Convention de Venise. Dans les textes, il n'est pas question d'examen à passer. Il s'agit d'observateurs citoyens et bénévoles.

Les observatoires sont créés localement. Chacun a donc son propre mode de fonctionnement. Je suis la référente nationale des observatoires car nous avons pensé qu'il fallait les aider à se développer et permettre les bonnes pratiques sur le plan national. Dans ce cadre, la formation est effectivement nécessaire. Par exemple, l'observatoire parisien vient d'effectuer une journée de formation au siège de la Ligue, de 9 heures à 17 heures. Nous y avons examiné les questions concernant les forces de l'ordre et les armes utilisées, mais également les modes d'emploi de ces armes pour les repérer et inscrire ces observations dans nos minutiers.

En l'absence de textes, nous avons établi nous-mêmes une typologie des nasses et des encerclements. Nous considérons ainsi la nasse une action complètement fermée ; si tel n'est pas le cas, nous parlons d'encerclement, qui peut être plus ou moins filtrant. Quand la nasse est serrée, que les gens sont les uns contre les autres, l'envoi de gaz lacrymogènes est effectivement non nécessaire, excessif et disproportionné. Ces gens ne peuvent pas partir. Or, l'emploi de ces gaz est logiquement destiné à la dispersion d'une manifestation.

Chaque observatoire a son propre mode de fonctionnement et de recrutement. Des entretiens peuvent avoir lieu. À Paris, il faut soit adhérer au Syndicat des avocats de France pour les avocats, soit à la Ligue des droits de l'homme. Mais ce n'est pas obligatoire ailleurs. De plus, un même observatoire peut rassembler de nombreuses associations, comme à Rennes par exemple. Enfin, la formation s'effectue aussi naturellement sur le terrain.

Ensuite, vous avez évoqué la question de la neutralité politique. Puisque nous sommes Ligueurs, nous ne sommes pas neutres politiquement. En revanche, durant l'observation, nous nous assignons une neutralité comportementale. La Ligue a adopté une résolution à cet effet. Nous devons être « en neutralité » par rapport aux manifestants et aux forces de l'ordre. Nous ne devons pas participer à la manifestation, par exemple en scandant des slogans ou en distribuant des tracts. Nous devons être identifiables afin que les forces de l'ordre nous repèrent. À Paris, lors de la création de l'observatoire, nous avions écrit au préfet et au parquet. Ensuite, lors des manifestations, nous nous présentons systématiquement au responsable des forces de l'ordre et nous enregistrons cette présentation pour attester sa survenue. Lors des grosses manifestations où sont présents des gendarmes mobiles et des compagnies républicaines de sécurité, nous nous présentons aux deux responsables afin que tout le monde soit bien informé.

Telle est notre pratique, mais cela ne nous a pas empêchés de subir des violences. Le 1er mai 2021, un observateur en train de filmer s'est fait violemment pousser par un membre de la brigade de répression de l'action violente motorisée. En ce qui me concerne, j'étais présente lors de la première manifestation, derrière l'Assemblée nationale, contre la proposition de loi relative à la sécurité globale. Nous étions à deux ou trois mètres des compagnies républicaines de sécurité quand elles ont foncé sur nous. J'étais parmi les derniers dans la file que nous avions adoptée et j'ai donc eu la chance de ne pas être frappée, ce qui n'a pas été le cas des deux premières personnes. Nous n'avons pas pu identifier les personnels en cause car ils ne portaient pas leur matricule d'identification en intervention et qu'il faisait sombre. Cette action est intervenue alors que nous étions séparés des manifestants. En visionnant les images sur les réseaux sociaux, nous nous sommes rendu compte que quelqu'un, qui semblait être un policier car il avait un bandeau dans la poche de son pantalon, avait poussé un manifestant, déclenchant la charge. Le policier en question s'est ensuite placé du côté des compagnies républicaines de sécurité et il a sorti sa matraque pour frapper.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Vous aviez indiqué précédemment que certains militants de la Ligue participaient aux manifestations et faisaient des remontées de terrain. Il semble donc y avoir deux types de sources in situ : des observateurs qui ne manifestent pas et collectent des informations, et aussi des militants. Leurs objectifs sont donc différents. Je précise être plutôt favorable au statut d'observateur à titre personnel.

Permalien
Nathalie Tehio, membre du bureau de la Ligue des droits de l'homme

Les rapports des observatoires ne sont écrits que par des observateurs, sur la seule base de leurs observations. En revanche, les analyses de la Ligue ne sont pas uniquement nourries par les rapports des observatoires, mais aussi par des remontées de militants qui décrivent ce qu'ils ont vécu. L'exemple personnel que je viens d'évoquer en fait partie.

Mme Edwige Diaz a indiqué que nous ne parlions pas des violences subies par les forces de l'ordre. J'ai débuté mon propos en évoquant cet aspect. Mais j'ai l'impression que l'on aura beau le dire à chaque fois, ce ne sera pas entendu. Les observateurs documentent le maintien de l'ordre. Ils ne sont pas attentifs aux éventuelles violences commises par les manifestants. Pour apprécier une charge et l'emploi de la force, il faut évidemment pouvoir juger des circonstances. Dans le cas que j'ai évoqué, la charge n'a pas été déclenchée par les manifestants. Dans d'autres cas, elle intervient en réponse à des jets de projectiles.

Nous documentons le maintien de l'ordre dans ses dysfonctionnements. Nous ne donnons pas de bons points à chaque fois qu'il se passe bien, notamment car nous ne sommes pas capables de le documenter intégralement. Nous ne sommes pas à tous les endroits et nous ne voyons pas tout ce qui se passe. Nous documentons des points problématiques, qui ne correspondent pas à un emploi légal de la force, et des pratiques qui ne correspondent pas à une approche axée sur les droits de l'homme. Nous le faisons pour la liberté de manifester.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Vous avez mentionné une résolution que vous avez adoptée et qui garantit la neutralité politique durant le temps d'observation. Est-elle publique ? Si tel n'est pas le cas, pouvez-vous nous l'envoyer ?

Permalien
Nathalie Tehio, membre du bureau de la Ligue des droits de l'homme

Cette résolution n'est pas publique. Je demanderai si elle peut vous être transmise.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Ce document peut effectivement être intéressant car il donne une indication sur la ligne des observateurs de la Ligue.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je remarque que la gestion du temps de cette commission d'enquête est un peu difficile. En tant que membre de l'opposition, il ne me reste que quelques secondes pour poser quelques questions. Je le déplore.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je m'inscris en faux. Jusqu'à présent, nous avons laissé le temps à tout le monde de s'exprimer. À l'issue de l'intervention du rapporteur, j'ai regardé qui souhaitait prendre la parole. Vous avez manifesté il y a cinq minutes la volonté de vous exprimer. Tout le monde peut intervenir. Franchement, n'allez pas sur ce terrain car il ne s'agit pas d'une bonne manière de faire. Je me sens visé directement en tant que président. Vous franchissez des limites. Si vous ne voulez pas respecter nos institutions, je le déplore vivement.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je note la modération de votre réponse. Je maintiens ce que je viens de dire. Je me suis inscrite au moment où la parole a été donnée aux autres membres de la commission. J'aurais pu le faire dès le début, mais cela ne changeait pas grand-chose à la temporalité du déroulement de cette commission. Je suis libre de mes propos et je ne manque pas de respect aux institutions. C'est ma liberté de députée de commenter ce que je crois bon de commenter.

Je souhaite revenir sur l'interrogation des associations convoquées dans le cadre de cette commission d'enquête, que je partage. Le contexte politique cible des associations de défense des droits humains ou de l'environnement. À ce titre, je rappelle les propos du ministre de l'intérieur, qui questionnait les subventions accordées à la Ligue des droits de l'homme après les évènements de Sainte-Soline. Je comprends les interrogations et même les inquiétudes.

Le fait pour vos associations de formuler des avis est aujourd'hui reproché, ce qui n'a pas été le cas précédemment. J'étais présente lors de l'audition du responsable de la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles. Il a donné des avis et cela ne lui a pas été reproché de la même manière. Le but de cette commission d'enquête est de plus en plus flou selon moi, au vu des auditions. Les questions sont de plus en plus diverses.

Pour ma part, je m'interroge sur le lien avec la question démocratique. Les évènements sont fortement liés aux impasses créées d'un point de vue politique. Vous avez fait référence à l'utilisation de l'article 49, alinéa 3, de la Constitution le 16 mars dernier, qui marque le début de la période considérée par la commission d'enquête. Je fais également le lien avec les évènements de Sainte-Soline où les revendications premières du collectif Bassines non merci et de la Confédération paysanne consistaient en un moratoire sur l'usage et la construction des bassines. Il s'agit clairement d'une question démocratique, de la nécessité de donner une parole citoyenne, de consulter et de débattre.

Notez-vous ces liens lors des moments de tension forte dans les manifestations avec la volonté démocratique qui s'exprime, qu'elle porte sur les questions environnementales ou sociales ?

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Mme Maximi, pouvez-vous en venir à des questions précises et factuelles ? Désormais, je considérerai que la prise de parole sera limitée à deux minutes, comme c'est le cas dans d'autres commissions. Certes, les expressions de nature strictement politique ont évidemment leur place. À la fin du rapport, chaque groupe pourra produire une déclaration politique. Mais à présent, venons-en à des éléments précis dans la mesure où notre objectif consiste à établir des faits. Il s'agit d'éviter des éléments d'interprétation. Par nature, la diversité de l'Assemblée nationale donnera lieu à des appréciations et des points de vue divers.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Ma question porte sur la gravité des blessures observées lors des dernières manifestations. Je souhaite connaître votre avis, en lien avec votre demande d'interdiction de certaines armes. Pouvez-vous évoquer les blessures et les impacts occasionnés par ces armes, que nous avons également observés à Sainte-Soline ?

Permalien
Nathalie Tehio, membre du bureau de la Ligue des droits de l'homme

Nous avons constaté un certain nombre de problèmes récurrents lors des rassemblements déclarés, comme l'emploi de forces de l'ordre non spécialisées et de moyens non nécessaires, y compris de gaz. Dans les rassemblements spontanés, nous avons l'impression qu'il a été décidé d'emblée un maintien de l'ordre destiné à empêcher la manifestation. Cela s'est traduit par des interpellations et par la manière dont la manifestation a été gérée. Rue Montorgueil, la nasse a été employée pour un rassemblement pacifique. Il s'agit d'un autre maintien de l'ordre que celui déployé lors des manifestations syndicales. Le choix en la matière provoque en soi des tensions. À Sainte-Soline, l'option retenue a été de défendre un lieu à tout prix, en employant des armes. Par conséquent, les blessures ont été d'une extrême gravité.

Je rappelle par ailleurs que la Ligue des droits de l'homme déplore et condamne les violences contre les policiers et les gendarmes.

Permalien
Fanny Gallois, responsable de programme, Amnesty International

Vous nous interrogez sur la gravité des blessures. Elle nous conduit à insister sur notre demande d'interdiction de certaines armes comme les LBD 40, les grenades de désencerclement et les grenades GM2L, précisément en raison de leur dangerosité et des blessures graves qu'elles ont entraînées. Je ne parle pas de la séquence sur laquelle la commission d'enquête travaille puisque notre enquête est en cours. Cependant, nous savons que ces armes, utilisées depuis longtemps, ont entraîné, continuent d'entraîner et vont vraisemblablement entraîner des arrachements de mains ou de doigts, des éborgnements.

Les armes comme les matraques et les lacrymogènes, même quand elles ne sont pas utilisées comme projectiles à impact cinétique, peuvent aussi être extrêmement dangereuses. C'est la raison pour laquelle nous insistons sur la nécessaire proportionnalité dans leur usage. Même si elles peuvent être utilisées légitimement, elles peuvent aussi causer des blessures à l'instar de cette personne qui a perdu un testicule. Il existe d'autres exemples de traumatismes crâniens liés à des coups de matraques, notamment ceux assénés de manière non nécessaire et disproportionnée. Il est plus difficile de suivre les conséquences sur la santé de l'utilisation des gaz lacrymogènes. Nous manquons cruellement de données sur leur impact à long terme sur les personnes exposées de manière régulière et les personnes les plus fragiles. Cela ne fait malheureusement pas partie des études prioritaires. Nous appelons d'ailleurs à leur réalisation dans les meilleurs délais.

Au-delà des blessures, une deuxième conséquence de l'emploi massif de ces armes doit être mentionnée car elle semble tout aussi grave : la dissuasion. Je pense au recours systématique, en énormes quantités, à des gaz lacrymogènes et à des charges avec matraques. Le risque d'être confronté à ce type d'armes lorsque l'on va manifester de manière non violente engendre un effet dissuasif évident. Les manifestants craignent de retourner en manifestation. Plus largement, les habitudes sont touchées : les nouvelles générations ne vont plus du tout manifester dans les mêmes conditions que précédemment.

