La séance est ouverte à neuf heures cinq.
La commission d'enquête auditionne les associations luttant contre les violences sur mineurs : Mme Mélanie Dupont, présidente de l'association Contre les Violences sur Mineurs (CVM) ; Mme Isabelle Debré, présidente, et Mme Laura Morin, directrice de l'association L'Enfant Bleu ; Mme Martine Brousse, présidente de l'association La Voix De l'Enfant ; M. Laurent Boyet, président de l'association Les Papillons.
Mes chers collègues, nous accueillons plusieurs associations luttant contre les violences sur mineurs qui ont noué un partenariat avec le ministère des sports depuis 2021, dans le cadre d'un appel à manifestation d'intérêt intitulé « Éthique et intégrité dans le sport ». Je salue Mme Mélanie Dupont, présidente de l'association Contre les Violences sur Mineurs (CVM), Mme Isabelle Debré, présidente de l'association L'Enfant Bleu, Mme Martine Brousse, présidente de l'association La Voix de l'Enfant, et, en visioconférence, M. Laurent Boyet, président de l'association Les Papillons.
Nous avons entamé les travaux de notre commission d'enquête sur l'identification des défaillances de fonctionnement au sein des fédérations françaises de sport, du monde sportif et des organismes de gouvernance du monde sportif le 20 juillet dernier. L'Assemblée nationale a choisi de créer cette commission d'enquête à la suite de très nombreuses révélations de sportifs et sportives, et de divers scandales judiciaires ayant trait à la gestion de certaines fédérations.
Nos travaux se déclinent autour de trois axes : l'identification des violences sexuelles, physiques ou psychologiques dans le sport ; l'identification des discriminations sexuelles et raciales dans le sport, et l'identification des problématiques liées à la gouvernance financière des fédérations sportives et des organismes de gouvernance du monde sportif bénéficiant d'une délégation de service public.
Nous avons entendu de nombreuses victimes la semaine dernière : sportifs de très haut niveau ou non, hommes ou femmes, intervenant dans des disciplines différentes, comme le tennis, les sports de glace, le judo, la gymnastique, le basket, l'athlétisme. Ils nous ont tous décrit leur calvaire et les violences qu'ils ont subies, principalement lorsqu'ils étaient mineurs, généralement de la part de leur entraîneur ou d'autres sportifs manipulés par ce dernier. Ils ont également insisté sur l'omerta généralisée qui règne dans chaque discipline, où tout le monde sait, mais personne ne dit rien. Bien souvent en revanche, les parents ne sont pas au courant et font largement confiance au club et à l'entraîneur, alors que leur enfant est incapable de s'exprimer, en raison de la honte ou de la peur qui le submerge.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Mmes Dupont, Brousse et Debré et M. Boyet prêtent serment).
Je suis psychologue au sein de l'unité médico-judiciaire de l'Hôtel-Dieu et présidente de l'association Contre les Violences sur Mineurs. Créée en 2008, elle est issue de la volonté de professionnels de l'enfance de se réunir pour aider autrement les victimes rencontrées en consultation. L'association réunit ainsi une trentaine de professionnels de l'enfance.
Vous avez évoqué l'omerta et le tabou qui entourent les violences sexuelles. Une première étape me semble franchie, celle de la libération de la parole ; mais encore faut-il que les adultes l'entendent et agissent pour protéger les mineurs. C'est la mission que s'est donnée le CVM. Nous sommes tous concernés de près ou de loin, et l'enjeu est celui de la responsabilité citoyenne. Le CVM se veut donc une boîte à outils de référence pour agir contre les violences sur mineurs.
Notre objectif – peut-être vous paraîtra-t-il utopique – est que les mineurs victimes de violences soient écoutés, protégés et accompagnés, et que les adultes témoins puissent être acteurs de cette protection des enfants. Les expériences dont vous ont fait part les victimes auditionnées la semaine dernière vous ont montré que les témoins de ces violences n'ont pas pu – ou pas su – protéger ces mineurs. Enfin, nous souhaiterions que tous les citoyens soient sensibilisés et vigilants face à cet enjeu sociétal.
Notre action est principalement centrée sur la transmission de l'information, que nous voulons claire, simple, non passionnelle, appuyée sur la recherche scientifique, non culpabilisante et enfin gratuite. Tous nos outils sont disponibles sur internet. Il s'agit d'informer les citoyens et de leur donner les moyens d'agir. Nous sommes donc complémentaires des autres associations présentes, qui sont, elles, actives sur le terrain.
Notre principal outil est notre site internet, où nous référençons des ressources numériques disponibles et diffusons celles que nous créons. Sur notre chaîne YouTube, vous trouverez une série de tutoriels d'information sur les violences sexuelles : « c'est quoi le viol ? » – qui a enregistré plus de 800 000 vues –, « c'est quoi la pédopornographie ? », « c'est quoi le harcèlement sexuel ? », « c'est quoi l'inceste ? ». Plus récemment, nous avons réalisé une recherche-action sur la prostitution des mineurs et avons publié une mallette pédagogique de sensibilisation. Nous travaillons sur ces thématiques avec l'association Colosse aux pieds d'argile, dont vous avez auditionné le directeur et le directeur adjoint, MM. Sébastien Boueilh et Simon Latournerie, et qui diffuse nos outils lors de ses interventions.
Nous sommes en lien avec le ministère des sports depuis fin 2019. Nous avions participé à la première Convention nationale de prévention des violences sexuelles dans le sport. Je tiens à souligner les efforts de ce ministère, initiés notamment par Mme Roxana Maracineanu. Nous étions également présents à la quatrième et dernière Convention en juillet, avec Mme Oudéa-Castéra.
Nous sommes conventionnés pour participer à la création d'une boîte à outils de prévention. Nous avons participé à l'élaboration d'un guide d'audition en enquête administrative, afin de simplifier l'information. Avec l'association L'Enfant Bleu, nous avons réalisé un tutoriel – qui existe également au format papier – « Enfants, ados, adultes victimes de violences dans le sport : des professionnels peuvent aider » afin de clarifier le rôle de chacun dans ces procédures et de rappeler les aides disponibles. Cette année, nous souhaiterions étoffer cette boîte à outils par des vidéos de témoignages.
Nous travaillons étroitement avec M. Laurent Bonvallet, chargé de mission Éthique du sport, prévention des violences et déploiement territorial, et Mme Fabienne Bourdais, déléguée ministérielle à la lutte contre les violences dans le sport, dont je tiens à souligner le travail remarquable – bien qu'une réflexion sur les moyens à leur disposition me paraisse nécessaire. En effet, si cette boîte à outils a été transmise à tous les services départementaux à la jeunesse, à l'engagement et aux sports ( SDJES ), il conviendrait désormais de la soutenir avec des moyens humains afin que chacun puisse se l'approprier et la diffuser sur son territoire.
Depuis sa création il y a quarante-trois ans, La Voix de l'Enfant est engagée dans la défense de l'enfance. Nous sommes partie civile dans plus de soixante dossiers, dont certains concernent des animateurs dans des clubs sportifs.
La Voix de l'Enfant est une fédération de soixante-quinze associations qui interviennent en France et dans le monde, et, pour certaines, dans le domaine de la prévention.
L'un des axes prioritaires de La Voix de l'Enfant est la création des unités d'accueil pédiatrique des enfants en danger (Uaped). Par ce dispositif, nous avons instauré en pédiatrie des salles d'audition où l'ensemble des professionnels concernés – magistrats, enquêteurs, pédiatres, psychologues – travaillent en pluridisciplinarité. En effet, sans lieux ni professionnels pour recueillir la parole des enfants, les campagnes d'information et les diverses annonces ne servent à rien.
Depuis plus de trois ans, nous collaborons étroitement avec le ministère des sports – à la fois avec les ministres, mais aussi avec M. Bonvallet et Mme Bourdais – pour travailler auprès des fédérations et des clubs sportifs. Nous sommes ainsi un fil conducteur dans les signalements : dès que nous sommes informés d'une situation, nous entrons en contact avec la cellule Signal-sports du ministère. Ces contacts sont réguliers, à hauteur de deux à trois fois par mois. L'éducation nationale devrait d'ailleurs se doter de ce modèle unique, qu'il faut désormais renforcer en lui donnant davantage de moyens. En effet, les clubs sportifs comptent des milliers d'enfants, mais aussi de bénévoles – au-delà des seuls entraîneurs –, qui peuvent être victimes ou auteurs de violences.
Certes, le ministère a ouvert l'accès au fichier judiciaire automatisé des auteurs d'infractions sexuelles ou violentes (Fijais), mais sa consultation reste un véritable parcours du combattant pour les plus petites associations sportives ; lorsqu'elles se tournent vers les mairies, ces dernières ignorent souvent la marche à suivre. Là encore, il faut simplifier les démarches afin qu'au moment de recruter un bénévole, un animateur ou un éducateur sportif, les associations puissent savoir si cette personne a été condamnée pour violence, sans avoir à en connaître la nature précise – physique, sexuelle ou psychologique.
Il est important que l'encadrement dans les clubs sportifs soit informé, car il ne lui est pas demandé de recueillir la parole de l'enfant – ce rôle est celui des professionnels, des psychologues et des pédopsychiatres, dans un lieu donné. Le ministère des sports a édité et diffuse un guide sur les bonnes pratiques et les démarches à entreprendre, qui comporte une « fiche réflexe » sur la réaction à adopter face à des révélations. Elle est adaptée aux différents publics, mais le fond reste le même. L'ensemble des professionnels – bénévoles, salariés – doivent être informés de ce qu'ils peuvent faire ou non, car ils l'ignorent trop souvent et appellent nos associations ou le 119. C'est ce type d'actions que nous devons démultiplier en France.
À la demande du ministère, La Voix de l'Enfant assure également des formations dans les centres de ressources, d'expertise et de performance sportive (Creps) ainsi que dans les fédérations. Nous avons ainsi récemment été contactés par la fédération de volley, et sommes intervenus auprès des fédérations de football et d'escrime.
La parole des victimes se libère, certes ; mais faisons en sorte que les professionnels qui les accompagnent puissent recevoir cette parole et les orienter vers les personnes et les services compétents. Ce n'est pas aux animateurs de jouer aux magistrats, aux psychologues ou aux policiers. Trop souvent, les enquêteurs, et notamment les gendarmes, constatent que lorsqu'un jeune vient témoigner auprès d'eux, il sait déjà ce qu'il doit dire, tant il a déjà été entendu – jusqu'à onze fois, pour l'un de ceux que nous accompagnons.
L'association L'Enfant Bleu est une association de terrain dont je suis membre depuis plus de trente ans et présidente depuis cinq ans.
L'Enfant Bleu a pour mission l'accompagnement psychologique et juridique des victimes, qu'il s'agisse d'enfants ou d'adultes ayant été victimes dans leur enfance. Nous organisons dans ce cadre des groupes de parole, pour lesquels la liste d'attente est malheureusement souvent longue.
