Mercredi 29 mai 2024
La séance est ouverte à 15 heures.
(Présidence de M. Didier Le Gac, Président de la commission)
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Nous accueillons M. Christian Percevault, président de l'Association des vétérans des essais nucléaires (Aven) d'Indre-et-Loire, et marin détaché au Service mixte de sécurité radiologique (SMSR) de la Direction des centres d'expérimentations nucléaires (Dircen) entre mai 1966 et août 1971. Je vous remercie, Monsieur Percevault, d'avoir fourni en amont de votre audition plusieurs documents, qui ont été transmis à l'ensemble des membres de notre commission d'enquête et qui nourriront nos réflexions ainsi que le rapport de Mme Reid Arbelot.
Votre audition nous permettra de mieux comprendre le fonctionnement du SMSR, où vous avez été affecté durant plus de cinq ans. Pour rappel, le SMSR avait la responsabilité de la radioprotection des personnes et du suivi de la radioactivité dans l'air, l'eau et le sol. Il mesurait les niveaux de radioactivité produite lors des essais et ajustait, si nécessaire, les modalités de protection. Ce service était également en charge de la dosimétrie du personnel et, le cas échéant, de la décontamination du matériel et du personnel, à l'exclusion de la décontamination fine et de la décontamination des blessés, qui relevaient du service de santé des armées (SSA). Le SMSR recueillait également des informations issues d'un réseau mondial de postes de contrôle de la radioactivité, afin de suivre les retombées radioactives troposphériques et stratosphériques des essais français, ainsi que la radioactivité résiduelle provenant des campagnes d'essais menées par les États-Unis, l'URSS et le Royaume-Uni durant la décennie précédente. En vous auditionnant, nous allons explorer le fonctionnement de ce service. Nous aimerions que vous nous parliez de vos missions et que vous nous éclairiez sur les mesures de protection dont bénéficiaient, ou non, les personnels et les populations.
Je vous invite également à revenir sur certains points saillants de votre témoignage. Notamment, l'utilisation de l'eau, à Moruroa, par les cuisiniers du Rance, la traversée par ce même bateau d'un nuage de retombées radioactives en 1966, ainsi que les imprudences constatées lors des opérations de détartrage des « bouilleurs », particulièrement durant la campagne des tirs de 1968-1969. J'aimerais également que vous partagiez vos souvenirs de votre séjour sur l'atoll de Reao et des mesures de protection de la population mises en œuvre à cette époque.
Avant de vous laisser la parole, je dois vous rappeler que l'article 6 de l'ordonnance de 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Christian Percevault prête serment).
Permettez-moi de retracer brièvement mon parcours. Mécanicien de l'aéronautique navale, je me suis porté volontaire pour suivre une formation de décontamineur à Cherbourg. Titulaire des diplômes civil et militaire à l'issue de cette formation, j'ai eu le privilège de partir en Polynésie sur le bâtiment de soutien logistique (BSL) Rance. Dans ce laboratoire de radioécologie, nous analysions des échantillons de faune et de flore, et mon travail consistait à enregistrer tous les échantillons déposés, et à les faire passer de l'état solide à l'état liquide en les déshydratant. C'était généralement possible, sauf pour les foies de requin… Ensuite, un autre membre de ce laboratoire passait les échantillons en phase acide afin d'identifier tous les radionucléides présents. Nous étions particulièrement concentrés sur la recherche de l'iode 131. Je dois admettre que trouver la glande thyroïde sur un poisson n'est pas aisé ! Un autre service, comprenant un appelé scientifique et un ingénieur du Commissariat à l'énergie atomique (CEA), effectuait et consignait les analyses fines. À l'époque, nous ne disposions pas d'imprimantes suffisamment performantes pour traduire les mesures en graphes, et mon travail consistait également à faire ce travail manuellement. Au bout de quelques mois, je savais parfaitement identifier tous les radionucléides présents dans les échantillons.
Vous avez fait référence à l'anecdote que j'ai partagée avec vous s'agissant de la fabrication du pain. Le scientifique chargé des mesures, qui n'était pas très gradé, mangeait avec le cuisinier et le boulanger. Un midi, il a découvert par hasard que, pour fabriquer le pain, le boulanger de la marine utilisait l'eau de mer du lagon de Moruroa, en vertu d'une tradition de la marine que les scientifiques ignoraient. J'ai été le premier à recevoir ce morceau de pain contaminé pour l'analyser.
Lors de certains tirs, comme je n'avais pas d'échantillons à analyser, j'étais souvent de permanence au poste de contrôle radiologique, situé à côté de la passerelle du bateau. Un jour, malgré tous les moyens de prévision météorologique et la présence de nombreux scientifiques, y compris l'état-major du SMSR, nous sommes passés au travers d'un nuage radioactif. Mon chef de service, qui ne voulait pas l'admettre a bien dû reconnaître après de nombreuses discussions, de multiples mesures et contre-mesures, que nous étions bien passés dans le nuage. Mais durant une demi-heure, nous ne savions pas exactement de quoi il retournait, ce qui est un comble sur un bâtiment de commandement.
Pour nous, il était invisible. Cependant, les aiguilles des appareils de mesure s'affolaient. C'est ainsi que nous avons su que nous étions passés dans le nuage, ce qui a entraîné une panique à bord. Le commandant nous a d'ailleurs demandé de nous faire décontaminer. Pourtant, il n'existe aucune trace de cet événement dans mon dossier. Il serait intéressant de consulter les rapports de fin de commandement des navires. En effet, le commandant est tenu d'y consigner tout incident. Du côté du SMSR, tous les documents existent, et se trouvent à Bruyères-le-Châtel, près de Montlhéry. Mais je pense que l'incident dont je vous parle n'a jamais été retranscrit correctement sur des documents officiels.
J'aimerais ajouter que, en 1975 et en 1979, toutes les unités de mesure ont été changées. Je n'ai découvert l'existence du sievert qu'au moment où j'ai réadhéré à l'Aven. À mon époque, on parlait de rem. Et je crains que, dans certains documents, la transposition des unités de mesure ait pu ne pas être effectuée selon les règles.
Après mon séjour en Polynésie, qui m'avait ravi – faire de la recherche fondamentale est tout de même exceptionnel pour un mécanicien aéronautique –, j'ai décidé de poursuivre dans cette voie et, de retour en métropole, j'ai suivi une formation d'officier marinier. Puis, au début de l'année 1966, je me suis porté volontaire pour suivre une formation de technicien en radioprotection à Cherbourg, et j'ai obtenu les diplômes civil et militaire. Au cours de ma deuxième mission en Polynésie, j'ai beaucoup déchanté. À Moruroa, j'ai été affecté sur une gabare en tant que quartier-maître de première classe, puisque je n'étais pas encore officiellement nommé officier marinier. Pour un jeune marin, donner des instructions à un capitaine de frégate, à la direction du port, pour pallier les imprudences et les défaillances sur la Rance, était une mission particulièrement ardue. J'ai pris l'initiative de demander à mon ancien supérieur au SMSR la possibilité d'utiliser la barre de décontamination du personnel civil du SMSR. Immédiatement, un officier de la frégate De Grasse m'a appelé pour m'interdire tout contact avec le SMSR.
Comme en témoigne le document que je vous ai remis, notre gabare n'était pas du tout conçue pour travailler en zone contaminée. Nous ne disposions que de douches communes aux zones vie et contaminée. Ce bateau opérait au point zéro, car sa mission consistait à mouiller tous les blocs de béton et d'amarrage des barges pour les tirs. La tenue des plongeurs différait considérablement entre les militaires et les civils ; les uns portant une tenue en néoprène, les autres ce que l'on appelait une tenue Dräger. Je peux vous assurer que ces plongeurs ont subi des contaminations et des irradiations importantes.
Pour moi, cette mission a constitué une grande désillusion. Jeune, voulant bien faire, j'ai été confronté à une impossibilité d'agir, et j'ai envisagé de changer de voie. Après la campagne de tirs de 1968, j'ai été affecté à la surveillance du site et j'ai réintégré la section « effets proches », qui était beaucoup plus sérieuse. Mon travail consistait à surveiller l'ensemble du site et à procéder à de nombreux prélèvements. Nous effectuions également le contrôle de tous les circuits d'eau de mer des bateaux lorsqu'aucun technicien radioprotection n'était affecté à bord. Nous contrôlions tous les navires entrant dans le lagon. J'ai même bloqué un navire dont le commandant refusait de se soumettre à mes contrôles. L'une de mes missions concernait la surveillance des opérations de détartrage, mais on se gardait de me prévenir lorsqu'un détartrage avait lieu, car j'imposais des mesures de sécurité strictes. J'étais en effet outré de voir les conditions dans lesquelles s'effectuait le détartrage, avec des ouvriers pataugeant dans le tartre sans protection, et je me sentais impuissant.
Ma mission s'est achevée en juin 1969 et, bien qu'ayant la possibilité de rester deux ans avec un double salaire et une double année d'ancienneté, j'ai refusé de prolonger. Je souhaitais abandonner le nucléaire. Malheureusement, la marine manquait de techniciens en radioprotection, et je me suis retrouvé de nouveau affecté au SMSR, à Montlhéry. Mon premier contact avec mon chef de service a été épique. Je l'ai traité de « zébulon sauteur » et lui ai dit « plus vous avez de galons, plus vous vous permettez des choses ! ». Je me suis permis cet éclat parce que je voulais quitter ce poste. Mais cela n'a pas suffi. On m'a maintenu en fonction, et on m'a affecté à la préparation des missiles pour les avions Vautour. J'ai également équipé les avions d'Air France d'enregistreurs de radioactivité et de pastilles de collecte de poussières radioactives. Cela a permis de découvrir des zones très radioactives, notamment Anchorage. Je contrôlais également les avions de l'armée revenant de Papeete.
Lors de la campagne d'essais de 1971, j'ai été de nouveau affecté en Polynésie, à Reao, ce que j'ai ressenti comme une punition. J'ai sollicité à nouveau mes autorités de tutelle, le SMSR et la section « effets lointains », gérée par des militaires. J'insiste sur la distinction, au sein du SMSR, entre la section « effets proches », civile, et la section effets lointains », militaire. Dans cette dernière, seule comptait l'obéissance aux ordres. À Reao, j'ai pris l'initiative de demander la suspension de la collecte de l'eau de pluie les jours de tirs, afin d'éviter la contamination des citernes d'eau. Bien que nous jouissions d'une certaine liberté, j'ai formellement demandé cette autorisation. Je n'ai eu pour toute réponse que soixante jours d'arrêts pour insubordination. Cependant, j'ai été blanchi, car ma demande était justifiée et la direction civile du SMSR l'a reconnu.
À la suite de cette punition, j'ai été transféré à Mangareva, où j'étais présent le 8 août 1971, soit le jour de la retombée. Les ordres étaient clairs, ce jour-là : nous étions censés réaliser un exercice ; autrement dit, aucune retombée ne devait se produire. Pour ma part, j'avais pour mission d'effectuer des mesures et d'en rendre compte à ma hiérarchie. Ce matin-là, j'ai appris que la population devait être évacuée à 7 heures. J'ai demandé aux responsables militaires de retarder l'évacuation jusqu'à ce que ma reconnaissance soit terminée. Or ma demande a été ignorée, et la population a été évacuée alors que j'étais à l'extérieur, en tenue complète, avec masque et appareil de mesure. En me voyant, la population a aussitôt compris qu'il ne s'agissait pas d'un exercice. Cet incident a été signalé aux plus hautes instances de l'État. Le directeur des essais est venu enquêter sur place et m'a auditionné. J'ai ensuite été convoyé de Mangareva à Moruroa, puis à Hao, et enfin en métropole, afin d'être de retour à Rochefort le 1er septembre. À Hao, j'ai fait l'objet d'une surveillance médicale et d'une spectrométrie gamma. Pourtant, rien n'a été consigné dans mon livret médical. Lorsque j'ai quitté la marine, en 1979, j'ai demandé aux médecins s'ils disposaient des informations relatives à mon passé et ma présence lors des essais nucléaires. Ils m'ont répondu qu'ils n'en avaient aucune. Je soupçonne que ce fameux livret médical, pourtant réglementaire, n'a en vérité jamais existé.
Permettez-moi d'aborder un autre point. Parmi les documents que je vous ai remis, certains concernent une donnée essentielle qui, jusqu'à présent, ne vous a pas été communiquée, à savoir la nature des rayonnements et des radionucléides qui les émettent. En radioprotection, nous identifions quatre types de rayonnements : le rayonnement alpha, une particule lourde à faible pénétration, qu'on arrête avec une simple feuille de papier ; le rayonnement bêta, un peu plus pénétrant mais encore limité ; le rayonnement neutronique, très pénétrant ; et les rayonnements gamma, également très pénétrants. Lors des examens, il est impératif de considérer tous les radionucléides, d'où l'importance des tableaux que je vous ai fournis, détaillant la nature des rayonnements. À l'époque, nous ne subissions pas les examens médicaux que nous aurions dû passer. Nous aurions dû subir des analyses d'urine et de selles afin d'identifier les contaminants internes réellement avions reçus. Cela n'a jamais été abordé. Je vous invite à lire la thèse de doctorat de Marianne Lahana, responsable juridique du Comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen), notamment les pages 198 et 199, où cela est clairement expliqué. Cette défaillance médicale explique pourquoi nous gagnons nos procès en juridiction civile, ce qui représente environ 30 % des indemnisations.
Par ailleurs, aucune analyse de l'altitude de mise à feu n'a été produite pour les essais nucléaires français. À Hiroshima, la bombe a explosé à 600 mètres d'altitude, créant une boule de feu de 200 mètres de diamètre. Ainsi, la contamination de produits radioactifs a été faible. En revanche, il y a eu beaucoup de produits d'activation, puisque c'est en les rencontrant au sol que les rayonnements neutroniques rendent les matériaux radioactifs. Il n'y a aucune comparaison possible entre ce qui s'est passé au Japon et en Polynésie, car les tirs en Polynésie ont été effectués à des altitudes relativement basses. Cela a entraîné un effet de sol, aspirant toutes les matières présentes dans le lagon, y compris l'eau, ce qui a considérablement augmenté la quantité de produits radioactifs. Dans le vocabulaire militaire, on pourrait qualifier cette bombe de « bombe sale », même si les militaires emploient plutôt ce terme lorsqu'il n'y a pas de fusion.
J'aimerais d'ailleurs préciser la différence entre une bombe à fusion et une bombe à fission. Lorsqu'on fusionne deux atomes d'hydrogène ou de deutérium et de tritium – ce qui produit de l'hélium – on ne produit pas de radionucléides radioactifs – c'est pourquoi l'on dit parfois qu'une bombe thermonucléaire est « propre ». Cela peut paraître choquant mais c'est vrai car au fond, très peu d'éléments radioactifs sont libérés. Une bombe « A » pourrait quant à elle être vue comme une bombe à fragmentations, car elle disperse de très nombreux éléments radioactifs.
Merci pour votre témoignage et pour les précisions apportées concernant les différents types de rayonnements. J'aimerais que vous nous expliquiez les divers types de tirs, notamment entre les tirs de sécurité, les tirs froids, les tirs sous ballons, etc., autrement dit les différents types de tirs réalisés en atmosphère, qu'ils soient effectués au sol ou en altitude.
Vous avez probablement souvent entendu parler du tir de sécurité. Il s'agit de faire exploser l'arme nucléaire sans provoquer de phénomène de fission. À ma connaissance, et je reste très prudent car je ne suis pas dans le secret des dieux, cela n'a été réalisé que sur les bombes de type A. Ensuite, il existe plusieurs techniques de tirs. La France a procédé à des tirs sur barge car elle ne maîtrisait pas de la technique du ballon. Dans ce type de tir, la mise à feu se produit à dix mètres d'altitude au maximum. Par conséquent, la boule de feu touche le sol. La barge et toute son enveloppe deviennent radioactives à cause des neutrons qui transforment des atomes stables en atomes instables.
Après les tirs sur barge, la France a cherché à réaliser des essais « propres », c'est-à-dire à éviter que la boule de feu ne touche le sol. Cependant, en examinant les résultats, il apparaît que même avec un tir à 200 mètres d'altitude, la boule de feu touche le sol. Je reste prudent, car je n'ai pas trouvé les données précises qui m'auraient permis de calculer le diamètre exact de la boule de feu en fonction de la puissance du tir. Je disposais seulement de deux points de référence : 15 kilotonnes à 200 mètres et, si ma mémoire est bonne, 800 kilotonnes à 1 kilomètre.
Je citerai également ce que l'on nomme la « bombe à fission dopée » qui, au prix d'un ajout de tritium à une bombe A, est une sorte de mélange entre bombe A et bombe thermonucléaire. La bombe thermonucléaire, quant à elle, comporte une amorce de bombe A, et la puissance dégagée par une bombe thermonucléaire est nettement supérieure à celle d'une bombe classique, tout en émettant moins d'éléments radioactifs.
Je suis circonspect quant à la question du livret médical. Vous dites qu'il n'a selon vous jamais existé. Mais durant toute la période où vous étiez en Polynésie, n'y aviez-vous pas accès ? Était-ce un document impossible à consulter lors de vos différentes rencontres avec les médecins ? On nous a bien expliqué que les contrôles étaient nombreux, créant une certaine intimité avec les services médicaux.