Les blessures peuvent être extrêmement graves et même se traduire par des morts. À nouveau, je pense à Zineb Redouane, dont le cas n'a toujours pas fait l'objet d'un procès. Quatre ans plus tard, l'enquête piétine. C'est délétère. Cette impunité de fait autorise la récurrence de ce type de violence. Il est urgent que cette enquête avance afin que justice puisse être rendue dans un cas aussi sérieux et emblématique.

Nous n'avons pas encore pu le documenter, mais des blessures extrêmement graves sont intervenues à Sainte-Soline. Elles auraient pu être mortelles. De l'aveu même des autorités, des lanceurs de balles de défense ont été utilisés de manière non réglementaire.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je souhaite apporter une précision en réponse aux interrogations de notre collègue Marianne Maximi. Ce matin, vous voyez bien que le thème de l'audition porte sur le maintien de l'ordre.

Ensuite, Mme Tehio, vous évoquez l'usage accru de lacrymogènes, y compris dans des manifestations dont on ne peut pas supposer qu'elles déboucheraient sur des actes de violence. Vous y voyez des conséquences néfastes sur la liberté de manifester, dont nos concitoyens doivent pouvoir bénéficier. Si je comprends bien, en dehors des situations de tension, vous constatez des usages abusifs qui à vos yeux restreignent la liberté de manifester.

Permalien
Nathalie Tehio, membre du bureau de la Ligue des droits de l'homme

Oui. De nombreux Ligueurs sont âgés et ils disent qu'ils n'osent plus manifester. L'effet dissuasif est bien vérifié.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Pourrez-vous nous communiquer des éléments à ce sujet ? Cela semble en effet intéressant.

Permalien
Nathalie Tehio, membre du bureau de la Ligue des droits de l'homme

Oui, bien sûr.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je vous remercie pour cette matinée. Notre objectif visait à établir un échange sur la manière dont vous pouvez percevoir un certain nombre d'éléments. Les débats ont permis d'éclairer les membres de la commission.

La commission d'enquête auditionne ensuite M. Christophe Bourseiller, essayiste, auteur de l'ouvrage Nouvelle histoire de l'ultra-gauche (2021).

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je souhaite la bienvenue à M. Christophe Bourseiller pour cette audition diffusée en direct sur le site de l'Assemblée nationale. Vous êtes docteur en histoire et l'un des meilleurs spécialistes de la gauche, de l'extrême gauche et de l'ultragauche. Je mêle à dessein tous ces termes : il vous appartiendra d'établir les contours que vous leur donnez.

Même si vous n'avez pas spécifiquement écrit sur les événements du printemps dernier, il est impossible pour nous de les analyser correctement sans les replacer dans l'histoire longue des mouvements revendicatifs français et dans le contexte violent de leur expression. Nous avons aussi besoin de comprendre ce qui relève des différents courants politiques et idéologiques. Sommes-nous confrontés à des phénomènes nouveaux ou à une contestation classique ?

Un questionnaire vous a préalablement été transmis par notre rapporteur. Toutes les questions qu'il contient ne pourront être évoquées de manière exhaustive. Je vous invite à communiquer ultérieurement vos éléments de réponse écrits, ainsi que toute autre information que vous jugeriez utile de porter à la connaissance de la commission d'enquête.

L'un des éléments très frappants de ce qui s'est passé ce printemps est l'affrontement, non pas en ville comme nous en avons l'habitude, mais en milieu rural, à Sainte-Soline, autour de revendications écologiques et non sociales. Que penser de ces scènes de violence qui ont atteint un degré d'intensité très élevé, les gendarmes craignant pour leur vie ?

D'après vous, qu'est-ce qui caractérise le registre émeutier des black blocs ? Avons-nous affaire à des manifestations de violence comparables à celles des années 1970 ou cette confrontation avec les symboles de l'ordre établi présente-t-elle un caractère inédit ? Qui sont ces émeutiers ?

En application de l'article 6 de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous prie de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Christophe Bourseiller prête serment.)

Permalien
Christophe Bourseiller, essayiste, auteur de Nouvelle histoire de l'ultra-gauche

Le terme black bloc ne renvoie pas à un groupe spécifique mais à une technique plus ou moins aléatoire de constitution d'un bloc autonome en milieu urbain ou rural, même si le phénomène des autonomes, initialement, est urbain et ancien. La première apparition violente, dans les rues, d'un courant antiautoritaire date de mai 1971.

Pour comprendre l'histoire de l'ultragauche, il convient de se référer à cette figure tutélaire que fut Guy Debord, fondateur d'un mouvement d'artistes et de théoriciens, l'Internationale situationniste. Il importe, de ce point de vue, de ne pas confondre l'extrême gauche et l'ultragauche. L'extrême gauche est constituée d'un ensemble de courants qui se distinguent de la gauche traditionnelle ou de la gauche de la gauche par leur caractère révolutionnaire, par la volonté d'arriver au pouvoir après une révolution violente. Deux grands ensembles se détachent.

Tout d'abord, un grand bloc léniniste comprenant des maoïstes, des stalinistes, des trotskistes, etc., voulant constituer un parti communiste révolutionnaire. Ensuite, un archipel antiautoritaire rejetant les conceptions dirigistes de Lénine, considérant que les révolutionnaires doivent, d'une part, donner l'exemple de la violence révolutionnaire et, d'autre part, éclairer le chemin des travailleurs en leur expliquant que leur émancipation dépend d'eux-mêmes.

Cette mouvance antiautoritaire se subdivise en deux grandes branches historiques. D'un côté, il y a l'anarchisme, qui existe depuis le XIXe siècle. De l'autre côté, il y a l'ultragauche, apparue avec la Révolution d'Octobre 1917, qui est composée de petits groupes marxistes opposés à Lénine, considéré comme un dictateur ayant instauré, non la dictature du prolétariat, mais celle du parti communiste sur le prolétariat. Ils publieront des revues modernistes, très intéressantes, visant à dépasser tous les « ismes ». Parmi elles, L'Internationale situationniste de Guy Debord.

Ce mouvement s'est auto-dissous en 1972, date à laquelle Guy Debord publie les Thèses sur l'Internationale situationniste et son temps, où il estime que le plus grand péril qui menace la planète relève de ce qu'il appelle les « nuisances », dont la pollution, définissant avant l'heure la thématique de la lutte écologiste. Absolument radical, hostile au jeu parlementaire, politique, partisan, il considère l'extrême gauche comme « l'extrême gauche du capital ». Debord part vivre à la campagne où, à sa suite, nombre de ses admirateurs s'installeront. De la fin des années 1990 au début des années 2000, de nombreux néo-ruraux créeront des « zones d'opacité » afin d'être moins contrôlables. Ce sont ces activistes qui seront à l'origine des « ZAD », zones d'autonomie durable ou défensive et non, initialement, zones à défendre.

Cette mouvance antiautoritaire compte, au maximum, un millier de personnes se déplaçant sans cesse d'un front de lutte à un autre. On les retrouve à Sainte-Soline – qui n'est située qu'à deux heures de voiture de Notre-Dame-des-Landes – mais aussi en milieu urbain, où elles organisent l'aide aux migrants, participent au courant antifasciste et constituent des blocs autonomes au sein des manifestations.

La violence des autonomes est donc ancienne puisque, dès 1971, dans la foulée de Mai 68, ils forment des cortèges de tête devant toutes les manifestations étudiantes, syndicales et de la gauche. Des générations différentes d'autonomes se sont succédé : jusqu'en 1975, ce sont les « éléments incontrôlés » puis, ensuite, les « autonomes ». Celle qui fait ses armes en 2004, lors de la lutte contre le contrat première embauche de Dominique de Villepin, a entre vingt et trente ans. Elle prône certes la violence autonome afin de donner l'exemple aux travailleurs et de frapper les symboles du capitalisme et de l'État – police, banques, agences immobilières – mais elle se caractérise surtout par un souci organisationnel. Les autonomes s'équipent de talkie-walkie. Ils participent aux manifestations sans papiers d'identité mais avec, dans la poche, le numéro de téléphone d'un avocat. Ils s'appellent tous « Camille ». Ils prévoient des vêtements de rechange sous les portes cochères et ils y dissimulent des armes. Des véhicules sont disposés autour des cortèges afin de les exfiltrer rapidement. Cette véritable infrastructure apparaît vraiment à partir des années 2000 et se manifeste pleinement en 2009, à Poitiers, à l'occasion d'un festival de théâtre de rue où, soucieux de venger l'un des leurs, arrêté par la police, les autonomes saccagent méthodiquement le centre-ville.

Cette génération se caractérise donc par un sens extrême de l'organisation, quasiment paramilitaire. D'ailleurs, dans les cortèges de tête, certains obéissent clairement à des ordres de foncer ou de se replier. Ce fut également le cas à Sainte-Soline où des actions planifiées ont été menées. La situation est donc bien différente de celle des années 1970-1990, où la violence était spontanée, éruptive et horizontale. Quel paradoxe, d'ailleurs, que ces groupes se réclamant de l'horizontalité, rejetant toute hiérarchie et obéissant à des chefs !

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Est-il possible de repérer ces éléments organisationnels ?

Permalien
Christophe Bourseiller, essayiste, auteur de Nouvelle histoire de l'ultra-gauche

Je ne saurais me substituer à la police !

Je connais des autonomes de toutes générations. Ils ne se cachent d'ailleurs pas. Ils publient des textes, souvent intéressants, comme ceux du Comité invisible, dont L'Insurrection qui vient préconisant un déplacement depuis les villes vers les campagnes. La bibliographie est abondante ! Les autonomes sont connus depuis longtemps. En bordure des manifestations, je reconnais toujours un peu les mêmes. Je trouve de nombreux textes dans les librairies anarchistes ou alternatives. Il est possible de se rendre dans des ZAD, même si c'est un peu plus compliqué. Enfin, il y a la manne d'internet. Lorsque les chaînes d'information en continu me demandent qui ils sont, je décline en général leurs invitations tant cette question me paraît surprenante.

En outre, les autonomes des années 2000 s'inscrivent dans un héritage. Nulle rupture entre eux et leurs anciens ! L'Insurrection qui vient, par exemple, rappelle fortement une brochure situationniste de 1964 commentant les émeutes de Watts, aux États-Unis, Le Déclin et la chute de l'économie spectaculaire marchande. Le livre du Comité invisible que je viens de mentionner rappelle d'ailleurs un texte du situationniste Alexander Trocchi.

Cette génération, qui a entre 40 et 50 ans, est à la recherche de successeurs, qui se sont manifestés lors des rassemblements contre la réforme des retraites. Moins organisés, les anciens les ont regardés d'un œil paternel. Ils se retrouvent également dans les free parties – les rave parties interdites – ou au sein de collectifs lycéens. La génération des années 2000 semble avoir été touchée par la crise sanitaire liée au covid-19. Une sorte de coup d'arrêt s'est produit. Mais il est vrai que sont des stratèges – Guy Debord disait qu'il n'était pas un philosophe mais un stratège. Lors des premières manifestations contre la réforme des retraites, il ne s'est rien passé. Les forces de l'ordre ont donc baissé la garde. Or, les autonomes étaient bel et bien présents dans cette nébuleuse qu'est une tête de cortège. Ils attendaient le moment opportun. S'ils jugent les syndicats fermement opposés à leurs actions et leur service d'ordre vigilant, ils ne bougent pas. Mais si les syndicats relâchent la garde et si la police évalue mal le risque, ils s'engouffrent dans la brèche. « Agir en primate, penser en stratège », proclame un slogan autonome.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Vos propos, qui ne concernent certes que l'ultragauche, tranchent avec un certain nombre d'observations notamment formulées par les services de renseignement s'agissant de la structuration, du financement, des moyens et des modalités d'action des groupuscules violents. Jusqu'à présent, on nous avait plutôt expliqué que ces groupuscules n'étaient pas structurés et qu'ils ne bénéficiaient d'aucun financement. Vous décrivez, à l'inverse, une organisation hiérarchisée, sans doute menée par des chefs. Comment expliquez-vous cette différence d'analyse ?

La séquence que nous venons de vivre, à laquelle s'attache notre commission d'enquête, marque-t-elle à vos yeux un tournant en termes de diversité des profils, qui iraient au-delà de l'ultragauche, et peut-être de désaffiliation idéologique ?

