La Ligue des droits de l'homme a été étonnée d'être convoquée devant cette commission d'enquête dans la mesure où nous ne connaissons pas les groupuscules violents. Nous ne savons d'ailleurs pas s'il s'agit de groupes ou de personnes isolées.
En tant qu'avocate pénaliste, je souhaite préciser que l'infraction de violences ne concerne que les atteintes à l'intégrité physique ou psychique des personnes. Elle figure dans le livre II du code pénal relatif aux crimes et délits contre les personnes. La Ligue condamne les violences commises contre les policiers et les gendarmes. Par ailleurs, elle n'établit pas d'équivalence entre les violences commises par des personnes d'une part, et les violences de l'État d'autre part.
Puisque vous souhaitez connaître le point de vue de la Ligue sur le maintien de l'ordre, j'aimerais insister sur l'approche de notre association, centrée sur la défense des droits de l'homme. Notre condamnation de certaines pratiques est largement partagée par des institutions de défense des droits de l'homme. Ainsi, un certain nombre de rapporteurs spéciaux des Nations Unies viennent de critiquer la France sur sa gestion des manifestations, en précisant : « Nous appelons les autorités à entreprendre un examen complet de leurs stratégies et pratiques en matière de maintien de l'ordre afin de permettre aux manifestants d'exprimer leurs préoccupations et à faciliter une résolution pacifique des conflits sociaux. »
M. Clément Voulé, rapporteur spécial sur les droits à la liberté de réunion pacifique et d'association, a posé à la France un certain nombre de questions relatives aux manifestations. Il n'a obtenu ni réponse, ni rendez-vous avec les autorités. La Défenseure des droits et la Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté ont également exprimé leurs inquiétudes concernant cette séquence de manifestations, de même que la Commission nationale consultative des droits de l'homme.
Notre analyse s'inscrit dans la défense de la liberté de manifester, maintes fois rappelée par la Cour européenne des droits de l'homme. Dans un arrêt de 2033, elle indique que « le droit à la liberté de réunion est un droit fondamental dans une société démocratique et, à l'instar du droit à la liberté d'expression, l'un des fondements de pareille société ». Elle note que les États doivent, non seulement protéger le droit de réunion pacifique, mais également s'abstenir de lui apporter des restrictions indirectes abusives. Elle précise que les garanties de cette disposition s'appliquent à tous les rassemblements, à l'exception de ceux dont les organisateurs ou les participants sont animés d'intentions violentes et incitent à la violence. Dans un autre arrêt, elle ajoute que la charge de la preuve des intentions violentes des organisateurs incombe aux autorités. De ce point de vue, une manifestation spontanée est une manifestation tout court, protégée au titre de l'article 11 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, et la Cour de cassation a rappelé, en 2022, qu'aucune infraction n'était constituée à l'encontre des manifestants. Or, le préfet de police a d'emblée considéré les manifestations spontanées comme illégales.
La pratique de la nasse a, par exemple, été employée rue Montorgueil le soir du 19 mars 2023. Passants, touristes et manifestants pacifiques ont ainsi été nassés sans que les critères posés par le Conseil d'État dans son arrêt du 10 juin 2021 sur la première version du schéma national du maintien de l'ordre ne soient remplis.
Rappelons que ces manifestations spontanées font suite à la décision de faire adopter la loi sur la réforme des retraites au moyen de l'article 49, alinéa 3, de la Constitution. Elles signent un regain démocratique puisque la manifestation est une des modalités d'exercice de la citoyenneté. Les manifestants ont montré leur attachement au débat parlementaire et leur rejet du déni de démocratie qui consistait à ne pas dialoguer avec les syndicats, à ignorer la mobilisation sociale extrêmement importante contre la réforme, et à contraindre le Parlement dans ses délais de vote puis dans son vote lui-même. Ensuite, le préfet de police a rendu les manifestations illégales par des arrêtés d'interdiction sur des périmètres très larges. Nous n'en avions pas connaissance puisqu'ils étaient placardés à la porte de la préfecture vers l'heure de leur entrée en vigueur, de sorte que le tribunal administratif n'avait pas le temps d'en connaître. Un des arrêtés n'a même pas été placardé ; il a été publié deux jours après. Il n'a donc jamais été opposable aux manifestants le dimanche 26 mars. L'arrêté du 31 mars ayant été suspendu par le juge des référés du tribunal administratif de Paris le 1er avril, il n'y a plus eu d'arrêté dans la foulée. Nous avions aussi attaqué cette pratique d'affichage tardif. Le tribunal administratif nous a également donné raison sur ce point.
