J'ai été nommé Président du Civen par décret le 2 février 2017, pour les 13 mois restants du mandat de M. Prieur, qui avait démissionné. En 2018, j'ai été reconduit pour un mandat de trois ans. Les quatre années de ma présidence ont été marquées par une longue incertitude sur les normes applicables, paralysant l'activité du Civen pendant environ un an. Une clarification progressive, achevée fin 2018, a permis de lever cette incertitude. À partir de cette clarification, nous avons changé d'échelle. Les nouvelles demandes ont afflué, et le taux de réponse favorable a considérablement augmenté. Cela a imposé de nouvelles méthodes de travail au Civen et une augmentation de ses moyens.
Le dispositif précédent ne donnant pas satisfaction, le gouvernement a proposé d'abaisser le taux de 1 % à 0,3 %. Il a soumis ce projet de décret au Conseil d'État, qui a répondu que le pouvoir réglementaire était incompétent pour prendre ce décret, car selon la loi, il revenait au Civen de définir la méthode. Il aurait fallu que le Civen procède à ce changement, mais cela était difficile étant donné sa composition, d'autant plus que ce changement n'était pas fondé sur une analyse scientifique, puisqu'il s'agissait d'augmenter les résultats en changeant le taux posait un problème d'ordre scientifique. Le gouvernement a donc intégré cette disposition des 0,3 % dans le projet de loi Erom, ce qui était une manière de déposséder le Civen de sa prérogative quant à la définition de la méthode. Cependant, lors du débat parlementaire, la commission mixte paritaire n'a retenu aucun des deux taux, supprimant même la mention d'un possible renversement de la présomption par quelque méthode que ce soit. Par conséquent, nous avions une présomption qui semblait ne plus pouvoir être renversée.
Toutefois, si l'article premier n'avait pas été modifié et continuait de poser le principe de l'indemnisation des victimes des essais nucléaires, et si les conditions de lieu, de temps et de maladie suffisaient, le Civen ne pouvait pas respecter les dispositions définissant son rôle. Il ne s'agissait plus seulement des victimes des essais nucléaires qu'on ne pouvait pas rechercher, mais de toute la population située dans les zones concernées durant les périodes des essais nucléaires. Ces personnes souffraient de maladies sans que l'on puisse établir de lien entre celles-ci et les rayonnements. Il fallait sinon considérer que la loi devait poser le principe que toute personne atteinte d'une des maladies présentes sur les lieux devenait de ce seul fait victime des essais nucléaires. Cependant, elle ne le disait pas explicitement. Par conséquent, et si l'on poursuit la logique, cela impliquait que, durant les périodes concernées, la seule cause possible de ces maladies serait les expérimentations nucléaires. Ce raisonnement invite à conclure que, sans expérimentations nucléaires, ces maladies n'auraient pas existé. Or cela est impossible, puisque ces maladies existaient déjà avant toute expérimentation. Cette contraction posait une difficulté majeure.
En outre, le rôle du Civen était complètement transformé. Il suffisait de vérifier que le demandeur avait bien séjourné en Polynésie pendant la période des essais et qu'il était atteint de l'une des maladies. Il n'était plus nécessaire d'avoir des médecins spécialistes en radiopathologie pour établir le lien entre les deux. Encore plus troublant, la loi Erom supprimait la possibilité de renverser la présomption, et créait « une commission composée pour moitié de parlementaires et pour moitié de personnalités qualifiées, chargée de proposer dans un délai de douze mois à compter de la promulgation de la loi, les mesures destinées à réserver l'indemnisation aux personnes dont la maladie était causée par des essais nucléaires ». Cela laissait entendre que le dispositif prévu à l'article 1 ne garantissait pas cette indemnisation et qu'un autre dispositif serait proposé dans l'année.
