Nous vous remercions de recevoir Amnesty International France, qui travaille sur les questions de police et de droits humains depuis de nombreuses années. Nous tenons toutefois à vous faire part de notre surprise à la lecture de l'objet de cette commission d'enquête qui porte sur « la structuration, le financement, les moyens et les modalités d'action des groupuscules auteurs de violences à l'occasion des manifestations et rassemblements intervenus entre le 16 mars et le 3 mai 2023, ainsi que sur le déroulement de ces manifestations et rassemblements », puis des questions qui nous ont été soumises. Nous avons été destinataires de ce qui a été d'abord appelé une « proposition d'audition » mais qui s'est avéré, en réalité, une « convocation » comme il nous l'a été fermement rappelé par la mention des dispositions qui régissent les commissions d'enquête parlementaires. Ces dispositions nous contraignent à nous présenter.
Nous sommes surprises parce que, comme nous l'avons indiqué à votre secrétariat, le mandat d'Amnesty international est la protection des droits humains. C'est à ce titre que nous travaillons sur la manière dont les États, et plus particulièrement les forces de l'ordre, facilitent et protègent la liberté de réunion des personnes. Notre mission consiste, en France comme ailleurs, à demander des comptes aux États sur les violations des droits de l'homme, ce qui inclut l'usage inutile ou disproportionné de la force par les forces de l'ordre. Les actes de violence commis par des individus relèvent du droit pénal en vertu du principe de responsabilité individuelle, que l'État français fait respecter. Nous reconnaissons bien entendu que ces actes de violence existent. Mais notre mandat ne consiste pas à les documenter. Nous rejetons toute équivalence entre la violence des États et les actes de violence d'individus. Par ailleurs, comme nous l'avons également indiqué en amont de cette audition, Amnesty n'a pas documenté la période sur laquelle porte cette commission d'enquête. Nos équipes sont en train de procéder à une analyse de certaines opérations de maintien de l'ordre en manifestation, y compris sur la période qui vous intéresse. Mais nous ne serons en mesure de partager ces informations qu'à la fin de cette étude.
Cela étant dit, nous accueillons favorablement la possibilité qui nous est offerte de partager un certain nombre d'inquiétudes dont nous avons fait part publiquement et auprès des autorités françaises ces dernières années, et qui ont trait au respect de la liberté de réunion en France.
Il s'agit tout d'abord du recours illégal à la force par les forces de l'ordre. Il prend par exemple la forme d'un usage excessif de gaz lacrymogène pour disperser des manifestants majoritairement pacifiques ou n'ayant pas la possibilité de se disperser. Il y a les coups de matraque à des manifestants pacifiques, ne présentant pas de danger ou déjà maîtrisés. Il y a le recours à des armes dangereuses et potentiellement mutilantes comme le lanceur de balles de défense LBD 40, dont nous demandons la suspension, les grenades de désencerclement ou encore les grenades modulaires à deux effets lacrymogènes (GM2L) dont nous réclamons l'interdiction en maintien de l'ordre. L'utilisation de ces armes dites à létalité réduite peut selon nous, dans un certain nombre de cas, constituer un traitement cruel, inhumain ou dégradant selon le droit international, et elle ne respecte pas les principes cardinaux de proportionnalité et de nécessité du recours à la force.
Les arrestations abusives de manifestants et leur criminalisation, que nous avons documentées dans un rapport publié en 2020 après deux ans d'enquête, sont notamment le fait de dispositions législatives trop vagues ou contraires au droit international. Elles donnent lieu à des interpellations et des détentions arbitraires de manifestants n'ayant commis aucune violence, et parfois à des poursuites abusives. Outre qu'elles violent le droit de réunion pacifique, ces dispositions aboutissent également à dissuader les personnes de se rendre en manifestation et d'exercer librement leur droit de manifester.
D'autres entraves à la liberté de réunion pacifique ont trait aux interdictions de manifestation, au flou qui demeure sur le régime de déclaration, ou encore à l'utilisation de systèmes de surveillance tels que les drones. Elles devraient, selon nous, faire l'objet d'une attention particulière de la part de la commission d'enquête.
Compte tenu de ces éléments, nous souhaitons partager notre inquiétude quant à la finalité et au débouché potentiels de la présente commission d'enquête. La formulation de son objet et de plusieurs des questions que vous nous avez soumises nous font craindre, non seulement une invisibilisation des violations des droits de l'homme commises par les forces de l'ordre, dont il semble être très peu question, mais également une accentuation de certaines dérives qui risque de résulter de ces réflexions.
Dans un récent rapport de mai 2023, le rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à la liberté de réunion pacifique a observé que les États ont de plus en plus tendance à considérer les manifestations et le militantisme en faveur des droits de l'homme comme des actes criminels ou une menace pour la sécurité nationale et l'ordre public, au lieu de permettre, de faciliter et de protéger les droits. « Plutôt que de s'attaquer à l'emploi excessif de la force par des membres des forces de l'ordre, les États rejettent souvent la faute sur des manifestants violents ».
L'idée d'une nouvelle loi, qu'a évoquée le ministre de l'intérieur à l'issue des manifestations du 1er mai, suscite notre plus vive inquiétude. En 2019, lorsqu'une telle loi dite « anticasseurs » avait été présentée, nous nous étions, avec de nombreuses autres organisations, fortement émus de ses dispositions qui ouvraient grand la porte à l'arbitraire du pouvoir exécutif. Heureusement, le Conseil constitutionnel avait censuré partiellement cette loi, notamment l'interdiction administrative de manifester qui aurait permis à l'administration d'interdire à des personnes de défiler sur des bases extrêmement floues et loin du regard de la justice. Mais d'autres dispositions problématiques de cette loi avaient été validées, comme la création du délit de dissimulation du visage sans motif légitime, qui expose à des arrestations, voire à des condamnations arbitraires, les manifestants pacifiques qui souhaitent par exemple se protéger des effets des gaz lacrymogènes.
Vous comprendrez donc que nous nous inquiétions aujourd'hui de ce sur quoi pourrait déboucher une commission d'enquête qui vise aussi spécifiquement ce que vous appelez les groupuscules auteurs de violences en manifestations. Alors que les conditions d'exercice du droit de manifester pacifiquement en France sont déjà sujettes à de nombreuses critiques, de nouvelles mesures ou le renforcement de mesures existantes visant à mettre fin aux violences des manifestants, sans tenir compte des entraves qu'elles induisent pour le droit de manifester, viendraient dégrader encore l'exercice de ce droit. À l'inverse, nous aurions espéré qu'une commission d'enquête se penche sur les atteintes au droit de manifester par les autorités afin d'alimenter une réflexion sur la nécessaire réforme du maintien de l'ordre, que nous appelons de nos vœux, pour aller vers des stratégies de dialogue et de désescalade permettant un meilleur respect des droits de l'homme.