Dans votre Nouvelle histoire de l'ultra-gauche, vous évoquez un « retour des autonomes ». Voyez-vous un élargissement ou une mutation des profils, voire des motifs d'action ? Quel est le rapport de ces nouveaux autonomes avec la violence comme mode d'action dans les manifestations et rassemblements organisés ces derniers temps ?

Permalien
Christophe Bourseiller, essayiste, auteur de Nouvelle histoire de l'ultra-gauche

Il est difficile de définir le type d'organisation de ces groupes. Eux-mêmes prônent une structuration horizontale : théoriquement, toute décision émane d'une sorte de consensus entre camarades sans qu'aucun dirigeant ne se dégage. Dans les faits, cependant, il y a toujours des chefs, qui étaient d'ailleurs très visibles lors des émeutes auxquelles j'ai assisté de loin : il y avait toujours quelqu'un pour dire aux autres d'avancer ou de reculer. Peut-être ces petits chefs sont-ils des délégués élus et révocables ? Je n'en sais rien, je ne suis pas membre de ces groupuscules. Peut-on même parler d'organisations ? La mouvance autonome n'a pas de statut légal, ce qui rend la dissolution de ces groupes parfaitement inutile. Leur organisation paraît clanique et communautaire. Elle est d'ailleurs régionale : il existe des noyaux importants à Toulouse, Bordeaux, ou encore Notre-Dame-des-Landes avec un groupe qui rayonne jusqu'à Rennes et Nantes. On ne peut donc pas parler d'une structuration organisationnelle comparable à celle des partis traditionnels, même d'extrême gauche. Les autonomes sont très repliés sur eux-mêmes, notamment pour prévenir les infiltrations dont ils ont été victimes à maintes reprises. Le fait de vivre dans des communautés fermées, à la campagne ou dans des ZAD, leur permet aussi de contrôler leurs camarades et de se protéger, dans une logique parfois un peu paranoïaque.

Le phénomène de dépolitisation est réel. On le retrouve à l'ultradroite, où certains individus ont perdu le bagage idéologique de l'extrême droite traditionnelle et se contentent de réactions ataviques. À l'ultragauche, les nouvelles générations semblent animées d'une conscience politique moindre. Cette tendance se traduit par la raréfaction des tracts distribués au cours des manifestations. Entre les années 1970 et les années 2000, à chaque fois que les autonomes frappaient, ils distribuaient des tracts, généralement rédigés dans une langue un peu célinienne. « Le plus vieux baptistère de France a été baptisé », écrivaient-ils par exemple après avoir abîmé le baptistère Saint-Jean, à Poitiers. Depuis les années 2010, les tracts ont disparu. Un article récemment publié dans Le Monde explique que certains autonomes désirent tout détruire, parce qu'ils détestent ce monde, sans vouloir imposer un projet politique, au contraire des autonomes historiques qui veulent tout détruire afin que le prolétariat instaure sur-le-champ le communisme, qui se traduira par le « pouvoir international des conseils ouvriers ».

Il est vrai que la stratégie des autonomes consiste à donner l'exemple. Je vous ai dit qu'ils étaient un millier dans toute la France mais, dans certains cas, par exemple le 1er mai 2018, on a pu observer des foules d'environ 3 000 personnes. Lorsque les gilets jaunes autonomes ont pris d'assaut l'Arc de Triomphe, ils étaient également 2 000 ou 3 000. C'est ce nombre qui leur a permis d'occuper le bâtiment et de le saccager partiellement. Parce que les autonomes essaient de convaincre, ils sont heureux quand des gens n'ayant aucune armature idéologique souhaitent les rejoindre pour casser. Le mouvement des gilets jaunes a été pour eux une victoire politique.

Le volant des activistes est donc un peu flottant. En réalité, ces groupes sont souvent dominés par des têtes pensantes, bac + 5 au minimum, issues des classes moyennes supérieures et ne connaissant pas de réel problème. Autour d'eux s'agrègent un grand nombre d'éléments plus violents, plus casseurs, sans bagage idéologique. Ainsi, une hiérarchie non dite s'établit parfois.

Si j'ai parlé de « retour des autonomes », c'est parce que ce phénomène était très visible lorsque j'ai écrit mon livre. La première génération d'autonomes, de 1967 à 1971, autour de Mai 68 donc, est constituée d'éléments d'ultragauche et de communistes libertaires. Il s'agit de précurseurs, tels que les membres du mouvement des « enragés ».

De 1971 à 1975, on parle d'« éléments incontrôlés ». Le pic d'activité de cette deuxième génération se produit en 1973, après l'exécution, ordonnée par Franco, du militant anarchiste espagnol Salvador Puig i Antich. De nombreux incidents très violents sont alors commis par ces casseurs.

À partir de 1975, on commence à qualifier comme « autonomes » ces individus qui ne croient plus aux doctrines ou idéologies constituées mais font confiance aux pratiques révolutionnaires résumées en un slogan : « Vol, pillage, sabotage ». Cette troisième génération s'étend jusqu'en 1984. Les Allemands sont plus organisés que les Méditerranéens : c'est donc à Berlin-Ouest, en 1980, que des autonomes constituent pour la première fois un black bloc.

De 1984 à 1997, on voit apparaître une génération d'autonomes punks – antifas, anarcho-punks.

De 1997 à 2006, les autonomes se rendent aux rassemblements altermondialistes organisés en marge des sommets internationaux, notamment à Seattle et à Gênes, mais pour les critiquer. Loin d'être des enfants de l'altermondialisme, ils s'érigent en ennemis de ce courant, luttant contre « l'altermondialisation du capital ». Des émeutes violentes se produisent, notamment à Strasbourg.

La sixième génération, ultra-organisée, s'étend de la lutte contre le contrat première embauche, en 2006, à la crise sanitaire, en 2020. Ces autonomes, que nous retrouvons à Sainte-Soline, incarnent une certaine nouveauté organisationnelle tout en s'inscrivant dans l'héritage de leurs aînés.

En 2021, une jeune génération, moins politique, commence à pointer le bout de son nez. Alors que la dernière grande manifestation du mouvement datait de 2016, elle se montre particulièrement active. C'est pourquoi j'ai parlé d'un retour en force des autonomes.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Il est toujours intéressant de prendre du recul. Je vous remercie de nous avoir raconté, de manière presque romancée, l'histoire de cette mouvance. Les autonomes choisissent-ils de se greffer à des manifestations portant sur des sujets spécifiques ? Ont-ils des thèmes ou des sites de prédilection ?

Ces organisations, très anciennes, ne se cachent pas. Personne ne peut douter de leur présence dans certains cortèges. Tout le monde sait que les autonomes seront là, y compris les organisateurs des manifestations autorisées. Le préfet de police de Paris nous a indiqué que ses services devaient désormais gérer les cortèges de tête, en lien avec les organisateurs. Sans cela, les manifestations ne pourraient pas avoir lieu. Il y a donc une sorte de jeu – je ne vais pas jusqu'à parler de jeu de dupes car je n'entends attaquer personne – entre les organisateurs des manifestations autorisées, les autonomes et les forces de l'ordre. Vous avez d'ailleurs dit vous-même que, dans certains cas, les services d'ordre pouvaient demander aux autonomes de ne pas intervenir. Pouvez-vous préciser ce point ?

Les représentants de la gendarmerie, de la police et des services de renseignement ont expliqué qu'ils n'intervenaient qu'en réponse aux black blocs, notamment dans les précortèges ou à Sainte-Soline. Nous avons vu certaines armes qui y ont été utilisées. Confirmez-vous cette stratégie des forces de l'ordre consistant à attendre le passage à l'acte des black blocs ? Quel peut être l'élément déclencheur de ce dernier ?

Permalien
Christophe Bourseiller, essayiste, auteur de Nouvelle histoire de l'ultra-gauche

Vous m'avez interrogé sur l'implication des mouvements autonomes dans les revendications. Lorsqu'ils interviennent en contrepoint des manifestations contre la réforme des retraites, on voit bien que cette dernière est le cadet de leurs soucis. Ils n'ont pas d'avis sur cette question, qui ne les intéresse pas. Ils sont en revanche de fins stratèges. Aussi ont-ils réagi habilement à l'utilisation de l'article 49, alinéa 3, de la Constitution, lançant immédiatement une campagne dénonçant la dictature. C'est à partir de ce slogan qu'ils ont réussi à faire bouger les choses. Ils ont profité de l'évolution de la crise.

Je n'en dirai pas autant de Sainte-Soline, qui correspond à l'un des cœurs de cible de l'ultragauche. Depuis 1972 et la publication de Guy Debord, la cause environnementale est centrale pour ces activistes. Certains sont primitivistes, depuis longtemps en pointe dans la lutte écologiste radicale. En 2000, déjà, l'un de leurs camarades était mort en essayant de bloquer un train de déchets radioactifs. On a beaucoup parlé, ces derniers jours, du collectif Les Soulèvements de la Terre, qui s'inscrit en réalité dans la dynamique de Notre-Dame-des-Landes. En ce lieu se côtoient des autonomes, bien sûr, mais aussi des gens qui pratiquent la permaculture ou qui veulent vivre différemment, loin de tout. Ces individus très divers ont un point commun : ils sont plutôt de sensibilité libertaire antiautoritaire, sans être tous violents pour autant. Ainsi, à Sainte-Soline, les autonomes sont partie prenante de quelque chose de plus large.

On perçoit une différence entre les autonomes actuels et ceux du XXe siècle. Ces derniers étaient les adversaires des organisations syndicales et des mouvements politiques de gauche, dont ils attaquaient les cortèges. Je les ai moi-même vus prendre d'assaut – très courageusement, à 20 contre 100 000 – la tête d'un cortège, considérant qu'il était constitué de valets du capital. Aujourd'hui, en revanche, une grande partie de l'extrême gauche éprouve une forme de mansuétude à l'égard des autonomes. Elle n'est pas d'accord avec eux, mais elle les laisse faire ce qu'ils veulent. Au XXe siècle, il y avait de très forts affrontements entre les services d'ordre des mouvements d'extrême gauche et les autonomes. Au XXIe siècle, c'est la tolérance mutuelle qui domine, y compris du côté des organisations syndicales.

Jusqu'à la chute du mur de Berlin, la Confédération générale du travail (CGT) était connue pour avoir un service d'ordre pléthorique, très dur, qui nettoyait tout sur son passage. La police n'avait pas besoin d'intervenir. Les autonomes priaient même pour que ce soit la police qui vienne à leur rencontre, tant le service d'ordre syndical était violent. Je l'ai vu un jour virer un cortège anarchiste, pourtant très pacifique, qui s'était intercalé dans le cortège : les anarchistes se sont fait arracher leurs banderoles, ils étaient tous en sang. On ne rigolait pas ! Lorsque le mur de Berlin est tombé, la CGT s'est ouverte et diversifiée. Son service d'ordre s'est réduit comme peau de chagrin. Quand les autonomes sont revenus à l'assaut, au début des années 2000, les organisations syndicales ont demandé à la police de faire son travail afin de manifester tranquillement. Le retour des services d'ordre est récent. Il date d'il y a deux ou trois ans. On l'a vu dans les manifestations contre la réforme des retraites. Après le cortège de tête, trois épaisseurs de gros bras syndicaux forment désormais une sorte de couloir hermétique.

Cette évolution concerne aussi la façon dont les autonomes sont perçus. Au XXe siècle, ils faisaient peur. Ils étaient considérés comme des voyous, des casseurs et des pillards. Ils débarquaient au milieu d'une manifestation pacifique pour casser toutes les vitrines et voler des objets de valeur. Je me souviens d'un autonome ayant brisé une vitrine de la bijouterie Burma, sur les Champs-Élysées, contrarié de s'apercevoir que les bijoux qu'il allait subtiliser étaient en toc. Aujourd'hui, les autonomes cherchent à être considérés comme la partie la plus turbulente et violente du mouvement ouvrier. À cette fin, ils font quelque chose qui les rend populaires : lorsqu'ils pillent un magasin, ils distribuent immédiatement, tel Robin des Bois, le fruit de leur larcin à ceux qui les entourent, qui en sont ravis. Après avoir pillé le Fouquet's en mars 2019, ils ont redistribué les bouteilles de vin.

Beaucoup de gens en viennent à penser que manifester n'apporte rien, et que c'est quand on casse qu'on obtient satisfaction. Ils laissent donc les autonomes casser à leur place, espérant gagner quelque chose grâce à eux. Ainsi, dans les manifestations, les autonomes ne reçoivent pas aujourd'hui le même accueil que dans les années 1970 : ils ne sont plus les hors-la-loi qu'ils étaient précédemment, ils bénéficient même d'une aide et d'une assistance juridique. Cependant, ils renient ainsi une part de leur identité profonde, de leur désir d'illégalité. Alors qu'ils devraient être en rupture avec le monde, avec la société du spectacle, ils suscitent désormais une apathie souriante de la part de certains manifestants. Quelques-unes de leurs actions demeurent mal accueillies par le public, comme en 2016 lorsqu'ils s'en sont pris à l'Hôpital des enfants malades. Mais il y a là une évolution relative qu'il convient de noter.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je vous remercie de votre contribution aux travaux de notre commission d'enquête.