Nous faisons beaucoup de prévention dans les écoles. Nous avons d'ailleurs reçu l'agrément national l'année dernière : il nous est particulièrement précieux, puisqu'en nous dispensant de demander l'autorisation de l'académie à chaque intervention, il représente un gain de temps important. Nous menons également des actions de plaidoyer, en nous constituant partie civile de façon à repérer les différents dysfonctionnements et proposer à nos parlementaires des mesures pour améliorer la protection de l'enfant. Ainsi, la prescription, qui était de dix ans, est passée à vingt ans grâce à Me Yves Crespin, qui a beaucoup œuvré au sein de notre association, et à trente ans – renforcée par la prescription glissante – grâce à toutes les associations du secteur et aux victimes qui ont témoigné ; ces dernières ont su démontrer qu'il était impossible de se réparer en tant qu'êtres humains sans avoir été reconnues victimes.
Avec la cellule nationale de traitement des signalements de violences dans le sport, nous avons travaillé aux côtés d'autres associations sur le guide de l'audition, qui sera à disposition de chaque victime.
Nous avons des propositions à vous faire concernant la coordination entre l'administration et la justice, qui n'est pas toujours très satisfaisante, la formation du personnel et l'accès au Fijais : en effet, dès lors qu'une association embauche une personne qui travaillera auprès d'enfants, elle doit avoir accès à ce fichier afin de prendre connaissance d'éventuels antécédents.
J'ai créé l'association Les Papillons en octobre 2018, car j'ai moi-même été victime de viol entre mes six et neuf ans, de la part de mon frère qui en avait dix de plus que moi. Il m'a fallu trente ans pour trouver la force et le courage de libérer ma parole – ce qui m'a aidé, enfin, à aller mieux. L'association, avec ses « boîtes aux lettres Papillons », a justement pour objectif de permettre de libérer la parole des enfants le plus rapidement possible, afin qu'ils soient accompagnés par les professionnels compétents.
L'association Les Papillons déploie ainsi des boîtes aux lettres dans les écoles, dans le cadre du temps périscolaire, et dans les clubs de sport. Notre demande d'agrément national a été examinée le 27 juin en commission ; nous en attendons le résultat. En attendant, nous signons des conventions avec les municipalités qui installent ces boîtes aux lettres dans les écoles, tandis que nous présentons le dispositif aux enfants sur le temps périscolaire. Nous formons une personne-ressource désignée par la municipalité à notre dispositif, pour qu'elle puisse l'expliquer aux enfants, en s'appuyant sur une courte vidéo construite avec nos psychologues. Nous formons également ce référent à la détection des signaux de maltraitance et au recueil de la parole – comment réagir si, pendant la présentation du dispositif, un enfant venait à dévoiler quelque chose. Cette personne-ressource est issue de la structure – l'école ou le club de sport. Un policier municipal ou un agent de surveillance de la voie publique relève deux fois par semaine le courrier dans la boîte aux lettres.
Nous sommes liés par une convention avec le ministère des sports depuis 2019. Nous avons également participé à la première Convention nationale de prévention des violences sexuelles dans le sport. Je dois souligner l'exceptionnelle volonté de ce ministère, et notamment de Mme Roxana Maracineanu, pour agir et mettre fin à ces situations. Dans ce cadre, M. Laurent Bonvallet est l'interlocuteur privilégié des associations pour définir les actions que chacune doit mettre en place. Ainsi, la convention que nous avons signée mentionne l'obligation d'installer les boîtes aux lettres Papillons.
L'année dernière, nous avons mené des actions de sensibilisation dans 215 clubs sportifs et avons établi 115 boîtes aux lettres Papillons dans une centaine d'établissements, dont la plupart sont des structures sportives appartenant aux municipalités, certaines accueillant plusieurs clubs. Ainsi, 15 000 enfants ont été informés de notre dispositif et ont eu accès à nos boîtes aux lettres l'année dernière.
Les mots qu'ils déposent dans nos boîtes aux lettres sont quotidiennement analysés par les psychologues salariés de l'association, qui les transforment, s'il y a lieu, en informations préoccupantes transmises à la cellule départementale de recueil, de traitement et d'évaluation des informations préoccupantes (Crip) du département concerné ou en signalements au procureur de la République du département. Tous les mots déposés par les enfants qui concernent le milieu sportif font l'objet d'un signalement à la cellule Signal-sports – qui, comme l'a dit Mme Brousse, mériterait en effet d'être élargie au champ de l'éducation nationale, car sa complémentarité avec les actions menées est très efficace. La cellule prend alors le relai, de manière exemplaire.
Les fédérations font aussi preuve de volonté. Nous avons signé des conventions avec la fédération française de judo, d'escrime – qui met en place de nombreux outils pour aider les enfants victimes à reprendre confiance en eux –, de natation et de volley.
Nous cherchons à permettre la libération de la parole pour toutes les violences dont les enfants sont victimes. Les violences sexuelles représentent 7 % à 8 % des lettres déposées. La plupart sont des violences sexuelles intrafamiliales. La première problématique pour laquelle les enfants déposent des mots – y compris dans les boîtes installées dans les structures sportives – est le harcèlement scolaire.
La volonté dont font preuve le ministère et les fédérations doit encore être déclinée au niveau des clubs et des comités, ce qui est beaucoup plus difficile – par manque de moyens humains, et par peur, sans doute. C'est là que j'identifie de potentielles défaillances.
La passation de pouvoir entre Mmes Maracineanu et Oudéa-Castéra est l'une des plus faciles à laquelle j'aie assisté ; il est rare que toutes les associations soient entendues, respectées et écoutées.
Il est important pour nous d'entendre des associations qui travaillent au contact du public, parfois très jeune, concerné par cette problématique. À ce stade de nos travaux, nous constatons que les mineurs sont nombreux parmi les personnes concernées, et qu'il faut également prendre en compte la temporalité de la libération de la parole.
Les témoignages que nous avons recueillis ont fait apparaître le peu de connaissance des sportifs de la cellule Signal-sports. C'est notamment le cas des athlètes de l'Institut national du sport, de l'expertise et de la performance (Insep), ce qui m'étonne particulièrement. Comment mieux informer les sportifs de son existence ?
Par ailleurs, certains sportifs nous ont fait part d'un manque de confiance vis-à-vis de cette cellule, du fait qu'elle est interne au ministère des sports et que les enquêtes sont confiées à des directions régionales ; or dans un milieu en vase clos, où tout le monde se connaît, il est difficile pour les victimes de s'exprimer auprès de cette cellule, car elles craignent un manque de transparence au moment de l'enquête.
Le bilan de la cellule Signal-sports fait apparaître un taux de victimes mineures au moment des faits de 82 % ; plus précisément, 41 % des faits dénoncés concernent des victimes âgées de moins de quinze ans. Plus de 60 % des signalements concernent des éducateurs sportifs, des bénévoles ou professionnels. Les éducateurs ont un statut particulier vis-à-vis des mineurs : la proximité physique et le caractère inéluctablement déséquilibré de la relation sont autant de facteurs de risques. Quel est votre regard sur la relation entre l'entraîneur et le mineur ? Selon vous, quelles mesures nouvelles permettraient de limiter les abus et les violences physiques, sexuelles et psychologiques dans le mouvement sportif ?
(Mme Laura Morin prête serment).
La cellule Signal-sports était en effet très peu connue à ses débuts : il a d'abord fallu travailler à la rendre visible. La création de notre boîte à outils contribue à cette clarification. L'enjeu est aussi la transmission de l'information auprès de l'ensemble des SDJES, qui affichent d'ailleurs une réaction variable : certains en sont très satisfaits, tandis que d'autres ne répondent pas ou n'en comprennent pas l'utilité.
Par ailleurs, cette information se fait uniquement par courrier : il faut désormais aller au contact de ces services pour leur présenter les outils. Or la cellule Signal-sports compte très peu de membres ; il est difficile de leur demander de traiter les signalements tout en assurant des opérations de communication – alors que ces dernières sont nécessaires. La question est donc celle des moyens humains.
Vous évoquez un manque de confiance envers la cellule : après une omerta qui a duré des années, c'est un constat réel. Lorsqu'un enfant a tenté de s'exprimer et qu'il n'a pas été entendu, il n'a plus aucune confiance dans les adultes. La cellule doit donc insister sur sa neutralité, tout en se montrant courageuse dans ses décisions.
S'agissant de la relation entre entraîneur et entraîné, vous avez auditionné de nombreux sportifs de haut niveau ; mais n'oublions pas les pratiquants de sports de loisir, où ces enjeux ne sont pas absents, parfois simplement parce que les parents expriment de fortes attentes envers leurs enfants. Ce système qui emprisonne et isole le mineur se met en place très facilement : des garde-fous solides sont nécessaires.
Combien de parents refusent de voir les signaux d'alarme, parce qu'ils veulent que leur enfant devienne un champion ? Nous avons vu de nombreux cas de parents – souvent des pères – qui avaient connaissance de mauvais traitements physiques, comme des régimes draconiens, et qui l'acceptaient, quand bien même l'entourage les alertait sur l'état de leur enfant – manque de sommeil, décrochage scolaire.
Nos actions de sensibilisation doivent donc aussi viser les parents, parce qu'en dehors des athlètes de haut niveau, ce sont des milliers d'enfants qui pratiquent en club sportif. Il n'est pas rare que nous interpelions les parents dans notre travail quotidien. Pour l'heure, il semble que le ministère n'ait pas les moyens d'agir à ce niveau.
La cellule manque de moyens. Par ailleurs, la question de la confiance que vous évoquez se pose aussi. Il faut cependant avoir conscience que la cellule a été créée récemment. Régulièrement, la cellule nous envoie des victimes ou des parents afin que nous les accompagnions dans une démarche auprès de la justice. Le problème, c'est qu'après un signalement, même si la présomption d'innocence prévaut, le ministère est forcé de prendre des mesures administratives. Il y a une forme d'ambiguïté : si le ministère prend des mesures d'éloignement, l'administration est forcée d'entendre la victime, qui doit également être auditionnée par les enquêteurs. Or nous préfèrerions ne pas faire répéter l'enfant, qui doit en outre être entendu par des professionnels formés au protocole du National Institute of Child Health and Human Development (NICHD). Cependant, nous comprenons que les clubs et les fédérations tiennent à prendre des mesures immédiates pour écarter la personne mise en cause.
Cette coordination entre l'administration et la justice est en effet un véritable problème. Le temps de la justice et celui de l'administration sont en outre longs.
La communication est un enjeu crucial pour la cellule. Cette dernière est un nouvel espoir pour les victimes, pour qui elle représente une procédure supplémentaire pour parler de ce qu'elles ont vécu et une chance de protéger les enfants qui sont encore en présence de l'agresseur. M. Bonvallet doit prochainement intervenir pour présenter la cellule auprès du public que nous accompagnons. Au-delà, elle doit être connue par tous les citoyens susceptibles d'être concernés. L'Enfant Bleu est souvent un point de contact pour les victimes. Nous les accompagnons sur le plan juridique et psychologique, et dans le signalement auprès de la cellule.
Il faut renforcer les possibilités de vérification de toutes les personnes qui gravitent auprès des enfants dans ce milieu, qui ne résument pas aux seuls éducateurs : je pense par exemple aux photographes lors des compétitions.