Ces rédactions troublaient également la juridiction administrative dans son appréhension des contentieux en cours, car plusieurs juridictions se demandaient quel texte appliquer et dans quel contexte. Une personne dont la demande d'indemnisation avait été rejetée par le ministre de la défense, puis dont le recours contre cette décision avait été rejeté par un tribunal administratif, avait interjeté appel. La cour administrative d'appel saisie avait sollicité un avis contentieux du Conseil d'État, ce qui est possible lorsque d'autres juridictions sont également saisies et que la question présente un intérêt général. Par un avis du 28 juin 2017, le Conseil d'État a jugé que les nouvelles règles étaient applicables aux instances en cours et que la création de la commission n'avait aucune incidence sur cette question. En d'autres termes, il était impossible de s'appuyer sur la création de cette commission pour prétendre que la règle ne s'appliquait pas. Cet avis contentieux précisait que la présomption ne pouvait désormais être renversée que « si l'administration établit que la pathologie de l'intéressé résultait exclusivement d'une cause étrangère à l'exposition aux rayonnements ionisants due aux essais nucléaires, en particulier parce qu'il n'a subi aucune exposition à de tels rayonnements ». Cette formulation, bien que juridiquement irréprochable puisqu'elle émanait du Conseil d'État, n'a pas totalement convaincu les médecins du Civen, qui considéraient qu'il était scientifiquement impossible de fournir la preuve demandée. En effet, l'expression « aucune exposition » est scientifiquement dénuée de sens.
Cette situation a entraîné la démission de cinq des huit membres du Civen, le neuvième ayant déjà démissionné auparavant. Il ne restait donc que trois membres : le médecin désigné par les associations de victimes, le médecin spécialiste de l'indemnisation du risque des dommages corporels, et moi-même. Nous nous retrouvions donc à trois membres, alors que le quorum devait en compter cinq, et il n'y avait plus de médecins spécialistes des radiopathologies ni d'épidémiologistes. Il était donc impossible d'examiner les demandes de reconnaissance de la qualité de victimes en attente ou nouvellement soumises, ainsi que de statuer sur le montant des indemnisations pour les personnes déjà reconnues comme victimes par le Civen.
Attendre la constitution de la commission, ses recommandations, puis les décisions éventuelles du gouvernement aurait prolongé la paralysie du Civen d'au moins un an, ce qui était inconcevable pour les victimes. J'ai donc entrepris de reconstituer le Civen. J'ai d'abord cherché à obtenir un quorum en nommant deux personnalités qualifiées qui, n'étant pas médecins du Civen, pouvaient être nommées par décret du président de la République sans passer par le Haut Conseil de la santé publique, ce qui a accéléré le processus. Deux magistrats ont été nommés par un décret de septembre 2017, ce qui nous a permis de reconstituer le quorum et de faire aboutir les dossiers en cours. En revanche, il était impossible d'examiner de nouveaux dossiers sans médecins spécialisés. Après avis du HCSP, une médecin spécialiste de la radiopathologie et une médecin-épidémiologiste ont été nommées par décret le 6 novembre, suivies plus tard par un médecin-cancérologue. Cependant, ces médecins avaient précisé dès le départ qu'elles ne pourraient exercer leur mandat que si une règle était définie pour exclure toute automaticité de la reconnaissance de la qualité de victime, faute de quoi elles ne sauraient comment procéder.
Pour permettre l'indemnisation des personnes dont la maladie résultait d'une exposition à des rayonnements ionisants, et non de toutes celles atteintes de l'une des maladies, le Civen a adopté, par une délibération du 14 mai 2018, publiée au Journal officiel et détaillée dans une note sur son site, une nouvelle méthodologie. Cette méthodologie devait être fondée sur des dispositions juridiques solides. C'est pourquoi elle repose sur la notion de doses annuelles efficaces engagées provenant des activités nucléaires, reçues par rayonnements externes et par contamination interne, comme l'a expliqué Mme Aubin, et admissible pour tout public, et non seulement dans le cas polynésien. La dose minimale, fixée conformément aux recommandations des organismes internationaux spécialisés et à une directive de la Communauté européenne de l'énergie atomique (Euratom) de 2013, est de 1 millisievert. Ces normes internationales ont été intégrées dans le droit français par le code de la santé publique, notamment à l'article L1333-2 et à l'article d'application L1333-11. Cette dose très faible, qui n'est susceptible d'entraîner une maladie radio-induite, a été considérée comme la meilleure manière de concilier la suppression du risque négligeable, décidée par le Parlement et respectant l'esprit du vote, avec l'objectif de la loi Morin d'indemniser uniquement les personnes dont la maladie était causée par ces rayonnements.
