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Intervention de la médecin-chef Anne-Marie Jalady

Réunion du mercredi 5 juin 2024 à 15h00
Commission d'enquête relative à la politique française d'expérimentation nucléaire, à l'ensemble des conséquences de l'installation et des opérations du centre d'expérimentation du pacifique en polynésie française, à la reconnaissance, à la prise en charge et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français, ainsi qu'à la reconnaissance des dommages environnementaux et à leur réparation

la médecin-chef Anne-Marie Jalady, responsable du département de suivi des centres d'expérimentation nucléaires (DSCEN) de la direction générale de l'armement (DGA) du ministère des Armées :

Médecin des armées, mon parcours est à la fois universitaire et de terrain. J'ai servi comme médecin des forces pendant 27 ans au service de santé des armées, avec une pratique clinique en médecine générale et en médecine de prévention du travail, au profit des militaires et des civils de la défense. Ces quinze dernières années, je me suis spécialisée dans le domaine nucléaire, radiologique, biologique et chimique (NRBC), dont je suis praticienne certifiée. J'ai obtenu un master en risque sanitaire NRBC, créé par l'école du Val-de-Grâce sous l'égide de l'université Pierre et Marie Curie, ainsi qu'un diplôme universitaire de radioprotection pour les médecins du travail de l'université Paris-Descartes. J'ai réalisé plusieurs missions en médecine d'intervention et de secours dans ce domaine, notamment des exercices de prise en charge médicale sous contrainte NRBC, ainsi que la conception et la direction de formations pour les médecins et infirmiers militaires à la décontamination et au sauvetage en cas d'événement NRBC, que ce soit en opérations extérieures (Opex) ou sur le territoire national.

Je dirige le département de suivi des centres d'expérimentation nucléaire depuis décembre 2022. Mon adjoint, Jean-Philippe Ménager, ingénieur civil de la défense sert dans ce département depuis douze ans et m'assiste notamment pour le suivi environnemental de la surveillance de Moruroa et Fangataufa. Le DSCEN a été créé par arrêté le 7 septembre 1998, lors de la dissolution de la Direction des centres d'expérimentations nucléaires (Dircen) et du Service mixte de surveillance radiologique-biologique de l'homme et de l'environnement (SMSRB). Ce département a pour mission d'assurer à la fois le traitement des demandes de suivi médico-radiobiologique du personnel du ministère des armées et le suivi environnemental des anciens sites d'essais nucléaires, Moruroa et Fangataufa. Il est installé au Fort de Montrouge et, à sa création en 1998, notre département comportait des scientifiques de la DGA et du Commissariat à l'énergie atomique. Depuis la fin de l'année 2018, le DSCEN ne compte plus aucun personnel du CEA.

Depuis sa création, le DSCEN est dirigé par un médecin militaire, car il gère près de 500 000 données individuelles ou collectives à caractère médical, incluant des données de suivi médico-radiobiologique individuel et des dossiers médicaux. Seul un médecin est habilité à exploiter ces documents, conformément à la loi sur le secret médical. La présence d'un médecin dans ce département est prescrite par l'arrêté ministériel du 10 mai 2019, qui décrit les missions du DSCEN. Le département opère sous pilotage ministériel, en particulier sous le contrôle du DSND. Le CEA, quant à lui, assure les opérations relatives au suivi des anciens sites. Il constitue notre appui technique ainsi que l'expert technique national en matière de nucléaire de défense.

Notre département poursuit quatre missions principales. La première mission se rapporte à la supervision et au contrôle de la surveillance radiologique et géomécanique des deux sites d'essais nucléaires en Polynésie, à savoir Moruroa et Fangataufa. Cette surveillance, qui nous occupe beaucoup au quotidien, est réalisée à la fois par des campagnes de mesures ponctuelles et par des mesures continues. Elle s'appuie sur un état des lieux établi à la fin des essais nucléaires français par deux expertises internationales demandées par la France pour examiner les domaines radiologique et géomécanique. Sur le plan radiologique, une expertise a été conduite par l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) de 1996 à 1998. Cette expertise internationale a mobilisé 75 experts de vingt nationalités, 25 organismes internationaux et 22 laboratoires de treize pays. Les conclusions de cette expertise étaient les suivantes : « Il n'est pas nécessaire de poursuivre la surveillance de l'environnement de Moruroa et Fangataufa à des fins de protection radiologique. Aucune mesure corrective n'est nécessaire pour des raisons de protection radiologique, que ce soit maintenant ou à l'avenir. »

Cependant, la France a décidé de continuer la surveillance radiologique de ses atolls et de leur environnement. Cette surveillance est effectuée par une campagne de prélèvements physiques et biologiques annuelle, appelée mission Turbo. Les prélèvements physiques concernent les eaux océaniques, les eaux de lagons, les eaux souterraines, le sol, le sable et les sédiments. Les prélèvements biologiques incluent la noix de coco, le plancton, la faune aquatique, les poissons et les crustacés. Chaque année, entre février et mai, environ 70 personnes sont mobilisées pour cette mission. Une petite équipe du CEA, composée d'une dizaine de personnes, inclut des scientifiques, ainsi que des plongeurs et des pilotes d'embarcation recrutés localement. Cette mission bénéficie du soutien logistique du personnel du ministère des armées et du Commandement supérieur des forces armées en Polynésie (Comsup), couvrant 85 zones de prélèvement et les deux atolls de Moruroa et Fangataufa, ainsi que leur environnement. Environ 350 échantillons, représentant 1 200 kg, sont prélevés, et 700 analyses sont réalisées dans les laboratoires de haute technicité du CEA près de Paris.