Enfin, la commission d'enquête auditionne Me Arié Alimi, Me Raphaël Kempf et Me Claire Dujardin, présidente du Syndicat des avocats de France.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Pour cette dernière audition de la matinée, toujours diffusée en direct sur le site de l'Assemblée nationale, nous adoptons un format table ronde avec des membres du barreau, spécialistes de la défense pénale. Maîtres, je vous souhaite à tous les trois la bienvenue. Je précise à l'attention des membres de la commission que nous avions également sollicité Me Lucie Simon, qui produira une contribution écrite à notre attention.

Notre commission d'enquête s'attache à comprendre ce qui s'est passé au cours des manifestations du printemps. D'une part, nous cherchons à saisir le profil, les motivations et l'organisation des auteurs de violences. D'autre part, nous évaluons la réponse de l'État à ces violences, en amont comme en aval, dans ses fonctions administratives comme judiciaires, et sa capacité à concilier les droits fondamentaux des individus avec la protection des personnes et des biens.

En tant qu'avocats, que ce soit dans vos pratiques professionnelles ou dans votre parole publique et syndicale, vous êtes particulièrement bien placés pour nous éclairer sur ces deux points, dans le respect, bien sûr, de votre obligation de confidentialité, dont nous avons parfaitement conscience. Il ne s'agit évidemment pas d'exposer vos clients. Vous êtes au contact des auteurs de violences, puisque vous défendez des personnes poursuivies ou condamnées pour des faits commis en manifestation. Vous êtes aussi aux premières loges pour distinguer les problèmes de fonctionnement de l'État et apprécier les réponses apportées par l'administration ou par la justice.

Un questionnaire vous a été transmis par notre rapporteur. Nous ne pourrons sans doute pas en aborder toutes les questions. Nous vous serions donc très reconnaissants de nous transmettre par la suite vos réponses écrites.

Je précise, car c'est important, que le terme de violence est employé ici dans son sens courant et sociologique d'usage de la force, et non dans sa définition pénale d'atteinte volontaire à l'intégrité des personnes. Nous y incluons donc les dégradations et les incendies volontaires, ce que ne ferait pas un pénaliste.

Comment jugez-vous le rôle de l'autorité publique, au sens large, dans les événements du printemps ? Diriez-vous que l'équilibre entre les droits fondamentaux et l'ordre public a été sauvegardé autant que possible, ou avez-vous identifié des dérives, et, si oui, lesquelles ?

Qui sont, selon vous, les auteurs de violences, à en juger par ceux de vos clients qui ont été condamnés ? Quel profil d'âge, de sexe ? Y a-t-il des caractéristiques qui se dégagent ? Nous n'avons pas d'idée préconçue à ce sujet.

Avant de vous céder la parole, en application de l'article 6 de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Maîtres Raphaël Kempf, Arié Alimi et Claire Dujardin prêtent successivement serment.)

Permalien
Arié Alimi

Je commencerai par un problème sémantique : si l'on s'en tient au sens juridique des termes, ce n'est pas parce que l'on est juriste. Quand on emploie le mot « violences » au sein de l'Assemblée nationale, on devrait faire uniquement référence à sa définition juridique. C'est le cadre du droit positif qui nous lie tous. Ce mot ne renvoie qu'aux atteintes volontaires à l'intégrité corporelle. Aucune autre dimension ne saurait être incluse dans sa définition. Nous sommes régis par le code pénal et non par un code sociologique. Je ne parlerai donc aujourd'hui, si vous le souhaitez, que des violences constituant des atteintes à l'intégrité corporelle, ou bien, si vous le souhaitez, des dégradations et des atteintes aux biens, qui sont quelque chose de radicalement différent au sens du code pénal.

Je dois avouer que, quand j'ai reçu votre questionnaire, j'ai été un peu interloqué. Je serais honoré de pouvoir répondre à ces questions devant vous, mais j'ai un vrai dilemme : toute la première partie du questionnaire porte atteinte au secret professionnel – nous en avons eu la confirmation par notre organe professionnel. Qui a rédigé ces questions ?

Permalien
Arié Alimi

Attendez, je n'ai pas fini.

Permalien
Arié Alimi

Si vous me le permettez, je vais d'abord finir ce que j'étais en train de dire.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Maître, je souhaite que, sur ce point précis, le rapporteur puisse éclairer les débats. Vous aurez ensuite à nouveau la parole.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Cher maître, dans l'hémicycle de l'Assemblée nationale et donc dans le débat démocratique, lorsque nous prononçons certains termes, je doute qu'ils soient indexés sur le code pénal, quelle que soit la sensibilité de l'orateur. L'intitulé de notre commission d'enquête comporte le mot de violences. Le président a précisément caractérisé les éléments qu'englobe ce terme très général, tel qu'il est communément utilisé par nos concitoyens. Nous connaissons le sens pénal du terme, que vous avez rappelé ; c'est pourquoi le président a indiqué dès son propos liminaire que nous incluons les dégradations de biens dans la définition, tout en les distinguant des atteintes aux personnes. De ce point de vue, nous prenons votre remarque comme une confirmation de notre travail.

Les questionnaires ont été établis par les administrateurs en lien avec moi. Je récuse absolument cette petite musique au sujet de la première partie du questionnaire qui vous a été adressé et que je tiens à la disposition de tous. Cette partie porte sur les profils, la catégorisation des individus qui s'adonnent à des violences. Nous connaissons parfaitement le secret auquel vous êtes tenus, comme nous savons que la commission d'enquête ne peut empiéter sur des affaires judiciaires en cours. Le garde des Sceaux nous a avertis à ce sujet avant même sa constitution – non par quelques individus, mais par un vote de l'Assemblée nationale dans l'hémicycle.

Nous souhaitons savoir s'il est possible, compte tenu de votre déontologie et des contraintes qui s'imposent à vous, et sans évidemment que vous ne violiez le secret auquel vous êtes tenus, d'établir des catégories de profils. Il ne s'agit pas d'individus en particulier. Certains services nous disent que les uns appartiennent plutôt à l'ultragauche, les autres aux ultra-jaunes, que d'autres sont plutôt des étudiants. Nous voulons simplement pouvoir classifier, car il y a de grandes confusions dans le débat public, par exemple à propos des termes « violences » ou « radicalisation ». Mon rôle de rapporteur, sous le contrôle de la commission et de mes collègues, sera de clarifier et de classer de manière rationnelle. Lorsque j'aurai des opinions personnelles à émettre, je les distinguerai de ce travail de rationalisation et d'objectivation par les formules « selon votre rapporteur » et « selon l'interprétation personnelle du rapporteur ».

Vous aurez constaté que l'Assemblée nationale n'est pas homogène. Il y a dans cette pièce des personnes qui ne pensent pas la même chose et qui auront, à partir de faits objectifs, des interprétations divergentes.

Permalien
Arié Alimi

Vous venez d'indiquer que nous devions répondre en tenant compte de notre déontologie en tant qu'avocats. Si vous deviez maintenir les questions qui figurent sur le questionnaire, j'y répondrais puisque j'y suis obligé. Mais nous ne sommes pas seuls à être tenus au secret professionnel. Le simple fait de nous demander pourquoi nos clients viennent nous voir et que nous soyons contraints de vous répondre en faisant référence à tel ou tel client ou de répondre à d'autres questions tout aussi précises…

Permalien
Arié Alimi

Vous n'allez pas me couper toutes les deux minutes, quand même ! Si vous me posez une question, laissez-moi y répondre ! Je sais que vous ne voulez pas entendre ce que j'ai à dire, mais laissez-moi finir ma phrase. Si vous maintenez ces questions et que j'y réponds parce que vous me le demandez, vous êtes vous-même concerné : la provocation à la commission d'un délit est un délit en soi. Le recel de violation du secret professionnel est un délit en soi. Ce que vous nous demandez de faire par ce questionnaire – cela nous a été expressément confirmé – constitue une violation du secret professionnel. Peut-être n'en connaissez-vous pas les contours…

Permalien
Arié Alimi

Je confirme néanmoins mon propos. Et je vous redis donc mon étonnement. Nous sommes enregistrés ; monsieur le rapporteur. Maintenez-vous vos questions, qui pourraient être constitutives d'infractions pénales ?

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Nous sommes dans le cadre d'une commission d'enquête dont la création a fait l'objet d'un vote de l'Assemblée nationale. Vous pouvez regarder la formulation des questions : à aucun moment le rapporteur n'y fait référence à des cas personnels. Par ailleurs, vous avez dit vous-même que cette audition était publique, comme je l'avais indiqué au préalable. Dès lors, l'échange que nous sommes en droit d'avoir a pour but d'éclairer le Parlement. C'est à partir de votre propre interprétation du secret professionnel que vous demandez si ces questions sont maintenues. Mais elles ne semblent pas pouvoir être constitutives d'un quelconque délit à partir du moment où il n'est pas question de cas personnels et où il s'agit d'éclairer l'Assemblée nationale.

Permettez-moi de m'étonner à mon tour de ces préventions et d'une formulation qui pourrait s'apparenter à une menace envers le Parlement. Du reste, dans l'exercice de nos fonctions, nous bénéficions de l'immunité parlementaire. Nous ne sommes pas dans un prétoire. Il s'agit ici d'une relation normale entre la Représentation nationale et ceux dont elle attend un légitime éclairage.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

J'ajoute que, dans toutes les commissions d'enquête, il nous arrive d'interroger des personnes tenues au secret professionnel ou des hauts fonctionnaires astreints au devoir de réserve. Votre remarque remet en cause la possibilité pour une commission d'enquête de fonctionner. Si l'on dénie aux parlementaires le droit d'interroger ces personnes sur des éléments susceptibles d'éclairer leur réflexion, aucune commission d'enquête ne pourra plus poser aucune question. Lorsque nous interrogeons le préfet de police, il est tenu de répondre ; il a pourtant une obligation de réserve et ne peut pas tout dire. De même lorsque nous interrogeons des magistrats. Je comprends que vous vouliez commencer par un élément polémique. Mais outre que votre remarque est, sur le fond, nulle et non avenue, y compris la menace de poursuite pénale, vous remettez en cause le principe même d'une commission d'enquête.

Nous cherchons à comprendre la situation. L'Assemblée nationale nous a mandatés pour le faire. Elle a voté en ce sens, en commission puis dans l'hémicycle, ce qui n'est pas le cas pour toutes les commissions d'enquête. J'ai posé plusieurs questions. Je sais dans quelles limites vous pouvez répondre. Mais ces questions doivent nous éclairer. Vous ne parlez que de la première partie du questionnaire, consacrée aux profils d'individus violents. La seconde porte sur le schéma national du maintien de l'ordre et sur le comportement des forces de sécurité intérieure, et je ne vous ai pas entendu sur ce dernier aspect. En ce qui concerne la première partie, nous devons pouvoir caractériser non des situations individuelles, mais de grandes catégories d'individus considérés violents envers les personnes et ayant commis des dégradations matérielles. C'est très clair. Je vous demande maintenant de répondre aux questions que nous vous posons, et à elles seules.

Permalien
Claire Dujardin, présidente du Syndicat des avocats de France

Pour reprendre en d'autres termes les propos de mon confrère, avant de venir devant votre commission d'enquête, il était clair pour moi, avocate et présidente du Syndicat des avocats de France, qu'il s'agissait de vous éclairer à propos de la judiciarisation du maintien de l'ordre. À ce sujet, nous avons des éléments à vous communiquer et des réponses à apporter à vos questions.

Concernant les premières interrogations du questionnaire, nous avons saisi nos élus du Conseil national des barreaux, qui nous ont indiqué que le fait de répondre à certaines d'entre elles porterait atteinte au secret professionnel et que nous n'avions pas à répondre concernant le choix de l'avocat, ses honoraires ou sa stratégie de défense.

Permalien
Claire Dujardin, présidente du Syndicat des avocats de France

Cela étant dit, j'ai quelques éléments à indiquer à titre liminaire. Certaines questions portent sur la place et le rôle de l'avocat. Je tiens à rappeler le caractère essentiel des droits de la défense : la présence de l'avocat en garde à vue, les droits des personnes gardées à vue, le droit de choisir librement son avocat, le droit de consulter un médecin en présentiel – je fais là référence aux débats actuels sur le projet de loi d'orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027 dont les dispositions à ce sujet nous choquent –, le droit au silence, des conditions dignes de placement en garde à vue.