L'application de cette nouvelle méthodologie par le Civen a permis une augmentation spectaculaire du taux d'acceptation des demandes, passant de moins de 10 % après contentieux à plus de 50 %. Pour les seuls demandeurs résidant en Polynésie française, alors que seulement onze demandes avaient été acceptées de 2010 à 2017, 126 ont été accueillies favorablement en 2019, et encore davantage en 2018 si l'on prend en compte le reliquat des instructions précédentes.
La commission prévue au paragraphe trois de l'article 113 s'est ensuite réunie, présidée par Mme Lana Tetuani, sénatrice de la Polynésie française. Elle a travaillé de manière indépendante, en écoutant non seulement le Civen, mais aussi d'autres spécialistes pour éviter tout conflit d'intérêts intellectuels. Dans ses recommandations, elle a proposé d'adopter la méthodologie du Civen et a formulé d'autres propositions, notamment sur l'ouverture des délais de contestation. Le Premier ministre de l'époque, M. Édouard Philippe, a présidé une réunion en réponse à la présentation de Mme Tetuani, en présence de parlementaires, et a conclu que le gouvernement suivrait ces recommandations. Il était nécessaire de traduire ces recommandations en loi, car nos décisions prises sur la seule base de l'application du décret demeuraient fragiles. Ainsi, la modification de la loi Morin a été introduite dans la loi de finances pour l'année 2019.
Par la suite, divers épisodes ont eu lieu pour déterminer la date d'application. Une décision du Conseil d'État a stipulé que cela ne pouvait pas s'appliquer aux demandes déjà déposées, tandis qu'une décision du Parlement affirmait le contraire. Le Conseil constitutionnel, quant à lui, a jugé que le motif d'intérêt général visant à harmoniser les deux positions ne suffisait pas. Nous sommes donc revenus à l'application de la décision du Conseil d'État. L'essentiel est que cette dose de 1 millisievert a été validée.
Après sa reconstitution, le Civen a modifié son règlement intérieur et son barème d'indemnisation. Il a également dû se réorganiser, et a multiplié par quatre ses réunions de travail, passant d'une demi-journée par mois à une journée complète tous les quinze jours. Nous avons réussi à peu près à absorber cette charge. Nous avons rapidement constaté la nécessité d'un lien plus étroit avec la Polynésie française, c'est pourquoi je me suis rendu sur place avec deux médecins, nous avons rencontré les associations et les autorités locales. Nous avons mis au point des modalités d'audition des victimes polynésiennes, en essayant de tenir compte du décalage horaire, ce qui n'était pas facile à concilier.
La modification des règles a permis d'obtenir des résultats plus significatifs, avec des taux de satisfaction des demandes hors décret, c'est-à-dire en excluant les demandes manifestement hors cadre, supérieurs à 50 % en Polynésie : 56 % en 2018, 51 % en 2019, et 53 % en 2020. Je parle ici de la Polynésie, bien que ce ne soit pas le seul cas. Les pathologies retenues, notamment le cancer du sein et le cancer du poumon, sont en tête. Les sommes versées aux victimes, qui étaient de 25 millions d'euros de 2010 à 2019, ont augmenté pour atteindre environ 10 à 15 millions d'euros par an. Ces efforts ont permis d'améliorer significativement la situation des victimes.