Sur le plan radiologique, une surveillance continue est assurée par des préleveurs d'air et des dosimètres d'ambiance à Moruroa. Concernant la géomécanique, une expertise internationale de Moruroa et Fangataufa a été demandée par la France après les essais nucléaires. Réalisée par la Commission géomécanique internationale, dirigée par le professeur Charles Fairhurst, cette expertise a conclu en 1999 à l'absence de déstabilisation du socle volcanique des atolls, mais à une déstabilisation locale des formations carbonatées nécessitant la poursuite de la surveillance géomécanique des anciens sites d'essais nucléaires. En 2024, la surveillance géomécanique est continue à Moruroa. Elle est assurée par un système unique de télésurveillance appelé Telsite. Une surveillance ponctuelle est également effectuée par des campagnes de mesures topographiques régulières sur les deux atolls. Les résultats de ces surveillances sont publiés dans des rapports techniques disponibles en ligne sur le site internet du ministère des armées. Le DSCEN finalise et édite ces bilans de surveillance après de nombreux échanges avec les scientifiques du CEA, les experts de la Commission de sécurité des anciens sites (C3S) et de l'Autorité de sûreté nucléaire de défense (ASND) à Paris. À l'issue de ce processus, nous adressons les bilans pour validation au DSND.

La deuxième grande mission du DSCEN est une mission de communication, notamment celle des résultats de cette surveillance. Le ministère des armées a publié plusieurs ouvrages scientifiques de référence, dont celui intitulé La dimension radiologique des essais nucléaires français en Polynésie : À l'épreuve des faits, paru en 2006, c'est-à-dire dix ans après la fin des essais. Cet ouvrage est conçu par une équipe mixte de scientifiques du DSCEN, qui a opéré une synthèse exhaustive sur les expositions, sur la base d'archives techniques et de surveillance. Il comporte près de 500 pages de données scientifiques sur les conséquences environnementales des essais nucléaires français en Polynésie. Je souligne l'importance de cet ouvrage, reconnu comme une référence par les acteurs du domaine. Il est disponible sur Internet en accès libre.

La communication des résultats de la surveillance de Moruroa et Fangataufa s'effectue lors d'une commission d'information à Papeete, présidée par le haut-commissaire, conformément à l'arrêté du 4 mai 2015. La dernière commission s'est tenue le 10 novembre 2023 à Papeete. Je me suis rendue sur place pour présenter les résultats aux autorités civiles et militaires, aux élus et à la presse. Une action de communication a ensuite eu lieu à Moruroa le 9 mars 2024. À la demande des autorités, je me suis alors exprimée devant une délégation invitée par le haut-commissariat et composée de personnalités politiques, dont Mme la rapporteure, d'associations de vétérans, et de retraités. Cette action a été suivie par la presse. J'ai également rendu accessibles sur le site internet du ministère des armées deux films de quatre minutes chacun, décrivant la surveillance environnementale des deux atolls en détail. Ces films, très pédagogiques, sont disponibles en version française et en tahitien, afin de rendre cette surveillance compréhensible pour le plus grand nombre.

La troisième grande mission du DSCEN est la conservation et l'exploitation des archives médicales de la période des essais nucléaires français. Le DSCEN dispose du suivi médico-radio-biologique des travailleurs du ministère des armées, soit 78 000 personnes présentes pendant les essais nucléaires français. Nous ne détenons pas les archives médicales de toutes les personnes ayant travaillé sur les sites à cette époque, mais nous possédons les résultats médicaux individuels du personnel du ministère des armées considéré comme exposé au rayonnement ionisant, et ayant bénéficié d'examens spécifiques dans ce domaine. Il s'agit en particulier de dosimétrie individuelle ou collective d'ambiance, des résultats d'analyses radio-toxicologiques des urines et des selles, de résultats sanguins, de numérations-formules, de fiches de soins de l'infirmerie-hôpital des sites (IHS), ainsi que de dossiers de médecine de prévention. Ces archives représentent 330 mètres linéaires.