J'ajoute que certains vétérans nous ont dit qu'ils avaient un livret médical, mais qu'il est arrivé que des pages soient supprimées.
Les examens médicaux que nous subissions étaient pour le moins sommaires, et se bornaient à une spectrométrie gamma. Les rayonnements alpha et bêta, que j'ai évoqués précédemment, n'étaient absolument pas détectés et même très peu recherchés, du moins à ma connaissance. À ma connaissance, une seule personne a bénéficié d'un examen approfondi. Vous la connaissez bien, Monsieur le président, puisqu'il s'agit de mon ami Michel Cariou. Il lui a fallu quarante ans pour obtenir les véritables résultats de cet examen, qui a révélé une contamination au strontium 90 trois fois supérieure à la norme de l'époque, et treize fois supérieurs à la norme actuelle.
Je soutiens que nous avons tous été contaminés au strontium 90, alors qu'on voudrait nous faire croire que la contamination se limite au césium 137. Le césium 137 est un émetteur gamma, facilement mesurable. En revanche, pour mesurer la contamination aux rayonnements alpha et bêta, il est impératif de réaliser des analyses d'urine et de selles. Lors de mon premier passage au SMSR, en 1966, l'identification et la recherche des produits radioactifs étaient encore en phase d'expérimentation. Le corps médical, à cette époque, manquait de compétences, de moyens et de ressources humaines pour effectuer ces recherches.
De plus, le coût financier de ces examens pour tous les vétérans n'était pas négligeable. C'est aussi la raison pour laquelle très peu de vétérans militaires en ont bénéficié. À ce titre, je voudrais insister sur la différence notable qui existe entre les militaires et les civils du CEA. Nos régimes de surveillance étaient totalement distincts. Je peux en témoigner personnellement. Mon beau-frère faisait partie d'une équipe de décontamination du SMSR en première ligne. On lui a expliqué qu'il devait son sang à la patrie, tandis que les civils du CEA ont été rapatriés. Nous devions notre sang à la patrie, et à partir du moment où nous nous sommes engagés, tout était permis.
Je souhaitais également vous interroger sur la conversion des unités de mesures. Est-ce que selon vous des grilles précises de correspondance ont été utilisées, et peut-on s'appuyer sur les mesures effectuées à l'époque ?
Si je peux assurer que les mesures réalisées, notamment pendant les tirs aériens, étaient bonnes, je suis incapable de vous dire comment elles ont été converties dans les nouvelles unités de mesures reconnues internationalement. Il existe un rapport de 100 entre le sievert et le rem, et le témoignage que je vous ai fait parvenir tente d'expliquer ce point.
À travers votre témoignage, qu'il s'agisse du nuage radioactif traversé par le Rance, et dont le rapport de fin de commandement est introuvable, ou bien votre livret médical auquel vous n'avez pas accès, il est assez clair que, à l'époque, on savait. On savait, et on cachait.
Je ne peux pas l'affirmer de cette manière. Le rapport de fin de commandement, par exemple, on peut être sûr qu'il existe, mais nous n'y avons pas accès. J'étais technicien en radioprotection, et j'étais militaire. Est-ce que ma parole avait un poids ?
J'ai eu maille à partir avec un commandant qui se permettait d'aller en zone contaminée en tenue civile pour exhiber ses galons. J'ai l'honnêteté de vous dire que je ressentais une forme de haine pour cet homme. Que lui, à 50 ans, soit contaminé, ce n'était pas mon problème. Mais ces gradés envoyaient des jeunes de 20 ans se faire contaminer et attraper des maladies. Cela me choquait. Un jour, je l'ai contrôlé à la sortie et j'ai confisqué ses vêtements. La sanction n'a pas tardé : je n'ai plus été autorisé à contrôler à cet endroit.
Ce n'est pas la première fois que les rapports de fin de commandement sont évoqués devant notre commission d'enquête. Savez-vous si certains rapports de fin de commandement ont été déclassifiés ? Avez-vous, vous-même, demandé leur déclassification ?
Je possède un rapport de fin de commandement qui m'a beaucoup marqué, parce que le commandant y indique clairement que le bateau ne peut pas se conformer aux exigences de protection imposées par le SMSR. L'amiral avait envisagé la possibilité d'aménager les trois gabares, mais ce fameux commandant a simplement écrit que cela coûterait trop cher.
Comment qualifierez-vous l'information et la protection des populations, telles que vous les avez observées lors de vos séjours à Reao et à Mangareva ?
À ma connaissance, peu d'informations ont été communiquées à la population. En tant que membre du SMSR, j'avais des consignes bien précises en matière de mesure, mais je n'avais aucune autorité sur la population.
J'aimerais évoquer le fameux abri antiatomique de Rikitea. Le blockhaus n'a jamais été conçu pour abriter des militaires. Il servait à protéger les appareils de mesure et les civils qui les utilisaient. Les militaires étaient dans la même situation que la population, ni mieux ni moins bien lotis. Or je peux vous garantir que l'abri était suffisant pour protéger la population, excepté durant la deuxième phase, celle de la contamination du terrain. Une fois que le nuage était passé, les tôles étaient suffisantes pour arrêter les rayonnements alpha et bêta. Les rayonnements gamma, quant à eux, sont beaucoup moins dangereux sauf à très haute intensité. L'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) a dû vous éclairer à ce sujet. J'ai toujours ressenti une compassion pour les habitants de Mangareva. La situation là-bas m'a toujours mis mal à l'aise, et je pense que vous comprenez pourquoi.
Peu avant le passage du nuage, la population était rassemblée dans ce hangar, qui est détruit aujourd'hui, n'est-ce pas ? On m'a expliqué qu'un système d'arrosage sur le toit avait été mis en place. De quoi s'agit-il ?
Il s'agit d'un système relativement simple, similaire à celui présent sur les bateaux. L'arrosage permet d'éliminer le dépôt de produits radioactifs sur les tôles, et de rejeter ces produits à la mer. Cette méthode était employée lors du passage du nuage uniquement.
Si vous n'avez pas de livret médical, quels documents attestant de votre exposition avez-vous transmis au Civen ?
Nous ne sommes pas tous égaux face à l'exposition aux radiations. Certaines personnes, bien que très peu exposées, développent rapidement des cancers, tandis que d'autres, malgré une forte exposition, n'en souffrent jamais. L'IRSN vous a certainement expliqué que nous ne pouvons pas établir une correspondance claire entre l'exposition et les cancers, mais que l'on raisonne en probabilités. Les radiologues sont capables d'affirmer qu'un cancer est dû au rayonnement. D'autres spécialistes, en revanche, n'osent pas le dire, et cela me choque. C'est pour cette raison que j'en veux parfois au corps médical.
Vous avez dit avoir conseillé de ne pas consommer l'eau des citernes. À qui s'adressait cette recommandation ? Aux militaires ? À la population civile ? A-t-elle fait l'objet d'une véritable communication, et si oui, sur quel périmètre ?
J'ai demandé à ma hiérarchie l'autorisation de diffuser cette recommandation. J'ai essuyé un refus. En conséquence, la population n'a pas été informée de la contamination de l'eau. Je pense qu'il existe un rapport du Service mixte de contrôle biologique (SMCB) concernant Tureia, qui se montre très optimiste quant à la contamination de l'eau de pluie, pourtant très chargée en iode radioactif. De toute façon, le message était très explicite : les essais sont propres.
Au moment de la sélection des sites pour les essais nucléaires, tant en Polynésie qu'en Algérie, les autorités civiles et militaires disposaient-elles d'informations précises sur les impacts potentiels de ces essais ? Quelles étaient leurs connaissances sur les risques encourus par les populations locales et le personnel impliqué ?
Nos connaissances étaient issues de l'expérience des Américains, puisque nous ne pouvions pas compter sur celle des Russes. Quant aux Anglais, ils livraient très peu d'informations, et d'ailleurs ils étaient moins performants que nous, et leurs essais, d'après les données disponibles, n'étaient pas exemplaires non plus. Nous avons pris l'exemple des Américains, qui procédaient aux essais dans leurs déserts. Dans le Sahara, nous avons essayé de mener des essais dans des grottes pour minimiser les risques, et la densité de population dans le Sahara était de toute façon très faible. Mais les essais ont généré de la contamination, et elle est d'ailleurs toujours présente.
Je sais que d'autres sites ont été envisagés en métropole, dans la Creuse et en Corse. Finalement, la Polynésie a été choisie en raison de sa faible densité de population et de la proximité des essais américains. Les Américains comme les Anglais ont d'ailleurs également effectué leurs essais dans cette région.
Hélas, oui. C'est évidemment toujours facile de critiquer la manière dont les choses se sont passées des décennies plus tard. À l'époque, nous ne disposions pas des connaissances et des moyens matériels actuels. Les ordinateurs étaient beaucoup moins performants, et les prévisions météorologiques rudimentaires. Pourtant, nous nous appuyions sur certaines certitudes, considérées comme telles. Par exemple, j'ai toujours entendu que lorsque des essais dans l'atmosphère sont réalisés dans l'hémisphère sud, la radioactivité y reste confinée, et inversement pour les essais dans l'hémisphère nord.
Quel est le sens de votre engagement au sein de l'Aven ? Était-ce pour dénoncer le sort des vétérans, pour obtenir des indemnisations ? Avez-vous eu l'occasion d'échanger avec l'état-major des armées à travers cette association ? Quelle leçon avez-vous tirée de votre engagement ? Et qu'attendez-vous de notre commission d'enquête ?
J'ai découvert l'Aven par hasard. J'ai été contacté, et on m'a quelque peu pressé pour que j'adhère, car je dispose de nombreuses connaissances sur ce sujet. Cependant, j'ai rejoint l'association avec des réticences, notamment parce que je considère Bruno Barillot comme un ennemi. Il n'est pas un vétéran, et il a énormément exagéré la réalité sur de nombreux points, allant jusqu'à la déformer. Lors d'une assemblée générale à Paris, il a affirmé qu'à Moruroa nous étions des cobayes, ce qui m'a mis en colère, et je lui ai publiquement dit que ce qu'il avançait était faux.
J'ai adhéré à l'Aven pour aider les vétérans, malgré les divergences et les exagérations de certains. J'ai beaucoup œuvré au sein de mon collectif. La loi de 2010 n'est pas le fruit du hasard. Dans mon département, la ministre de la santé, Marisol Touraine, me consultait de temps en temps. J'ai également fait partie de la commission scientifique, et j'ai souvent reproché à mon ami Jean-Luc Sans de ne pas s'appuyer sur cette commission pour l'aider, ce qui l'a conduit à souscrire à certaines contre-vérités propagées par Bruno Barillot.
Par exemple, j'ai lu dans un rapport qu'un bateau se trouvait à 5 kilomètres du point zéro. Si cela était vrai, personne ne serait plus là pour en parler, parce que 5 kilomètres, c'est le diamètre d'impact des rayonnements neutroniques de forte intensité. Je me suis toujours interrogé sur la distance réelle des bateaux. Vous avez également entendu les témoignages de personnes se plaignant d'être en short, sur le pont, au moment des tirs. Or, contrairement à ce que l'on pourrait penser, et même si cela peut sembler choquant, ils ne craignaient rien. Le flux de chaleur et l'onde de choc étaient, de mon point de vue, insignifiants en termes de radiation. Nous le savions, puisque nous mesurions en permanence le taux de radiation dans l'eau et dans l'air. Demandez que vous soient communiqués les enregistrements des points de contrôle radiologique.
Cela m'amène à répondre à une autre question : comment dater un radionucléide ? C'est en fait relativement simple : quand on connaît la période de radioactivité, il suffit de tracer une courbe entre deux points, et chaque radioélément ayant sa propre période radioactive, nous pouvons facilement l'identifier. En 1966, avant les essais, le SMSR a ainsi pu établir un « état 0 » en identifiant les radionucléides produits par les essais américains.
À quels endroits ont été réalisés les différents « état zéro » ? À Tahiti, l'île la plus peuplée ? Ou bien seulement sur les sites et les atolls avoisinants ?
Je ne suis pas en mesure de répondre à cette question. Nous avons réalisé un état zéro de contamination de la faune et la flore, mais je ne saurais vous répondre précisément quant aux sites où les relevés que vous évoquez ont été effectués.
Pour revenir à votre interrogation sur mes attentes, je souhaite que votre commission d'enquête puisse parvenir à ce que nous soit accordé le statut de blessé en service commandé. Tous les rayonnements endommagent les cellules, et lorsqu'on nous dit que nous avons été très peu irradiés, il convient de rappeler que, sur les 42 000 porteurs de dosimètre, seuls 1 700 étaient positifs. Cela signifie simplement que le dosimètre n'était pas adapté, en termes de sensibilité, au niveau de l'irradiation sur le terrain. Faire confiance à la dosimétrie est une aberration totale ! D'autant qu'on ne mesure que l'irradiation alors que pour nous, comme pour la population locale, ce n'est pas l'irradiation qui compte, mais la contamination. C'est la raison pour laquelle je vous ai remis une thèse de pharmacien sur la contamination des aliments.
Vous souhaitez en fait que l'État ne se contente pas du titre de reconnaissance de la Nation (TRN), mais reconnaisse que vous avez participé à un théâtre d'opération, c'est bien cela ?
En effet. Une bombe nucléaire est une arme de guerre, elle émet des rayonnements plus dangereux qu'une balle car ils pénètrent la chair voire atteignent l'ADN, ce que les médecins reconnaissent à demi-mot. Parfois une cellule hépatique atteinte par les rayonnements se régénère naturellement, parfois elle meurt, parfois l'atteinte entraîne une maladie.
Depuis 2011, nous réclamons le TRN. Les arguments du ministère de la défense ont quelque peu évolué sur ce point. Initialement, le TRN a été créé pour une opération de maintien de l'ordre sur le territoire français, et non pour un conflit. Aujourd'hui, seule une participation à une opération de guerre ou un conflit ouvre le droit au TRN, alors qu'à l'origine le TRN était accordé à ceux qui n'avaient pas droit à la carte de combattant. Dire que nous n'avons pas subi de risque militaire est une honte. Et il est impossible de prouver que nous avons été contaminés, puisque nous n'avons pas subi les examens adéquats.
Je vous ai donné une petite image tout à l'heure, sur laquelle je vous dois une explication. Il s'agit d'une illustration humoristique relative à l'étude Sépia-Santé, qui conclut que notre état de santé s'est amélioré grâce à notre participation aux essais nucléaires, puisque la mortalité est réduite dans nos rangs. Elle montre une personne qui bronze à la lumière du rayonnement nucléaire. J'ai trouvé que cette image était amusante et pertinente.
(La séance est suspendue).
Nous poursuivons nos travaux avec l'audition de Mme la médecin-chef Anne-Marie Jalady, responsable du Département de suivi des centres d'expérimentations nucléaires (DSCEN) de la Direction générale de l'armement (DGA) du ministère des Armées. Vous êtes accompagnée, Madame, par votre adjoint, M. Jean-Philippe Ménager, et par Mme Mathilde Herman, chargée des relations avec le Parlement à la DGA, qui n'interviendra pas et, par conséquent, ne prêtera pas serment.
Madame la médecin-chef, vous avez déjà contribué aux travaux de notre commission d'enquête. En effet, notre rapporteure, Mme Mereana Reid Arbelot, vous a rendu visite afin de mieux comprendre les conditions d'accès aux archives détenues par votre département. Ce sujet est d'une importance capitale pour notre commission. En effet, malgré les efforts d'ouverture initiés en 2013 par le ministre de la défense, M. Jean-Yves Le Drian, et poursuivis depuis 2021 à la demande du Président de la République, l'accès aux archives des essais nucléaires français demeure une question sensible. Les chercheurs nous ont fait part de leurs difficultés d'accès, de même que les vétérans, qui peinent à obtenir leurs dossiers, notamment médicaux. Dès lors, nous souhaitons que votre audition permette de faire le point sur les archives sous votre responsabilité. De quelles archives parle-t-on exactement ? Pour quelle période ? Comment sont-elles accessibles ? De quels moyens disposez-vous pour les gérer et les valoriser ? Quelle est votre feuille de route en la matière ?
Avant cela, nous attendons de vous une présentation des missions et des moyens du DSCEN depuis sa création en 1998. Nous souhaitons également que vous précisiez les interactions de votre service avec d'autres acteurs impliqués dans le suivi de ces sites, tels que la Direction des applications militaires (DAM) du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), le Délégué à la sûreté nucléaire et à la radioprotection pour les activités et installations intéressant la Défense (DSND) et, plus largement, les armées.