L'entraîneur et l'entraîné évoluent souvent dans une forme de huis clos : l'entraîneur peut parfois appeler l'enfant trois fois par jour sans que le parent s'en rende compte. C'est la raison pour laquelle nous rencontrons toujours les parents avant les enfants lors de nos actions de prévention dans les écoles. Il faut leur expliquer qu'ils ne peuvent pas faire entièrement confiance à un adulte laissé seul avec leur enfant, et leur indiquer vers qui se tourner en cas de doute.
La cellule Signal-sports est un outil récent : il est peu étonnant qu'elle soit encore insuffisamment connue.
La question de la confiance se pose en effet dans un milieu où tout le monde se connaît : la victime craint qu'une fois libérée, sa parole soit entendue par tous. Plus encore, au-delà de la seule cellule, une fois que l'enfant a été victime d'un adulte, sa confiance envers les autres adultes se perd. Pourtant, la libération de la parole est cruciale pour donner confiance aux autres victimes et les inciter à se rapprocher de cette cellule.
Pour casser l'emprise de l'entraîneur sur l'entraîné, la seule solution est de réintroduire d'autres adultes au sein de ce binôme. L'une des ambassadrices de notre association, la footballeuse Alice Benoît, me confiait qu'elle voyait son entraîneur comme un père de substitution. L'entraîneur devient le seul adulte de référence.
Le problème vient aussi de là : certains parents sont prêts à tout pour que leur enfant devienne un champion. Pour casser l'emprise, il faudrait peut-être redéfinir la notion de champion, qui repose avant tout sur la performance – et trop souvent sur l'écrasement de l'autre, coûte que coûte.
Vos associations accompagnent des victimes ; mais en amont, quelles sont vos propositions pour mieux prévenir ces situations ?
Les actions de prévention que nous menons dans les écoles suivent trois étapes : nous rencontrons le personnel enseignant – qui est aussi à même de percevoir des signes de malaise –, les parents, puis les enfants. C'est l'occasion de sensibiliser les parents dont les enfants sont de potentiels futurs sportifs de haut niveau. Nous montrons également aux enfants qu'ils peuvent réagir face à certains comportements. L'agrément national que nous avons obtenu facilite cette prévention dans les écoles.
Nous sommes sollicités pour adapter nos protocoles en périscolaire et dans le milieu du sport. Nous cherchons à travailler avec les enfants dès la dernière année de maternelle pour qu'ils développent des compétences positives : il s'agit de leur apprendre à faire confiance à leur ressenti et aborder leur rapport à l'adulte autrement que comme une obéissance inconditionnelle. Nous expliquons à ces enfants que l'adulte n'est pas tout-puissant, qu'ils ont des droits liés à la Convention internationale des droits de l'enfant, et que leur corps est un sanctuaire.
Nous les aidons à identifier une personne de confiance en cas de danger dans la relation entre entraîneur et entraîné, par exemple. Avec les plus petits, cet apprentissage passe par le jeu ; pour les plus grands, les explications sont plus concrètes. Les jeux de rôle sont aussi efficaces.
M. Boyet a raison : il ne faut plus qu'un adulte soit seul avec un enfant. Même si les enfants sont sensibilisés à ces enjeux, on ne peut pas leur demander d'avoir la force de résister à certains prédateurs – ou prédatrices, car il peut aussi s'agir de femmes, qui jouent sur la dimension maternelle et affective.
C'est un changement de mentalité qu'il faut entamer : l'entraînement ne peut plus être assuré par une seule personne. Certes, cela nécessitera des moyens. On demande aux médecins de ne pas recevoir un enfant seul dans leur cabinet : pourquoi, dans le monde sportif et enseignant, ce droit persisterait-il ?
En dehors du seul moment de l'entraînement, il faut énoncer certaines règles simples : nous expliquons par exemple aux enfants que lorsqu'ils se rendent à une compétition, ils ne doivent pas partager la même chambre ou le même lit que l'entraîneur.
Il faut un changement de mentalité. La proximité qu'induit la relation entre l'entraîneur et l'entraîné semble naturelle, alors qu'elle doit être discutée. Avant même de parler de violence, il faut en revenir aux principes primaires, comme le rapport au corps, à la nudité.
Nos associations mènent des actions de sensibilisation et de prévention. Nous avons par exemple créé un « Memory des émotions » pour les enfants dès la maternelle. Cependant, au-delà de l'éducation des enfants, nous devons rééduquer les adultes. On dit que la parole des enfants doit se libérer ; mais la plupart du temps, ils parlent – plus ou moins explicitement. Ce sont les adultes qui ne voient pas ces signaux et qui ne comprennent pas pourquoi certains comportements sont problématiques. Les enfants, dès lors qu'on se met à leur hauteur, comprennent parfaitement ce qu'on leur dit.
J'ai le sentiment que la discussion dérive du sujet principal de notre commission d'enquête, à savoir le rôle des fédérations sportives. Votre engagement est primordial ; mais depuis l'affaire Catherine Moyon de Baecque, rien n'a changé. Alors qu'une jeune femme accuse quatre compétiteurs de viol, la fédération ferme les yeux, pour la simple raison qu'ils sont susceptibles d'obtenir une médaille. Les témoignages que nous avons recueillis la semaine dernière étaient très difficiles à entendre.
Monsieur Boyet, si l'on prend le cas de Sarah Abitbol, ses parents étaient très présents. On a affaire à des prédateurs, face auxquels la meilleure prévention ne suffit pas. Revenons au cœur du sujet : quelles actions entamez-vous contre ces fédérations en cas de plainte pour viol, par exemple ? Pourquoi un entraîneur accusé de harcèlement ou de viol peut-il continuer à exercer son activité auprès d'enfants ? Quand un enseignant est reconnu coupable de pédophilie, il ne peut plus être recruté.
Venant du monde associatif, je sais combien votre rôle est important. Or parfois, les moyens humains manquent.
Dans ma circonscription, une mère m'a expliqué que sa fille, qui devait témoigner, n'a pas pu être auditionnée dans un lieu sûr, comme les salles Mélanie, mais au commissariat. Pour une victime mineure, c'est un traumatisme supplémentaire. Vous avez évoqué le cas d'un enfant qui a dû raconter onze fois son histoire : vous l'avez dit, M. Boyet, l'enfant finit par se taire, et il ne parlera parfois que des dizaines d'années plus tard. Combien existe-t-il de salles adaptées au recueil de la parole de l'enfant ?
Pour répondre au manque de confiance envers la cellule Signal-sports, il a été proposé de créer une cellule extérieure. Pour ma part, je trouve inquiétant que la justice intervienne aussi tard dans l'affaire : la victime parle d'abord à son cercle proche, puis l'information remonte au niveau départemental et régional, puis à la cellule. Comment réduire ce processus ? En instaurant un temps d'enquête supplémentaire, cette cellule ne crée-t-elle pas plus de tort que de bien aux victimes ?
Constatez-vous une prise de conscience de la part des fédérations ? Des outils existent-ils ? Pour ma part, je considère que les adultes témoins de faits de violences qui ne réagissent pas font preuve d'une forme de complicité.
Il me semble que les conditions de recueil de la parole de l'enfant ont évolué depuis vingt-cinq ans, grâce à la loi du 17 juin 1998 dite loi Guigou. Dans son prolongement, M. Dominique Perben, ministre de la justice, a également œuvré pour la protection de l'enfant. La loi Guigou a permis d'ouvrir les premières salles d'audition – qui avaient alors été très mal accueillies : on estimait que les policiers devaient rester dans leur commissariat. Il a fallu vingt-cinq ans pour que la situation évolue, et elle reste remise en cause : le combat est permanent. Or les Français ne descendent pas manifester dans la rue pour l'enfant. On parle du nombre de féminicides, mais pas d'infanticides – et cette dénomination ne correspond désormais plus à une infraction pénale. Il faut replacer l'enfant au centre, et se mettre à sa hauteur. Sans cela, nous ne pourrons entendre sa parole ni reconnaître les signes de sa souffrance.
Il n'y a aucune culture de l'enfant dans les fédérations : nous devons donc intervenir au sein de ces fédérations, dont certaines nous sollicitent afin de signer des conventions. Nous sommes soutenus par la ministre des sports, mais il faut encore faire évoluer les mentalités. C'est aussi un enjeu de remontée de l'information : parfois, les fédérations ne sont pas informées des faits de violence dans un club et l'apprennent par la presse. Bien entendu, cette communication doit respecter la présomption d'innocence et permettre à la procédure de la victime d'aboutir.
Si ces informations ne sont pas remontées à la fédération, est-ce pour protéger la présomption d'innocence ou pour protéger le club ?
Pour protéger l'entraîneur, l'image du club, et même parfois la ville et les élus. C'est la raison pour laquelle il faut remettre l'enfant au centre : à partir du moment où il est victime, peu importe qui est l'agresseur et qui était au courant.
En tant qu'association, nous ne nous arrêtons pas à être partie civile auprès d'un mineur victime, mais nous faisons en sorte que tout l'entourage qui pouvait être informé puisse être mis en examen pour non-assistance à personne en danger. Nous aimerions que les fédérations se constituent partie civile à nos côtés – mais cela ne s'est jamais vu, sauf pour se protéger !
Nous devons interroger le statut des fédérations dans l'accompagnement des victimes, peut-être en faire une obligation. Il est temps que les fédérations soient placées face à leurs responsabilités et qu'elles rendent compte à la justice. Et s'il ne faut pas traiter ces affaires avec précipitation, celles qui impliquent des enfants doivent être prioritaires.
Les deux personnes qui ont témoigné la semaine dernière ont en effet indiqué que les fédérations se protégeaient et ne soutenaient aucunement la victime.
Il est épouvantable pour un enfant de devoir passer la porte d'un commissariat : il se retrouve face à des personnes qui ne sont souvent pas assez formées, qui portent un uniforme. Certes, des mesures ont été prises, et d'autres devraient suivre – puisque le Gouvernement s'est engagé à créer une Uaped par département. L'enfant peut s'exprimer beaucoup plus facilement dans ces unités et y être mieux pris en charge. J'espère que cet engagement sera suivi d'effets.
Pour rebondir sur les propos de Mme Brousse sur les féminicides, il est vrai que derrière une femme battue, il y a souvent des enfants : c'est un traumatisme psychologique très important – je prends l'exemple du journaliste Mohamed Bouhafsi. Par ailleurs, comment une femme battue pourrait-elle venir en aide à son enfant, même s'il est destiné à devenir un grand sportif ?
Les fédérations sont très – trop – puissantes, et n'accompagnent pas l'enfant lorsqu'il parle. Or un enfant qui ne parle pas ne peut pas être sauvé.
Les Uaped ont été créées il y a vingt-cinq ans par la loi Guigou. Le secrétaire d'État chargé de l'enfance et des familles, Adrien Taquet, s'était engagé en 2021 à créer une unité par département ; depuis, la justice a statué sur une Uaped par juridiction. Mais les dysfonctionnements sont majeurs : si on se félicite que l'État ait repris la main, on ne peut que déplorer l'absence de coordination. Le dispositif a été confié aux agences régionales de santé (ARS), qui distribuent de l'argent aux hôpitaux pour ouvrir des salles d'audition alors qu'aucun projet préalable n'a été discuté avec le procureur.