Dans le cours de vos travaux ont été évoquées les interpellations et les gardes à vue. Je rappelle qu'il s'agit d'actes traumatisants que l'on ne peut banaliser ni considérer normaux dans le cadre des manifestations. Les personnes concernées n'en sortent pas indemnes. Nous avons vu beaucoup de primo-délinquants, de jeunes traumatisés par cette expérience. Les gardes à vue, qui peuvent durer jusqu'à quarante-huit heures, sont extrêmement pénibles. Or, on observe un glissement progressif vers ce que l'on appelle une judiciarisation du maintien de l'ordre. Les interpellations et les gardes à vue deviennent courantes lors des manifestations, ce qu'elles ne devraient pas être. Nous avons constaté cette évolution depuis la contestation de la loi dite « travail » en 2016. Nous la dénonçons. Ce glissement vers ce que l'on peut appeler une répression policière et judiciaire plus marquée – un terme qui va peut-être faire débat et sur lequel nous pourrons revenir – dans le cadre des manifestations n'est pas normal.

Pour répondre à vos questions, le Syndicat a mis en avant trois éléments concernant ce glissement. Premièrement, un glissement juridique et sémantique quant à la notion d'attroupement et au cadre d'usage de la force qui en découle. La table ronde que vous avez organisée avec les syndicats de police témoigne de difficultés dans les termes employés. Nous avons tous en tête les propos du ministre de l'intérieur, sur lesquels il est ensuite revenu, selon lesquels participer à une manifestation non déclarée serait un délit. Or, cela n'en est pas un. Par ailleurs, participer à une manifestation interdite est une contravention. On ne peut intervenir et faire usage de la force et des armes lorsqu'il n'y a qu'un attroupement. L'attroupement n'est pas défini dans le code de la sécurité intérieure, mais il fait l'objet d'une abondante jurisprudence.

Ce que j'ai entendu dire par les syndicats de policiers est choquant. Un de leurs représentants a indiqué que, dès lors qu'une personne participe à une manifestation interdite, elle doit en assumer les conséquences. C'est très grave et c'est un élément qu'il faut faire remonter. Normalement, il faut définir un attroupement, procéder à des sommations et laisser les gens se disperser. Or, les personnes n'entendent pas les sommations et elles n'ont pas le temps de se disperser. Nous avons des exemples concrets de cas où des gens essayant de se disperser se sont réfugiés dans des halls d'immeuble ou des parcs parce qu'ils étaient gazés et n'avaient pas le temps de sortir du cortège, ou parce qu'ils étaient nassés. Ils se sont fait interpeller au moment où ils ont voulu rentrer chez eux. En reprenant les termes du syndicat de policiers, on comprend qu'à partir du moment où il y a eu des sommations et des gaz, tout ce qui bouge peut être interpellé.

Deuxième élément : la doctrine de maintien de l'ordre à la française, considérée exemplaire par un syndicat de policiers, ne l'est plus depuis de nombreuses années. La France ne participe plus aux rencontres entre les différents pays européens sur le sujet. La doctrine a changé. Le schéma national du maintien de l'ordre est venu graver dans le marbre une certaine pratique que nous avons dénoncée. Les unités non spécialisées qui viennent en renfort des compagnies républicaines de sécurité et des escadrons de gendarmerie mobile n'ont ni la même culture ni la même mission qu'eux. Elles sont intégrées – et encore, cela prête à discussion – dans les unités de maintien de l'ordre, elles viennent en tout cas les renforcer, mais elles interpellent, donc vont au contact et utilisent leurs matraques de manière disproportionnée. Les policiers ont dit que les manifestants venaient désormais au contact. C'est inverser les choses. Au départ, ce sont ces unités qui vont au contact, qui vont interpeller et qui créent un désordre au lieu d'une désescalade. Je rappelle que le schéma national du maintien de l'ordre a fait et fait encore l'objet de recours au Conseil d'État de la part de plusieurs organisations, dont le Syndicat des avocats de France.

Troisième élément : l'immixtion de l'exécutif dans la chaîne pénale. Je pense notamment à la note du procureur de la République de Paris du 12 janvier 2019 et à la circulaire du garde des Sceaux du 18 mars 2023, qui demandent aux parquets de faire preuve d'une extrême fermeté, de viser certaines infractions, de maintenir les gardes à vue et d'apporter une réponse pénale immédiate. La chaîne pénale est bouleversée dès qu'il y a une manifestation. Les policiers interpellateurs remplissent des fiches de mise à disposition en cochant toutes les infractions qu'ils ont l'impression de constater, en se disant qu'on verra plus tard. L'officier de police judiciaire auquel ils conduisent les dizaines de personnes interpellées doit regarder les enregistrements vidéo et auditionner les policiers alors qu'il n'en a pas le temps. C'est ce qui fait que les gardes à vue durent quarante-huit heures. Le parquet n'a pas les moyens de trier car la justice est démunie. Il devrait venir en garde à vue et vérifier les procédures. Mais il ne le fait pas. Pourtant, l'autorité judiciaire est censée être garante de la procédure et contrôler les gardes à vue. C'est une vraie difficulté.

Une énième loi « anticasseurs » qui viendrait renforcer l'arsenal répressif serait inutile. Pour nous, le problème est politique et policier, en lien avec la doctrine de maintien de l'ordre et avec sa judiciarisation. Nous demandons l'abrogation du délit de participation à un groupement en vue de commettre des violences. Nous avons écrit en ce sens, avec le Syndicat de la magistrature, Amnesty International et la Ligue des droits de l'homme, à tous les parlementaires. Ce délit sert aux policiers à arrêter sans aucun fondement juridique, ce qui débouche sur des gardes à vue de quarante-huit heures alors que l'infraction n'est pas constituée, puisqu'elle est imprécise et qu'elle nécessite de démontrer des actes préparatoires. La dissimulation du visage est un autre point sur lequel nous pourrons revenir.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Vous avez dit que la force avait été utilisée de manière disproportionnée à plusieurs reprises. L'un des enjeux de nos débats est la contextualisation. On peut placer la focale sur ce qui se passe à un endroit précis, mais nous cherchons à identifier la dimension systémique. Comment garantir les libertés individuelles et le droit de manifester, protégé par la Constitution, tout en prenant le contexte en considération ? Le contexte est d'ailleurs souvent invoqué dans les plaidoiries des avocats, pour faire valoir que c'est lui qui pousse à commettre les faits. Sur quels éléments vous fondez-vous pour parler d'un usage disproportionné de la force ?

Permalien
Claire Dujardin, présidente du Syndicat des avocats de France

Je renvoie à ce que je disais précédemment sur le cadre d'usage de la force. D'abord, les manifestations doivent être qualifiées d'attroupement. Il existe dans les procédures des procès-verbaux qui expliquent le contexte de la manifestation : quand elle a commencé, combien de personnes étaient présentes, à partir de quel moment il y a eu des sommations et des interpellations. Je me souviens, pendant les manifestations contre la loi dite « travail », de procès-verbaux de sommations, indiquant exactement à quel moment il y avait eu un attroupement, pourquoi celui-ci avait été qualifié tel, quand les sommations avaient été faites, par qui, à combien de reprises. Cela n'existe plus. Il n'y a plus qu'une pratique consistant à faire des sommations parce que des poubelles sont brûlées et que l'on estime que cela représente des dégradations ou des voies de fait. On considère alors qu'il y a attroupement et on procède à des sommations alors même qu'à l'autre bout du cortège, les manifestants n'ont même pas commencé à défiler, ou que les personnes concernées n'ont pas entendu. Surviennent alors les gaz, l'usage de la force, et les personnes ne savent plus dans quel cadre elles se trouvent, si elles doivent se disperser ou non. L'usage de la force prend alors la forme d'interpellations et de recours au gaz ou aux matraques.

C'est en ce sens que l'usage est disproportionné dès le début : le cadre n'est pas celui d'un attroupement, les sommations n'ont pas été entendues et le but du maintien de l'ordre n'est plus seulement de mettre fin au trouble à l'ordre public, mais aussi d'interpeller. Quel que soit l'usage de la force et des armes, on interpelle. C'est pourquoi je parle de disproportion.

Permalien
Arié Alimi

Je vais compléter au sujet du caractère systémique des violences commises dans le cadre du maintien de l'ordre. Les éléments matériels précis et probants dont nous disposons pour l'étayer sont nombreux.

Ma consœur a évoqué les gaz lacrymogènes, utilisés de manière totalement disproportionnée, beaucoup plus que dans la plupart des autres pays. Il s'agit d'une arme chimique au sens propre du terme. Or, le ministère de l'intérieur n'a jamais transmis les études d'impact sur la population dont il dispose. Personne ne connaît les effets à long terme de ces gaz. On sait qu'ils ont des impacts sur tous les organes. On ne sait pas à quel degré. C'est un peu comme si on autorisait des médicaments sans les soumettre à des études ou sans que l'Agence de la biomédecine transmette les résultats de ces dernières.

Ensuite, les nasses. Ce dispositif tend à encercler des manifestants, donc à les priver de liberté. C'est une mesure restrictive de liberté si elle dure moins de douze heures, selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Or, tout dispositif restrictif de liberté est illégal s'il n'a pas de vocation judiciaire. C'est ce que rappelle le Conseil d'État dans l'étude sur le schéma national du maintien de l'ordre, qui a tenté de régulariser en droit ce hiatus légal. La Cour de cassation s'est prononcée au sujet d'une mise en examen lors d'une nasse place Bellecour à Lyon, il y a une douzaine d'années : elle a considéré que la nasse n'était pas systématiquement illégale dès lors qu'il était possible d'en sortir et que son utilisation était nécessaire et proportionnée. Or, ce que l'on voit, ce que vous avez peut-être vu sur les vidéos lors de la dernière mobilisation contre la réforme des retraites, ce sont des nasses complètes, sans sortie possible, sans violences préalables. Ce fut notamment le cas rue des Capucines, à Paris, où une centaine de personnes ont été encerclées. Elles ont toutes été libérées par la suite sans aucune charge, ce qui en dit long sur la visée judiciaire de la nasse en question. Ce moyen est utilisé dans des cortèges entiers sous la forme de nasses mouvantes. Ce que je vous dis là, c'est qu'il existe des pratiques illégales de la part de l'État. La préfecture de police de Paris et l'État en général ont institué des systèmes qui sortent de la légalité.

Troisièmement, le LBD 40. Ce lanceur de balles de défense est une arme dite à létalité intermédiaire. Des deux munitions utilisées, la CTS (Combined Tactical Systems) et la MDU (munition de défense unique), l'une avait une portée de 10 à 50 mètres et l'autre, qui l'a remplacée, une portée moindre mais davantage de précision. Le centre de recherche et d'expertise de la logistique s'est aperçu que, contrairement à ce qu'indiquaient les fabricants, il se produisait dans les deux cas une déviation verticale par rapport au tir, de respectivement 16 et 8 centimètres. Ainsi, en visant plus bas, on peut toucher l'œil. Cela veut dire que les nombreuses mutilations constatées étaient liées aux mauvaises indications du fabricant. La préfecture de police connaissait ces éléments et, pourtant, elle a continué à faire utiliser cette arme. L'État a demandé que soit maintenue l'utilisation de ces deux munitions de manière totalement illégale. Pourtant, il avait conscience de cette illégalité. Les policiers n'avaient été formés à l'emploi ni de l'une ni de l'autre.

Permalien
Arié Alimi

En 2016. La situation perdure depuis. On demande aux policiers d'employer des munitions à l'usage desquelles ils n'ont pas été formés, et on ne sait pas vraiment quelles munitions sont utilisées car les deux leur sont fournies. C'est notamment pour cette raison que l'on a constaté énormément de mutilations. Concernant cette illégalité délibérée de la part de la préfecture de police et de l'État, plusieurs instructions sont en cours.

Quatrièmement, le lance-grenades, Cougar ou Penn Arms – ce dernier pouvant tirer plusieurs grenades en même temps. Le fabricant indique qu'il faut obligatoirement tirer selon un angle de 30 à 45 degrés au minimum sinon, le dispositif de mise à feu étant inclus dans la grenade, le tir risque de toucher les têtes et les corps, à une vitesse très grande et avec des grenades beaucoup plus lourdes que les balles de défense. L'objectif du lance-grenades est de permettre aux policiers de tirer de loin pour rester à distance du lieu visé, comme le maintien de l'ordre le prévoit. Place d'Italie à Paris, lors de l'anniversaire des gilets jaunes, Manuel Coisne a été touché par une grenade et il a perdu un œil. Il me semble, sans être dans l'affaire, que c'est aussi ce qui s'est passé à Sainte-Soline. Cela a été documenté.