Vos propos liminaires seront l'occasion de présenter vos travaux, notamment les conclusions du dernier rapport de surveillance des atolls de Moruroa et de Fangataufa, tant sur le plan radiologique que géomécanique. Ce dernier point nous importe particulièrement, puisque nous nous intéressons également aux conséquences environnementales des essais nucléaires, en particulier les aspects géomécaniques et géologiques. Lors de son audition, l'anthropologue Bruno Saura nous a rappelé l'importance de cet enjeu, une large part des Polynésiens redoutant aujourd'hui qu'un effondrement partiel de l'atoll provoque un tsunami et une dissémination de matière radioactive. Ce risque ne saurait en effet être écarté, et il ne s'agit pas d'un scénario de fiction, puisque les armées se préparent à faire face à deux types d'événement : l'effondrement d'un bloc limité de la falaise corallienne et le glissement d'une loupe de carbonate. Vous nous présenterez donc les principales conclusions de ce rapport, ainsi que la méthodologie et les moyens mis à disposition de votre département pour mener à bien cette mission.
Avant de vous laisser la parole, je dois vous rappeler que l'article 6 de l'ordonnance de 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Mme Anne-Marie Jalady et M. Jean-Philippe Ménager prêtent serment).
Médecin des armées, mon parcours est à la fois universitaire et de terrain. J'ai servi comme médecin des forces pendant 27 ans au service de santé des armées, avec une pratique clinique en médecine générale et en médecine de prévention du travail, au profit des militaires et des civils de la défense. Ces quinze dernières années, je me suis spécialisée dans le domaine nucléaire, radiologique, biologique et chimique (NRBC), dont je suis praticienne certifiée. J'ai obtenu un master en risque sanitaire NRBC, créé par l'école du Val-de-Grâce sous l'égide de l'université Pierre et Marie Curie, ainsi qu'un diplôme universitaire de radioprotection pour les médecins du travail de l'université Paris-Descartes. J'ai réalisé plusieurs missions en médecine d'intervention et de secours dans ce domaine, notamment des exercices de prise en charge médicale sous contrainte NRBC, ainsi que la conception et la direction de formations pour les médecins et infirmiers militaires à la décontamination et au sauvetage en cas d'événement NRBC, que ce soit en opérations extérieures (Opex) ou sur le territoire national.
Je dirige le département de suivi des centres d'expérimentation nucléaire depuis décembre 2022. Mon adjoint, Jean-Philippe Ménager, ingénieur civil de la défense sert dans ce département depuis douze ans et m'assiste notamment pour le suivi environnemental de la surveillance de Moruroa et Fangataufa. Le DSCEN a été créé par arrêté le 7 septembre 1998, lors de la dissolution de la Direction des centres d'expérimentations nucléaires (Dircen) et du Service mixte de surveillance radiologique-biologique de l'homme et de l'environnement (SMSRB). Ce département a pour mission d'assurer à la fois le traitement des demandes de suivi médico-radiobiologique du personnel du ministère des armées et le suivi environnemental des anciens sites d'essais nucléaires, Moruroa et Fangataufa. Il est installé au Fort de Montrouge et, à sa création en 1998, notre département comportait des scientifiques de la DGA et du Commissariat à l'énergie atomique. Depuis la fin de l'année 2018, le DSCEN ne compte plus aucun personnel du CEA.
Depuis sa création, le DSCEN est dirigé par un médecin militaire, car il gère près de 500 000 données individuelles ou collectives à caractère médical, incluant des données de suivi médico-radiobiologique individuel et des dossiers médicaux. Seul un médecin est habilité à exploiter ces documents, conformément à la loi sur le secret médical. La présence d'un médecin dans ce département est prescrite par l'arrêté ministériel du 10 mai 2019, qui décrit les missions du DSCEN. Le département opère sous pilotage ministériel, en particulier sous le contrôle du DSND. Le CEA, quant à lui, assure les opérations relatives au suivi des anciens sites. Il constitue notre appui technique ainsi que l'expert technique national en matière de nucléaire de défense.
Notre département poursuit quatre missions principales. La première mission se rapporte à la supervision et au contrôle de la surveillance radiologique et géomécanique des deux sites d'essais nucléaires en Polynésie, à savoir Moruroa et Fangataufa. Cette surveillance, qui nous occupe beaucoup au quotidien, est réalisée à la fois par des campagnes de mesures ponctuelles et par des mesures continues. Elle s'appuie sur un état des lieux établi à la fin des essais nucléaires français par deux expertises internationales demandées par la France pour examiner les domaines radiologique et géomécanique. Sur le plan radiologique, une expertise a été conduite par l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) de 1996 à 1998. Cette expertise internationale a mobilisé 75 experts de vingt nationalités, 25 organismes internationaux et 22 laboratoires de treize pays. Les conclusions de cette expertise étaient les suivantes : « Il n'est pas nécessaire de poursuivre la surveillance de l'environnement de Moruroa et Fangataufa à des fins de protection radiologique. Aucune mesure corrective n'est nécessaire pour des raisons de protection radiologique, que ce soit maintenant ou à l'avenir. »
Cependant, la France a décidé de continuer la surveillance radiologique de ses atolls et de leur environnement. Cette surveillance est effectuée par une campagne de prélèvements physiques et biologiques annuelle, appelée mission Turbo. Les prélèvements physiques concernent les eaux océaniques, les eaux de lagons, les eaux souterraines, le sol, le sable et les sédiments. Les prélèvements biologiques incluent la noix de coco, le plancton, la faune aquatique, les poissons et les crustacés. Chaque année, entre février et mai, environ 70 personnes sont mobilisées pour cette mission. Une petite équipe du CEA, composée d'une dizaine de personnes, inclut des scientifiques, ainsi que des plongeurs et des pilotes d'embarcation recrutés localement. Cette mission bénéficie du soutien logistique du personnel du ministère des armées et du Commandement supérieur des forces armées en Polynésie (Comsup), couvrant 85 zones de prélèvement et les deux atolls de Moruroa et Fangataufa, ainsi que leur environnement. Environ 350 échantillons, représentant 1 200 kg, sont prélevés, et 700 analyses sont réalisées dans les laboratoires de haute technicité du CEA près de Paris.
Sur le plan radiologique, une surveillance continue est assurée par des préleveurs d'air et des dosimètres d'ambiance à Moruroa. Concernant la géomécanique, une expertise internationale de Moruroa et Fangataufa a été demandée par la France après les essais nucléaires. Réalisée par la Commission géomécanique internationale, dirigée par le professeur Charles Fairhurst, cette expertise a conclu en 1999 à l'absence de déstabilisation du socle volcanique des atolls, mais à une déstabilisation locale des formations carbonatées nécessitant la poursuite de la surveillance géomécanique des anciens sites d'essais nucléaires. En 2024, la surveillance géomécanique est continue à Moruroa. Elle est assurée par un système unique de télésurveillance appelé Telsite. Une surveillance ponctuelle est également effectuée par des campagnes de mesures topographiques régulières sur les deux atolls. Les résultats de ces surveillances sont publiés dans des rapports techniques disponibles en ligne sur le site internet du ministère des armées. Le DSCEN finalise et édite ces bilans de surveillance après de nombreux échanges avec les scientifiques du CEA, les experts de la Commission de sécurité des anciens sites (C3S) et de l'Autorité de sûreté nucléaire de défense (ASND) à Paris. À l'issue de ce processus, nous adressons les bilans pour validation au DSND.
La deuxième grande mission du DSCEN est une mission de communication, notamment celle des résultats de cette surveillance. Le ministère des armées a publié plusieurs ouvrages scientifiques de référence, dont celui intitulé La dimension radiologique des essais nucléaires français en Polynésie : À l'épreuve des faits, paru en 2006, c'est-à-dire dix ans après la fin des essais. Cet ouvrage est conçu par une équipe mixte de scientifiques du DSCEN, qui a opéré une synthèse exhaustive sur les expositions, sur la base d'archives techniques et de surveillance. Il comporte près de 500 pages de données scientifiques sur les conséquences environnementales des essais nucléaires français en Polynésie. Je souligne l'importance de cet ouvrage, reconnu comme une référence par les acteurs du domaine. Il est disponible sur Internet en accès libre.
La communication des résultats de la surveillance de Moruroa et Fangataufa s'effectue lors d'une commission d'information à Papeete, présidée par le haut-commissaire, conformément à l'arrêté du 4 mai 2015. La dernière commission s'est tenue le 10 novembre 2023 à Papeete. Je me suis rendue sur place pour présenter les résultats aux autorités civiles et militaires, aux élus et à la presse. Une action de communication a ensuite eu lieu à Moruroa le 9 mars 2024. À la demande des autorités, je me suis alors exprimée devant une délégation invitée par le haut-commissariat et composée de personnalités politiques, dont Mme la rapporteure, d'associations de vétérans, et de retraités. Cette action a été suivie par la presse. J'ai également rendu accessibles sur le site internet du ministère des armées deux films de quatre minutes chacun, décrivant la surveillance environnementale des deux atolls en détail. Ces films, très pédagogiques, sont disponibles en version française et en tahitien, afin de rendre cette surveillance compréhensible pour le plus grand nombre.
La troisième grande mission du DSCEN est la conservation et l'exploitation des archives médicales de la période des essais nucléaires français. Le DSCEN dispose du suivi médico-radio-biologique des travailleurs du ministère des armées, soit 78 000 personnes présentes pendant les essais nucléaires français. Nous ne détenons pas les archives médicales de toutes les personnes ayant travaillé sur les sites à cette époque, mais nous possédons les résultats médicaux individuels du personnel du ministère des armées considéré comme exposé au rayonnement ionisant, et ayant bénéficié d'examens spécifiques dans ce domaine. Il s'agit en particulier de dosimétrie individuelle ou collective d'ambiance, des résultats d'analyses radio-toxicologiques des urines et des selles, de résultats sanguins, de numérations-formules, de fiches de soins de l'infirmerie-hôpital des sites (IHS), ainsi que de dossiers de médecine de prévention. Ces archives représentent 330 mètres linéaires.
De 2003 au 31 mai 2024, nous avons comptabilisé 6 540 réponses à des demandes d'accès à ces données médicales. Nous cherchons et ouvrons les archives comportant les données médicales individuelles. Nous réalisons des copies pour les personnes qui demandent une indemnisation ou pour celles qui souhaitent obtenir des informations sur leur passé radiologique, c'est-à-dire les vétérans et leurs ayants droit. Nous fournissons des copies au Comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen), aux médecins du haut-commissariat participant à la mission « aller vers », aux médecins du centre médical de suivi, afin de les aider à constituer les dossiers d'indemnisation, aux médecins de la commission de recours de l'invalidité, ainsi qu'au service des pensions militaires d'invalidité de La Rochelle. En 2023, nous avons constaté une augmentation significative des demandes, avec un nombre de dossiers médicaux traités ayant plus que doublé par rapport à 2021, passant de 201 à 460 dossiers, soit le volume de dossiers le plus important que nous ayons eu à traiter depuis treize ans. Cela a exigé un effort considérable pour respecter le délai de réponse au Civen de deux mois. Nous parvenons à respecter ce délai pour tous les dossiers médicaux, même si cela représente une difficulté.
Enfin, la quatrième grande mission du DSCEN concerne la conservation et l'exploitation des archives non médicales. Ces archives ne contiennent pas de résultats médicaux individuels, et sont principalement classifiées ou protégées. Il s'agit des archives du Service mixte de sécurité radiologique (SMSR), du Service mixte de contrôle biologique (SMCB) et de la Dircen.
Le DSCEN a été déclaré « service d'archives intermédiaires du ministère des armées » au Journal officiel du 28 décembre 2023. Mon service n'est pas ouvert au public : il ne dispose pas de salle de lecture et se trouve en zone protégée. Nos archives sont qualifiées d'intermédiaires, par opposition aux archives définitives. Elles constituent en réalité des documents de travail, tant que leur durée d'utilité administrative n'est pas échue. Nous possédons des archives médicales classées « secret médical » selon la loi, ainsi que des archives non médicales, le plus souvent classifiées « confidentiel défense » ou protégées par une mention de protection. Depuis les décisions de la table ronde de 2021, nous ouvrons régulièrement nos archives aux chercheurs qui en font la demande. Cependant, cette ouverture est limitée par le respect des lois et des procédures en matière de protection du secret défense et du secret médical. Avant toute communication, une archive doit être systématiquement relue par du personnel compétent pour vérifier que sa divulgation respecte les textes de loi en vigueur. Ces textes ont été modifiés à l'été 2021. Pour la première fois, une articulation et une cohérence ont été établies entre le code du patrimoine, cadre législatif et réglementaire des archives, et l'instruction générale interministérielle (IGI) 1 300 sur la protection du secret de la défense nationale. L'IGI 1 300 a été modifiée en août 2021, et nous nous sommes adaptés à ces nouveaux textes. L'article L213-2 du code du patrimoine décrit précisément les cas où la communication des archives est impossible.
Depuis ma prise de fonction, nous avons examiné 4 435 archives du Centre d'expérimentation du Pacifique (CEP) au Service historique de la défense (SHD), afin de donner un avis en commission technique de déclassification. Ces temps de lecture et ces participations à ces commissions ont significativement impacté notre activité, les déclassifications du SHD ayant été nombreuses et réalisées dans un délai très contraint. Nous avons par ailleurs accueilli plusieurs chercheurs. En février 2024, pour les documents librement communicables, nous avons remis 44 documents à un chercheur, dont 32 documents déclassifiés pour la première fois. À cela s'ajoutent 46 documents non librement communicables, pour lesquels la DGA a signé une décision de déclassification en février 2024. En 2023, la DGA avait signé 112 décisions de déclassification via le DSCEN. L'ensemble de ces tâches a exigé du DSCEN un travail considérable de recherche, de lecture, d'examen de communicabilité, de déclassification et d'instruction des dérogations pour les archives non librement communicables. Ces activités se sont ajoutées à nos missions habituelles.
Les travaux de votre commission portent sur des sujets complexes, souvent liés à des faits anciens remontant, dans le cas des essais aériens, à plus de cinquante ans. Les réponses précises aux questions légitimes sont parfois difficiles à obtenir, et nécessitent un effort considérable. Mon département, composé d'une petite équipe de quatre personnes, est mobilisé pour l'ensemble des missions que je viens de décrire. Le DSCEN s'appuie, dans toutes ses actions, sur des faits, des données scientifiques et des mesures. Chaque année, nous publions les résultats de la surveillance radiologique et géomécanique à Moruroa et Fangataufa. Nous nous engageons également à assurer une transparence maximale en fournissant le plus d'informations possible, que ce soit pour la recherche de données médicales dans le cadre des dossiers d'indemnisation, ou pour les chercheurs. Les dossiers médicaux sont traités dans un souci constant de l'intérêt du patient. Un effort important est réalisé pour rendre nos archives toujours plus accessibles, dans le respect de la loi.
Enfin, je précise que, bien qu'il partage le même acronyme, notre département ne doit pas être confondu avec la Délégation polynésienne pour le suivi des conséquences des essais nucléaires, qui n'a pas les mêmes missions. Nous assurons, pour notre part, le suivi des centres d'expérimentations et non le suivi des conséquences des essais nucléaires.
Le rapport de l'AIEA datant de 1996-1998 recommandait de cesser la surveillance environnementale de Moruroa et Fangataufa. Peut-on en conclure qu'il serait possible d'habiter sur ces deux atolls ? Ma question est volontairement candide, bien entendu.
La réponse est non : il est impossible de vivre sur ces deux atolls, parce qu'ils sont contaminés par une pollution radioactive, désormais parfaitement connue et circonscrite. Ces atolls sont occupés par des militaires, notamment Moruroa, qui abrite un détachement militaire pour assurer la sécurité et la logistique. Ils bénéficient du statut particulier d'Installations et activités nucléaires intéressant la défense (Ianid), régi par des textes spécifiques du code de la défense, ce qui limite l'accès à ces zones. Il convient cependant de noter qu'actuellement, l'utilisation de dosimètres n'est pas nécessaire pour se rendre à Moruroa. Il n'existe aucun risque radiologique pour les visiteurs, à condition de ne pas pénétrer dans les zones interdites, y compris pour les militaires et les scientifiques du CEA. La radioactivité est présente dans les sous-sols.
Dès lors, comment l'AIEA peut-elle affirmer que la surveillance environnementale n'est plus nécessaire, puisque, comme vous le mentionnez, la présence de radioactivité dans certains endroits, notamment dans le sous-sol, est avérée ?
Elle l'affirme sur la base des mesures réalisées sur place. Je comprends que l'on puisse craindre de se rendre à Moruroa. Mais nous effectuons des mesures en permanence, qui permettent d'assurer la sécurité, et c'était déjà le cas à l'époque. Vous avez pu voir à Moruroa un dosimètre d'ambiance et des préleveurs d'air. J'ai évoqué également la mission Turbo.
À l'époque du rapport de l'AIEA, un bilan exhaustif avait été dressé, avec un nombre considérable de prélèvements permettant de confirmer les mesures. L'AIEA, en tant qu'agence internationale indépendante de la France, avait engagé sa responsabilité dans cette évaluation.
J'entends deux discours incompatibles. D'une part l'AIEA, agence internationale censée être indépendante, affirme que la surveillance environnementale n'est pas nécessaire. D'autre part, vous faites état de contaminations si fortes qu'elles justifient des mesures en permanence, et rendent les atolls inhabitables. Certes, nous avons pu nous rendre à certains endroits de Moruroa, mais nous n'avons pas pu accéder à Fangataufa, et j'aimerais d'ailleurs comprendre pourquoi. En tout cas, il y a une divergence entre vos discours respectifs.