L'Uaped se veut un lieu unique pour accueillir les révélations de l'enfant, qui réunisse diverses compétences – la psychologie, la pédiatrie. Les enquêteurs, formés au protocole NICHD, viennent au chevet de l'enfant. Les regards sont croisés. Si nécessaire, une expertise médicale ou psychologique est menée. L'ensemble est envoyé auprès du procureur, qui peut ensuite ouvrir une instruction. En une demi-journée, l'enfant peut être pris en charge. Les auditions en Uaped durent vingt minutes à une heure, contre une heure au minimum et jusqu'à cinq heures en commissariat de police. Récemment, un jeune autiste qui souhaitait témoigner d'un viol a été entendu au commissariat de police alors qu'il existait une unité d'accueil à l'hôpital ; l'inspectrice lui a demandé s'il aimait les hommes.
L'engagement du ministère des sports sur ce sujet remonte à deux ministres et à quatre ans : ce n'est rien. L'enjeu est de travailler avec les fédérations et les clubs sportifs pour les associer aux unités d'accueil lors de leur ouverture. Pour la Voix de l'Enfant, il convient désormais de mettre l'accent sur la justice : combien de révélations émises par des enfants ne sont-elles pas prises en compte ? Les affaires durent parfois jusqu'à dix ans, contraignant les enfants à répéter – et, ce faisant, à revivre chaque fois – leur histoire ; en effet, ces prédateurs ont généralement de bons avocats, tout comme les fédérations, lorsqu'elles les soutiennent.
Nous devons agir contre les fédérations qui auraient caché des révélations. Le ministère doit aussi protéger les éducateurs et bénévoles mis à mal au sein de la fédération parce qu'ils ont pris la parole.
Il faudrait aussi obliger les fédérations à vérifier les antécédents des personnes qui travaillent au sein du sport, comme c'est le cas pour les enseignants. Nous avons réfléchi à la nomination d'un référent Fijais national, vers lequel les fédérations pourraient se tourner dès qu'un salarié ou un bénévole est recruté. En effet, ces prédateurs ont souvent commis d'autres crimes par le passé, et choisissent leur lieu de travail ou de loisir par appétence pour le jeune public.
J'avais proposé un référent Fijais par département, mais la délégation aux droits de l'enfant de l'Assemblée nationale m'avait répondu que cela serait impossible, et qu'il valait mieux demander un référent national. Dans tous les cas, il serait très utile que nous puissions avoir accès à un référent unique. C'est à vous d'instaurer cette mesure, par ailleurs peu complexe et peu coûteuse.
J'ai le sentiment d'une forme de paradoxe. Notre commission d'enquête s'intéresse aux défaillances des fédérations sportives, dont l'une est la présence de prédateurs dans de nombreuses fédérations – vous avez en effet souligné une forme de complicité. Cependant, pour mettre hors d'état de nuire ces prédateurs, vous suggérez de continuer à travailler avec les fédérations, pour faire changer les choses à force de pédagogie. Or vous estimez que les fédérations n'ont pas la culture de l'enfant – c'est une accusation terrible, à même de dissuader les parents d'inscrire leurs enfants dans un club de sport.
Ainsi, comment mettre ces prédateurs hors d'état de nuire sans jeter l'opprobre général sur l'ensemble des fédérations et des clubs sportifs ?
Comment faire, concrètement, pour qu'un adulte ne se retrouve pas seul avec un enfant ? S'il est évident qu'un enfant ne doit pas partager le lit de son entraîneur, certains sports nécessitent un échange individuel. Il ne faudrait pas considérer que chaque adulte exerçant dans un club sportif ou une fédération sportive est un prédateur pour un enfant.
En tant que législateurs, comment pouvons-nous aider à mettre ces prédateurs hors d'état de nuire ?
La vérification des antécédents grâce au référent Fijais, d'abord, est très importante.
Par ailleurs, si nos propos peuvent vous paraître durs, c'est que nous travaillons auprès des victimes : nous sommes donc confrontés à ces cas spécifiques. Bien entendu, toute personne travaillant dans un club n'est pas un prédateur et toutes les fédérations ne les couvrent pas. En revanche, nous voudrions que la situation évolue afin que les prédateurs qui exercent dans ce milieu cessent de pouvoir agir en toute impunité.
L'idée n'est pas de travailler contre les fédérations, mais avec elles – certaines font preuve de beaucoup de volonté en la matière. Il nous faut en même temps rester très vigilants, dans l'intérêt des victimes.
Vos propos renvoient à l'idée de responsabilité collective : c'est là aussi qu'il y a une profonde défaillance. Nous devons tous être responsables, tant sur le plan de la loi qu'en matière d'éthique et de moralité.
J'ai longtemps pensé que la pédagogie serait suffisante ; mais il me semble désormais que des obligations seraient parfois bienvenues – et notamment celle d'outiller les fédérations.
Par ailleurs, il ne faut pas confondre l'enquête administrative et l'enquête pénale, qui sont deux instructions différentes, complémentaires, à mener ensemble – aucune n'est préliminaire à l'autre. S'il importe en premier lieu de poursuivre pénalement l'auteur des faits, il faut aussi l'empêcher d'intervenir auprès des jeunes.
Au-delà de la nomination d'un référent, nous devrions avoir accès au Fijais, sans avoir à passer par la mairie.
Toute personne souhaitant embaucher un bénévole ou un salarié pourra saisir le référent qui jugera s'il peut donner ou non les informations – car tout le monde ne peut pas y avoir accès – et ce, rapidement.
Nous avions travaillé avec Adrien Taquet sur l'accès au Fijais : pour nous, une association reconnue comme ayant des activités sportives devrait pouvoir avoir accès au Fijais dès lors qu'elle embauche une personne, afin de prendre connaissance d'éventuels antécédents, sans que leur nature soit précisée.
L'association, dès lors, sera responsable de sa décision : si jamais elle embauche une personne qui a des antécédents, sa responsabilité sera engagée. Il faut avant tout simplifier les choses.
La commune a accès au Fijais, mais pas le département ni la région. Lorsqu'une personne intervient auprès d'enfants dans un collège ou un lycée, cet accès n'est pas garanti. Nous devrions légiférer pour lever cette difficulté.
L'accès au Fijais apparaissait dans le projet de loi relatif à la protection des enfants, dit « projet de loi Taquet » : nous avions alors demandé une extension à tout le secteur intervenant dans le champ de l'enfance.
C'est pour cette raison que nous souhaiterions pouvoir nous adresser à un guichet unique.
Monsieur le député Buchou, vous soulevez une vraie question. La majorité des intervenants dans un club sportif ne sont pas des prédateurs. En revanche, vous devriez nous interroger sur la prise en charge politique des auteurs de violences sexuelles, physiques ou psychologiques en France. En tant qu'association, nous peinons à apporter une réponse aux victimes, parce que cette prise en charge n'existe pas réellement.
Les associations qui signent une convention avec le ministère des sports doivent chaque année rendre compte de leur action passée et à venir pour prétendre à une nouvelle subvention. Or comment les fédérations rendent-elles compte de leur travail pour lutter contre ces problématiques ? Ces fédérations sont largement financées par l'État et les collectivités ; pour autant, si ce travail est estimé défaillant, la fédération n'est pas sanctionnée. C'est là toute l'hypocrisie du système. Certes, après la Convention signée en 2019, les fédérations ont souhaité signer des conventions avec les associations ; mais ensuite, c'est à nous de nous battre pour démarcher les clubs. La fédération ne s'en préoccupe pas. Devant les ministres, les fédérations acquiescent et font le dos rond ; mais c'est aux associations de lutter pour mettre en œuvre ce que nous demande le ministère.
Les défaillances viennent surtout de la toute-puissance de ces fédérations. Lorsqu'un président est suspecté de quelque chose, lui seul peut décider de partir. Il faut donc envisager certaines obligations.
Pour lutter contre les violences faites aux enfants, la ville de Lyon a prévu que les fédérations et associations sportives qui n'engageraient pas d'actions de formation de leurs éducateurs ne recevraient plus d'argent de la part de la municipalité. Les Papillons et Colosse aux pieds d'argile ont été sollicités pour assurer cette formation au mois de février.
Avec la création de la cellule, les victimes doivent témoigner à plusieurs reprises. En voulant bien faire, n'avons-nous pas rendu plus difficile ce témoignage ? En dehors du mouvement sportif, une victime se rend au commissariat ou à la justice, alors que dans le cadre du mouvement sportif, une nouvelle instance existe, avec pour objectif de mener une enquête administrative. Ainsi, pensez-vous que les fédérations jouent leur rôle en aiguillant les victimes, quand elles témoignent, vers la justice et non seulement vers la cellule ?
Il convient peut-être de renforcer et d'améliorer le dispositif, mais la cellule oriente les familles vers la démarche en justice.
Dans ma circonscription, qui est en zone gendarmerie, les établissements publics de coopération intercommunale ont financé des intervenants sociaux, ce qui est très positif.
La semaine dernière, nous avons entendu plusieurs témoignages. Or dans de nombreux cas, la plainte n'a pas été systématique ; et à aucun moment, la fédération n'a incité la victime à déposer une plainte.
Monsieur Boyet, j'ai été interpelée sur le cas des conseillers techniques sportifs (CTS). Lorsque le comportement d'un CTS ou d'un entraîneur est jugé problématique, un mouvement de soutien se crée, avec l'envoi de courriers qui remontent à la fédération. La formation des CTS est donc primordiale.
La plainte doit être systématique, et le signalement au procureur de la République est une obligation légale – la loi est claire là-dessus. Sans doute est-ce, à nouveau, une question de communication, de connaissance et d'outillage sur la manière de procéder. Une personne qui ne remplit pas cette obligation pénale peut être poursuivie.
Le recrutement par un club de sport d'une personne qui apparaît dans le Fijais est-il automatiquement bloqué ? Si tel n'est pas le cas, il en va de la responsabilité individuelle et collective.
Le problème est aussi que certaines personnes sont encore en activité alors qu'elles ne devraient plus l'être. Comment se fait-il que leur carte professionnelle soit toujours active et qu'elles puissent être recrutées ?
Si un entraîneur est condamné, désormais, la justice doit transmettre immédiatement au Fijais la condamnation. Il est répertorié comme auteur de tel crime ou délit. Son éventuel recrutement relève ensuite de la responsabilité de la fédération, du directeur ou du club sportif. Il n'est pas interdit de se présenter à un poste. Mais si cela se sait, il faut immédiatement déclencher le processus administratif – et non plus judiciaire, puisqu'il a déjà été condamné. C'est là où la cellule peut intervenir et accompagner l'association qui viendrait d'embaucher cette personne.
C'est une question de responsabilité : on ne peut interdire à un président de club ou à une association d'embaucher d'un entraîneur inscrit au Fijais. Cependant, en cas de passage à l'acte d'une personne inscrite au Fijais embauchée en toute connaissance de cause, la question de complicité se pose.