Les documents de formation de la police nationale n'indiquent pas d'angle de tir – en connaissance de cause, puisque la police dispose des documents fournis par les fabricants, qui sont précis au sujet du risque létal ou d'atteinte à l'intégrité corporelle si l'angle minimal n'est pas respecté. L'État a pris délibérément le risque de tuer des manifestants en ignorant ces conditions. C'est un autre cas d'illégalité de sa part et de celle de tous les intervenants : formateurs, rédacteurs des formations, peut-être fabricant – même si ce dernier a, lui, fait état du risque. Et cela continue : à chaque manifestation, une illégalité et des infractions pénales qui peuvent constituer des homicides volontaires.

On pourrait aussi évoquer les interpellations illégales. Mais je vais laisser mon confrère poursuivre.

Permalien
Raphaël Kempf

Lorsque j'ai reçu la convocation à cette audition, j'ai pris connaissance de l'ordonnance du 17 novembre 1958, qui me ferait encourir une peine de deux années d'emprisonnement si je ne m'étais pas présenté et de cinq années si je produisais un faux témoignage. C'est dans ces conditions que je me présente devant vous. Je me suis interrogé sur les raisons pour lesquelles vous aviez fait le choix de me convoquer.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

On peut refaire le débat. Mais nous vous avons répondu.

Permalien
Raphaël Kempf

Monsieur le rapporteur, je prends la parole pour la première fois au bout de trois quarts d'heure d'audition. J'aimerais dire ce que j'ai à dire.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Vous prenez la parole pour dire des choses provocatrices. Vous le savez très bien.

Permalien
Raphaël Kempf

Vous ne m'avez pas écouté jusqu'au bout. Si vous m'aviez laissé finir, vous auriez entendu la suite. J'ai compris ce matin, au cours de vos premiers échanges avec mes confrères et consœurs, les raisons pour lesquelles vous m'aviez convoqué.

Permalien
Raphaël Kempf

Vous voyez qu'en me laissant finir, vous obtenez des réponses. J'ai donc compris cela, mais j'aurais aimé le savoir avant pour préparer mon intervention au mieux. Selon vos propos, vous m'avez convoqué parce que vous considérez que je suis « au contact des auteurs de violences ». Ce sont vos termes.

Permalien
Raphaël Kempf

Vous avez dit : « vous êtes au contact des auteurs de violences ». Ce sera au compte rendu.

Permalien
Arié Alimi

Je confirme l'emploi de cette expression, qui m'a moi aussi un peu choqué.

Permalien
Raphaël Kempf

Je n'ai pas porté de jugement moral sur cette phrase.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Pardonnez-moi ; il y a une confusion : cette expression figurait dans mon propos introductif.

Permalien
Raphaël Kempf

Je vous prie de m'excuser : j'ai confondu le rapporteur et le président.

Permalien
Raphaël Kempf

Je voulais dire à la commission que je risque malheureusement de la décevoir : je ne pense pas être au contact d'auteurs de violences. Je suis au contact de personnes dont j'ai l'honneur d'assurer la défense et qui sont considérées par des services de police, des procureurs et, dans de très rares cas, par des magistrats du siège comme des auteurs de violences. Je ne sais donc pas si je pourrai vous éclairer sur ce point.

Pour préparer cette audition, j'ai lu attentivement le rapport qui a conduit à l'adoption de la proposition de résolution, ainsi que cette dernière. J'ai quelques commentaires juridiques à faire en ma qualité d'avocat sur certains termes qui y sont employés. Je répondrai ensuite à certaines de vos questions sur le fondement des éléments statistiques issus de ma pratique professionnelle dans la période qui vous intéresse, du 16 mars au 3 mai 2023. Enfin, je me permettrai de proposer des dispositions législatives dont l'adoption garantirait le respect du droit de manifester.

En ce qui concerne le vocabulaire, j'appelle l'attention de l'Assemblée nationale sur le fait que nous, avocats, plaidons chaque jour devant des juridictions et que, chaque jour, nous devons travailler à l'interprétation des textes de loi. Nous nous référons donc très souvent aux débats parlementaires. Je passe une grande partie de mon temps professionnel à lire les comptes rendus des débats à l'Assemblée nationale, en commission comme dans l'hémicycle, en remontant loin dans le passé, depuis l'existence de l'Assemblée. Nous en avons besoin pour éclairer le juge dans le cadre de notre travail de défense. Lorsque j'entends que le terme de violences doit être compris dans son sens commun et non dans son sens juridique, je suis interloqué : comment vais-je plaider devant des magistrats si ceux qui fabriquent la loi n'emploient pas les termes dans leur sens juridique précis ?

Quelques exemples. Le 3 mai 2023, vous avez débattu au sujet de l'adoption de la proposition de résolution tendant à créer cette commission d'enquête. L'un des membres de l'Assemblée nationale, le député d'extrême droite Julien Odoul, a parlé de l'identité des groupuscules qui font l'objet de la commission d'enquête en les qualifiant de « terroristes du quotidien ». Ces termes figurent dans le compte rendu des débats. Au cours de la même réunion, le président de la commission des lois a repris un autre député au sujet de propos qu'il avait tenus. En revanche, j'ai constaté que personne n'avait repris le député qui a utilisé le terme « terroristes » pour qualifier des personnes participant à des manifestations. En tant que citoyen, en tant qu'avocat, cela me choque particulièrement. Cela m'apparaît comme une insulte aux victimes du terrorisme. Cela provoque un affaissement de la langue juridique qui ouvre la porte à l'arbitraire, soit le contraire de l'État de droit auquel je vous suppose particulièrement attachés.

L'intitulé de la commission d'enquête comporte l'expression « groupuscules auteurs de violences ». Vous envisagez donc, du point de vue juridique, une responsabilité collective. Or, vous connaissez la loi et l'article 121-1 du code pénal, qui dispose que « nul n'est responsable pénalement que de son propre fait ». Un groupuscule ne peut pas être auteur de violences.

Une autre expression figure dans le rapport à de nombreuses reprises : « manifestations autorisées ». Elle n'a strictement aucun sens juridique. En ma qualité de juriste, elle me choque. Le code de la sécurité intérieure prévoit en matière de manifestations un régime, non pas d'autorisation, mais de déclaration, issu d'un décret-loi de 1935 adopté à l'issue des manifestations insurrectionnelles d'extrême droite du 6 février 1934, qui avaient failli renverser la République. Fort heureusement, cela n'est pas arrivé.

Vous évoquez dans votre rapport, à l'unisson du ministre Olivier Véran, l'idée que certains manifestants viendraient en manifestation pour tuer : « il n'est plus seulement question de s'en prendre aux banques ou d'arracher des cultures, mais véritablement de tuer ceux qui portent l'uniforme de la République ». Olivier Véran avait tenu des propos similaires à l'issue de la manifestation du 1er mai. Il me semble important de souligner qu'aucune enquête judiciaire n'a été ouverte contre des manifestants pour des faits d'homicide volontaire ou de tentative d'homicide volontaire au cours de la période qui vous intéresse. Lorsque vous l'avez entendue, la procureure de la République de Paris, dont j'ai écouté l'audition avec attention, n'a d'ailleurs fait état d'aucune enquête pour tentative d'homicide volontaire. Il y a là, de votre part et de celle du ministre Véran, un affaissement du langage juridique, car il n'y a pas de volonté de tuer chez qui que ce soit. Ces propos font même insulte à ceux qui sont effectivement victimes de meurtre ou d'homicide volontaire, comme Nahel, cet enfant tué par un policier à Nanterre il y a deux jours.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Pardonnez-moi : pour être totalement factuel, une enquête pour homicide volontaire a bien été ouverte.

Permalien
Raphaël Kempf

C'est ce que je dis : je compare le cas des manifestations et des propos tenus dans le rapport et par le ministre Véran avec les éléments tragiques de l'actualité la plus récente, du seul point de vue des qualifications juridiques, car c'est cela qui m'intéresse.

Vous employez à de nombreuses reprises dans le rapport l'expression « violences extrêmes ». J'aimerais savoir ce que sont des violences extrêmes par rapport à des violences modérées. Quel est le sens juridique ou politique de cette expression ? Dans les dossiers qui me concernent, et cela répondra à l'une des questions qui m'ont été adressées, il y a rarement des violences au sens strict. Il y a parfois des violences, sans incapacité de travail, contre des personnes dépositaires de l'autorité publique, punies de cinq années d'emprisonnement depuis la loi du 24 janvier 2022. Si vous qualifiez d'extrêmes des violences que la loi punit de cinq années d'emprisonnement, comment qualifiez-vous des violences bien plus graves, parfois criminelles, qui peuvent entraîner la mort ?

Ces questions de vocabulaire me semblent absolument capitales : vous êtes la Représentation nationale, vous avez une responsabilité considérable quant aux mots que vous employez, pour que l'arbitraire ne puisse se loger dans le droit. Je ne reviens pas sur la distinction entre violences et dégradations car j'ai été rassuré sur ce point par votre propos introductif, monsieur le président. Je regrette toutefois qu'elle n'apparaisse pas clairement dans le rapport.

L'affaissement du vocabulaire juridique s'observe jusqu'à la lettre que vous a adressée M. Éric Dupond-Moretti et qui est annexée au rapport. Le garde des Sceaux y parle d'infractions pénales qui n'existent pas, puisqu'il évoque des procédures diligentées pour des faits de « participation à un attroupement armé en vue de la préparation d'un délit contre les personnes ou les biens » et de « participation à un attroupement en vue de la préparation de violences contre les personnes ». Aucun texte ne prévoit ces infractions. Sur le plan sémantique, la situation est grave. Un ministre de la justice, ancien avocat, n'est pas capable de donner des précisions juridiques suffisantes sur des éléments factuels.

Dans le respect du secret professionnel, je peux vous communiquer quelques éléments statistiques pour la période qui court du 16 mars au 3 mai 2023. J'ai pris attache hier avec mon vice-bâtonnier, qui m'a confirmé que je pouvais vous donner des éléments ayant fait l'objet de débats en audience publique.

J'ai été personnellement amené à défendre dix-neuf personnes interpellées pendant des manifestations et placées en garde à vue. Certaines ont été déférées devant le procureur de la République. Trois ont été déférées en comparution immédiate et relaxées par le tribunal ; l'honnêteté m'oblige à vous dire que le parquet a fait appel de ces décisions. Une autre a été renvoyée en justice et condamnée pour des faits de violences ; nous avons interjeté appel et elle reste donc présumée innocente. Une autre encore a été déférée mais elle est finalement défendue par l'une de mes consœurs, et je ne connais pas le résultat de la procédure. Une autre enfin a été renvoyée en comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, mais le parquet a abandonné les poursuites.

Au total, sur dix-neuf personnes défendues, une seule a été condamnée et cette condamnation n'est pas définitive. De mon point de vue d'avocat, voilà dix-huit personnes qui ont été interpellées, et donc privées de leur liberté, à tort. Comment respecter la liberté des citoyens ? Voilà la question que votre commission devrait se poser.

Je souhaite appeler votre attention sur plusieurs textes et des pratiques qui devraient à mon sens être abrogés ou modifiés afin de protéger la liberté de manifester, si tant est que vous y soyez attachés.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Voilà une formule que vous n'étiez pas obligé d'employer…

Permalien
Raphaël Kempf

Je suis rassuré de vous savoir attaché à la liberté de manifester, monsieur le rapporteur !

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

J'ai précisé au début de la réunion qu'il s'agissait d'un droit garanti par la Constitution. Considérez qu'un parlementaire est respectueux de la Constitution !

Permalien
Raphaël Kempf

Je suis rassuré, en effet. À la lecture du rapport, cela ne m'était pas apparu évident : la question de la préservation des droits fondamentaux n'y apparaît que très marginalement.

L'article 78-2-2 du code de procédure pénale, qui permet un contrôle préventif avant l'arrivée des personnes dans les manifestations, fait partie de ces textes qui devraient être abrogés. Initialement, il s'agissait d'une mesure antiterroriste.

Il faut également abroger l'article 222-14-2 du code pénal, déjà évoqué par ma consœur, ainsi que son article 431-8-1, issu de la loi du 10 avril 2019 dite « anticasseurs », qui viole un des principes fondamentaux de la République selon lequel les infractions de nature politique ne peuvent pas faire l'objet d'un jugement en comparution immédiate.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Il n'a pas été censuré par le Conseil constitutionnel.