Avant de répondre à cette question, madame la rapporteure, permettez-moi de me présenter brièvement. Ingénieur civil au ministère des armées, j'ai intégré le DSCEN en septembre 2011. À cette époque, ce département était encore un service mixte, comprenant des personnels du CEA et du ministère des armées, majoritairement des participants aux essais nucléaires. Ces personnels étaient des scientifiques et des spécialistes en radioprotection. J'ai rapidement été intégré à l'équipe responsable de la surveillance radiologique environnementale sur les anciens sites d'essais polynésiens. Dès 2012, j'ai participé, puis dirigé, la mission Turbo. Cette mission annuelle se déroule sur environ deux mois, mobilise de nombreuses personnes et une grande quantité de matériel, et permet de rapporter les échantillons nécessaires aux mesures environnementales. Au sein du département, j'ai également contribué au traitement des résultats d'analyse radiologique et à la rédaction du bilan annuel de la surveillance radiologique des atolls. Depuis 2019, le CEA a pris en charge la partie analyse, tandis que nous avons maintenu le contrôle. J'occupe le poste d'adjoint du chef de département, supervisant principalement la surveillance environnementale de Moruroa et de Fangataufa. Sur un plan plus personnel, mon père a participé aux campagnes d'essais aériens en Polynésie de 1966 à 1974. J'ai vécu à Papeete, puis à Mahina, durant cette période. Cependant, je n'ai découvert l'histoire des expérimentations nucléaires qu'en rejoignant le DSCEN, par hasard.
J'en viens à présent à votre question. La contradiction entre le rapport de l'AIEA et les mesures, notamment la poursuite de la surveillance, est très simple à expliquer, et le DSND l'a d'ailleurs clarifiée à plusieurs reprises. À la fin des expérimentations, après les périodes d'assainissement, de nettoyage et de déconstruction déjà réalisées ˗ la France est le seul pays à avoir décidé de raser complètement les infrastructures afin de ne plus jamais procéder à des essais sur ces sites ˗ une expertise de l'AIEA a été menée, visant à vérifier que le nettoyage et l'assainissement étaient suffisants d'un point de vue humain et sanitaire, permettant ainsi aux personnes de se rendre sur les sites en toute sécurité. Cette expertise a consolidé les conclusions déjà proposées par le CEA, à savoir que l'on pouvait se déplacer sans crainte sur l'atoll, à l'exception des zones polluées très circonscrites. Ces zones spécifiques se trouvent dans les sédiments des fonds des lagons, que ce soit à Fangataufa ou à Moruroa. C'est la raison pour laquelle ces zones restent interdites et que leur accès est strictement réglementé, notamment en cas d'intervention à réaliser sur place.
Vous confirmez donc que l'AIEA a réalisé des mesures elle-même entre 1996 et 1998. Sur quelles données s'est-elle basée pour valider les résultats et les calculs du CEA sur les radiations autour de l'île de Tahiti ? L'AIEA avait-elle été missionnée à l'époque du tir Centaure en 1974 pour effectuer des relevés elle-même, ou bien s'est-elle basée uniquement sur des données du CEA ?
Je dois avouer que je n'ai pas la réponse complète à cette question. Cependant, je sais que l'AIEA a consulté les rapports remis à l'ONU à l'époque. En effet, à partir de 1966, l'ONU recevait chaque année, par l'intermédiaire du Comité scientifique des Nations Unies pour l'étude des effets des rayonnements ionisants (Unscear), des bilans annuels des retombées. Ces bilans publics ont servi de base pour les calculs, c'est certain. En outre, il existait des données confidentielles contenues dans des rapports que nous avons probablement dans nos archives. Ces données ont été utilisées par le CEA pour compléter les informations disponibles, et établir une base de données de résultats afin de réaliser leurs calculs.
L'AIEA, quant à elle, ne s'est pas prononcée sur les chiffres ou sur les valeurs initiales, mais sur la méthodologie de calcul, ce qui est une distinction importante. L'objectif était de démontrer que la méthodologie de calcul n'était pas aberrante. Les conclusions du rapport de 2010 sont à cet égard très positives. En effet, selon ce rapport, plusieurs surestimations de doses ont été identifiées, malgré les méthodes employées, car les hypothèses de travail étaient relativement conservatrices. De plus, certaines données avaient été prises en considérant les maximums atteints dans les résultats d'analyse. Par conséquent, cela a conforté tout le monde.
L'approche retenue pour estimer les doses consistait à privilégier les résultats de mesures les plus élevés, ou bien à adopter des hypothèses relativement conservatrices, c'est-à-dire retenir toujours les limites supérieures des estimations de doses. Cela était vrai en 1998, et cela l'est également pour le deuxième rapport de l'AIEA concernant l'examen des experts internationaux sur l'exposition du public aux radiations en Polynésie française, suite aux essais nucléaires atmosphériques français. Ce rapport a été publié entre septembre 2009 et juillet 2010, après la publication du livre que j'ai mentionné, La dimension radiologique des essais nucléaires français en Polynésie : À l'épreuve des faits.
Vous avez cité différents organismes, mais j'aimerais comprendre qui a procédé aux mesures initiales et constitué les données de base.
Je ne dispose pas de cette réponse précise, aussi je vous propose de vous fournir ultérieurement une réponse par écrit.
Nous avons entendu des vétérans lors de nos auditions, qui nous ont parlé de leur dossier médical disparu ou caviardé. Madame Jalady, est-ce dans votre service que disparaissent les données médicales des vétérans ? Est-ce dans votre service que les dossiers médicaux sont perdus ou que des pages en sont arrachées ? Vous avez indiqué avoir répondu à plus de 6 000 demandes de consultations, dont 460 en 2023. Or les vétérans affirment soit qu'ils n'ont pas accès à toutes les données les concernant, soit que celles-ci n'existent pas, soit qu'elles ont existé mais ont disparu. Certains laissent même entendre qu'ordre a été donné de déclarer que tout était « propre ».
Pour ce qui est de l'historique des essais nucléaires français, je dois préciser que je n'étais pas encore née en 1966. Je ne puis vous fournir des réponses sur des faits antérieurs à ma prise de fonction au DSCEN, en décembre 2022. Pour l'historique et la partie technique des résultats et des expositions, je vous renvoie à l'ouvrage La dimension radiologique des essais nucléaires français en Polynésie : À l'épreuve des faits, paru en 2006. Les auteurs ont réalisé une synthèse des documents de surveillance, qui sont aujourd'hui appelés « archives ».
Pour la partie médicale, je ne peux pas vous dire si des archives ont disparu. Lorsque je suis arrivée au DSCEN, j'ai trouvé un service avec des archives papier, et j'ai d'ailleurs eu l'occasion de le faire visiter à Mme la rapporteure. Ces archives ne concernent que le personnel suivi pour la surveillance médico-radiobiologique de l'époque. Nous ne possédons pas les dossiers médicaux de tous les personnels ayant travaillé en Polynésie à l'époque. C'est pourquoi je ne voudrais pas que mon service soit accusé de détenir tous les dossiers médicaux, car notre mission se limite aux données de surveillance médico-radiobiologique. Quant à savoir si certains dossiers étaient incomplets, il existait une telle culture du secret à l'époque que je ne peux pas répondre avec certitude.
Pourriez-vous préciser ce que vous entendez par « culture du secret » ? Qui l'entretenait, et comment ?
M. le président a anticipé l'autre versant de ma question. En effet j'aimerais comprendre sur quelle base s'est opérée la sélection des personnes concernées par les contrôles, et qui a opéré cette sélection. Une question a émergé au fil de nos auditions : les personnes ayant fait l'objet d'un suivi médical consistant n'étaient-elles pas, en quelque sorte, des cobayes humains ? Ou alors, pourquoi certains ont-ils été suivis, et pas d'autres ?
La surveillance en matière de radioprotection, conformément aux textes réglementaires de l'époque, a considérablement évolué depuis 1966. À cette époque, des commissions de sécurité étaient chargées de définir les modalités d'application des normes réglementaires, et d'adapter le dispositif à chacune de ces évolutions. Le suivi du personnel du ministère des armées était assuré par les médecins du service de santé des armées au titre de la médecine du travail. Ils s'appuyaient sur le laboratoire d'analyse médicale (LAM) et le laboratoire de radiobiologie (LRB), qui effectuaient des analyses radiochimiques et anthropogammamétriques. Durant la période des essais atmosphériques, le laboratoire de radiobiologie était implanté auprès de l'hôpital Jean-Prince à Papeete, et des structures mobiles étaient déployées à la demande, soit à bord des bâtiments de la marine nationale, soit sur des atolls. Durant la période des essais souterrains, ces installations étaient implantées à l'infirmerie-hôpital des sites à Moruroa. Le service de santé des armées mettait en œuvre des postes de décontamination fine (PDF), où étaient effectués les soins spécifiques, notamment la décontamination de la peau et des blessures en cas d'incident ou d'accident radiologique. Les PDF étaient installés sur les bâtiments de la marine nationale à Hao lors les essais atmosphériques, puis à Moruroa lors des essais souterrains.
L'ouvrage La dimension radiologique des essais nucléaires français en Polynésie : À l'épreuve des faits, dont les données correspondent à nos archives, fournit des informations sur l'exposition des travailleurs. Entre 1966 et 1974, pendant les essais aériens, 52 750 personnes, quels que soient leur appartenance, leur fonction, les risques d'exposition, la durée de séjour et le lieu d'affectation, ont été soumises à une surveillance dosimétrique. L'analyse des résultats de cette surveillance montre que seuls 3 425 d'entre eux ont été exposés lors d'opérations spécifiques listées. Quels sont les travailleurs surveillés pendant la période des essais aériens français ? Pour le ministère de la défense, il s'agissait des personnels réalisant les missions de pénétration pilotée et de poursuite du nuage, les missions d'écoute des réseaux de bouées radiologiques, les investigations et prélèvements dans les zones de retombées proches, le repérage et le chalutage des têtes de fusées tirées dans le nuage, la réception des missions aéroportées ou la décontamination du matériel.
Au cours des essais aériens, la majorité du personnel a reçu des doses inférieures au seuil d'enregistrement, c'est-à-dire 0,2 mSv. Ces résultats systématiquement très faibles m'ont d'ailleurs surprise à mon arrivée. Des doses annuelles supérieures à 5 mSv ont été enregistrées dans 291 cas. Le dépassement de la limite réglementaire annuelle des doses, fixée à 50 mSv, a été constaté dans trois cas. Je rappelle que, à l'époque, cette limite réglementaire annuelle de 50 mSv concernait les travailleurs des catégories les plus exposées, de nos jours appelées catégorie A. Depuis 2002, cette limite a été abaissée à 20 mSv. Dans deux des trois cas de doses supérieures à 50 mSv, les doses reçues étaient comprises entre 120 et 180 mSv. Les travailleurs en question étaient membres de l'équipage de l'avion Vautour effectuant des pénétrations pilotées dans le nuage radioactif à la suite de l'essai Aldébaran en 1966.
Pendant les essais souterrains, entre 1975 et 1996, plus de 5 200 travailleurs ont été soumis à une surveillance dosimétrique en fonction de leur affectation et de leur période de présence sur site. Les sites d'exposition externe étant limités, seul le personnel effectuant des opérations spécifiques était susceptible d'être exposé. Ces opérations incluaient le montage des engins nucléaires à tester, l'exécution des postes de forage après les essais, le traitement des échantillons de lave issus des cavités et la décontamination des instruments de forage. La majorité du personnel a été exposée à une dose annuelle inférieure au seuil d'enregistrement de 0,2 mSv. 2 124 doses annuelles étaient supérieures à 0,2 mSv, dont dix doses comprises entre 5 et 15 mSv, et parmi elles une seule comprise entre 15 et 30 mSv.
Concernant la population, les doses susceptibles d'être délivrées aux habitants des trois îles de Polynésie par les retombées radioactives proches des six essais – Aldébaran en 1966, Rigel en septembre 1966, Arcturus en 1967, Encelade en 1971, Phoebe en août 1971 et Centaure en 1974 – ont été réévaluées en 2006. L'estimation des doses efficaces maximales pour les enfants a conduit à une valeur de 10 mSv, considérée comme une dose faible pour laquelle aucun effet stochastique, c'est-à-dire l'apparition de cancers, n'est attendu. Les doses maximales délivrées à la thyroïde des enfants ont été de 98 mSv aux Gambiers lors de l'essai Phoebe, et d'une valeur comprise entre 3 et 10 mSv en dose efficace aux Gambiers lors de l'essai Aldébaran.
À l'époque, les travailleurs exposés étaient désignés comme « des travailleurs directement affectés ».
Disposez-vous du nombre précis de dosimètres installés et portés par le personnel militaire et civil ? Lors de l'audition précédente, il a été mentionné 42 000 dosimètres, dont 1 700 auraient présenté un résultat positif. Ce chiffre nous a semblé étrange, surtout pour des dosimètres placés sur des sites de tirs atmosphériques. Pouvez-vous nous fournir des éclaircissements à ce sujet ?
Cette question concerne l'histoire technique des essais. Je n'ai pas ce chiffre à disposition, aussi je vous propose de vous répondre par écrit.
Avez-vous des échanges avec la seule Direction des applications militaires (DAM) du CEA, ou bien avec d'autres directions du CEA ?
Je ne travaille pas quotidiennement avec la DAM, mais avec une équipe de scientifiques, et mon principal interlocuteur est chargé de la surveillance environnementale. Nous échangeons fréquemment sur la surveillance environnementale à Moruroa et Fangataufa, en particulier sur les aspects radiologiques et géomécaniques. Ce chargé d'affaires nous met en relation avec les experts du domaine concerné. Nous devons réexaminer leurs documents et procéder à une seconde lecture pour émettre un avis sur ces bilans. Ensuite, nous nous réunissons avec l'Autorité de sûreté nucléaire de défense afin d'organiser des commissions de sécurité concernant cette surveillance radiologique et géomécanique. Ce n'est qu'après avoir recueilli l'avis des experts de l'ASND que nous pouvons éditer les bilans, lesquels sont ensuite mis à la disposition du public.
Je souhaite connaître votre avis sur l'efficacité de cette structure. Vous avez mentionné dans la présentation de votre département que le CEA était intégré jusqu'en 2018. Pourquoi le CEA n'est-il plus inclus dans votre service ? Cette structure n'était-elle pas plus efficace ? En vous écoutant, Madame la médecin-chef Jalady, il me semble que cela complique l'avancement des dossiers, notamment en raison de l'accessibilité limitée des membres du CEA.
Il m'est difficile d'apporter une réponse précise. À cette époque, en 2018, les personnels du CEA, qui étaient des anciens du SMSR et du SMSRB, ont tous pris leur retraite en deux ou trois ans. Ces personnes représentaient la mémoire de ce service, il semblait inopportun de faire entrer au DSCEN de jeunes membres du CEA, qui se seraient étonnés d'arriver dans un tel service. La décision de créer un mini-service au sein de la DGA s'est donc imposée naturellement.
À cette époque, l'adjoint au chef du département était un personnel du CEA, spécialiste de la géophysique des essais et particulièrement compétent pour analyser les documents et préparer des notes de synthèse. Il était très efficace en matière de surveillance géomécanique. En revanche, l'aspect radiologique a toujours été géré par l'équipe de notre département, accompagnée par de jeunes scientifiques et du personnel de laboratoire de la DAM du CEA. Ces derniers rejoignaient l'équipe pour les missions de prélèvement sur place, puis une partie revenait au laboratoire pour effectuer les analyses. Cette manière de procéder est toujours en vigueur. Le CEA a augmenté ses effectifs dans les laboratoires d'analyse, et ce sont les personnels de ces laboratoires qui partent en mission pour récupérer les échantillons, les renvoient en métropole et les analysent ensuite. Le fait que ce soit le même personnel qui effectue les prélèvements et les analyses est rassurant, puisque ces personnes connaissent bien les résultats.
Madame Jalady, vous comprenez que, dans le cadre de notre enquête portant sur une période éloignée de plus de cinquante ans, nos attentes concernant les archives sont considérables. C'est pourquoi, si nous vous savons gré les informations que vous nous fournissez au sujet de vos activités actuelles et de la surveillance en cours, nous plaçons beaucoup d'espoir dans ce que vous pouvez nous révéler du point de vue archivistique. Dès lors, une réponse du type « en 1966, je n'étais pas née » n'est pas acceptable. Je sais bien que vous n'avez pas dit cela pour entraver notre travail d'enquête, mais je précise que vous êtes actuellement en position de responsabilité, et que, à ce titre, vous êtes en quelque sorte comptable de l'historique de l'État et de sa continuité. Il se peut que nous atteignions une limite dans cet échange oral aujourd'hui, mais il faudra alors compenser par un travail écrit ultérieur.