Pourquoi ne peut-on pas l'interdire ? On ne peut réagir que trop tard, une fois que le mal est fait ?
On peut l'interdire si la personne inscrite au Fijais fait l'objet d'une peine complémentaire qui lui interdit d'exercer une activité à proximité d'enfants. Mais sans cette peine complémentaire, la simple inscription au Fijais ne peut légitimer une interdiction.
L'interdiction ne peut être prononcée que par la justice au moment de la condamnation. En tant que partie civile, nous la demandons systématiquement. Il s'agit parfois d'une simple suspension, pour une durée déterminée. Nous obtenons parfois cette interdiction, mais cette pratique n'est pas dans la culture du magistrat. Il reste beaucoup de travail à faire dans le domaine, qui reste sensible au vu de la très forte aura qu'il conserve dans notre pays.
On peut très bien interdire le recrutement en retirant l'agrément à la personne concernée, comme c'est le cas pour les assistantes maternelles – mais généralement pour une durée limitée. Je suis d'accord avec vous, madame la présidente : il faudrait aller vers une interdiction plus systématique en cas de condamnation.
Madame la rapporteure, la création de la cellule Signal-sports reste très importante. Nous conseillons aux victimes d'engager les procédures judiciaire et administrative en même temps, en travaillant avec elles sur le dépôt de plainte et sur un signalement auprès de Signal-sports.
Pour certaines victimes, la possibilité de faire suspendre l'auteur des violences compte beaucoup. Les services de la cellule ont travaillé dans une dynamique intéressante : nous avons participé au groupe de travail sur le guide d'audition afin de recueillir la parole au mieux. J'y vois donc une mesure supplémentaire à disposition des victimes, et non quelque chose de négatif.
Il y a un décalage important entre vos propos positifs sur Signal-sports et ce que nous en ont dit les victimes la semaine dernière ; elles ont notamment souligné des délais de réponse importants. Avez-vous eu écho de ces difficultés ? Vous avez en effet évoqué un possible manque de moyens humains. Si cette cellule devient plus connue, elle sera rapidement débordée – cela semble déjà le cas.
La cellule n'est pas encore parfaite. Le temps de la procédure et la communication doivent encore être améliorés, mais elle reste importante pour les victimes – dont certains dossiers ont abouti.
C'est une instance très positive. On peut la comparer avec le 119, que l'on accuse régulièrement de ne pas décrocher assez vite : la cellule est très récente. Il faut lui donner davantage de moyens humains.
Nous portons un regard positif sur cette cellule, parce qu'elle a un rôle important à jouer. Nous demandons donc davantage de moyens, avec des personnes formées.
Les victimes voudraient toujours que les choses aillent plus vite : c'est bien normal. C'est l'intérêt pour vous d'entendre à la fois leur point de vue et celui des associations. J'aimerais aussi que les procédures soient plus rapides, mais cette cellule est un outil qui va dans le bon sens.
La commission d'enquête auditionne ensuite M. Fabrice Arfi et M. Michaël Hajdenberg, journalistes à Mediapart.
Nous accueillons deux journalistes d'investigation travaillant pour Mediapart, M. Fabrice Arfi et M. Michaël Hajdenberg.
Messieurs, je vous souhaite la bienvenue à l'Assemblée nationale et vous remercie vivement de votre disponibilité pour répondre à nos questions.
Nous avons entamé les travaux de notre commission d'enquête relative à l'identification des défaillances de fonctionnement au sein des fédérations françaises de sport, du mouvement sportif et des organismes de gouvernance du monde sportif le 20 juillet dernier. L'Assemblée nationale a choisi de créer cette commission d'enquête à la suite de très nombreuses révélations publiques de sportives et de sportifs et de divers scandales judiciaires ayant trait à la gestion de certaines fédérations, dont les médias, comme Mediapart, se sont fait l'écho.
Nos travaux se déclinent autour de trois axes : les violences physiques, sexuelles ou psychologiques dans le sport, les discriminations sexuelles et raciales qui y ont cours, et enfin les problématiques liées à la gouvernance financière des fédérations sportives et des organismes de gouvernance du monde sportif bénéficiant d'une délégation de service public.
Mediapart a révélé plusieurs affaires de violences sexuelles dans le sport depuis 2019, notamment au sein d'un club de natation de Clamart où était licenciée l'ancienne ministre des sports Roxana Maracineanu, et à Lyon, où un entraîneur a admis partiellement avoir commis des faits à l'égard de jeunes garçons avant d'être réemployé en Bretagne, en tant que dirigeant d'un club de tennis de table, peu après une condamnation à cinq ans de prison. Ce ne sont que des exemples parmi d'autres.
Vos articles, comme nos auditions de nombreuses victimes la semaine dernière, semblent démontrer l'existence d'un système, dans le milieu du sport, où les entraîneurs et les éducateurs peuvent violenter physiquement, psychologiquement et sexuellement des jeunes femmes ou des jeunes hommes pendant de très nombreuses années avant d'être dénoncés et, si les faits ne sont pas prescrits, sanctionnés.
De quelle manière, selon vous, les médias peuvent-ils contribuer à libérer la parole ? Pouvez-vous nous indiquer quelles démarches vous entreprenez lorsque vous apprenez, par le biais de lanceurs d'alerte, de telles violences ? Quelles suites y donnez-vous ?
La presse s'est également fait l'écho de scandales liés à la gouvernance dans plusieurs fédérations, par exemple celles de rugby et de football. En 2018, Mediapart a notamment participé aux révélations liées à l'enquête Football Leaks. Pouvez-vous résumer cette affaire ? D'après vous, les choses ont-elles évolué dans le bon sens depuis cette époque, tant au niveau des suites judiciaires qu'au niveau de la gouvernance du football ?
Avant de vous laisser la parole, je rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(MM. Fabrice Arfi et Michaël Hajdenberg prêtent successivement serment.)
Merci infiniment et sincèrement de votre invitation. Depuis quinze ans qu'existe le journal Mediapart, nous avons été convoqués un certain nombre de fois au sein de l'Assemblée nationale ou du Sénat, et c'est toujours un grand honneur de déférer à ces convocations qui nous conduisent, dans le cadre du drôle de métier que nous exerçons, de petit artisan du réel, à participer à la conversation publique et au débat parlementaire.
Vous avez évoqué un certain nombre d'affaires révélées par Mediapart, et nous répondrons bien sûr à vos questions. Mais en préparant cette audition, Michaël Hajdenberg et moi, qui codirigeons le service dit des enquêtes de Mediapart, avons voulu vous parler en particulier d'une affaire qui, si elle est ancienne, puisqu'elle date de 2011, reste d'une brûlante actualité pour les questions que vous vous posez. Le champ de vos investigations comprenant les discriminations, y compris raciales ou ethniques par exemple, nous souhaitons vous raconter un peu la coulisse de cette affaire, ce qui répondra à une partie de vos questions sur les lanceurs d'alerte et le départ des affaires, sur ce que peut le journalisme et ce qu'il ne peut pas – ce qui est parfois aussi bien – et sur les conséquences de nos révélations.
Cette affaire nous tient très à cœur et elle peut apporter, je crois, un éclairage utile à votre commission, parce qu'elle est au croisement d'un tabou et d'une croyance. Un tabou, parce que certains, consciemment ou non, peuvent se faire les instruments de différentes discriminations, et une croyance, parce que l'amour d'un sport, quel qu'il soit, en l'occurrence le football, peut tourner à la passion et que celle-ci, comme toute passion, brouille parfois la raison. C'est de l'affaire des quotas discriminatoires envisagés par la Fédération française de football (FFF) que nous voulons vous parler, un projet occulte mais bien réel, qui a été conçu au sein de la plus grande, de la plus puissante et de la plus riche fédération sportive du pays.
Tout est parti d'une réunion officielle de la direction technique nationale (DTN), la plus grande direction, le vaisseau amiral de la FFF, le 8 novembre 2010. L'objectif était de trouver des moyens discrets – forcément – pour limiter le nombre de joueurs français de type africain et nord-africain. Ce dont il est question dans cette affaire, c'est d'enfants de 12 ans susceptibles d'être sélectionnés dans les centres de formation de la Fédération française de football.
Nous avons eu connaissance de cette réunion dans les moindres détails puisqu'elle a été enregistrée par ce qu'on peut appeler un lanceur d'alerte, qui était depuis plusieurs mois le témoin d'une dérive discriminatoire au sein de la fédération.
Il s'agissait donc d'une réunion parfaitement officielle de la plus importante direction de la plus grande fédération sportive de France. Je le souligne, car quand nous avons fait ces révélations, on a rétorqué, comme si c'était le café du commerce, que les gens avaient bien le droit de penser ce qu'ils veulent et d'en parler entre eux. Or c'était une réunion officielle, à l'image de celles qui ont lieu ici, à l'Assemblée nationale.
Dans cette affaire, nous avons découvert une sorte de trio moteur. D'abord, le patron de la direction technique nationale, François Blaquart, lance une discussion sur le recrutement des enfants dans les centres de formation et sur ce qu'il appelle l'« approche de populations ». L'élément sous-jacent est que, dans les centres de formation français de football, pour tout un ensemble de raisons, il y a peut-être une surreprésentation d'un certain type ethnique et une sous-représentation d'autres types, la discussion portant notamment sur les capacités physiques et intellectuelles qui seraient celles de telle ou telle race.
Le second membre du trio est Erick Mombaerts, à l'époque sélectionneur de l'équipe de France espoirs, qui demande s'il faut qu'on « limite l'entrée du nombre de gamins qui peuvent changer de nationalité ? Oui ? Non ? » avant d'ajouter : « auquel cas, on est obligé de le faire sous le coude ». Le caractère occulte du projet est donc clair.
Le troisième membre du trio est une personnalité très connue : c'est le sélectionneur de l'équipe de France, Laurent Blanc, qui répond qu'il est « tout à fait favorable » à cette proposition et ajoute : « Sincèrement, ça me dérange beaucoup. Ce qui se passe dans le football actuellement, ça me dérange beaucoup. À mon avis, il faut essayer de l'éradiquer ». Et de préciser : « Et ça n'a aucune connotation raciste ou quoi que ce soit ». Laurent Blanc se plaint que des joueurs formés en France mais non retenus dans des formations françaises de football partent jouer dans des équipes nord-africaines et africaines – il ne parle pas de la Suède ! – et propose d'en « limiter » le nombre – étant entendu, je le répète, qu'il s'agit d'enfants de 12 ans, qui sont français. Erick Mombaerts propose alors un quota de 30 %, et François Blaquart répond qu'il veut moins, mais « pas officiellement ».