Permalien
Raphaël Kempf

Je le sais. Il n'en est pas moins, à mon sens, contraire aux valeurs de la République. Nous espérons présenter à nouveau une question prioritaire de constitutionnalité sur ce point, en raison de changements de circonstances, pour faire valoir que la protection accordée depuis deux siècles par la République en cas d'infraction de nature politique est un principe fondamental reconnu par les lois de la République.

Il faut enfin abroger l'article 41-1 du code de procédure pénale, qui permet au procureur de la République de prendre des mesures de contrainte à l'égard de manifestants, par exemple en leur interdisant de se rendre dans certains lieux ou en leur imposant des contributions citoyennes qui sont en réalité des amendes, sans aucun débat contradictoire, sans débat devant un juge indépendant.

La pratique de la fiche d'interpellation doit être prohibée. Ce document pré-rempli, sur lequel les policiers se contentent de cocher des cases, apparaît aux avocats que nous sommes extrêmement dangereux. C'est un outil facilement utilisable par les fonctionnaires de police et les gendarmes mobiles sur le terrain des manifestations pour interpeller. On coche quelques cases et advienne que pourra. C'est l'une des raisons du grand nombre d'interpellations faites à tort.

Enfin, si l'on veut que les citoyens gardent confiance dans les institutions, il me semble que le Parlement devrait créer un dispositif d'indemnisation, en conformité avec l'article 5 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et libertés fondamentales, qui impose aux États de prévoir un mécanisme de réparation pour les personnes arbitrairement privées de leur liberté.

Permalien
Claire Dujardin, présidente du Syndicat des avocats de France

Le Syndicat des avocats de France soutient les propositions d'abrogation qui viennent d'être formulées. En particulier, nous avons souvent insisté sur les nombreuses infractions qui ne devraient pas pouvoir être jugées en comparution immédiate.

S'agissant de la garde à vue, un système d'indemnisation serait idéal, mais sans doute difficile à mettre en place. Nous ne nous faisons pas beaucoup d'illusions sur ce point. Il faudrait à tout le moins prévoir un recours effectif à un juge du siège durant la mesure de garde à vue. La décision du Conseil constitutionnel du 30 juillet 2010 a indiqué que l'autorité judiciaire contrôle la mesure de garde à vue. Mais ce contrôle est exercé par le seul parquet. Il faudrait pouvoir saisir un juge du siège pour demander la levée immédiate de la mesure, notamment lorsqu'il s'agit de gardes à vue nombreuses, massives et illégales qui donnent le plus souvent lieu à des classements sans suite. Enfin, l'avocat devrait être obligatoirement présent en garde à vue, pour les majeurs comme les mineurs, et être rémunéré qu'il soit commis d'office ou choisi.

La question de l'identification de la police est centrale. Le Conseil d'État a dit ne pas disposer d'éléments suffisants pour savoir si l'absence de port du numéro d'identification individuel, dit RIO pour « référentiel des identités et de l'organisation » – était un phénomène massif. Il a néanmoins reconnu que le RIO n'est pas systématiquement porté, ce qui rend difficile le suivi des plaintes et l'identification des agents lorsque des violences sont commises.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Maître Kempf, le président de la commission des lois a simplement rappelé que, pour la bonne tenue de nos débats, il n'était pas utile d'attaquer une formation politique présente en commission des lois. Pour le reste, nous n'avons pas pour habitude de couper systématiquement la parole à un collègue avec lequel nous sommes en désaccord. Nous allons simplement exprimer ce désaccord ensuite.

Quand vous parliez d'insulte aux victimes, je suppose que vous parliez des propos tenus par le collègue en question.

Maître Alimi, je constate qu'il est possible de donner des éléments statistiques puisque votre confrère l'a fait. Sur dix-neuf personnes interpellées, une seule a fait l'objet d'une condamnation non définitive et dix-huit ont été relaxées.

Permalien
Raphaël Kempf

Soit elles ont été relaxées, soit il n'y a pas eu de poursuites.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Ce sont des éléments dont je tiendrai compte dans le rapport.

Pour expliquer le faible nombre de poursuites, les représentants des forces de l'ordre et le parquet de Paris nous ont parlé des difficultés de transmission d'informations entre la personne qui interpelle et l'officier de police judiciaire. Quelle est votre appréciation ?

Permalien
Arié Alimi

François Molins, lorsqu'il était procureur de la République de Paris, a institué une fiche d'interpellation qui n'a aucune base légale et qui ne correspond pas parfaitement aux critères d'un procès-verbal d'interpellation prévu par le code de procédure pénale. À sa décharge, il s'agissait de répondre à la question que vous soulevez. Autant le dire, ces fiches sont remplies avec les pieds : on coche à peu près toutes les cases.

Les interpellations sont massives principalement depuis le mouvement des gilets jaunes. C'est ce que les avocats qui participent à ces procédures, les observateurs de la Ligue des droits de l'homme, les rapporteurs spéciaux des Nations unies, la Commission nationale consultative des droits de l'homme, la Défenseure des droits constatent. C'est la conséquence d'un dispositif organisé par le ministère public et la préfecture de police de Paris. Nous avons eu accès à des vidéos montrant la salle de commandement de la préfecture de police. On y voit le directeur de l'ordre public et de la circulation et le préfet de police préciser aux forces engagées le dispositif qui sera utilisé le lendemain – c'était pendant le mouvement des gilets jaunes, du vendredi pour le samedi. Ils indiquent qu'il faut interpeller massivement, en lien avec des réquisitions du ministère public. C'est délibéré, organisé, ordonné. Ce dispositif, qui peut être qualifié d'illégal, consiste à interpeller massivement, en connaissance de cause, des personnes qui n'ont commis strictement aucune infraction. Il y a même des interpellations en amont.

Cette pratique est devenue récurrente ; nous l'avons retrouvée lors des manifestations contre la réforme des retraites. Elle est fondée sur des réquisitions du ministère public telles qu'elles sont prévues à l'article 78-2-2 du code de procédure pénale. En parallèle, des arrêtés du préfet demandent de contrôler des personnes et de fouiller des sacs pour vérifier s'ils ne contiendraient pas, par exemple, des lunettes de piscine. J'ai vu des gens interpellés et placés en garde à vue parce qu'ils avaient des lunettes de piscine sur eux ! Ce n'est pourtant pas une infraction. J'ai vu des nasses et des interpellations de centaines de personnes pour lesquelles absolument aucune infraction n'était caractérisée.

L'État, en l'occurrence la préfecture de police de Paris, a organisé des violations de libertés individuelles. C'est une infraction qui peut devenir criminelle si elle continue. Nous assistons à une dérive autoritaire délibérée, organisée. Le pouvoir législatif devrait mettre le holà à ces pratiques, car cette succession de procédures judiciaires va provoquer une crispation globale des institutions.

Permalien
Claire Dujardin, présidente du Syndicat des avocats de France

Les fiches d'interpellation avaient été créées, je crois, lors de l'évacuation de Notre-Dame-des-Landes, car les autorités voulaient interpeller énormément de gens. Petit à petit, elles ont été utilisées à chaque manifestation. Ce qui aurait dû rester l'exception est devenue la norme.

Les syndicats policiers demandent l'organisation de bus d'officiers de police judiciaire. Ce serait particulièrement attentatoire au droit et aux libertés. C'est encore une façon de banaliser l'interpellation.

Le préfet Laurent Nuñez a parlé de « nasse judiciaire », notion qui n'existe pas. Nous avons constaté, sur place ou sur des vidéos, que des personnes étaient parquées sur des places en attendant que l'officier de police judiciaire arrive et que l'on puisse les emmener au commissariat. L'attente peut durer plusieurs heures pendant lesquelles les droits ne sont pas notifiés et l'avocat ne peut pas intervenir. Les officiers de police judiciaire eux-mêmes ne considèrent pas cette situation satisfaisante, j'ai pu le constater. Ils doivent lancer des procédures alors qu'ils savent que les personnes devraient être relâchées immédiatement. Cela les empêche aussi de travailler sur d'autres dossiers.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Vous évoquez l'audition du syndicat Alternative police CFDT, qui a suggéré la création de bus d'officiers de police judiciaire.

Permalien
Raphaël Kempf

Dans les dossiers que j'ai eus à traiter, la transmission d'information de l'agent interpellateur à l'officier de police judiciaire se fait selon trois modalités : la fiche d'interpellation, un appel téléphonique de l'officier de police judiciaire à l'agent au cours de la garde à vue, le procès-verbal d'audition de témoin de l'agent qui se déplace alors au commissariat.

La véritable difficulté est que, dans l'immense majorité des cas, les interpellations sont faites à tort. Il y a peut-être un manque de formation, à coup sûr un sentiment d'impunité et un manque de directives de la hiérarchie aux agents sur le terrain pour leur enjoindre de ne pas interpeller à tort et à travers.

La fiche d'interpellation pose problème eu égard aux droits et libertés : les agents considèrent que c'est un outil à leur disposition et qu'ils peuvent le remplir n'importe comment. J'ai sous les yeux une de ces fiches. Je ne mentionnerai évidemment pas l'identité de la personne concernée, et ce dossier a été classé. Il s'agit d'un homme interpellé le 18 mars lors d'une manifestation spontanée à laquelle il ne participait pas. Il était simplement de passage. Il a été interpellé comme un grand nombre de personnes car les policiers ont cru qu'il faisait partie des manifestants. Deux cases ont été cochées : « participation à un groupement en vue de commettre des violences ou des dégradations », « participation à un attroupement malgré les sommations de se disperser ». Dans la case « circonstances », l'agent interpellateur a écrit à la main « pantalon et veste noirs, lunettes de soleil, Nord-Africain, cheveux noirs et courts ». Ce document est choquant puisqu'on y constate un biais discriminatoire de l'agent qui qualifie cet homme de « Nord-Africain ». Les cases sont cochées n'importe comment, sans la moindre justification.

Ce type de fiche d'interpellation se retrouve dans un grand nombre de dossiers. Même à propos de quelqu'un qui participerait à une manifestation, le fait de cocher des cases est insuffisant pour caractériser une infraction pénale, à moins de considérer que l'on peut interpeller toute personne qui manifeste. Je répète, et la Cour de cassation l'a redit récemment, que la participation à une manifestation non déclarée n'est pas punie par la loi.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Une liste de questions vous a été transmise. Le président a rappelé le cadre dans lequel se tient cette audition afin que vous compreniez pourquoi nous vous avons demandé de venir. Pourtant, après plus d'une heure d'échanges, je n'ai pas l'impression que vous nous ayez beaucoup éclairés sur le sujet qui nous intéresse.

Vous avez beaucoup parlé, c'est vrai : vous êtes venus donner des leçons de vocabulaire et même de droit, parfois sans modestie et avec une intonation qui pourrait donner l'impression d'une provocation. Vous êtes venus juger des propos tenus ou des écrits rédigés par le garde des Sceaux – loin de moi l'idée de le défendre ! – ou par des parlementaires dans l'exercice de leur mandat. Maître Kempf, vous avez donné l'impression d'avoir un compte à régler avec mon collègue Julien Odoul, peut-être parce qu'il a pris l'avantage sur vous dans un débat télévisé. (Maîtres Arié Alimi et Raphaël Kempf sourient.) Vous êtes venus accuser les institutions de dérive autoritaire organisée et revendiquer l'abrogation d'articles de loi ou la création de dispositifs.

Mais ce n'est pas la question qui vous était posée. Entre les propositions, les accusations et les revendications, avez-vous fait exprès d'être en grande partie hors sujet ?

Permalien
Raphaël Kempf

Posez-nous les questions que vous souhaitez poser.

Permalien
Raphaël Kempf

À laquelle n'avons-nous pas répondu ?

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je ne vous ai pas entendus sur le profil des auteurs – dans le respect du secret professionnel, bien sûr. Mais il nous reste peu de temps, vous ne pourrez pas répondre à la liste de questions reçue, et je le regrette.

Permalien
Arié Alimi

Je vais répondre à cette question. J'ai participé récemment, en tant qu'avocat de la partie civile, à la poursuite d'un groupuscule appelé Bordeaux nationaliste, dont les membres ont été condamnés à Bordeaux pour des faits de violence à caractère sexiste et racial. L'un des participants a été membre du Front national de la jeunesse (FNJ). (Mme Edwige Diaz proteste.) Je réponds à votre question ! Cette personne fait toujours partie du Rassemblement national. (Mme Edwige Diaz proteste à nouveau.) Vous ne pouvez pas m'interrompre pendant que je réponds à votre question, chacun son tour de parole ! Je sais bien que le Rassemblement national a notamment été créé par d'anciens Waffen-SS

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Revenons-en à des éléments factuels ! Nous ne sommes pas là pour engager des polémiques de nature politique. Ce n'est pas l'objet d'une commission d'enquête.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Pour ma part, j'ai trouvé cette réponse sur le Front national et les Waffen-SS tout à fait factuelle !