Ce qui nous intéresse particulièrement, c'est de comprendre la gestion des dossiers médicaux. Vous avez mentionné avoir répondu à environ 6 500 demandes d'accès. Mais quelle est la nature de ces réponses ? Sont-elles positives, négatives, complètes ou incomplètes ? Concernant ces dossiers médicaux, avez-vous reçu des consignes pour, dans le but d'identifier des typologies d'affections ou de métiers des personnes concernées, effectuer un travail de synthèse, le cas échéant de façon anonymisée afin de surmonter l'obstacle du secret médical ? Avez-vous constaté, à la faveur de l'examen des archives, une cohérence avec les postulats de l'époque concernant les 3 000 personnes exposées à la radiation ? Les informations issues des dossiers médicaux sont-elles en accord avec les dogmes de l'époque, selon lesquels les problèmes étaient mineurs ? Ou bien y avait-il une insuffisante prise en compte de ces problèmes ?
Nous souhaitons que notre travail contribue à briser ce mur du secret, qui est terriblement pesant pour les personnes concernées, les malades, leurs ayants droit et les populations. En tant que parlementaires, nous tenons à trouver une forme de paix. Notre objectif n'est pas de pointer du doigt des individus à blâmer, mais de nous assurer que l'État assume la responsabilité historique de cette période. À ce titre, votre position est centrale.
Pour nous, les dossiers médicaux disponibles concernent principalement les vétérans. Ces dossiers revêtent une importance capitale, parce que les vétérans, pour nous militaires, sont porteurs d'une charge symbolique très forte. Je suis médecin des forces, j'ai partagé des opérations extérieures avec des vétérans.
Nous ne disposons pas de dossiers médicaux pour la population, qui est également très importante mais qui n'a pas été suivie puisqu'il ne s'agit pas de travailleurs. J'ai parfois quelques dossiers de Polynésiens qui ont travaillé sur les sites au profit du ministère des armées.
Lorsqu'une demande émane d'un militaire, le secret médical ne constitue pas un obstacle. Si ce militaire a été exposé, nous mettons tout en œuvre pour répondre à sa demande. Nous avons recruté une assistante très investie et motivée, qui se consacre à la recherche dans les archives. Mme la rapporteure, lors de sa visite, a évoqué notre activité de « butinage ». En effet, nous ne disposons pas de dossiers médicaux constitués, puisque les données sont éparpillées dans notre service d'archives, et que notre assistante doit les rassembler pour constituer un dossier au profit du demandeur.
Je sais précisément combien de réponses nous avons pu fournir, car notre base de données est vivante et trace chaque demande. Cependant, elle ne précise pas si la réponse a été positive ou négative. Depuis quelque temps, nous recevons davantage de demandes de la part de populations polynésiennes, notamment via le Civen. En effet, chaque fois que le Civen instruit un dossier d'indemnisation, il nous envoie systématiquement le dossier pour vérifier si nous disposons de données médicales concernant la personne. Nous traitons toutes les demandes avec la même rigueur et la même motivation, dans un délai de deux mois, dont j'ai conscience qu'il peut sembler long pour les demandeurs. Initialement, la loi relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français, dite loi Morin, imposait un délai de deux mois. Ce délai obligatoire n'est plus en vigueur actuellement, mais nous nous efforçons de maintenir ce rythme de deux mois, malgré toutes nos missions, afin que de ne pas ralentir les démarches du Civen. Le Civen nous a d'ailleurs confirmé, récemment, que ce délai lui permet de finaliser ses dossiers à temps, ce qui nous a conforté.
Nous recevons des demandes de vétérans, d'ayants droit et d'institutions. La mission « aller vers » a augmenté les demandes de dossiers.
Je réitère ma question : vous a-t-il été demandé de réaliser une synthèse similaire à celles qu'effectuent les chercheurs à partir de cohortes de dossiers médicaux ?
Par ailleurs, vos dossiers sont-ils principalement utilisés pour soutenir les demandeurs d'indemnisation ? Ou arrive-t-il qu'ils soient employés pour s'opposer à une demande d'indemnisation ? Je pose cette question parce qu'une association nous a expliqué que le Civen pouvait parfois se montrer extrêmement pointilleux. Et j'aimerais comprendre comment les données que vous fournissez au Civen sont exploitées par celui-ci.
Quelles sont les informations précises que vous demande le Civen ? S'agit-il toujours des mêmes ?
Les données que nous communiquons peuvent aider les personnes concernées à obtenir une indemnisation. Comme je l'ai indiqué, les résultats des dosimétries sont rarement très positifs, ce qui est normal puisque, à l'époque, on s'efforçait de respecter la réglementation en matière de radioprotection et de minimiser l'exposition des travailleurs. Lorsqu'on parle d'exposition dans le domaine nucléaire, radiologique, biologique ou chimique (NRBC), on parle d'entrer dans une zone potentiellement contaminée, tout en étant équipé d'une tenue de protection, ainsi que de métrologie d'ambiance et de métrologie individuelle afin de minimiser les risques. Ces pratiques de prévention étaient en vigueur à l'époque, en conformité avec les normes du moment. Il n'est donc pas surprenant de trouver des dosimétries faibles. Toutefois, il arrive parfois que des dossiers présentent des dosimétries supérieures à un millisievert, ce qui permet une indemnisation.
Cependant, il convient de rappeler que d'autres paramètres que la dosimétrie et les examens médicaux sont à prendre en compte dans un dossier. Ainsi, les dossiers de consultation simple à l'infirmerie-hôpital des sites, qu'il s'agisse d'une entorse de cheville ou de n'importe quelle pathologie, sont également importants, puisque disposer de ces informations dans son dossier permet de prouver sa présence sur place. Quelle que soit la nature des documents trouvés dans nos archives médicales, ils peuvent concourir à la qualité d'un dossier de demande d'indemnisation.
Lorsque nous recevons une demande du Civen, nous consultons notre base de données pour vérifier si nous disposons de documents sur la personne concernée. Ensuite, nous recherchons dans l'ensemble des archives tout ce que nous pouvons trouver, et nous rassemblons ces informations dans un dossier.
Concernant la question de Mme Garrido sur les études relatives aux vétérans, je renvoie aux études réalisées par la société Sépia. La première, une étude de mortalité couvrant la période 1966-1996, a été publiée en 2009. La deuxième, une étude sur la morbidité des vétérans couvrant la période 1966-2008, a été publiée en 2012. Enfin, une étude de synthèse sur la morbidité couvrant la période 1966-2015 a été publiée en 2020. Chaque étude donnera lieu à la publication d'un article scientifique. L'article relatif à la dernière étude de morbidité, couvrant la période 1966-2015, est actuellement en cours de publication après une révision par les pairs. Cette publication devrait intervenir d'ici deux ou trois mois.
Vous avez évoqué, Madame Jalady, l'évolution des normes et des appareils de mesure. On peut inférer de cette évolution que les anciens appareils de l'époque manquaient de précision, ce qui introduit un doute sur les mesures effectuées durant la période qui nous intéresse. En outre, les unités de mesure ont, elles aussi, évolué, et le sievert n'était pas encore utilisé. Comment les archives ont-elles évolué vis-à-vis de ces changements de paradigme ? Les mesures d'exposition ont-elles été converties dans les dossiers ou sont-elles restées dans les unités de l'époque ? Lors de la transmission des données, est-ce que vous fournissez l'équivalence en millisieverts ?
Par ailleurs, j'aimerais savoir si vos archives sont numérisées. Si l'on entre le nom d'un vétéran dans le système, peut-on accéder immédiatement à tous les documents où son nom apparaît ?
Les normes de l'époque étaient effectivement différentes de celles en vigueur aujourd'hui. On utilisait par exemple des indices de tri. Quand on tombait sur un chiffre inférieur à 2, on pensait que le résultat était normal. Étant donné que le Civen dispose des éléments nécessaires pour interpréter les documents en fonction de l'évolution des normes, nous leur transmettons les données telles qu'elles sont. Nous effectuons systématiquement des copies, car ces données sont accessibles en version papier dans différentes pièces du département.
Les appareils de mesure ont considérablement évolué au cours du temps. C'est pourquoi nous avons dû actualiser cette année le guide de surveillance radiologique de Moruroa-Fangataufa, qui précise les prélèvements à effectuer sur place. Un premier guide avait été élaboré à la fin des essais nucléaires et validé par l'AIEA, et la dernière mise à jour datait de 2013.
La numérisation de nos archives n'est pas de mon ressort, mais de celui de la Direction de la mémoire, de la culture et des archives du ministère des armées. À ma connaissance, la numérisation des archives du DSCEN n'est pas prévue.
La concentration radiologique dans les bénitiers et dans la faune en général est très significative dans les zones où les essais nucléaires ont été menés. J'aimerais savoir si cette pollution est susceptible de se propager par l'intermédiaire des courants marins et les migrations de poissons, ou bien si les mesures effectuées sur la biodiversité montrent qu'il n'y a pas de risque de contamination par la faune.
Lors de la dernière commission d'information en novembre 2023 à Papeete, nous avons abordé la question des bénitiers. L'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) procède actuellement à des mesures sur ces mollusques, où l'on constate une radioactivité plus élevée que dans d'autres environnements. Cependant, il s'agit d'une radioactivité naturelle, due à la présence d'un radioélément, le polonium 210, non liée aux essais nucléaires. Le responsable du laboratoire de l'IRSN a expliqué dans les médias et devant la commission d'information que les Polynésiens, qui consomment beaucoup de mollusques, subissent une exposition interne plus élevée que celle de la population métropolitaine, en raison de cette radioactivité naturelle. Il a exprimé sa légère préoccupation sur ce point, tout en soulignant l'absence de risque sanitaire.
Quelle est votre évaluation des conclusions des auteurs du livre Toxique : enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie sur les calculs de doses, et sur les erreurs qu'ils attribuent au CEA ?
Depuis le début des auditions, nous percevons une grande défiance de la population envers les institutions, qu'il s'agisse de la vôtre, de l'IRSN ou d'autres instances. Avez-vous ressenti cette défiance lors de vos déplacements en Polynésie ? Selon vous, quelles propositions pourraient être formulées pour lutter contre cette défiance ?
Je pense avoir ressenti cette défiance à plusieurs niveaux, et je la regrette profondément. Travailler sur la confiance serait bénéfique pour l'unité de la nation, tant pour la population polynésienne que pour la population métropolitaine, parce que nous sommes unis de cœur. Nous nous efforçons de répondre à la défiance par la transparence, en rendant les archives aussi accessibles que possible. Les conclusions de la table ronde de 2021, souhaitée par l Président de la République, avaient insisté sur ce point. Cependant, comme je l'ai mentionné, les textes ont changé récemment, à l'été 2021, et des dispositions légales nous empêchent de divulguer certaines informations. De plus, des contraintes pratiques entravent cette divulgation. Malgré cela, nous faisons tout notre possible pour atteindre cet objectif. Je suis convaincu que la transparence favorisera l'apaisement. La confiance est une relation qui ne se décrète pas. Nous faisons de notre mieux pour l'instaurer.
S'il existe des obstacles législatifs ou des contraintes pratiques, notre rôle, à nous parlementaires, est de formuler des recommandations. Nous ne remettons pas en question votre bonne foi, vos efforts louables et votre engagement. Cependant, notre objectif est de déterminer si nous pouvons faire évoluer ce cadre pour améliorer la situation.
Les textes ont déjà évolué. Comme je l'ai mentionné, une articulation a été introduite entre le code du patrimoine ˗ qui encadre les archives ˗ et l'IGI 1 300 relative à la protection du secret de la défense nationale. L'article L213-2 du code du patrimoine énonce les exceptions, c'est-à-dire par exemple la divulgation de ce qui est proliférant et le secret médical, stipulant que les informations médicales sont protégées pendant cent vingt ans à partir de la naissance de la personne concernée. Il est interdit de transmettre le dossier médical à des personnes autres que les vétérans eux-mêmes, sauf si ce sont les médecins en charge du dossier.
Vous n'avez pas répondu à la question relative au livre Toxique : enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie.
Je considère que cet ouvrage relève davantage du militantisme que de l'approche scientifique. Je respecte pleinement le militantisme, qui est utile. Mais nous nous basons, pour notre part, sur des mesures et non sur des hypothèses, et nous avons bénéficié d'expertises internationales, impliquant de nombreux pays. Le propos de ce livre représente une voix, mais une voix parmi d'autres. En outre, il s'appuie sur certaines références discutables.
Pourriez-vous nous exposer brièvement la différence entre la spectrométrie et l'anthropogammamétrie, non pas du point de vue scientifique, mais du point de vue de leur usage ? Qu'apportent ces techniques, que mesurent-elles et qui avait accès à ces examens à l'époque ?
L'anthropogammamétrie permet de détecter une exposition aux radiations. Le recours à cette technique est exposé dans La dimension radiologique des essais nucléaires français en Polynésie : À l'épreuve des faits, qui recense les personnes ayant bénéficié de cet examen, parmi les travailleurs et la population. Je suis certaine que le directeur du Service de protection radiologique des armées (Spra) pourra vous fournir des explications plus précises.
Monsieur Ménager, vous avez évoqué votre enfance à Mahina et la fonction de votre père. Quel est votre sentiment aujourd'hui, vous dont le père a travaillé au Centre d'expérimentation du Pacifique ? Vous avez indiqué avoir découvert l'histoire des essais nucléaires en intégrant le DSCEN, ce qui m'a interpellée. Il y a également beaucoup de silence autour de ce sujet, on le perçoit dans de nombreux témoignages, tant chez les vétérans que chez les Polynésiens ayant participé aux activités du CEP. Je souhaitais savoir comment vous avez vécu cette situation.
J'ai vécu une enfance idyllique jusqu'à mes dix ans. En revanche, le secret était omniprésent. Je n'ai jamais entendu mes parents discuter de certains sujets entre eux. Tout était strictement confidentiel. Le seul mot qui m'est resté en mémoire est le nom de « Muru », pour Moruroa, où mon père se rendait régulièrement. Je n'ai eu aucune information sur les activités de mon père, mais je n'étais qu'un enfant. Mon père est décédé accidentellement en 1976, après notre retour en métropole. Par conséquent, je n'ai pas eu l'occasion d'approfondir cette histoire. Récemment, j'ai retrouvé d'anciennes lettres datant de 1966. Même dans la correspondance de mon père, rien, ou presque rien ne transparaissait de ses activités.
Nous vous remercions pour vos réponses. Nous vous invitons à nous transmettre par écrit tout élément supplémentaire que vous jugerez utile de nous communiquer.
(La séance est suspendue.)
Notre ordre du jour appelle maintenant l'audition des trois premiers présidents du Comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen), qui se trouve au cœur de nos discussions depuis le début de notre commission. Tout d'abord, Mme Marie-Ève Aubin, présidente de section honoraire du Conseil d'État et première présidente du Civen, entre 2010 et 2015. Ensuite, M. Denis Prieur, conseiller d'État honoraire, président du Civen entre 2015 et 2017. Enfin, M. Alain Christnacht, également conseiller d'État honoraire, président du Civen entre 2017 et 2021.
Votre audition a pour but de nous permettre de mieux comprendre le fonctionnement du Civen au cours de ses dix premières années d'existence. Bien que vous ayez successivement occupé les mêmes fonctions, vous l'avez fait dans des conditions très différentes. Madame Aubin, à l'époque où vous étiez à la tête du Civen, celui-ci n'était pas encore une autorité administrative indépendante, et nous aimerions que vous reveniez sur le fonctionnement du Civen à cette époque, et sur les conditions d'exercice de sa mission auprès du ministre de la défense. Étiez-vous favorable à la transformation de cette structure en autorité administrative indépendante ? Quelles étaient, selon vous, les principales difficultés de son statut antérieur ? Nous souhaitons également comprendre comment il a été possible qu'entre 2010 et 2014, seules 17 victimes aient été indemnisées, alors que 830 dossiers ont reçu une réponse négative. Nous savons que la référence à un risque négligeable a été le point d'appui de nombreux rejets, mais ces chiffres sont vertigineux. Dès 2013, un rapport d'application du Sénat pointait l'échec de la loi relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français, dite loi Morin, qui ne produisait pas les effets attendus. Selon vous, quelles sont les raisons de cet échec ?
Monsieur Prieur, vous avez vécu l'installation du Civen en tant qu'autorité administrative indépendante. Nous aimerions que vous nous expliquiez ce que cette transformation a changé du point de vue du fonctionnement de cette instance. Je souhaite que vous reveniez également sur un point précis évoqué par Sébastien Philippe et Thomas Statius dans leur célèbre livre Toxique : enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie, et rappelée en audition la semaine dernière. Selon ces auteurs, le Civen a utilisé jusqu'en 2017 un logiciel américain pour évaluer le risque négligeable, sans disposer de l'ensemble des paramètres nécessaires à son bon fonctionnement. Pouvez-vous confirmer cette information ou, au contraire, la contester ?
Par ailleurs, lors d'une audition au Sénat le 22 juillet 2015, vous avez déclaré que la détermination de la probabilité de causalité constituait la pierre angulaire du dispositif. J'avoue avoir été quelque peu surpris par cette affirmation, car, à mes yeux, l'équilibre de la loi Morin repose non pas sur une probabilité de causalité, mais sur le principe d'une présomption de causalité qui, certes, n'est pas absolue, comme en témoigne la référence dans le droit actuel au seuil de 1 millisievert. J'aimerais que vous développiez ce point.
