Il est difficile de définir le type d'organisation de ces groupes. Eux-mêmes prônent une structuration horizontale : théoriquement, toute décision émane d'une sorte de consensus entre camarades sans qu'aucun dirigeant ne se dégage. Dans les faits, cependant, il y a toujours des chefs, qui étaient d'ailleurs très visibles lors des émeutes auxquelles j'ai assisté de loin : il y avait toujours quelqu'un pour dire aux autres d'avancer ou de reculer. Peut-être ces petits chefs sont-ils des délégués élus et révocables ? Je n'en sais rien, je ne suis pas membre de ces groupuscules. Peut-on même parler d'organisations ? La mouvance autonome n'a pas de statut légal, ce qui rend la dissolution de ces groupes parfaitement inutile. Leur organisation paraît clanique et communautaire. Elle est d'ailleurs régionale : il existe des noyaux importants à Toulouse, Bordeaux, ou encore Notre-Dame-des-Landes avec un groupe qui rayonne jusqu'à Rennes et Nantes. On ne peut donc pas parler d'une structuration organisationnelle comparable à celle des partis traditionnels, même d'extrême gauche. Les autonomes sont très repliés sur eux-mêmes, notamment pour prévenir les infiltrations dont ils ont été victimes à maintes reprises. Le fait de vivre dans des communautés fermées, à la campagne ou dans des ZAD, leur permet aussi de contrôler leurs camarades et de se protéger, dans une logique parfois un peu paranoïaque.
Le phénomène de dépolitisation est réel. On le retrouve à l'ultradroite, où certains individus ont perdu le bagage idéologique de l'extrême droite traditionnelle et se contentent de réactions ataviques. À l'ultragauche, les nouvelles générations semblent animées d'une conscience politique moindre. Cette tendance se traduit par la raréfaction des tracts distribués au cours des manifestations. Entre les années 1970 et les années 2000, à chaque fois que les autonomes frappaient, ils distribuaient des tracts, généralement rédigés dans une langue un peu célinienne. « Le plus vieux baptistère de France a été baptisé », écrivaient-ils par exemple après avoir abîmé le baptistère Saint-Jean, à Poitiers. Depuis les années 2010, les tracts ont disparu. Un article récemment publié dans Le Monde explique que certains autonomes désirent tout détruire, parce qu'ils détestent ce monde, sans vouloir imposer un projet politique, au contraire des autonomes historiques qui veulent tout détruire afin que le prolétariat instaure sur-le-champ le communisme, qui se traduira par le « pouvoir international des conseils ouvriers ».
Il est vrai que la stratégie des autonomes consiste à donner l'exemple. Je vous ai dit qu'ils étaient un millier dans toute la France mais, dans certains cas, par exemple le 1er mai 2018, on a pu observer des foules d'environ 3 000 personnes. Lorsque les gilets jaunes autonomes ont pris d'assaut l'Arc de Triomphe, ils étaient également 2 000 ou 3 000. C'est ce nombre qui leur a permis d'occuper le bâtiment et de le saccager partiellement. Parce que les autonomes essaient de convaincre, ils sont heureux quand des gens n'ayant aucune armature idéologique souhaitent les rejoindre pour casser. Le mouvement des gilets jaunes a été pour eux une victoire politique.
Le volant des activistes est donc un peu flottant. En réalité, ces groupes sont souvent dominés par des têtes pensantes, bac + 5 au minimum, issues des classes moyennes supérieures et ne connaissant pas de réel problème. Autour d'eux s'agrègent un grand nombre d'éléments plus violents, plus casseurs, sans bagage idéologique. Ainsi, une hiérarchie non dite s'établit parfois.
Si j'ai parlé de « retour des autonomes », c'est parce que ce phénomène était très visible lorsque j'ai écrit mon livre. La première génération d'autonomes, de 1967 à 1971, autour de Mai 68 donc, est constituée d'éléments d'ultragauche et de communistes libertaires. Il s'agit de précurseurs, tels que les membres du mouvement des « enragés ».
De 1971 à 1975, on parle d'« éléments incontrôlés ». Le pic d'activité de cette deuxième génération se produit en 1973, après l'exécution, ordonnée par Franco, du militant anarchiste espagnol Salvador Puig i Antich. De nombreux incidents très violents sont alors commis par ces casseurs.
À partir de 1975, on commence à qualifier comme « autonomes » ces individus qui ne croient plus aux doctrines ou idéologies constituées mais font confiance aux pratiques révolutionnaires résumées en un slogan : « Vol, pillage, sabotage ». Cette troisième génération s'étend jusqu'en 1984. Les Allemands sont plus organisés que les Méditerranéens : c'est donc à Berlin-Ouest, en 1980, que des autonomes constituent pour la première fois un black bloc.
De 1984 à 1997, on voit apparaître une génération d'autonomes punks – antifas, anarcho-punks.
De 1997 à 2006, les autonomes se rendent aux rassemblements altermondialistes organisés en marge des sommets internationaux, notamment à Seattle et à Gênes, mais pour les critiquer. Loin d'être des enfants de l'altermondialisme, ils s'érigent en ennemis de ce courant, luttant contre « l'altermondialisation du capital ». Des émeutes violentes se produisent, notamment à Strasbourg.
La sixième génération, ultra-organisée, s'étend de la lutte contre le contrat première embauche, en 2006, à la crise sanitaire, en 2020. Ces autonomes, que nous retrouvons à Sainte-Soline, incarnent une certaine nouveauté organisationnelle tout en s'inscrivant dans l'héritage de leurs aînés.
En 2021, une jeune génération, moins politique, commence à pointer le bout de son nez. Alors que la dernière grande manifestation du mouvement datait de 2016, elle se montre particulièrement active. C'est pourquoi j'ai parlé d'un retour en force des autonomes.