Permalien
Arié Alimi

Je répondais à la question posée : aujourd'hui, les groupuscules que je vois dans mon exercice professionnel sont des groupes d'extrême droite qui glissent vers le terrorisme. Ils sont liés, la plupart du temps, d'une manière ou d'une autre, au Rassemblement national et à ses cadres.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

C'est faux ! Monsieur le président, vous ne pouvez pas laisser dire ça !

Permalien
Arié Alimi

Je peux vous donner des exemples matériels et précis de ces liens entre des groupuscules d'extrême droite, néonazis, et le…

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Maître, vous n'apportez pas d'éléments factuels. Vous engagez une polémique politique, ce que je ne souhaite pas.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je me permets d'intervenir en tant que vice-président de cette commission. Je ne suis pas d'accord avec votre interprétation.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Nous ne sommes pas ici pour lancer des polémiques politiques.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je n'ai pas eu l'impression que c'est ce qui s'est passé. Nous cherchons la vérité sur des violences et leurs auteurs : nous voulons savoir qui sont les auteurs de ces violences que nous voyons et qui mettent en danger nos concitoyens. Maître Alimi apportait des réponses concrètes aux accusations de notre collègue Diaz à son encontre. J'apprends énormément de choses dans cette audition, et je remercie nos trois invités de l'acuité de leur propos. Ils me semblent recentrer de manière intéressante l'objet de notre travail. Il serait dommage de nous priver d'une explication comme celle que Maître Alimi était en train de donner.

Je me suis inquiété, monsieur le président, de vos propos qui assumaient une imprécision dans notre vocabulaire. Vous nous demandiez tout à coup d'accepter cette confusion entre violences et dégradations dans nos débats, peut-être même dans le rapport. Ce serait faire le contraire de ce qui est demandé au législateur, qui se doit d'être clair et exact ; s'il y a une confusion dans l'esprit de nos concitoyens, il nous revient de la dissiper. Nos premières auditions ont montré que l'intitulé de la commission présentait des failles. Puisque certains préjugés sur la violence tombent à l'épreuve des faits et des témoignages, il paraît crucial de respecter la vérité des termes juridiques.

Vous nous dites avoir constaté que des personnes arrêtées ont été insultées, violentées. Vous mettez plus généralement en cause la politique du maintien de l'ordre à la française telle qu'elle s'est exercée ces dernières années, parlant même d'exécutif délinquant. Vous avez aussi demandé la dissolution de la brigade de répression de l'action violente motorisée. Considérez-vous cette structure à l'origine de violences dans les manifestations ? Au-delà de ce corps constitué, organisé, disposez-vous d'éléments montrant que des agents des forces de l'ordre se sentiraient autorisés à commettre des faits que l'on pourrait qualifier de violences, puisqu'ils touchent des individus, en raison d'un mauvais encadrement et d'une mauvaise formation ? Ou bien des ordres sont-ils donnés pour faire naître chez les Français une crainte de manifester une opinion qui va à l'encontre des politiques gouvernementales ?

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

J'ai insisté tout à l'heure sur le fait que nous n'employons pas toujours les termes dans le sens strict que leur donne le code pénal. Je vous invite à lire le dernier rapport annuel de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR). Son président, M. Serge Lasvignes, ancien secrétaire général du Gouvernement et éminent conseiller d'État, y mène un travail de réflexion normative. Je vous rejoins sur le fait que notre commission a pour but de préciser différentes notions. Mais ce rapport montre des difficultés d'interprétation de certains textes et pointe des difficultés opérationnelles nées de failles législatives. Bien sûr, on peut adopter une vision manichéenne et considérer que le code pénal a défini les termes une fois pour toutes.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Ce n'est pas du manichéisme, c'est de la précision juridique !

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je ne vais pas vous apprendre que le droit peut évoluer !

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Faut-il comprendre que vous voudriez faire évoluer le droit sur ce point ?

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Vous plaisantez ! Je sais bien que la polémique fait partie de l'action politique, mais…

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Mon intervention n'était nullement polémique. Est-ce une attaque personnelle ?

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Monsieur Caron, j'essaie de remettre mes propos dans leur contexte !

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Vous insinuez que je fais de la polémique pour la polémique, alors que j'essaie d'apporter de la précision juridique à nos travaux.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Dès que je constaterai dans nos débats, dans l'hémicycle ou en commission, la moindre confusion ou approximation, la moindre utilisation d'un terme d'une façon qui ne serait pas conforme à sa définition juridique, je ne manquerai pas de le faire savoir à mon collègue Aymeric Caron. Je le ferai par message écrit pour ne pas alourdir les débats.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Vous êtes taquin. Je parlais d'un terme au cœur même des travaux de cette commission d'enquête.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Être taquin ne revient pas à s'affranchir de la courtoisie. Je reste courtois.

Au sujet des notions employées ici, « violences » mais aussi « radicalisation », je compte essayer, à mon modeste niveau, de proposer dans mon rapport des éléments objectifs et des clarifications. Il faudra rappeler des catégories juridiques, mais aussi des approches sociologiques ou de science politique.

Permalien
Raphaël Kempf

Madame Diaz, sur la question du profil, j'ai transmis à mon vice-bâtonnier, M. Vincent Nioré, le questionnaire qui m'a été adressé. Il m'a indiqué que les questions relatives au profil étaient couvertes par le secret professionnel car y répondre impliquerait d'utiliser des confidences qu'un client peut faire à son avocat. Et même si je le voulais, je ne serais pas en mesure de répondre. D'abord, j'ignore généralement ce que vous appelez le profil des personnes que je défends car je conseille à mes clients de garder le silence. Leur profil ne m'intéresse absolument pas. Je veux seulement savoir ce qui figure dans le dossier constitué par les policiers et le parquet. Ensuite, cette question devrait à mon sens être adressée à des sociologues ; une cohorte de dix-neuf individus sur une période de six semaines ne me permettrait pas de répondre de façon sérieuse. Enfin, ces éléments concerneraient des personnes qui ont été interpellées à tort. Je ne sais pas si ce qui vous intéresse est de savoir qui sont les citoyens interpellés à tort.

J'aimerais, moi, savoir quel est le profil des policiers et des gendarmes qui interpellent à tort, et quel est le profil des procureurs qui valident ces privations de liberté. J'ignore leur statut social, leur origine, leur sexe. En revanche, je sais que ces personnes ne respectent pas l'État de droit et votre commission d'enquête pourrait se pencher sur ce sujet.

S'agissant de votre collègue Julien Odoul, j'ai en effet des comptes à régler avec l'extrême droite. Je pense que vous êtes dangereuse, que vous êtes dangereux. Je m'émeus de l'emploi du terme « terroriste » pour désigner des manifestants, et je maintiens que c'est là une insulte aux victimes du terrorisme.

Monsieur le président, j'ai lu avec attention le rapport de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement. Il a reçu dans la presse des éloges démesurés, auxquels je ne me joins pas pour la simple raison que si ce rapport est bien écrit, nous ne disposons d'aucun moyen de vérifier la véracité des propos de M. Serge Lasvignes. Il se fonde sur les dossiers qu'il a traités, par définition couverts par le secret de la défense nationale. Nous ne pouvons que le croire sur parole. Or, mon rôle d'avocat est de confronter systématiquement des propos à des éléments factuels.

Enfin, j'ignore si votre commission d'enquête a l'intention de proposer des évolutions juridiques. J'espère qu'elle le fera dans le sens que je vous ai suggéré. L'une de mes inquiétudes, je ne vous le cache pas, est que les majorités de cette assemblée – qui comprennent l'extrême droite, puisque celle-ci a voté la résolution qui a constitué votre commission d'enquête, ce que je regrette mais qui en dit long – souhaitent, au fond, ressusciter la loi anticasseurs de 1970, qui permettait de juger coupables des personnes qui n'avaient commis aucune infraction pénale. Cette loi, vous le savez, a disparu en 1981. M. Robert Badinter, devant votre assemblée, le 25 novembre 1981, demandait l'abrogation de cette loi qui représentait pour lui « une telle dégradation de principes essentiels pour la défense des libertés individuelles que notre droit ne pouvait à l'évidence, dès l'instant où le changement intervenait, la supporter plus longtemps ». J'espère que votre assemblée, et vos majorités, ne seront pas celles qui ressusciteront cette loi heureusement abrogée sous l'impulsion de l'un de nos plus grands défenseurs des libertés.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Pour la parfaite clarté de nos débats, je précise que beaucoup de formations politiques ont souhaité la création de cette commission d'enquête. Vous n'avez pas cité le parti socialiste, dont je note que vous l'englobez dans les propos que vous avez tenus.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

S'agissant de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement, je précise qu'un contrôle parlementaire est exercé.

Permalien
Arié Alimi

Nous avons beaucoup travaillé sur la brigade de répression de l'action violente motorisée. Elle a succédé aux détachements d'action rapide et de dissuasion créés à l'initiative de MM. Christophe Castaner et Michel Delpuech. C'est une formation motorisée dont le fonctionnement ressemble à celui du peloton des voltigeurs dissous après avoir causé la mort de Malik Oussekine. Les voltigeurs étaient deux sur une moto avec un bidule, le bâton utilisé à l'époque et qui n'était déjà pas légal. Ils sont toujours deux aujourd'hui, le passager disposant d'un lanceur de balles de défense à la place du bidule. En principe, il ne tire pas depuis la moto.

Les agents de cette brigade sont souvent issus des brigades anti-criminalité et des compagnies de sécurisation et d'intervention. Ils ont ainsi souvent été formés dans les quartiers populaires, dans le cadre d'une politique de ségrégation qui consiste à confirmer l'exclusion sociale et raciale des populations qui y vivent. La brigade de répression de l'action violente motorisée compte, je crois, vingt-trois agents permanents. Elle est devenue un axe central du maintien de l'ordre, notamment au moment de la mobilisation contre la réforme des retraites.

Nous avons vu des exactions terribles. La violence contribue toujours à la violence. Or, cette brigade d'intervention provoque la violence. Quand on voit une moto rouler volontairement sur un manifestant pour le renverser ou pire, on comprend que cette brigade ne cherche que la violence. Des agents qui en font partie sont poursuivis en commission de discipline pour des actes commis rue des Minimes contre six personnes dont une, interpellée parce que noire, a été agressée sexuellement et insultée. On le sait grâce à des enregistrements ou des vidéos qui permettent de saisir la réalité. Peut-être peut-on se dire que la réalité est la même qu'il y ait, ou pas, des enregistrements.

Oui, la logique de la brigade de répression de l'action violente motorisée est sans doute raciale. Cette brigade violente a été créée pour susciter de la violence et du désordre. Il est impératif de la dissoudre.

Permalien
Claire Dujardin, présidente du Syndicat des avocats de France

Je confirme les propos de mes confrères : notre rôle d'avocat n'est pas de valider ou d'infirmer des catégories fixées par des sociologues ou des policiers, catégories floues et qui ne correspondent à rien juridiquement. En tant que juristes, nous nous attachons à la qualification juridique de faits.

Il nous appartient aussi de vous alerter sur le contexte politique actuel. Nous observons un glissement inquiétant concernant les restrictions apportées à la liberté de manifester. Il n'est pas nouveau mais il empire. Nous constatons un usage des armes beaucoup plus fréquent, mais aussi une multiplication des arrêtés d'interdiction de manifester et des périmètres de protection. Nous avons dû saisir les tribunaux pour faire constater qu'il n'est pas possible d'utiliser la législation antiterroriste pour interdire des casserolades lors de déplacements du Président de la République. Les drones sont utilisés de façon massive. Les verbalisations de manifestants sont aussi de plus en plus fréquentes.

Nous nous inquiétons du fait que votre commission d'enquête, voulant mettre un terme à des agissements considérés violents, pourrait proposer des restrictions plus fortes encore à la liberté de manifester. Vous avez entendu un journaliste qui a parlé de « pratiques » en manifestation plutôt que de groupuscules organisés. Plus les manifestations sont dangereuses, moins il est possible de manifester pacifiquement, plus la colère sociale monte et plus la radicalité se développe. Il faut y veiller.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je vous remercie de votre participation à cette table ronde.

La réunion se termine à treize heures dix.

Présences en réunion

Présents. – M. Florent Boudié, M. Aymeric Caron, Mme Edwige Diaz, M. Patrick Hetzel, M. Benjamin Lucas, Mme Sandra Marsaud, Mme Marianne Maximi, M. Ludovic Mendes, M. Serge Muller

Excusés. – Mme Aurore Bergé, Mme Emeline K/Bidi