Pendant la discussion, un homme se lève pour s'opposer au projet terrible qui est en train de se dessiner. Il s'appelle Francis Smerecki, mais il n'est plus là pour témoigner, puisqu'il est décédé il y a quelques années. Il lâche le mot : « c'est discriminatoire ». À l'initiative de Laurent Blanc, pourtant, la réunion se poursuit et dérive même sur des liens entre types raciaux et capacités physiques et intellectuelles. Les Noirs seraient ainsi, je cite Laurent Blanc, « grands, costauds, puissants ». On doit comprendre que les Blancs, la balle au pied, seraient plus habiles et plus malins. Laurent Blanc s'étonne de la surreprésentation de joueurs de type africain – pardonnez-moi cette expression – en France. « Les Espagnols, ils m'ont dit : "Nous, on n'a pas de problème. Nous, des Blacks, on n'en a pas" », déclare-t-il. Erick Mombaerts renchérit : « le jeu, c'est l'intelligence, donc c'est d'autres types de joueurs. Tout est lié ».
Nous sommes au cœur de la Fédération française de football et ceux qui parlent sont les personnes qui décident de la politique sportive et sociale, d'intégration, de ce qui est un des plus puissants miroirs de la société française. M. Blaquart, le DTN, ajoute qu'une consigne a déjà été donnée au directeur de l'Institut national du football, à Clairefontaine, qui était alors Gérard Prêcheur – il ne s'agissait donc pas que d'un projet, Dix ans après nos révélations, alors qu'il n'avait pas voulu témoigner publiquement à l'époque du scandale, ce dernier a confirmé à Mediapart, dans une vidéo, que des consignes lui avaient été données. On lui avait demandé de « prendre au moins 50 % de vrais Français » parmi des enfants qui, tous, étaient français. On a compris, a-t-il ajouté, qu'il fallait se baser sur la couleur de peau. Car comment devine-t-on qu'un Français peut être binational, sinon par sa couleur de peau, par la consonance de son nom, ou éventuellement par sa religion ?
Dans le cadre de cette enquête, André Merelle, ancien directeur de l'Institut national du football, a confirmé qu'il avait senti à la DTN pendant cette période « des relents racistes ». Ce terme est le sien ; nous n'avons jamais parlé de racisme dans nos colonnes, préférant parler de quotas discriminatoires.
Que se serait-il passé si des lanceurs d'alerte, des sources dont la loi nous autorise à protéger le secret, ne nous avaient pas alertés pour mettre fin à ce qui était en train de se préparer ? Deux enfants de 12 ans, rêvant de devenir footballeurs, ayant les mêmes qualités et étant également français, n'auraient pas eu les mêmes chances d'intégrer un centre de formation, au motif d'une hypothétique double allégeance : on aurait considéré celui dont on imagine qu'il a un ascendant né à l'étranger, du fait de sa couleur de peau, de la religion qu'il pratique ou de la consonance de son nom, comme un potentiel traître au maillot. Le privilège des Français, en politique, porte un nom : c'est la préférence nationale, ici appliquée au sport.
Quelle a été la réaction de Laurent Blanc, le sélectionneur de l'équipe de France, quand il a été pris dans la tourmente médiatique de cette histoire ? Par respect du contradictoire, comme la loi de 1881 nous l'impose, nous avons tenté de le joindre avant la publication de notre enquête, pour qu'il puisse commenter et réagir. Il n'a pas souhaité le faire, mais il m'a appelé le soir de la publication pour me dire qu'il n'avait pas participé à cette réunion. Je vous le dis parce que ce n'est pas sans intérêt, me semble-t-il, du point de vue de la fabrique de l'information et des conséquences au sein de la fédération. Je lui ai indiqué qu'il existait une photo attestant sa présence à cette réunion, et qu'elle se trouvait même sur le site de la FFF. « Ah non ! » a-t-il réagi. Mais Laurent Blanc a répondu ensuite qu'il n'avait jamais tenu les propos qu'on lui prêtait. Nous lui avons dit que nous en détenions la preuve, ce à quoi il a répliqué : « Ah, si vous avez la preuve, je suis prêt à discuter ».
Pour ma part, j'adore discuter, mais cette discussion n'a jamais eu lieu. Pire, le lendemain, Laurent Blanc a tenu une conférence de presse, à Bordeaux, durant laquelle il a affirmé « Je n'ai jamais entendu parler de quotas ». Puis : « Pour moi, il n'y a pas de projet de quotas, c'est faux. Et c'est un mensonge de dire que le sélectionneur y a participé » – comme Alain Delon, il parle de lui à la troisième personne. Il a également dit ceci : « Si certains ont cautionné un projet avec des quotas, il faut les punir ».
Le lendemain de cette déclaration, Mediapart a décidé de publier le verbatim intégral de ce qui avait été dit pendant la réunion du 8 novembre 2010. Laurent Blanc finira par s'excuser, quelques jours plus tard, au journal de vingt heures de TF1, de propos qu'il démentait avoir tenus quelques jours auparavant.
Que s'est-il passé au sein de la FFF ? Une commission, présidée par le député Patrick Braouezec et le magistrat Laurent Davenas, a été créée à la FFF pour investiguer sur les faits. Elle a intégralement confirmé ce que nous avions publié. Il est même écrit dans le rapport que la portée des propos tenus le 8 novembre 2010 « pourrait être telle que des enfants de douze ans, français, se verraient refuser l'entrée aux pôles de formation nationaux sur un double critère de discrimination (origine et apparence physique) ». Le rapport préconisait d'« abandonner toute réflexion sur la nationalité sportive […], faux débat pouvant rapidement engendrer des pratiques discriminatoires moralement inacceptables, pénalement répréhensibles et médiatiquement catastrophiques ».
Michaël vous dira quelles conséquences ont été tirées par la suite. Je conclus pour ma part en citant les propos tenus par un historien dans une tribune qu'il a confiée, à l'époque, à Mediapart : « Opposer le “ physique ” au “ technique ” et racialiser l'un et l'autre est une absurdité sportive et une faute morale ». Cet historien a été ministre de l'éducation nationale jusque très récemment : il s'agit de Pap Ndiaye.
Ce qui nous semble intéressant dans cette histoire, que nous avions trouvée terrifiante, ce sont les conséquences, la manière dont la fédération a géré l'affaire. Dans toute société, dans toute communauté, des dérives individuelles peuvent se produire, on le sait bien. Ce qui nous intéresse, journalistiquement, ce n'est pas de pointer la responsabilité de X ou de Y en disant qu'il est très méchant, mais de voir comment réagit, autour de lui, une institution.
Quand nous avons révélé les faits, ils ont suscité la stupéfaction. La ministre des sports, Chantal Jouanno, a tout de suite pris la mesure de nos révélations. Elle a dit que c'était incroyable et que si c'était avéré, des sanctions seraient prises contre le directeur technique national. Elle a même menacé de couper les financements de la fédération. La ministre des sports a donc pris ses responsabilités et évoqué des sanctions très fortes. Mais au bout de deux ou trois semaines, alors que les faits ont été reconnus et ont fait l'objet d'excuses publiques, rien n'a suivi. Le directeur technique national, François Blaquart, a reçu un avertissement et Laurent Blanc a été confirmé à son poste.
Comment un projet reconnu comme discriminatoire, pénalement répréhensible et déontologiquement inadmissible a-t-il pu avoir aussi peu de conséquences ? Le seul qui en a souffert, c'est celui qui avait enregistré la réunion, Mohamed Belkacemi. Cet homme courageux avait d'abord transmis le document à la Fédération française de football – il ne s'est pas adressé à la presse, mais au président de la fédération, se disant que lui et son entourage ne savaient peut-être pas ce qui se passait. Il a donc confié la bande à l'adjoint du président de la FFF. Mais rien ne s'est passé au sein de la FFF, cela n'a choqué personne.
Mohamed Belkacemi n'a pas directement servi de lien avec les médias, mais on pourrait le qualifier, comme Fabrice l'a fait, de lanceur d'alerte. C'est lui qui, au sein de la fédération, alors que beaucoup de gens avaient connaissance du projet, a osé dire que cela posait un problème. Et, alors que toute la France, jusqu'aux plus hauts responsables, avait jugé que le projet était discriminatoire, il est le seul pour qui l'affaire a eu des conséquences : il est au chômage, la fédération refuse de lui donner un nouvel emploi.
Que s'est-il passé entre le moment où l'on s'est dit que si l'affaire était vraie, elle était inadmissible, et le moment où elle a fini par être admissible – puisqu'elle n'y a pas eu de sanction ? Des choses ont été révélées au fil des années, notamment par Chantal Jouanno. Elle a expliqué les pressions politiques exercées sur elle par le président de la République de l'époque, Nicolas Sarkozy, et par le Premier ministre, François Fillon. Elle a raconté dans des interviews que vous pourrez retrouver qu'ils lui ont demandé de quoi elle se mêlait. Autre aspect, plus irrationnel et difficile à développer, parce que peut-être plus philosophique : on ne touche pas aux sportifs.
Ce que nous voulions, c'est un débat de société sur la discrimination. Mais pendant deux semaines, le seul débat a été : Laurent Blanc est-il raciste ? C'est une question que nous n'avons jamais posée, et qui ne peut pas se poser : on ne peut pas qualifier quelqu'un ainsi car personne ne se dit raciste, même à l'extrême droite, pas plus qu'on ne se revendique antisémite. Ce qu'on peut faire journalistiquement, en revanche, c'est documenter des préjugés, des faits, des politiques menées. Mais tout ce qu'on a entendu, c'est que Laurent Blanc n'était pas raciste puisqu'il avait joué avec des footballeurs noirs, et que c'était un bon gars. « Le DTN » nous a-t-on dit, « a même œuvré pour des associations d'aide aux immigrés ». On s'est égaré dans de faux débats – on a noyé le vrai – et on n'a pas apporté de réponses, malgré les rapports officiels. La ministre avait ainsi demandé un rapport d'inspection qui devait être rendu public, mais il ne l'a jamais été ; douze ans plus tard, personne ne l'a entre les mains. En fait, on a étouffé l'affaire.
Pourquoi ? Parce que le sport surpasse tout. Nous avons rencontré le même phénomène lors des Football Leaks. Lorsqu'on s'en prend à Laurent Blanc, à Cristiano Ronaldo, à Lionel Messi ou à n'importe quelle star du ballon rond, même s'il s'agit d'évasion fiscale, de discrimination ou de violences, les affaires ne sont pas réellement traitées, en raison de la réaction, réelle ou anticipée, de ce qu'on appelle l'opinion publique, qui adore ces stars et leur pardonne tout. On dit que c'est la faute de leur entourage, qu'ils ne sont pas racistes, ou que c'est leur agent qui a voulu planquer l'argent à l'étranger etc.
Il y a toujours une bonne excuse et les conséquences sont quasi nulles, même en cas de condamnation, comme on l'a vu lors des Football Leaks : les tribunaux espagnols ont condamné des joueurs pour fraude fiscale, mais le seul qui ait fait de la prison dans cette histoire, c'est le lanceur d'alerte, Rui Pinto. Ce dernier, qui a révélé un nombre incroyable de délits – fraude fiscale, évasion fiscale, dopage… – a été condamné hier à une peine de prison avec sursis, mais après avoir fait un an de détention provisoire. Dans les deux cas, celui de Mohamed Belkacemi et celui de Rui Pinto, les seuls qui ont eu à subir les conséquences des faits terribles qu'ils ont révélés, ce sont ceux qui les ont dénoncés, ceux qui ont voulu qu'ils soient connus. Sans être pour la répression à tout prix, on ne peut que s'interroger sur le type de pression qui existe.