Monsieur Christnacht, vous avez l'expérience la plus récente du Civen, votre nomination étant quasi concomitante à la promulgation de la loi Égalité réelle outre-mer de 2017, dite loi Erom, laquelle a supprimé la référence au fameux risque négligeable. Vous avez été chargé de l'application du nouveau cadre législatif et réglementaire, et j'aimerais que vous partagiez votre analyse de l'introduction d'une référence au seuil d'exposition de 1 millisievert. Nous attendons également de vous un bilan de l'activité du Civen sous votre présidence, de nombreux observateurs estimant qu'il y a eu un avant et un après loi Erom. Le hasard a voulu que vous quittiez vos fonctions peu après la publication de Toxique : enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie, et celle de l'expertise collective de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm). J'aimerais connaître votre avis sur ces deux publications.
Enfin, j'aimerais vous demander à tous les trois comment vous expliquez que le nombre de dossiers déposés et acceptés soit si faible, alors que l'étude d'impact annexée à la loi Morin indiquait qu'au moins 30 000 personnes étaient susceptibles de développer une des pathologies non indemnisables au cours de leur vie ? Ce paradoxe demeure inexpliqué.
Avant de vous laisser la parole, je dois vous rappeler que l'article 6 de l'ordonnance de 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Mme Marie-Ève Aubin, M. Denis Prieur et M. Alain Christnacht prêtent serment).
Le Civen a été institué par l'article 4 de la loi Morin du 5 janvier 2010, adoptée après un considérable travail préparatoire, et de nombreux débats et rapports. L'objectif de cette loi était d'indemniser les personnes atteintes de maladies radio-induites provoquées par les essais nucléaires réalisés par la France entre 1960 et 1996 au Sahara et en Polynésie française. Cette indemnisation devait bénéficier aux civils et militaires ayant participé aux essais, ainsi qu'aux populations locales ayant résidé ou séjourné dans les zones des essais à certaines périodes définies par la loi, et atteintes d'une pathologie figurant sur une liste établie par décret en Conseil d'État. Cette liste a évolué au fil des années mais, initialement, elle concernait presque exclusivement des cancers.
La loi et la composition du comité, comprenant une majorité de médecins spécialistes reconnus en cancérologie, en maladies radio-induites et en radioprotection, établissaient que la mission du comité était de rechercher le lien médical entre une exposition aux rayons ionisants et une maladie figurant dans la liste. La loi instituait une présomption d'imputabilité de la maladie aux essais nucléaires, sauf si, je cite le texte de la loi, « au regard de la nature de la maladie et des conditions de l'exposition, le risque attribuable aux essais nucléaires pouvait apparaître comme négligeable ». Cette clause restrictive, bien que justifiée, a focalisé toutes les critiques et a finalement été supprimée. Mes deux collègues ici présents vous expliqueront ce que cela a changé dans le travail du Comité. Pour répondre à l'esprit de la loi, qui se voulait libérale et généreuse, le Civen a adopté, dès ses premiers mois de fonctionnement, une méthode claire et elle aussi généreuse pour l'étude des dossiers soumis. Il commençait par examiner la recevabilité de la demande, en vérifiant la nature de la maladie, le lieu d'exposition, l'époque, etc. Ensuite, il procédait à l'estimation de la dose reçue. À cet égard, je rappelle que, lors des travaux préparatoires de la loi, il avait été acté qu'il n'y aurait pas de seuil de doses, ce qui me semblait incohérent. En effet, seule une mesure de doses externe ou interne permet de déterminer s'il y a eu exposition à des rayonnements ionisants. Et un seuil de doses permet de reconnaître une maladie professionnelle imputable aux rayonnements ionisants dans le cadre du droit commun.
L'estimation de la dose reçue se faisait à partir des informations disponibles en dosimétrie externe individuelle, grâce aux dosimètres portés par le personnel travaillant sur les sites. La dosimétrie interne, quant à elle, reposait sur les résultats des examens anthroporadiométriques et toxicologiques. La dosimétrie d'ambiance fournissait des informations sur les conditions d'exposition et la nature de l'activité. En l'absence de dosimétrie individuelle, on retenait la dosimétrie d'ambiance pour les populations locales ou la dosimétrie reconstituée. Tous ces éléments étaient mis à la disposition du Civen par le Département de suivi des centres d'expérimentations nucléaires (DSCEN), qui disposait d'un fonds d'archives considérable. J'ignore ce qu'il est devenu et qui le gère actuellement. À partir de ces éléments, la recherche de la probabilité de causalité était effectuée pour chaque dossier par un médecin-conseil du Civen, mis à disposition par le ministre de la défense. Pour cette recherche, nous utilisions des modèles fondés sur des études épidémiologiques, validés par la communauté scientifique internationale, et un calcul de probabilité à partir du logiciel Niosh-Irep, élaboré et régulièrement mis à jour conformément aux recommandations de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA). Je ne répondrai pas ici aux insinuations des auteurs de Toxique : enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie à propos de ce logiciel, que nous avons utilisé tel quel, en retenant une probabilité de causalité très différente de celle retenue par les Américains et les Anglais. Pour chaque dossier, nous prenions toujours les éléments les plus favorables, ce qui conduisait à une surestimation systématique de l'exposition. À l'issue de ces calculs, nous obtenions un pourcentage de probabilité. Un pourcentage de 1 % ou plus aboutissait à une recommandation d'indemnisation, calculée selon la nomenclature dite « nomenclature Dintilhac ». Sinon, nous proposions un rejet de la demande.
Je souhaite m'arrêter sur ce 1 %. Cela signifie que si 100 personnes ont subi une dose d'irradiation et sont atteintes de la même maladie, une seule de ces maladies est possiblement imputable à l'irradiation. Les 99 autres seront indemnisées de la même manière, car, comme vous le savez, le problème du cancer est qu'il n'existe pas de signature spécifique, et qu'il peut avoir de multiples causes. Je rappelle que les Américains retiennent une probabilité de 50 %, et les Anglais, 20 %. Il est donc déraisonnable de soutenir que la faiblesse du nombre de dossiers indemnisés est due à une sévérité excessive du Civen. Je me souviens, par exemple, d'un cas où, malgré notre conviction unanime qu'il n'existait aucun lien entre une possible irradiation et la maladie invoquée, qui était génétique, nous avons reconnu un droit à indemnité.
Pendant la période où j'ai présidé le Civen, de 2010 à 2015, celui-ci a tenu environ trente réunions par an, étudié 847 demandes et formulé autant de recommandations, toutes suivies, à ma connaissance, par le ministère. Cela justifie pleinement la transformation du Civen en autorité administrative indépendante, évitant ainsi les itérations de dossiers entre le comité et le ministère de la défense.
Près de 200 demandes sur les 847 reçues n'étaient pas recevables, que ce soit pour des raisons de maladie, de lieu ou de temps.
Je conçois que ces résultats aient pu sembler décevants pour ceux qui avaient placé de grands espoirs dans la loi Morin, comme cela est apparu très clairement lors des deux commissions de suivi auxquelles j'ai participé. Durant ces commissions, le travail du Civen a été vivement critiqué par les représentants des diverses associations. Cependant, comme je l'ai mentionné précédemment, on ne peut attribuer la faiblesse du nombre d'indemnisations à une frilosité ou à une pingrerie du Civen. Les résultats de notre action au fil des années sont en accord avec les études épidémiologiques, notamment l'étude Sépia pour les vétérans des essais et les études de l'Inserm, dont les résultats ne sont pas véritablement surprenants. Ils témoignent, selon moi, de l'erreur initiale qui a consisté à aborder le problème, notamment celui de la dette morale que la France a envers la population polynésienne, sous l'angle de l'imputabilité médicale. À mon avis, il aurait fallu envisager une indemnisation forfaitaire, voire globale, plutôt que de mettre en place cette « usine à gaz », qui n'a pas donné de résultats satisfaisants, mais que je ne renie absolument pas. Nous avons accompli, avec la plus grande souplesse possible, la mission que le législateur nous avait confiée.
J'ai succédé à Mme Aubin en tant que président du Civen, et exercé mes fonctions du 24 février 2015 au 3 février 2017, date à laquelle M. Christnacht m'a remplacé. Durant les années 2015 et 2016, le Civen a poursuivi son travail en suivant l'élan initié par ma prédécesseure, mais sous le nouveau statut juridique d'autorité administrative indépendante, conformément à l'article 4 de la loi du 5 janvier 2010, dite loi Morin, dans sa version applicable à la date de ma prise de fonction. Ce changement de statut, transformant la commission placée auprès du ministre de la défense en autorité administrative indépendante, a permis au Civen de décider lui-même des suites à donner aux demandes d'indemnisation qui lui étaient soumises, retirant ainsi cette compétence au ministre de la défense. Durant ces deux années, j'ai signé, au nom du Civen, les décisions d'acceptation ou de rejet des demandes d'indemnisation, ainsi que les offres d'indemnisation lorsque les demandes étaient acceptées, en conformité avec les délibérations collégiales du Civen. Dans la pratique, les conséquences de ce changement de statut juridique ont été limitées, car, comme l'a rappelé Mme Aubin, le ministre de la défense suivait systématiquement les recommandations du Civen.
N'étant ni médecin ni spécialiste en physique nucléaire, je m'en remettais à mes collègues plus compétents pour déterminer le sens des décisions à prendre sur les demandes présentées. Chaque décision prise sur chaque dossier a été délibérée de manière collégiale. J'ai eu la chance que sur les huit membres nommés par le décret du 24 février 2015 en tant que membres du Civen, six avaient déjà fait partie du Civen sous la présidence de Mme Aubin. Les deux nouveaux membres étaient également, comme la plupart de leurs collègues, des professeurs de médecine. L'un avait été choisi pour sa compétence en épidémiologie, l'autre désigné sur proposition des associations représentatives des victimes des essais nucléaires, après avis conforme du Haut Conseil de la santé publique (HCSP). Malheureusement, le professeur spécialiste en épidémiologie a rapidement cessé de participer aux séances du Civen, car il jugeait ses autres activités trop prenantes. Malgré de multiples démarches auprès du HCSP, je n'ai jamais réussi à obtenir la nomination d'un autre épidémiologiste pour siéger au Civen.
Le décret du 15 septembre 2014, qui est le décret d'application de la loi Morin, dans sa version applicable pendant ma présidence, prévoit dans son article 13 que le Comité d'indemnisation détermine la méthode qu'il retient pour formuler ses décisions, en s'appuyant sur les méthodologies recommandées par l'AIEA. Ma première préoccupation a donc été de vérifier auprès de mes collègues membres du Civen s'ils estimaient que le comité, devenu autorité administrative indépendante, devait se doter d'une nouvelle méthodologie, ou bien s'il devait continuer à appliquer celle adoptée antérieurement. Nous avons débattu de cette question lors de l'une des premières séances sous ma présidence. Il en est ressorti qu'il n'était pas nécessaire de modifier la méthodologie en vigueur, le statut juridique du comité n'ayant pas d'incidence sur cet aspect de sa mission. Toutefois, un travail de réécriture a été engagé pour rendre le texte de cette méthodologie aussi explicite et compréhensible que possible pour un non-spécialiste. Une fois ce travail réalisé, le texte a été adopté à l'unanimité lors de la séance du Civen du 11 mai 2015 et a été immédiatement rendu accessible au public sur le site internet du comité.
Au cœur de cette méthodologie se trouve le calcul, pour chaque dossier, d'une probabilité de causalité liant l'apparition de la maladie dont souffre le demandeur à une exposition au rayonnement ionisant occasionnée par un essai nucléaire. Seule une très faible probabilité de causalité, c'est-à-dire le caractère hautement improbable d'un lien entre les deux, peut écarter la présomption de causalité instaurée par le législateur. Je tiens à rappeler, même si Madame Aubin l'a déjà mentionné, que l'article 4 de la loi Morin stipule que le Civen, examine si les conditions d'indemnisation sont réunies. Lorsque c'est le cas, l'intéressé bénéficie d'une présomption de causalité, sauf si, au regard de la nature de la maladie et des conditions d'exposition, le risque attribuable aux essais nucléaires peut être considéré comme négligeable. Le comité justifie alors cette décision auprès de l'intéressé.
La loi ne précise pas ce qui permet de considérer le risque attribuable aux essais nucléaires comme négligeable. Elle ne définit pas l'adjectif négligeable et renvoie au comité le soin de vérifier si cette restriction est applicable au cas soumis. Pour tenir compte de cette disposition, puisque la présomption de causalité inscrite dans la loi n'était pas irréfragable bien que l'esprit de la loi y soit favorable, il fallait, pour chaque dossier, calculer une probabilité de causalité liant l'apparition de la maladie à une exposition au rayonnement ionisant occasionnée par un essai nucléaire. Le Civen a adopté la position selon laquelle seule une très faible probabilité de causalité, c'est-à-dire le caractère hautement improbable d'un lien entre la maladie et l'exposition au rayonnement ionisant, pouvait écarter la présomption de causalité instaurée par le législateur. C'est pourquoi, déjà du temps de Mme Aubin, ce taux avait été fixé à 1 %. Ainsi, lorsqu'il y avait 1 % de chance qu'une maladie radio-induite puisse être imputable à l'exposition subie lors des essais, la demande était acceptée. Autrement dit, si la probabilité que la maladie ne soit pas imputable à l'exposition était de 99 %, nous écartions cette possibilité et ne retenions que le 1 %.
Pour quantifier la probabilité de causalité, le comité disposait d'un médecin chargé de l'instruction médicale des dossiers. Ce médecin utilisait le logiciel Niosh-Irep, employé également par les États-Unis et le Royaume-Uni, pour établir l'intensité du lien de causalité entre l'exposition à des rayonnements ionisants et la maladie du demandeur. En règle générale, une très faible exposition entraînait une très faible probabilité de causalité. Dans la majorité des cas, les éléments présents dans les dossiers médicaux des demandeurs, principalement des militaires ayant participé aux campagnes d'essais en Algérie ou en Polynésie permettaient de déterminer l'intensité de leur exposition grâce aux relevés dosimétriques. Ces relevés étaient essentiels pour évaluer la probabilité de causalité entre leur maladie et leur exposition aux rayonnements ionisants.
Le logiciel Niosh-Irep est un logiciel de calcul basé sur des études épidémiologiques portant sur un grand nombre de cas, tels que ceux observés après les bombardements au Japon ou les essais nucléaires d'autres pays. Par exemple, nous savons qu'une leucémie apparaissant peu de temps après une exposition a de fortes chances d'être imputable à cette exposition. En revanche, une leucémie survenant trente ans après n'a aucun lien. De même, un cancer de la thyroïde chez un enfant exposé aux radiations durant son enfance a de fortes probabilités d'être lié à cette exposition. En revanche, si ce cancer apparaît à 50 ou 60 ans, le lien est inexistant. Le logiciel permet précisément ce type de calcul.
Un point reste inexpliqué : nous avons reçu, tant sous la présidence de M. Prieur que sous la mienne, un faible nombre de dossiers de Polynésiens. J'en ai eu un certain nombre mais il s'agissait principalement de Polynésiens ayant travaillé sur les sites d'expérimentation.
Nous reviendrons sur ce point. Auparavant, j'aimerais savoir s'il est possible d'avoir accès au logiciel Niosh-Irep, afin de comprendre quelles données y sont introduites ?
Ce logiciel se trouve en libre accès sur internet, il ne fait l'objet d'aucun secret.
Je souhaite aborder les difficultés de fonctionnement auxquelles j'ai été confronté dès les premières semaines de mon mandat, et qui ont absorbé une grande partie de mon temps au sein du Civen pendant ces deux années. Ces difficultés sont liées à la modification du statut du Civen devenu autorité administrative indépendante. Le Civen fonctionnait avec deux implantations, la principale étant à La Rochelle. À La Rochelle se trouvaient le directeur des services, la plupart des agents de l'équipe administrative, et le médecin chargé d'examiner les dossiers médicaux. Ce médecin évaluait si la maladie correspondait à la liste figurant dans les textes, et renseignait les éléments permettant de déboucher sur une présomption de causalité via le logiciel Niosh-Irep.
Le changement de statut du Civen a eu pour conséquence que le ministère de la défense n'était plus l'administration de référence pour ses moyens de fonctionnement. Parmi les cinq personnes de l'équipe administrative à La Rochelle, quatre, mises à disposition par le service des pensions des armées, ont décidé de quitter le Civen et de réintégrer leur administration d'origine. Elles estimaient qu'une autorité administrative indépendante ne leur offrait pas les mêmes garanties administratives et de carrière qu'un service administratif traditionnel. Le médecin chargé de l'instruction médicale des dossiers a pris sa retraite peu après mon entrée en fonction. J'ai rencontré de grandes difficultés pour trouver un remplaçant, car je n'avais aucune aide administrative. Finalement, nous avons trouvé une médecin de haut niveau basée à Lyon, qui se déplaçait pour assister aux réunions du Civen et présenter les dossiers devant le comité. Concernant le lieu de réunion du Civen, il me semblait inconcevable que cette autorité administrative indépendante continue de se réunir dans une enceinte militaire. Il était impératif de trouver un lieu civil. Là encore, il m'a fallu des mois pour obtenir une salle de réunion adéquate. Ces difficultés peuvent sembler anecdotiques, mais elles ne le sont pas.