De 2003 au 31 mai 2024, nous avons comptabilisé 6 540 réponses à des demandes d'accès à ces données médicales. Nous cherchons et ouvrons les archives comportant les données médicales individuelles. Nous réalisons des copies pour les personnes qui demandent une indemnisation ou pour celles qui souhaitent obtenir des informations sur leur passé radiologique, c'est-à-dire les vétérans et leurs ayants droit. Nous fournissons des copies au Comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen), aux médecins du haut-commissariat participant à la mission « aller vers », aux médecins du centre médical de suivi, afin de les aider à constituer les dossiers d'indemnisation, aux médecins de la commission de recours de l'invalidité, ainsi qu'au service des pensions militaires d'invalidité de La Rochelle. En 2023, nous avons constaté une augmentation significative des demandes, avec un nombre de dossiers médicaux traités ayant plus que doublé par rapport à 2021, passant de 201 à 460 dossiers, soit le volume de dossiers le plus important que nous ayons eu à traiter depuis treize ans. Cela a exigé un effort considérable pour respecter le délai de réponse au Civen de deux mois. Nous parvenons à respecter ce délai pour tous les dossiers médicaux, même si cela représente une difficulté.

Enfin, la quatrième grande mission du DSCEN concerne la conservation et l'exploitation des archives non médicales. Ces archives ne contiennent pas de résultats médicaux individuels, et sont principalement classifiées ou protégées. Il s'agit des archives du Service mixte de sécurité radiologique (SMSR), du Service mixte de contrôle biologique (SMCB) et de la Dircen.

Le DSCEN a été déclaré « service d'archives intermédiaires du ministère des armées » au Journal officiel du 28 décembre 2023. Mon service n'est pas ouvert au public : il ne dispose pas de salle de lecture et se trouve en zone protégée. Nos archives sont qualifiées d'intermédiaires, par opposition aux archives définitives. Elles constituent en réalité des documents de travail, tant que leur durée d'utilité administrative n'est pas échue. Nous possédons des archives médicales classées « secret médical » selon la loi, ainsi que des archives non médicales, le plus souvent classifiées « confidentiel défense » ou protégées par une mention de protection. Depuis les décisions de la table ronde de 2021, nous ouvrons régulièrement nos archives aux chercheurs qui en font la demande. Cependant, cette ouverture est limitée par le respect des lois et des procédures en matière de protection du secret défense et du secret médical. Avant toute communication, une archive doit être systématiquement relue par du personnel compétent pour vérifier que sa divulgation respecte les textes de loi en vigueur. Ces textes ont été modifiés à l'été 2021. Pour la première fois, une articulation et une cohérence ont été établies entre le code du patrimoine, cadre législatif et réglementaire des archives, et l'instruction générale interministérielle (IGI) 1 300 sur la protection du secret de la défense nationale. L'IGI 1 300 a été modifiée en août 2021, et nous nous sommes adaptés à ces nouveaux textes. L'article L213-2 du code du patrimoine décrit précisément les cas où la communication des archives est impossible.

Depuis ma prise de fonction, nous avons examiné 4 435 archives du Centre d'expérimentation du Pacifique (CEP) au Service historique de la défense (SHD), afin de donner un avis en commission technique de déclassification. Ces temps de lecture et ces participations à ces commissions ont significativement impacté notre activité, les déclassifications du SHD ayant été nombreuses et réalisées dans un délai très contraint. Nous avons par ailleurs accueilli plusieurs chercheurs. En février 2024, pour les documents librement communicables, nous avons remis 44 documents à un chercheur, dont 32 documents déclassifiés pour la première fois. À cela s'ajoutent 46 documents non librement communicables, pour lesquels la DGA a signé une décision de déclassification en février 2024. En 2023, la DGA avait signé 112 décisions de déclassification via le DSCEN. L'ensemble de ces tâches a exigé du DSCEN un travail considérable de recherche, de lecture, d'examen de communicabilité, de déclassification et d'instruction des dérogations pour les archives non librement communicables. Ces activités se sont ajoutées à nos missions habituelles.

Les travaux de votre commission portent sur des sujets complexes, souvent liés à des faits anciens remontant, dans le cas des essais aériens, à plus de cinquante ans. Les réponses précises aux questions légitimes sont parfois difficiles à obtenir, et nécessitent un effort considérable. Mon département, composé d'une petite équipe de quatre personnes, est mobilisé pour l'ensemble des missions que je viens de décrire. Le DSCEN s'appuie, dans toutes ses actions, sur des faits, des données scientifiques et des mesures. Chaque année, nous publions les résultats de la surveillance radiologique et géomécanique à Moruroa et Fangataufa. Nous nous engageons également à assurer une transparence maximale en fournissant le plus d'informations possible, que ce soit pour la recherche de données médicales dans le cadre des dossiers d'indemnisation, ou pour les chercheurs. Les dossiers médicaux sont traités dans un souci constant de l'intérêt du patient. Un effort important est réalisé pour rendre nos archives toujours plus accessibles, dans le respect de la loi.

Enfin, je précise que, bien qu'il partage le même acronyme, notre département ne doit pas être confondu avec la Délégation polynésienne pour le suivi des conséquences des essais nucléaires, qui n'a pas les mêmes missions. Nous assurons, pour notre part, le suivi des centres d'expérimentations et non le suivi des conséquences des essais nucléaires.

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