Pour nous, il était invisible. Cependant, les aiguilles des appareils de mesure s'affolaient. C'est ainsi que nous avons su que nous étions passés dans le nuage, ce qui a entraîné une panique à bord. Le commandant nous a d'ailleurs demandé de nous faire décontaminer. Pourtant, il n'existe aucune trace de cet événement dans mon dossier. Il serait intéressant de consulter les rapports de fin de commandement des navires. En effet, le commandant est tenu d'y consigner tout incident. Du côté du SMSR, tous les documents existent, et se trouvent à Bruyères-le-Châtel, près de Montlhéry. Mais je pense que l'incident dont je vous parle n'a jamais été retranscrit correctement sur des documents officiels.
J'aimerais ajouter que, en 1975 et en 1979, toutes les unités de mesure ont été changées. Je n'ai découvert l'existence du sievert qu'au moment où j'ai réadhéré à l'Aven. À mon époque, on parlait de rem. Et je crains que, dans certains documents, la transposition des unités de mesure ait pu ne pas être effectuée selon les règles.
Après mon séjour en Polynésie, qui m'avait ravi – faire de la recherche fondamentale est tout de même exceptionnel pour un mécanicien aéronautique –, j'ai décidé de poursuivre dans cette voie et, de retour en métropole, j'ai suivi une formation d'officier marinier. Puis, au début de l'année 1966, je me suis porté volontaire pour suivre une formation de technicien en radioprotection à Cherbourg, et j'ai obtenu les diplômes civil et militaire. Au cours de ma deuxième mission en Polynésie, j'ai beaucoup déchanté. À Moruroa, j'ai été affecté sur une gabare en tant que quartier-maître de première classe, puisque je n'étais pas encore officiellement nommé officier marinier. Pour un jeune marin, donner des instructions à un capitaine de frégate, à la direction du port, pour pallier les imprudences et les défaillances sur la Rance, était une mission particulièrement ardue. J'ai pris l'initiative de demander à mon ancien supérieur au SMSR la possibilité d'utiliser la barre de décontamination du personnel civil du SMSR. Immédiatement, un officier de la frégate De Grasse m'a appelé pour m'interdire tout contact avec le SMSR.
Comme en témoigne le document que je vous ai remis, notre gabare n'était pas du tout conçue pour travailler en zone contaminée. Nous ne disposions que de douches communes aux zones vie et contaminée. Ce bateau opérait au point zéro, car sa mission consistait à mouiller tous les blocs de béton et d'amarrage des barges pour les tirs. La tenue des plongeurs différait considérablement entre les militaires et les civils ; les uns portant une tenue en néoprène, les autres ce que l'on appelait une tenue Dräger. Je peux vous assurer que ces plongeurs ont subi des contaminations et des irradiations importantes.
Pour moi, cette mission a constitué une grande désillusion. Jeune, voulant bien faire, j'ai été confronté à une impossibilité d'agir, et j'ai envisagé de changer de voie. Après la campagne de tirs de 1968, j'ai été affecté à la surveillance du site et j'ai réintégré la section « effets proches », qui était beaucoup plus sérieuse. Mon travail consistait à surveiller l'ensemble du site et à procéder à de nombreux prélèvements. Nous effectuions également le contrôle de tous les circuits d'eau de mer des bateaux lorsqu'aucun technicien radioprotection n'était affecté à bord. Nous contrôlions tous les navires entrant dans le lagon. J'ai même bloqué un navire dont le commandant refusait de se soumettre à mes contrôles. L'une de mes missions concernait la surveillance des opérations de détartrage, mais on se gardait de me prévenir lorsqu'un détartrage avait lieu, car j'imposais des mesures de sécurité strictes. J'étais en effet outré de voir les conditions dans lesquelles s'effectuait le détartrage, avec des ouvriers pataugeant dans le tartre sans protection, et je me sentais impuissant.
Ma mission s'est achevée en juin 1969 et, bien qu'ayant la possibilité de rester deux ans avec un double salaire et une double année d'ancienneté, j'ai refusé de prolonger. Je souhaitais abandonner le nucléaire. Malheureusement, la marine manquait de techniciens en radioprotection, et je me suis retrouvé de nouveau affecté au SMSR, à Montlhéry. Mon premier contact avec mon chef de service a été épique. Je l'ai traité de « zébulon sauteur » et lui ai dit « plus vous avez de galons, plus vous vous permettez des choses ! ». Je me suis permis cet éclat parce que je voulais quitter ce poste. Mais cela n'a pas suffi. On m'a maintenu en fonction, et on m'a affecté à la préparation des missiles pour les avions Vautour. J'ai également équipé les avions d'Air France d'enregistreurs de radioactivité et de pastilles de collecte de poussières radioactives. Cela a permis de découvrir des zones très radioactives, notamment Anchorage. Je contrôlais également les avions de l'armée revenant de Papeete.