Au fil des années, les contentieux liés aux décisions du ministre, puis du Civen, se sont multipliés. La défense par des mémoires en justice a pris une place très importante dans les activités du Civen. Heureusement, nous avons continué à bénéficier du soutien de la direction des affaires juridiques du ministère de la défense, ce que je ne minimise pas. En tant que Président du Civen, j'avais la responsabilité de signer les mémoires en défense. Durant les derniers mois de ma présidence, il était évident, comme vous l'avez rappelé, que la proportion de dossiers aboutissant à une offre d'indemnisation était très faible. Cette situation a généré une pression considérable, que je comprends parfaitement, émanant notamment de la commission de suivi des conséquences des essais nucléaires, des associations, des élus et d'autres parties prenantes. Ils souhaitaient que le Civen accepte une proportion beaucoup plus importante de dossiers. Cependant, je ne pouvais pas m'écarter des estimations fournies par les médecins éminents membres du Civen. Le caractère d'autorité administrative indépendante du Civen aurait dû le protéger de ce type d'intervention.
Je vous invite, Monsieur Christnacht, à vous exprimer à votre tour sur votre présidence du Civen, entre 2017 et 2021.
J'ai été nommé Président du Civen par décret le 2 février 2017, pour les 13 mois restants du mandat de M. Prieur, qui avait démissionné. En 2018, j'ai été reconduit pour un mandat de trois ans. Les quatre années de ma présidence ont été marquées par une longue incertitude sur les normes applicables, paralysant l'activité du Civen pendant environ un an. Une clarification progressive, achevée fin 2018, a permis de lever cette incertitude. À partir de cette clarification, nous avons changé d'échelle. Les nouvelles demandes ont afflué, et le taux de réponse favorable a considérablement augmenté. Cela a imposé de nouvelles méthodes de travail au Civen et une augmentation de ses moyens.
Le dispositif précédent ne donnant pas satisfaction, le gouvernement a proposé d'abaisser le taux de 1 % à 0,3 %. Il a soumis ce projet de décret au Conseil d'État, qui a répondu que le pouvoir réglementaire était incompétent pour prendre ce décret, car selon la loi, il revenait au Civen de définir la méthode. Il aurait fallu que le Civen procède à ce changement, mais cela était difficile étant donné sa composition, d'autant plus que ce changement n'était pas fondé sur une analyse scientifique, puisqu'il s'agissait d'augmenter les résultats en changeant le taux posait un problème d'ordre scientifique. Le gouvernement a donc intégré cette disposition des 0,3 % dans le projet de loi Erom, ce qui était une manière de déposséder le Civen de sa prérogative quant à la définition de la méthode. Cependant, lors du débat parlementaire, la commission mixte paritaire n'a retenu aucun des deux taux, supprimant même la mention d'un possible renversement de la présomption par quelque méthode que ce soit. Par conséquent, nous avions une présomption qui semblait ne plus pouvoir être renversée.
Toutefois, si l'article premier n'avait pas été modifié et continuait de poser le principe de l'indemnisation des victimes des essais nucléaires, et si les conditions de lieu, de temps et de maladie suffisaient, le Civen ne pouvait pas respecter les dispositions définissant son rôle. Il ne s'agissait plus seulement des victimes des essais nucléaires qu'on ne pouvait pas rechercher, mais de toute la population située dans les zones concernées durant les périodes des essais nucléaires. Ces personnes souffraient de maladies sans que l'on puisse établir de lien entre celles-ci et les rayonnements. Il fallait sinon considérer que la loi devait poser le principe que toute personne atteinte d'une des maladies présentes sur les lieux devenait de ce seul fait victime des essais nucléaires. Cependant, elle ne le disait pas explicitement. Par conséquent, et si l'on poursuit la logique, cela impliquait que, durant les périodes concernées, la seule cause possible de ces maladies serait les expérimentations nucléaires. Ce raisonnement invite à conclure que, sans expérimentations nucléaires, ces maladies n'auraient pas existé. Or cela est impossible, puisque ces maladies existaient déjà avant toute expérimentation. Cette contraction posait une difficulté majeure.
En outre, le rôle du Civen était complètement transformé. Il suffisait de vérifier que le demandeur avait bien séjourné en Polynésie pendant la période des essais et qu'il était atteint de l'une des maladies. Il n'était plus nécessaire d'avoir des médecins spécialistes en radiopathologie pour établir le lien entre les deux. Encore plus troublant, la loi Erom supprimait la possibilité de renverser la présomption, et créait « une commission composée pour moitié de parlementaires et pour moitié de personnalités qualifiées, chargée de proposer dans un délai de douze mois à compter de la promulgation de la loi, les mesures destinées à réserver l'indemnisation aux personnes dont la maladie était causée par des essais nucléaires ». Cela laissait entendre que le dispositif prévu à l'article 1 ne garantissait pas cette indemnisation et qu'un autre dispositif serait proposé dans l'année.
Ces rédactions troublaient également la juridiction administrative dans son appréhension des contentieux en cours, car plusieurs juridictions se demandaient quel texte appliquer et dans quel contexte. Une personne dont la demande d'indemnisation avait été rejetée par le ministre de la défense, puis dont le recours contre cette décision avait été rejeté par un tribunal administratif, avait interjeté appel. La cour administrative d'appel saisie avait sollicité un avis contentieux du Conseil d'État, ce qui est possible lorsque d'autres juridictions sont également saisies et que la question présente un intérêt général. Par un avis du 28 juin 2017, le Conseil d'État a jugé que les nouvelles règles étaient applicables aux instances en cours et que la création de la commission n'avait aucune incidence sur cette question. En d'autres termes, il était impossible de s'appuyer sur la création de cette commission pour prétendre que la règle ne s'appliquait pas. Cet avis contentieux précisait que la présomption ne pouvait désormais être renversée que « si l'administration établit que la pathologie de l'intéressé résultait exclusivement d'une cause étrangère à l'exposition aux rayonnements ionisants due aux essais nucléaires, en particulier parce qu'il n'a subi aucune exposition à de tels rayonnements ». Cette formulation, bien que juridiquement irréprochable puisqu'elle émanait du Conseil d'État, n'a pas totalement convaincu les médecins du Civen, qui considéraient qu'il était scientifiquement impossible de fournir la preuve demandée. En effet, l'expression « aucune exposition » est scientifiquement dénuée de sens.
Cette situation a entraîné la démission de cinq des huit membres du Civen, le neuvième ayant déjà démissionné auparavant. Il ne restait donc que trois membres : le médecin désigné par les associations de victimes, le médecin spécialiste de l'indemnisation du risque des dommages corporels, et moi-même. Nous nous retrouvions donc à trois membres, alors que le quorum devait en compter cinq, et il n'y avait plus de médecins spécialistes des radiopathologies ni d'épidémiologistes. Il était donc impossible d'examiner les demandes de reconnaissance de la qualité de victimes en attente ou nouvellement soumises, ainsi que de statuer sur le montant des indemnisations pour les personnes déjà reconnues comme victimes par le Civen.
Attendre la constitution de la commission, ses recommandations, puis les décisions éventuelles du gouvernement aurait prolongé la paralysie du Civen d'au moins un an, ce qui était inconcevable pour les victimes. J'ai donc entrepris de reconstituer le Civen. J'ai d'abord cherché à obtenir un quorum en nommant deux personnalités qualifiées qui, n'étant pas médecins du Civen, pouvaient être nommées par décret du président de la République sans passer par le Haut Conseil de la santé publique, ce qui a accéléré le processus. Deux magistrats ont été nommés par un décret de septembre 2017, ce qui nous a permis de reconstituer le quorum et de faire aboutir les dossiers en cours. En revanche, il était impossible d'examiner de nouveaux dossiers sans médecins spécialisés. Après avis du HCSP, une médecin spécialiste de la radiopathologie et une médecin-épidémiologiste ont été nommées par décret le 6 novembre, suivies plus tard par un médecin-cancérologue. Cependant, ces médecins avaient précisé dès le départ qu'elles ne pourraient exercer leur mandat que si une règle était définie pour exclure toute automaticité de la reconnaissance de la qualité de victime, faute de quoi elles ne sauraient comment procéder.
Pour permettre l'indemnisation des personnes dont la maladie résultait d'une exposition à des rayonnements ionisants, et non de toutes celles atteintes de l'une des maladies, le Civen a adopté, par une délibération du 14 mai 2018, publiée au Journal officiel et détaillée dans une note sur son site, une nouvelle méthodologie. Cette méthodologie devait être fondée sur des dispositions juridiques solides. C'est pourquoi elle repose sur la notion de doses annuelles efficaces engagées provenant des activités nucléaires, reçues par rayonnements externes et par contamination interne, comme l'a expliqué Mme Aubin, et admissible pour tout public, et non seulement dans le cas polynésien. La dose minimale, fixée conformément aux recommandations des organismes internationaux spécialisés et à une directive de la Communauté européenne de l'énergie atomique (Euratom) de 2013, est de 1 millisievert. Ces normes internationales ont été intégrées dans le droit français par le code de la santé publique, notamment à l'article L1333-2 et à l'article d'application L1333-11. Cette dose très faible, qui n'est susceptible d'entraîner une maladie radio-induite, a été considérée comme la meilleure manière de concilier la suppression du risque négligeable, décidée par le Parlement et respectant l'esprit du vote, avec l'objectif de la loi Morin d'indemniser uniquement les personnes dont la maladie était causée par ces rayonnements.
L'application de cette nouvelle méthodologie par le Civen a permis une augmentation spectaculaire du taux d'acceptation des demandes, passant de moins de 10 % après contentieux à plus de 50 %. Pour les seuls demandeurs résidant en Polynésie française, alors que seulement onze demandes avaient été acceptées de 2010 à 2017, 126 ont été accueillies favorablement en 2019, et encore davantage en 2018 si l'on prend en compte le reliquat des instructions précédentes.
La commission prévue au paragraphe trois de l'article 113 s'est ensuite réunie, présidée par Mme Lana Tetuani, sénatrice de la Polynésie française. Elle a travaillé de manière indépendante, en écoutant non seulement le Civen, mais aussi d'autres spécialistes pour éviter tout conflit d'intérêts intellectuels. Dans ses recommandations, elle a proposé d'adopter la méthodologie du Civen et a formulé d'autres propositions, notamment sur l'ouverture des délais de contestation. Le Premier ministre de l'époque, M. Édouard Philippe, a présidé une réunion en réponse à la présentation de Mme Tetuani, en présence de parlementaires, et a conclu que le gouvernement suivrait ces recommandations. Il était nécessaire de traduire ces recommandations en loi, car nos décisions prises sur la seule base de l'application du décret demeuraient fragiles. Ainsi, la modification de la loi Morin a été introduite dans la loi de finances pour l'année 2019.
Par la suite, divers épisodes ont eu lieu pour déterminer la date d'application. Une décision du Conseil d'État a stipulé que cela ne pouvait pas s'appliquer aux demandes déjà déposées, tandis qu'une décision du Parlement affirmait le contraire. Le Conseil constitutionnel, quant à lui, a jugé que le motif d'intérêt général visant à harmoniser les deux positions ne suffisait pas. Nous sommes donc revenus à l'application de la décision du Conseil d'État. L'essentiel est que cette dose de 1 millisievert a été validée.
Après sa reconstitution, le Civen a modifié son règlement intérieur et son barème d'indemnisation. Il a également dû se réorganiser, et a multiplié par quatre ses réunions de travail, passant d'une demi-journée par mois à une journée complète tous les quinze jours. Nous avons réussi à peu près à absorber cette charge. Nous avons rapidement constaté la nécessité d'un lien plus étroit avec la Polynésie française, c'est pourquoi je me suis rendu sur place avec deux médecins, nous avons rencontré les associations et les autorités locales. Nous avons mis au point des modalités d'audition des victimes polynésiennes, en essayant de tenir compte du décalage horaire, ce qui n'était pas facile à concilier.
La modification des règles a permis d'obtenir des résultats plus significatifs, avec des taux de satisfaction des demandes hors décret, c'est-à-dire en excluant les demandes manifestement hors cadre, supérieurs à 50 % en Polynésie : 56 % en 2018, 51 % en 2019, et 53 % en 2020. Je parle ici de la Polynésie, bien que ce ne soit pas le seul cas. Les pathologies retenues, notamment le cancer du sein et le cancer du poumon, sont en tête. Les sommes versées aux victimes, qui étaient de 25 millions d'euros de 2010 à 2019, ont augmenté pour atteindre environ 10 à 15 millions d'euros par an. Ces efforts ont permis d'améliorer significativement la situation des victimes.
Nous nous sommes longuement interrogés sur la nécessité de créer une antenne du Civen en Polynésie. Nous avons conclu que cela n'était pas opportun, car cela risquait de placer le Civen dans une position de juge et partie. En participant à la présentation des dossiers, on pourrait nous accuser d'avoir orienté les décisions ou d'avoir dissuadé certaines personnes. Sur place, deux acteurs remplissent déjà ce rôle : le comité médical de suivi, dépendant de la direction de la Direction générale de l'armement (DGA), et surtout les associations de victimes, qui agissent en lien direct avec les victimes, en accord avec leur objet social. Suite à la visite du Président de la République, le gouvernement a créé un pôle auprès du haut-commissariat, composé de trois personnes ayant plus de temps pour se déplacer. Cela constitue une amélioration, mais il serait intéressant de savoir si, sur le terrain, cette perception est partagée.
Un autre problème soulevé concerne les expertises médicales une fois que la qualité de victime est reconnue, qui requiert des médecins civils experts, dont le nombre est faible en Polynésie. En outre, ces personnes ne sont pas toujours disposées à se rendre dans des archipels éloignés. Nous avons par conséquent décidé, malgré le coût, d'envoyer périodiquement des médecins experts de métropole, souvent des professeurs de médecine de haut niveau.
La grande difficulté de ce dossier est qu'il se trouve sur plusieurs plans. Les 30 000 personnes évoquées par l'étude d'impact annexée à la loi Morin ne représentent pas une estimation des personnes dont la maladie pourrait être provoquée par les retombées, mais celles potentiellement concernées par cette question, car elles se trouvaient dans des zones à risque. Ensuite, il faut appliquer des textes scientifiques pour affiner cette estimation. Les règles scientifiques sont régulièrement contestées, ce qui est normal puisque les découvertes médicales progressent. On entend souvent que telle ou telle maladie devrait être ajoutée à la liste, mais il est nécessaire d'attendre que les experts internationaux confirment cette inclusion. On peut également remettre en question les données utilisées, notamment celles concernant la Polynésie, à l'image des tables établies par le CEA et critiquées dans Toxique : enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie.
Au sein du Civen, nous étions particulièrement affectés par les témoignages de personnes décrivant leurs souffrances et les limitations qu'elles subissaient en raison de leur maladie. Nous les écoutions attentivement, car cela revêtait une grande importance. Toutefois, dans certains cas, il était évident que ces affections ne pouvaient être liées au rayonnement. Par exemple, des individus nés après la fin des essais atmosphériques, et résidant sur les îles Australes, ne pouvaient être concernés. Ces témoignages renvoient à une réalité sociale, voire culturelle en Polynésie, si je puis me permettre de le dire devant Mme la rapporteure. Je vous raconte un épisode qui éclaire ce que je cherche à exprimer. Nous avons rencontré, avec les médecins qui m'accompagnaient, des religieux dans une église protestante, qui nous ont expliqué que le peuple maohi allait disparaître, que les affections se transmettaient de génération en génération, etc. ce qui n'est pas encore corrompu le sera bientôt, etc. Nous lui avons expliqué que rien ne pouvait laisser penser cela, mais ils nous ont répondu que les essais nucléaires étaient démoniaques, que les Français étaient venus chez eux, peuple pacifique, en promettant que leurs essais nucléaires seraient sans conséquences. Or il y en a eu.
Pour conclure, je reviens sur les propos de Mme Aubin concernant la nécessité de continuer à indemniser les personnes affectées. La commission présidée par Mme Tetuani avait logiquement écarté l'indemnisation forfaitaire, car elle ne reflète pas les disparités réelles. Par exemple, si une personne doit adapter sa maison pour pallier son handicap, l'indemnisation forfaitaire devient inéquitable. Il est essentiel, comme le proposent également la commission et le Président de la République, de produire des formes de reconnaissance, y compris financières, de l'impact des essais nucléaires sur la société polynésienne, qui a entraîné des transformations et un traumatisme lié à l'inquiétude que ces essais ont généré.
Enfin, en discutant avec des médecins, il apparaît que les victimes indirectes des essais nucléaires sont nombreuses. Les changements dans le mode de vie, comme l'arrivée de personnes des archipels dont l'alimentation a radicalement changé, ont provoqué des obésités, des diabètes, etc., qui sont des facteurs cancérigènes reconnus.
Nous entendons parler du Civen tout au long de nos auditions, et grâce à vos interventions, nous comprenons mieux la problématique, même si nous ne la maîtrisons pas totalement. J'ai rédigé un rapport pour la commission des affaires étrangères sur la question de la bombe atomique dans le monde. J'ai collaboré avec les survivants d'Hiroshima et de Nagasaki, et j'ai été membre de l'Association internationale des maires pour la paix, qui milite contre les armes nucléaires.