Lorsque les responsabilités et la gravité des faits ne sont pas reconnues, les situations se reproduisent : c'est ce qui s'est passé depuis douze ans. Je vais m'éloigner un peu de la fédération, tout en restant dans le monde du football, car je pense que cela peut être intéressant pour vos travaux.
Depuis 2011, une série d'affaires de discriminations s'est déroulée. On a voulu nous faire croire – mais c'était un alibi, comme l'a dit Lilian Thuram – qu'un problème de binationalité se posait, c'est-à-dire qu'un joueur ayant un grand-père d'une autre nationalité pourrait un jour choisir de jouer sous un autre maillot. C'était du bidon, d'une part parce qu'aucun grand joueur français n'a opté pour une autre sélection, jamais, d'autre part parce que, si la fédération est dans son rôle lorsqu'elle cherche à résoudre un problème, elle ne l'est pas quand elle s'y prend de manière discriminatoire, et enfin parce que quand l'éducation nationale forme des ingénieurs ou commerciaux qui vont ensuite travailler à Londres, à la City, y faire fortune et y payer leurs impôts, personne ne se demande si ces personnes ont trahi la France. Dès lors, pourquoi la question se poserait-elle si un footballeur formé en France jouait pour la sélection d'un autre pays ? Pourquoi, subitement, serait-il un traître à la patrie ?
Nous avons découvert une multitude d'histoires. La plus connue, et l'une des plus récentes, touche le plus grand club français actuel, le Paris Saint-Germain (PSG), qui a jugé qu'il y avait trop de joueurs noirs dans ses centres de formation. Nous avons publié, grâce au Football Leaks, toutes les preuves. Il était écrit noir sur blanc qu'on trouvait qu'il avait trop de Noirs et qu'il fallait donc en refuser. Il y avait même un cas concret, celui d'un jeune de 12 ans, qui jouait à l'époque en Normandie. Des recruteurs le trouvaient formidable et voulaient le prendre au Paris Saint-Germain, mais la direction du club s'y est refusée, estimant qu'il y avait trop de Noirs dans les équipes.
Cette affaire nous a causé beaucoup de regrets, parce que nous n'avons pas réussi à en faire comprendre la gravité. Quand vous exposez ce type de situation, on vous dit que ce n'est pas possible, qu'il n'y a que des Noirs dans le football, que c'est le domaine par excellence où il n'y a pas de racisme. Or c'est l'inverse : des gens trouvent qu'il y a déjà tellement de Noirs qu'il faut des politiques pour en limiter le nombre ou, au moins, introduire quelques Blancs parmi tous ces Noirs, comme ils disent.
On nous dit qu'il y a des Noirs partout dans le football et qu'on ne peut pas dire qu'il y a du racisme. Il y a peut-être des Noirs partout dans le football, mais, comme l'a souligné un autre historien, pas dans les instances représentatives. Si des populations très diverses se mêlent dans le football, socialement et du point de vue de leurs origines, les bureaux des fédérations restent très hermétiques : y règnent des personnes très âgées, de plus de 60 ou 70 ans, voire près de 80, qui ne connaissent pas ces questions et n'y sont pas sensibles. L'absence de mixité dans ces instances contribue certainement au manque de compréhension du problème.
S'agissant du PSG, la question de la binationalité et du risque de voir un joueur se tourner vers une autre sélection ne pouvait pas être un argument : un club est une entreprise privée dont le seul but est d'avoir les joueurs les plus compétents, qu'ils soient noirs ou blancs. Mais non, c'est tout de même la couleur de peau qui a été mise en avant, sans aucune excuse – on trouvait simplement qu'il y avait trop de Noirs. Et pourtant, l'affaire n'a suscité aucune réaction. Dans un premier temps, tout le monde s'est écrié que c'était fou et incroyable mais une semaine plus tard, tant la maire de Paris, Anne Hidalgo, que les membres du gouvernement trouvaient que ce n'était pas si grave, qu'on était bien content d'avoir un grand club à Paris et qu'on n'allait pas l'embêter. Quant à l'enquête judiciaire, elle a à peine été menée – nous l'avons documenté dans Mediapart –, comme si le rayonnement du sport, la nécessité de ne pas toucher aux sportifs, aux grands clubs, s'étendait jusqu'à la justice. Le parquet a mené une non-enquête, sans perquisitions ni auditions des personnes mises en cause. Il a fallu que des associations se constituent parties civiles pour qu'une instruction soit conduite. Nous avons publié tous les documents, et nous verrons bien ce qu'en disent les magistrats.
Nous avons demandé la semaine dernière à M. Lionel Dangoumau, directeur de la rédaction de L'Équipe, quelle suite était donnée par son journal lorsqu'il recevait un signalement concernant des violences ou des discriminations. Comment cela se passe-t-il à Mediapart ? Vous tournez-vous systématiquement vers la cellule Signal-sports du ministère, même si vous manquez d'éléments probants ?
Je vais vous faire une réponse générale qui vaudra pour le cas particulier que vous évoquez, car votre question peut s'appliquer à tous les domaines sur lesquels nous sommes susceptibles d'écrire.
Dans une démocratie, un journal a un rôle social particulier : il n'est pas l'auxiliaire d'une administration, d'un État ou d'un groupe privé. Selon la Constitution française, la magnifique loi de juillet 1881 sur la liberté de la presse et les grands textes internationaux, notre métier consiste à rendre les informations vérifiées d'intérêt public à celles et ceux à qui elles appartiennent, c'est-à-dire aux citoyens. C'est un métier étrange que le nôtre : sur un sujet donné, nous ne sommes au courant de rien, nous apprenons des choses, nous les vérifions et nous les transmettons.
Ce n'est pas parce que quelqu'un nous alerte sur un sujet que nous allons publier un article, faire une enquête, transmettre quoi que ce soit. Notre travail consiste à examiner la nature de l'information qui nous est délivrée, si tant est que ce soit une information – c'en est une quand nous l'avons vérifiée – et à voir si elle est d'intérêt général et si elle ne tangente pas certains secrets parfaitement légitimes en démocratie, comme le secret de la vie privée ou le secret médical, entre autres.
C'est dans cette géographie bizarre que se situe le journaliste, qui a pour rôle d'obtenir des informations auprès de gens qui ne sont pas censés les lui donner, voire qui violent un règlement ou la loi pour le faire. Ce que je vous dis a été consolidé par la jurisprudence en droit interne français et devant la Cour européenne des droits de l'homme. Le secret des sources est essentiel, parce que c'est à nous d'assumer la responsabilité de ce que nous publions, y compris devant les tribunaux. D'une certaine façon, les juges sont les premiers déontologues de la bonne pratique du journalisme et nous ne sommes pas de ceux qui plaident pour une irresponsabilité du journalisme vis-à-vis du juge, comme c'est le cas aux États-Unis par exemple avec le premier amendement. Nous avons évidemment à répondre de ce que nous faisons devant les tribunaux. À Mediapart, nous le faisons régulièrement – et nous gagnons nos procès.
Notre façon d'alerter, c'est de publier des informations, pas de nous transformer en auxiliaires d'une plateforme d'alerte – dont je ne remets en cause ni la légitimité, ni l'utilité. Si des gens choisissent de nous parler, à nous plutôt qu'à ladite plateforme ou à la justice, cette décision leur appartient. Nous passons beaucoup de temps dans notre service, avec Michaël et les dix personnes qui le composent, à essayer de comprendre l'intérêt des gens qui nous parlent. Certains sont habités par une idée du bien commun, d'autres bien sûr sont mus par une forme d'intérêt. Cela vous surprendra peut-être, mais nous ne nous bouchons pas le nez par principe car ce qui nous importe, c'est d'avoir des informations vraies et d'intérêt général.
Si les informations qu'on nous apporte sont vérifiables et d'intérêt général, nous devons les publier ; une fois qu'elles sont sur la place publique, elles appartiennent à tout le monde. Nous, nous levons un lièvre, et c'est à la société civile – dans laquelle j'inclus la société politique – de s'en emparer. Sur des faits de discrimination, d'atteinte à la probité, de fraude fiscale, il peut nous arriver de publier des informations tirées de documents que la justice ne connaît pas. Il est fréquemment arrivé que Mediapart soit destinataire d'une réquisition judiciaire, émise par le service enquêteur ou par les magistrats, nous demandant si nous serions disposés à fournir un document utile pour une enquête. Pour l'anecdote, il nous est aussi arrivé une fois d'être visés par une perquisition, dans le cadre de l'affaire Benalla : les choses ne se sont pas très bien passées et se sont même terminées par la condamnation de l'État pour atteinte à la liberté d'informer.
Pour ce qui est des réquisitions judiciaires donc, et contrairement à d'autres journaux – chacun pour de bonnes raisons – nous acceptons de transmettre des documents. C'est une philosophie que nous avons élaborée au sein de Mediapart depuis le départ, il y a quinze ans. Nous considérons que nous n'avons aucune raison objective d'empêcher la marche d'une administration ou de la justice, si tant est que deux conditions cumulatives sont remplies. La première, c'est que les informations issues des documents recherchés soient déjà connues de nos lecteurs et lectrices. Sinon, nous nous transformerions en auxiliaires de justice : socialement et déontologiquement, nous ne le pouvons pas. La deuxième condition, c'est que la transmission ne puisse en aucune manière, ni directement, ni indirectement, porter atteinte au secret des sources. Ainsi, il arrive que très peu de gens aient eu entre les mains les documents que nous révélons, ou que ces documents soient piégés, par exemple en ne mettant pas la même ponctuation dans tous les exemplaires distribués lors d'un conseil d'administration, ou en introduisant des traces numériques. Or notre trésor à nous, ce sont nos sources. Si nous perdons nos sources, nous perdons tout – car nous ne faisons pas du journalisme de commentaire, mais nous produisons l'information.
Lorsque nous avons réfléchi au périmètre de cette commission d'enquête, il nous a paru évident d'y inclure la question du racisme et des discriminations. L'affaire dite des quotas, dont vous avez fait un exposé très intéressant, remonte à 2010, mais on s'aperçoit que ces pratiques perdurent au sein de la Fédération française de football. Pensez-vous qu'elles soient circonscrites au monde du football, ou bien qu'elles touchent aussi d'autres fédérations ?
Pensez-vous que la structuration et l'organisation de la FFF favorisent l'absence de prise de responsabilité au sein de sa direction ? Après l'affaire des quotas, il n'y a eu aucune analyse de la chaîne des responsabilités et aucune sanction, alors que le racisme est un délit. Or, ne pas sanctionner, c'est cautionner. Mediapart a révélé un autre scandale, au sein de la Fédération française de tennis : avec la FFF, c'est la fédération qui a le plus de moyens. Quels sont, selon vous, les mécanismes qui favorisent l'opacité au plus haut niveau dans ces grandes fédérations ? Est-ce une spécificité française ?