Lors de la campagne d'essais de 1971, j'ai été de nouveau affecté en Polynésie, à Reao, ce que j'ai ressenti comme une punition. J'ai sollicité à nouveau mes autorités de tutelle, le SMSR et la section « effets lointains », gérée par des militaires. J'insiste sur la distinction, au sein du SMSR, entre la section « effets proches », civile, et la section effets lointains », militaire. Dans cette dernière, seule comptait l'obéissance aux ordres. À Reao, j'ai pris l'initiative de demander la suspension de la collecte de l'eau de pluie les jours de tirs, afin d'éviter la contamination des citernes d'eau. Bien que nous jouissions d'une certaine liberté, j'ai formellement demandé cette autorisation. Je n'ai eu pour toute réponse que soixante jours d'arrêts pour insubordination. Cependant, j'ai été blanchi, car ma demande était justifiée et la direction civile du SMSR l'a reconnu.
À la suite de cette punition, j'ai été transféré à Mangareva, où j'étais présent le 8 août 1971, soit le jour de la retombée. Les ordres étaient clairs, ce jour-là : nous étions censés réaliser un exercice ; autrement dit, aucune retombée ne devait se produire. Pour ma part, j'avais pour mission d'effectuer des mesures et d'en rendre compte à ma hiérarchie. Ce matin-là, j'ai appris que la population devait être évacuée à 7 heures. J'ai demandé aux responsables militaires de retarder l'évacuation jusqu'à ce que ma reconnaissance soit terminée. Or ma demande a été ignorée, et la population a été évacuée alors que j'étais à l'extérieur, en tenue complète, avec masque et appareil de mesure. En me voyant, la population a aussitôt compris qu'il ne s'agissait pas d'un exercice. Cet incident a été signalé aux plus hautes instances de l'État. Le directeur des essais est venu enquêter sur place et m'a auditionné. J'ai ensuite été convoyé de Mangareva à Moruroa, puis à Hao, et enfin en métropole, afin d'être de retour à Rochefort le 1er septembre. À Hao, j'ai fait l'objet d'une surveillance médicale et d'une spectrométrie gamma. Pourtant, rien n'a été consigné dans mon livret médical. Lorsque j'ai quitté la marine, en 1979, j'ai demandé aux médecins s'ils disposaient des informations relatives à mon passé et ma présence lors des essais nucléaires. Ils m'ont répondu qu'ils n'en avaient aucune. Je soupçonne que ce fameux livret médical, pourtant réglementaire, n'a en vérité jamais existé.
Permettez-moi d'aborder un autre point. Parmi les documents que je vous ai remis, certains concernent une donnée essentielle qui, jusqu'à présent, ne vous a pas été communiquée, à savoir la nature des rayonnements et des radionucléides qui les émettent. En radioprotection, nous identifions quatre types de rayonnements : le rayonnement alpha, une particule lourde à faible pénétration, qu'on arrête avec une simple feuille de papier ; le rayonnement bêta, un peu plus pénétrant mais encore limité ; le rayonnement neutronique, très pénétrant ; et les rayonnements gamma, également très pénétrants. Lors des examens, il est impératif de considérer tous les radionucléides, d'où l'importance des tableaux que je vous ai fournis, détaillant la nature des rayonnements. À l'époque, nous ne subissions pas les examens médicaux que nous aurions dû passer. Nous aurions dû subir des analyses d'urine et de selles afin d'identifier les contaminants internes réellement avions reçus. Cela n'a jamais été abordé. Je vous invite à lire la thèse de doctorat de Marianne Lahana, responsable juridique du Comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen), notamment les pages 198 et 199, où cela est clairement expliqué. Cette défaillance médicale explique pourquoi nous gagnons nos procès en juridiction civile, ce qui représente environ 30 % des indemnisations.
Par ailleurs, aucune analyse de l'altitude de mise à feu n'a été produite pour les essais nucléaires français. À Hiroshima, la bombe a explosé à 600 mètres d'altitude, créant une boule de feu de 200 mètres de diamètre. Ainsi, la contamination de produits radioactifs a été faible. En revanche, il y a eu beaucoup de produits d'activation, puisque c'est en les rencontrant au sol que les rayonnements neutroniques rendent les matériaux radioactifs. Il n'y a aucune comparaison possible entre ce qui s'est passé au Japon et en Polynésie, car les tirs en Polynésie ont été effectués à des altitudes relativement basses. Cela a entraîné un effet de sol, aspirant toutes les matières présentes dans le lagon, y compris l'eau, ce qui a considérablement augmenté la quantité de produits radioactifs. Dans le vocabulaire militaire, on pourrait qualifier cette bombe de « bombe sale », même si les militaires emploient plutôt ce terme lorsqu'il n'y a pas de fusion.
J'aimerais d'ailleurs préciser la différence entre une bombe à fusion et une bombe à fission. Lorsqu'on fusionne deux atomes d'hydrogène ou de deutérium et de tritium – ce qui produit de l'hélium – on ne produit pas de radionucléides radioactifs – c'est pourquoi l'on dit parfois qu'une bombe thermonucléaire est « propre ». Cela peut paraître choquant mais c'est vrai car au fond, très peu d'éléments radioactifs sont libérés. Une bombe « A » pourrait quant à elle être vue comme une bombe à fragmentations, car elle disperse de très nombreux éléments radioactifs.