Les effets dévastateurs de la bombe atomique sont universellement reconnus, y compris par la Croix-Rouge internationale. Les essais nucléaires causent inévitablement des dégâts considérables. En Polynésie, nous avons procédé à plusieurs explosions nucléaires, chacune avec des niveaux de puissance croissants, pour mesurer les conséquences de ces détonations. Le choix de la Polynésie n'est pas anodin. Il semble que les autorités aient pris en compte les risques et les conséquences, préférant les réaliser dans une région moins peuplée et moins fréquentée pour minimiser les expositions. Aujourd'hui, nous parlons des populations qui ont subi ces explosions et présentent un taux de maladies radio-induites supérieur à la moyenne nationale.
Contrairement à la Bretagne, qui est naturellement exposée à une radioactivité élevée, la Polynésie ne présente pas de radioactivité naturelle significative. Cette distinction est importante pour comprendre l'impact des essais nucléaires sur la santé des habitants de cette région.Des chercheurs nous ont expliqué que les Polynésiens, en raison de leur génome, seraient beaucoup plus sensibles à la radioactivité que n'importe quelle autre population. J'accorde du crédit à ces propos. On nous a également informés que les conditions météorologiques, notamment les anticyclones et les mouvements des vents, ont conduit à une exposition généralisée de la Polynésie française à la radioactivité, même s'il est évident que tout le monde n'est pas affecté de la même manière.
Les Polynésiens rencontrent d'importantes difficultés à démontrer, sur la base de documents probants, leur exposition et ses conséquences. Les associations nous ont expliqué cette complexité, et je suis certain qu'elles vous l'ont également exposée. Il est extrêmement ardu pour les Polynésiens de prouver qu'ils sont victimes. La question qui se pose est celle de l'inversion de la charge de la preuve, un sujet abordé dans diverses lois. Il s'agirait de demander à ceux qui contestent cette exposition de prouver le contraire. À mon avis, les Polynésiens sont tous exposés, bien que la maladie ne se développe pas de la même manière chez chacun. Dès lors, je considère que tous les dossiers polynésiens sont recevables, sauf preuve du contraire, et qu'il appartient à l'État et au Civen de fournir cette preuve. J'aimerais connaître votre point de vue sur ce point.
J'ai bien entendu l'historique de l'évolution du Civen. À un certain moment, vous êtes devenu une autorité indépendante, et vous avez mentionné les nombreuses difficultés rencontrées pour établir cette autorité. Il est vrai que les personnes se tournent vers le Civen, qu'elles tiennent responsables des décisions prises. La perception des Polynésiens sur ce sujet est désastreuse. Comment sortir de cette situation ?
Je comprends parfaitement vos préoccupations, Monsieur le député. Il est indéniable que la France a une dette envers la Polynésie. Cependant, je pense que l'erreur réside dans le fait d'avoir abordé cette question uniquement sous un angle médical. En effet, le seuil minimal d'irradiation étant de 1 millisievert, soit moins que la radioactivité naturelle à Paris, affirmer que toutes les maladies développées par les Polynésiens sont imputables aux essais nucléaires n'a aucun fondement médical. Certes, les Polynésiens ont peut-être beaucoup souffert, mais ils ont également bénéficié d'une période de prospérité grâce à la présence du Centre d'essais du Pacifique (CEP).
Je suis d'avis que la loi Morin repose sur des bases erronées. Les études épidémiologiques dont nous disposons, ne démontrent pas de manière concluante des excès significatifs de maladies radio-induites. Mon expérience m'a conduit à cette conclusion, et c'est pourquoi je n'éprouve ni remords ni regrets vis-à-vis des Polynésiens. Je compatis sincèrement et je reconnais la nécessité d'agir, mais je persiste à penser que la loi Morin est fondée sur des prémisses incorrectes.
Le Civen, dans sa forme antérieure ou depuis qu'il a acquis son statut d'autorité administrative indépendante, a toujours appliqué la loi. Je partage le sentiment de Mme Aubin sur l'aspect trompeur de la loi Morin. D'une part, elle établissait une présomption de causalité en faveur des demandeurs souffrant de maladies radio-induites, mais d'autre part, elle stipulait que cette présomption pouvait être écartée si la probabilité d'un lien était faible. La présence significative de médecins spécialistes en maladies radio-induites et en cancers au sein du Civen, était justifiée par la complexité des connaissances scientifiques et médicales nécessaires pour déterminer si un lien entre la maladie et l'exposition aux rayonnements ionisants existait, et si ce lien était fort, faible ou très faible.
Les rayonnements résultant des essais n'étaient généralement pas en quantités importantes, sauf dans certains cas. Certaines personnes relativement proches des essais, notamment en Algérie, n'ont pas développé de cancer. De même, toutes les personnes ayant participé aux opérations du CEP n'ont pas souffert de maladies répertoriées sur la liste. Chaque cas était par conséquent traité individuellement, en prenant en compte des paramètres personnels spécifiques. Ces paramètres incluaient le délai de latence, c'est-à-dire le temps écoulé avant l'apparition de la maladie, ainsi que des notions relatives à la constitution physique de chaque individu, son âge, son lieu de résidence, entre autres. Ces éléments étaient intégrés dans le calcul de la probabilité. Le Civen, conformément à la loi, devait évaluer cette probabilité avec un coefficient d'incertitude, car il n'existe jamais de certitude absolue quant à l'imputabilité, comme le souligne également l'avis du Conseil d'État. Ainsi, même une probabilité très faible était suffisante pour ouvrir le droit à l'indemnisation. Et cette probabilité, même ténue, était rarement atteinte.
Il n'existe pas de système de charge de la preuve tel que vous le décrivez, Monsieur le député. Les personnes qui considèrent être victimes, notamment en Polynésie, doivent simplement indiquer où elles se trouvaient et à quel moment, puis présenter des documents attestant de leur domiciliation. Je vous cite la méthodologie pour les personnes présentes en Polynésie en dehors des sites du CEP, pour lesquelles la méthodologie diffère : « les conséquences sont appréciées par la dose efficace engagée. Cette dose efficace engagée, pour la période des essais, figure sous forme de table dans une étude du CEA de 2006, dont la méthodologie et les résultats ont été validés par un groupe de travail international missionné par l'AIEA ». En d'autres termes, il suffit que les personnes attestent de leur présence à un moment donné et qu'elles aient subi une dose supérieure à 1 mSv pour une année donnée, pour que leur demande soit recevable.
Par ailleurs, il est inexact d'affirmer que le taux de cancers radio-induits est de manière générale supérieur en Polynésie par rapport à la métropole. Cela est vrai pour certains cancers, notamment le cancer de la thyroïde, bien que des taux supérieurs soient également observés en Nouvelle-Calédonie. Je n'ai rencontré aucun médecin affirmant qu'avec un taux de satisfaction des demandes supérieur à 50 % et une dose minimale de 1 millisievert, il est possible de passer à côté d'une victime. Lorsque je présidais le Civen, le professeur Abraham Béhar, figure de proue, aux côtés de l'amiral Sanguinetti, des combats antinucléaires, siégeait, et toutes nos décisions ont été prises avec son accord.
Il est essentiel de clarifier un point : toutes les personnes atteintes de cancers ne peuvent pas attribuer leur maladie aux rayonnements. Il convient de se baser sur ce fait, à moins d'envisager d'indemniser le risque et l'angoisse générés par les essais nucléaires, le mensonge sur l'absence de risque pour tous, etc. Cela nous mènerait à une impasse. Nous ne descendrons pas en dessous de 1 millisievert. D'ailleurs, à l'époque des essais nucléaires, la dose admissible pour le public n'était pas de 1 millisievert, mais de 5 millisieverts. Cette dose a ensuite été abaissée pour l'ensemble de la population.
La France se félicite toujours de faire plus et mieux que les Américains : ils fixent une probabilité de 20 %, nous sommes à 1 % ; leur seuil est à 5 millisieverts, le nôtre est de 1 millisievert, etc. Nous discutons dans un contexte où les connaissances ont évolué, ce dont j'ai parfaitement conscience et qui m'incite à m'exprimer avec précaution. Nous avons auditionné plusieurs experts de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), qui évoquent un seuil de gestion, non pas un seuil scientifique, et encore moins médical. De votre côté, vous mentionnez des médecins qui affirment que ce seuil de 1 millisievert est pertinent.
Mme Aubin souligne que le défaut de la loi Morin réside dans son approche principalement médicale. J'entends bien que tous les cancers en Polynésie ne sont pas liés aux essais nucléaires. Toutefois, il faut considérer l'effet sociétal qui a évolué. Certaines maladies, comme le cancer du poumon, peuvent apparaître non pas à cause de l'exposition au rayonnement, mais en raison d'un changement de mode de vie. J'ai bien compris vos remarques à ce sujet, Monsieur Christnacht.
En outre, si le nombre moyen de cancers n'est pas plus élevé qu'ailleurs, en revanche l'âge moyen des patients est inférieur d'environ douze ans par rapport à la moyenne nationale. De même, certaines maladies, notamment le cancer du sein, semblent survenir plus tôt.
Je souhaite revenir sur le logiciel Niosh-Irep. Celui-ci utilise des paramètres personnels, ce qui introduit une forme d'incertitude, par exemple sur le lieu de résidence. Cela pose la question du niveau d'information et de protection des populations à l'époque. J'avais quatre ans lors du tir Centaure, en 1974. Je n'ai pas de souvenirs précis, mais je sais que notre quotidien n'était pas bouleversé. On ne nous demandait pas de rester chez nous, aucune préconisation n'était émise. Lorsqu'une personne renseigne son lieu de résidence, qui sait si elle n'était pas en vacances sur la Presqu'île lors de la semaine du 17 juillet 1974 ? Comment le savoir ? Ces éléments ne sont pas pris en compte dans le logiciel.
Madame Aubin, vous avez évoqué la dosimétrie d'ambiance et la dosimétrie reconstituée. J'aimerais obtenir davantage de précisions à ce sujet.
Je peux vous expliquer ce qu'est la dosimétrie d'ambiance, en revanche la dosimétrie reconstituée me laisse plus hésitante. La dosimétrie d'ambiance sur un bateau, par exemple, mesure les rayonnements ionisants dans l'air et dans l'eau, ce qui est pertinent pour du point de vue environnemental. Les populations ne disposant pas de dosimètre, leur exposition est évaluée en fonction de cette dosimétrie d'ambiance. Peut-être ces mesures étaient-elles défaillantes, mais je n'ai aucune raison de douter de la manière dont l'armée a effectué son travail lors des essais. Il est possible que la population n'ait pas été systématiquement invitée à se mettre à l'abri. D'ailleurs, je ne sais pas si cela aurait été très efficace. Je ne suis pas informée sur ce point précis.
Il serait pertinent de disposer du taux de satisfaction des demandes d'indemnisation par zone. Par exemple, pour les îles Gambier ou la Presqu'île, je pense que plus de 90 % des demandes étaient satisfaites. Madame la rapporteure, vous avez mentionné la possibilité de séjours sur la Presqu'île de résidents d'autres lieux de la Polynésie. Lorsque j'étais président du Civen, il suffisait que quelqu'un nous dise qu'il s'était rendu à la Presqu'île à tel moment parce qu'il y avait un membre de sa famille, pour que, si la durée du séjour était suffisante, nous acceptions sa demande.
J'estime que, sur des bases scientifiques, puisque nous disposons actuellement de données pour évaluer tant la maladie que le lien avec les rayonnements, il sera difficile de dépasser un taux de satisfaction des demandes de 50 % ou 60 %, et de 80 % ou 90 % dans certaines zones. Nous pourrions y parvenir, mais sur une autre base. Il ne faudrait pas répéter l'erreur commise à propos des 0,3 %, c'est-à-dire fixer un objectif, par exemple 80 % de taux de satisfaction pour tout le monde, et trouver un subterfuge scientifique pour convaincre les médecins.
Il est certain aujourd'hui que, même à des doses très faibles, il est impossible de déterminer si un cancer figurant sur la liste des cancers radio-induits est effectivement causé par le rayonnement. À l'heure actuelle, nos connaissances ne permettent pas de trancher cette question. Ce que j'ai compris, c'est qu'il subsiste une incertitude, même à des seuils très bas. Pensez-vous qu'il reste une incertitude relative aux très faibles doses ?
Certains cancers, comme celui du poumon, affectent particulièrement les fumeurs. Cependant, des non-fumeurs sont atteints de cancer du poumon. Il n'existe donc pas de signature unique pour le cancer. L'exposition au rayonnement ionisant, telle que la radio, constitue une cause très secondaire de cancer, à l'exception notable des cancers de la thyroïde et des leucémies. C'est ce que ma modeste connaissance en matière médicale me permet d'affirmer aujourd'hui.
Monsieur le Président, je souhaite revenir brièvement sur l'histoire du Civen, en particulier sur la période allant de 2010, date d'entrée en vigueur de la loi, à 2021, c'est-à-dire la fin du mandat de M. Christnacht. Le véritable tournant s'est opéré avec la loi Erom, notamment par l'abandon de la disposition qui pouvait constituer une restriction à la présomption de causalité. Ce changement nous a obligés à effectuer un calcul de probabilité, en tenant compte de cette absence de signature spécifique des cancers dont vient de parler Mme Aubin. Bien que nous progressions dans les traitements, nous ignorons encore les causes exactes de ces maladies. Il n'est pas possible de déterminer la part des rayonnements ionisants par rapport à d'autres facteurs dans le développement d'un cancer chez une personne ayant été exposée à ces rayonnements, surtout si cette exposition a été de faible durée et de faible intensité. Aussi, de 2010 à 2021, nous avons dû nous appuyer sur des probabilités, et intégrer divers éléments pour parvenir à un résultat. De ce point de vue, le statut du Civen n'avait aucune incidence.
L'abandon acté par la loi Erom du concept de risque négligeable, qui nous obligeait examiner s'il existait ou non un risque négligeable de causalité, est déterminant. Par la suite, le calcul d'une probabilité de causalité est devenu totalement injustifié et inutile, car remplacé par un critère de 1 millisievert par an. Dès lors, toute personne ayant reçu une dose de 1 millisievert dans une année pouvait être considérée comme éligible, sous réserve des conditions de recevabilité, à l'indemnisation. À partir de ce point de bascule, non seulement les acceptations concernant la population polynésienne ont augmenté, mais également le nombre de dossiers. Auparavant, le nombre de demandes présentées par la population, et je ne parle pas ici des travailleurs présents sur les sites du CEP, représentait une très faible proportion des dossiers soumis à l'examen du Civen, comparativement aux dossiers présentés par les anciens militaires.
Je pense qu'une erreur a été commise lorsque, pour augmenter le nombre de bénéficiaires, la zone géographique puis la période ont été considérablement élargies. Une autre méthode, peut-être encore applicable aujourd'hui, consiste à se concentrer sur la période des essais aériens, et à prendre en compte l'ensemble des personnes dans certaines zones. Cela permettrait d'éviter de perdre du temps à identifier précisément les équipes présentes dans ces zones au moment des tirs. Lors des essais souterrains, il est évident que des personnes ont été affectées, notamment celles qui travaillaient à proximité. Ainsi, nous avons accepté les demandes de tous les plongeurs.
Il convient de se garder de susciter de faux espoirs. Les dossiers de personnes nées cinq ans après la fin des essais atmosphériques, et qui habitent aux îles Australes, seront rejetés, il faut le dire. Même si, dans quelques années, nous descendons en dessous du seuil de 1 millisievert. Je crains que le système actuel, qui génère des insatisfactions, comme vous l'avez bien noté, madame la rapporteure, ne mène à une forme d'embolie dans l'instruction des dossiers.
Non. Si la présomption de causalité est totalement irréfragable, même au-delà des critères définis par le Conseil d'État, cela signifierait qu'il suffirait d'avoir été domicilié ou d'avoir séjourné dans une zone à un moment donné, et d'avoir contracté la maladie, pour être indemnisé. Je pense que cette présomption pourrait être acceptable dans certaines zones et pour certaines périodes spécifiques, mais pas pour l'ensemble de la Polynésie et pour toute la durée des essais nucléaires. En effet, cela reviendrait à affirmer que, pour cette période, tous les cancers auraient pour seule cause les essais nucléaires. Autrement dit, cela impliquerait que, sans ces essais, ces cancers n'auraient pas existé, ce qui est absurde.
Cependant, il ne me semblerait pas choquant de dire aux habitants de certaines zones, telles que les îles Gambier ou la Presqu'île, voire plus largement, qu'ils seront indemnisés directement.
Nous vous remercions sincèrement pour cette audition, qui, je pense, a considérablement éclairé chacun d'entre nous. Elle intervient à un moment opportun, puisque nous sommes à mi-parcours de nos auditions. Si vous souhaitez nous transmettre des compléments de réflexion personnelle ou d'autres informations suite à nos échanges, n'hésitez pas à le faire de manière informelle.
La séance est levée à 19 heures 30
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Membres présents
Présents. – M. Xavier Albertini, Mme Raquel Garrido, M. José Gonzales, M. Didier Le Gac, M. Jean-Paul Lecoq, Mme Joëlle Mélin, Mme Mereana Reid Arbelot.