Nous nous sommes longuement interrogés sur la nécessité de créer une antenne du Civen en Polynésie. Nous avons conclu que cela n'était pas opportun, car cela risquait de placer le Civen dans une position de juge et partie. En participant à la présentation des dossiers, on pourrait nous accuser d'avoir orienté les décisions ou d'avoir dissuadé certaines personnes. Sur place, deux acteurs remplissent déjà ce rôle : le comité médical de suivi, dépendant de la direction de la Direction générale de l'armement (DGA), et surtout les associations de victimes, qui agissent en lien direct avec les victimes, en accord avec leur objet social. Suite à la visite du Président de la République, le gouvernement a créé un pôle auprès du haut-commissariat, composé de trois personnes ayant plus de temps pour se déplacer. Cela constitue une amélioration, mais il serait intéressant de savoir si, sur le terrain, cette perception est partagée.
Un autre problème soulevé concerne les expertises médicales une fois que la qualité de victime est reconnue, qui requiert des médecins civils experts, dont le nombre est faible en Polynésie. En outre, ces personnes ne sont pas toujours disposées à se rendre dans des archipels éloignés. Nous avons par conséquent décidé, malgré le coût, d'envoyer périodiquement des médecins experts de métropole, souvent des professeurs de médecine de haut niveau.
La grande difficulté de ce dossier est qu'il se trouve sur plusieurs plans. Les 30 000 personnes évoquées par l'étude d'impact annexée à la loi Morin ne représentent pas une estimation des personnes dont la maladie pourrait être provoquée par les retombées, mais celles potentiellement concernées par cette question, car elles se trouvaient dans des zones à risque. Ensuite, il faut appliquer des textes scientifiques pour affiner cette estimation. Les règles scientifiques sont régulièrement contestées, ce qui est normal puisque les découvertes médicales progressent. On entend souvent que telle ou telle maladie devrait être ajoutée à la liste, mais il est nécessaire d'attendre que les experts internationaux confirment cette inclusion. On peut également remettre en question les données utilisées, notamment celles concernant la Polynésie, à l'image des tables établies par le CEA et critiquées dans Toxique : enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie.
Au sein du Civen, nous étions particulièrement affectés par les témoignages de personnes décrivant leurs souffrances et les limitations qu'elles subissaient en raison de leur maladie. Nous les écoutions attentivement, car cela revêtait une grande importance. Toutefois, dans certains cas, il était évident que ces affections ne pouvaient être liées au rayonnement. Par exemple, des individus nés après la fin des essais atmosphériques, et résidant sur les îles Australes, ne pouvaient être concernés. Ces témoignages renvoient à une réalité sociale, voire culturelle en Polynésie, si je puis me permettre de le dire devant Mme la rapporteure. Je vous raconte un épisode qui éclaire ce que je cherche à exprimer. Nous avons rencontré, avec les médecins qui m'accompagnaient, des religieux dans une église protestante, qui nous ont expliqué que le peuple maohi allait disparaître, que les affections se transmettaient de génération en génération, etc. ce qui n'est pas encore corrompu le sera bientôt, etc. Nous lui avons expliqué que rien ne pouvait laisser penser cela, mais ils nous ont répondu que les essais nucléaires étaient démoniaques, que les Français étaient venus chez eux, peuple pacifique, en promettant que leurs essais nucléaires seraient sans conséquences. Or il y en a eu.
Pour conclure, je reviens sur les propos de Mme Aubin concernant la nécessité de continuer à indemniser les personnes affectées. La commission présidée par Mme Tetuani avait logiquement écarté l'indemnisation forfaitaire, car elle ne reflète pas les disparités réelles. Par exemple, si une personne doit adapter sa maison pour pallier son handicap, l'indemnisation forfaitaire devient inéquitable. Il est essentiel, comme le proposent également la commission et le Président de la République, de produire des formes de reconnaissance, y compris financières, de l'impact des essais nucléaires sur la société polynésienne, qui a entraîné des transformations et un traumatisme lié à l'inquiétude que ces essais ont généré.
Enfin, en discutant avec des médecins, il apparaît que les victimes indirectes des essais nucléaires sont nombreuses. Les changements dans le mode de vie, comme l'arrivée de personnes des archipels dont l'alimentation a radicalement changé, ont provoqué des obésités, des diabètes, etc., qui sont des facteurs cancérigènes reconnus.