Quant à l'aide apportée par la Ligue dans la contestation des verbalisations, nous avons proposé, avec le syndicat des avocats de France, plusieurs modèles de recours sur notre site internet qui pouvaient être utilisés en fonction des circonstances. Nous sommes opposés à la procédure d'amende forfaitaire dans la mesure où elle est difficile à contester. Nous avons rédigé ces modèles pour favoriser le droit à un recours effectif, droit fondamental protégé par l'article 13 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
S'agissant du nombre d'interpellés, il est inquiétant que ce soit devenu un outil de communication gouvernementale, ce qui a même été revendiqué par l'ancien préfet de police Didier Lallement dans son livre L'ordre nécessaire. La politique du chiffre encourage forcément les arrestations arbitraires. Sur les personnes ciblées, j'ai entendu dans l'émission « Complément d'enquête » diffusée le 6 avril 2023 les propos du secrétaire général Unité SGP Police-FO, qui précisait : « Typiquement, vous arrivez, on vous dit vous vous rendez à tel endroit pour des abribus qui sont en train de se faire péter. Quand vous arrivez, vous avez dix personnes devant des abribus, ben c'est vrai que vous ne faites pas le tri. » S'il le dit sur une chaîne de télévision, cela signifie que c'est une pratique normale selon lui. Or, pour interpeller une personne, il ne suffit pas qu'une infraction soit commise, il faut qu'elle puisse être reprochée à cette personne et qu'il y ait des indices objectifs apparents justifiant le placement en garde à vue. Le seul fait de se trouver à proximité n'en est pas un.
Les interpellations ont souvent eu lieu sur le fondement de l'article 222-14-2 du code pénal, qui indique que « le fait pour une personne de participer sciemment à un groupement, même formé de façon temporaire, en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, de violences volontaires contre les personnes ou de destructions ou dégradations de biens est puni d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende ». La Ligue des droits de l'homme, Amnesty International, le Syndicat des avocats de France et le Syndicat de la magistrature vous ont alertés, en tant que parlementaires, sur ce texte dont nous demandons l'abrogation. Cependant, même avec l'article 222-14-2, il ne suffit pas que des violences soient commises à faible distance d'une personne pour la suspecter de participation volontaire à un groupement. Il faut démontrer sa volonté de participer à la manifestation dans le but de commettre des violences. Là encore, il faut un indice objectif apparent.
Dans une manifestation, il doit être accepté un certain désordre. Elle est en soi un trouble à l'ordre public, qui provoque du bruit et une entrave à la circulation. Je le dis à dessein car le préfet de police interdit aux manifestants l'emploi d'appareils sonores place de la République en fin de semaine. Or, le but d'une manifestation est bien de se faire entendre. Des manifestants ont été verbalisés pour trouble à la tranquillité d'autrui, notamment à Dijon. La Ligue a rédigé un modèle de contestation de ces contraventions.
Les choix de stratégie de maintien de l'ordre aboutissent à une escalade des tensions. On a vu réapparaître une distance entre policiers et manifestants dans les cortèges syndicaux du printemps, mais des problèmes perdurent. Je pense au fait de continuer à donner la responsabilité sur le terrain à des commissaires connus pour des coups portés à des journalistes. Je pense au fait d'employer des forces non spécialisées en maintien de l'ordre, comme les compagnies d'intervention ou la brigade de répression de l'action violente motorisée, qui vont interpeller et ne contribuent pas à la détente. Ce type de maintien de l'ordre ne tient compte que de considérations policières, nullement de la protection de la liberté de manifester alors que l'État est soumis à l'obligation positive de la préserver. Dès lors, il ne faut pas s'étonner des condamnations de la France par diverses institutions.
Puisque vous avez voulu nous entendre, j'espère que vous tiendrez compte pour rédiger vos conclusions de l'approche centrée sur les droits de l'homme.