Enfin, je rappelle que l'État met des agents à la disposition du mouvement sportif, car il s'agit d'une délégation de service public. Dans vos échanges avec l'État, avez-vous eu l'impression que le problème était pris en compte à sa juste mesure ? Ou bien diriez-vous, comme vous l'avez suggéré à propos de Fillon et Sarkozy, que le sport, c'est « pas touche » ?
J'ai peur de vous décevoir : la vérité, c'est que nous ne sommes pas des experts du sport français. Le sport n'est pas notre domaine d'enquête. Nous nous y penchons quand nous sommes informés d'histoires qui nous paraissent d'intérêt général et qui soulèvent des questions de société, mais il n'est pas facile de monter en généralité.
Il nous a semblé que l'histoire dite des quotas permettait de mettre en lumière des dysfonctionnements, c'est pour cela que nous l'avons choisie, mais je serais bien incapable de vous dire si c'est propre au monde du football. On peut supposer que ce type de situation se retrouve dans d'autres fédérations, comme dans des entreprises. Ce qui importe, c'est la manière dont ces affaires sont traitées, sur le moment, par les responsables. Le décalage est particulièrement violent dans le sport parce que c'est un milieu qui, a priori, semble très ouvert, un milieu où l'on est censé pouvoir s'épanouir. L'idée qui vient spontanément, c'est que si les jeunes des cités peuvent réussir quelque part, c'est dans le foot ou le hip-hop. Quand on montre que, même dans le foot, il y a des obstacles, cela surprend.
En revanche, à force d'accumuler les histoires sur les fédérations, on a effectivement l'impression d'un dysfonctionnement dans la tutelle. Car quels contrôles sont opérés ? Quels comptes doivent être rendus ? Je ne suis pas en mesure de faire des comparaisons avec l'étranger mais j'ai vu, comme vous tous, ce qui s'est passé en Espagne : le président de la fédération fait n'importe quoi, tout le monde veut qu'il démissionne, et il s'accroche à son poste. Cela rappelle évidemment ce qui s'est passé en France avec Noël Le Graët – qui n'était pas encore président de la FFF au moment de l'affaire des quotas, mais m'avait déclaré au téléphone « s'en battre les couilles ». Par la suite, il a été plus réactif sur ces questions mais, en dépit des nombreux témoignages qui l'accusaient de violences sexistes et sexuelles, il s'est accroché à son poste.
À l'époque de l'affaire des quotas, la ministre Chantal Jouanno, malgré toute sa volonté du départ, s'est heurtée non seulement à une pression politique, mais aussi à une forme d'autonomie de la fédération : c'est un bastion, suffisamment puissant pour faire face à une ministre qui vient se mêler de ce qui ne la regarde pas.
Je ne prétends pas davantage être un expert dans ces domaines mais l'expérience journalistique peut, en creux, donner un début de réponse à votre question.
Il semble effectivement que certaines fédérations fonctionnent comme des baronnies, avec des potentats, a fortiori quand le poids de l'argent y est très important – ce qui implique médiatisation, télévision, droits de retransmission, etc. C'est comme si elles bénéficiaient d'une sorte d'extraterritorialité, qu'elles étaient hors du contrat social. Au niveau du football, cela s'est très bien vu avec les affaires de corruption touchant la Fédération internationale de football, une fédération dont le budget est supérieur à celui de certains États et dont la puissance politique et corruptrice a été documentée par de nombreuses justices internationales sans que cela ait de grandes conséquences dans le débat public et dans la prise de conscience collective des fléaux que cela peut représenter.
Si je parle d'expérience journalistique, c'est que les histoires, nous ne les inventons pas. Si nous avons des informations, c'est que d'autres gens les détiennent. Ces gens peuvent être à la Cour des comptes – qui effectue des contrôles –, dans des inspections générales, dans des ministères et, évidemment, dans des fédérations. Les journalistes sont parfois la dernière chance de personnes qui ont essayé d'alerter l'opinion, qui ont essayé de faire leur travail et qui, pour toutes les raisons que nous avons indiquées, n'ont pas pu le faire. Dans ces cas-là, le journaliste peut être une roue de secours. Mais, je le répète, les informations sont là, les faits sont connus. Je forme le vœu que vos travaux contribuent à une prise de conscience.
En Espagne, il y a eu de grandes manifestations, des milliers de personnes sont descendues dans la rue et le monde politique s'est emparé du sujet : le président de la fédération a fini par démissionner. Le monde politique français doit lui aussi prendre ses responsabilités – au-delà de la question de la tutelle administrative – et susciter un débat public, au plus beau sens du terme. La société civile également doit prendre ses responsabilités. En Espagne, les choses bougent. En France, on a parfois l'impression, du fait de tabous, de croyances, de crispations, de se heurter à une société molle ; on ressent une forme d'apathie face à ces questions, comme si c'était de la nitroglycérine dont il ne faudrait pas trop s'approcher. Du coup, on ferme les yeux, on met tout sous le tapis et on laisse les problèmes perdurer. Or j'ai tendance à penser que c'est comme en mathématiques à l'école : on avance en réglant des problèmes.
Notre travail consiste, pour reprendre la très belle expression de Walter Benjamin, à être des avertisseurs d'incendie. Nous mettons des faits sur la table, en espérant qu'ils vont alimenter le débat public. Mais il arrive que notre signal ne produise que du bruit, du scandale, qui s'évapore aussi rapidement que l'écume de la mer, et qu'on n'en tire aucune espèce de conséquence. C'était le cas pour l'histoire des quotas : en quinze ans, je ne crois pas avoir vécu à Mediapart une telle intensité dans la polémique. Nous avons tous vu des dimanches en famille ou des mariages où les tablées se déchiraient ; nous avons tous entendu que Mediapart disait n'importe quoi et que Laurent Blanc n'était pas raciste. Il y a eu beaucoup de bruit et on en a oublié le signal.
Les médias ont aussi leur part de responsabilité. Je ne veux pas jeter l'opprobre sur L'Équipe, qui a suivi l'histoire des quotas avec beaucoup de diligence, mais j'ai le souvenir d'un éditorial, au début de l'affaire, où son directeur disait que si Laurent Blanc avait bien tenu ces propos, il ne pouvait pas rester sélectionneur. Or, au lendemain du jour où il a fait ses excuses, L'Équipe a dit qu'il devait rester sélectionneur. Tout le monde a le droit de changer d'avis, mais je trouve que c'est intéressant. Il y a des gens qui savent, des gens qui parlent, les informations sont là ; cela ne veut pas dire qu'elles entrent dans des procédures de contrôle effectif et qu'on en débat publiquement. Ne pas être d'accord, ce n'est pas grave. Le taire, c'est pire.
C'est peut-être en matière de réception des informations que le sport présente une spécificité. L'affaire des quotas a déclenché un « pas touche à Laurent Blanc », parce qu'on allait mettre en danger l'équipe de France, qui était en période de qualification pour je ne sais plus quelle compétition. C'était très important, c'était au-dessus de tout : il ne fallait pas déstabiliser l'équipe de France. C'est souvent à cela qu'on se heurte, comme si le sport était tellement important qu'il ne fallait jamais y toucher.
Je pense que toute une partie de la France ne s'est pas remise de l'affaire OM-Valenciennes et considère que la révélation de cette histoire de corruption a été une énorme bêtise, qu'on a cassé un très grand club français, qu'on a cassé du rêve. C'est à cela qu'on se heurte à chaque fois : à une forme de croyance dans l'intérêt supérieur de la patrie – c'est très puissant, même si cela peut prêter à sourire. Journalistiquement, c'est très clair : nous n'avons pas de succès avec ces articles, contrairement à ce que l'on pourrait imaginer. Ils ne plaisent à personne : ceux qui aiment le sport ne sont pas contents parce qu'on casse leur rêve, et ceux qui n'aiment pas le sport n'en ont rien à faire. C'est comme les amateurs de cyclisme qui ne veulent pas qu'on leur parle de dopage. Ces articles ne trouvent pas de public. Peut-être que les fédérations et les politiques le ressentent et se disent que, si ça ne choque personne, mieux vaut ne pas insister. Eux non plus n'ont pas envie d'en subir les conséquences.
Nous avons la chance de travailler dans un journal indépendant et de ne pas traiter spécialement du sport. C'est parfois difficile pour un journal comme L'Équipe, qui a pourtant fait des articles remarquables sur les discriminations ou les violences sexuelles : en effet, ceux sur qui ils enquêtent sont aussi leurs sources. Lorsque L'Équipe a consacré sa une aux problèmes financiers du Paris Saint-Germain, expliquant que le club ne pourrait pas conserver dans son effectif à la fois Neymar et Mbappé, le PSG s'est fâché et a interdit pendant des mois à ses journalistes d'assister aux entraînements et aux conférences de presse du club. Il a aussi interdit à ses joueurs d'accorder des interviews à L'Équipe. Imaginez ce que cela signifie pour ce journal de ne plus pouvoir transmettre quotidiennement à ses lecteurs des informations essentielles, de ne plus pouvoir recueillir les propos des joueurs, qui nourrissent ses colonnes à longueur d'années ! Cela n'encourage pas les journalistes sportifs à révéler des scandales : ils savent qu'ils vont se mettre à dos des sources, et des gens qui, de toute façon, vont rester en place. Si le journal L'Équipe s'était fâché avec Laurent Blanc, ç'aurait été une catastrophe : il aurait accordé ses interviews à d'autres et les ventes auraient chuté. Tout ça pour que tout le monde reste en place.
Je partage votre point de vue : parce que les événements sportifs doivent continuer à faire rêver et que des intérêts politiques sont en jeu, il ne faut rien dire. Mais il faut voir sur quoi les rêves se bâtissent : derrière, il y a des victimes – athlètes, amateurs de sport, bénévoles – qui subissent des pratiques discriminatoires en tout genre et des comportements qui, éthiquement, n'ont pas leur place dans le sport.
Dans l'affaire des quotas, la réunion que vous avez évoquée a eu lieu en novembre 2010, juste après le fiasco de Knysna. Le football français était alors au plus mal. Vous avez rapporté une vision racialiste des choses : les joueurs seraient plus ou moins athlétiques ou dotés d'une bonne intelligence du jeu selon leur couleur de peau. Selon vous, quelle était l'ampleur, à l'époque et dans les années qui ont suivi, de ces préjugés au sein de la FFF et, au-delà, dans les autres fédérations sportives ? Avez-vous d'autres exemples ?
S'agissant des joueurs binationaux, je note qu'on ne traite pas la question de la même façon dans le monde du rugby. Dans le foot, les jeunes joueurs prometteurs deviennent très vite un enjeu pour les pays alors que, depuis des années, des binationaux sud-africains ou fidjiens sont présents dans l'équipe de France de rugby et lui apportent beaucoup. Comment expliquer ce paradoxe ?
Il est vrai qu'il y a un paradoxe, mais on n'a même pas besoin de prendre des exemples en dehors du football. L'équipe de France a cherché à séduire David Trezeguet, qui était franco-argentin et qui se destinait plutôt à jouer en Argentine ; elle a aussi tenté, en vain, de séduire Gonzalo Higuaín, qui était argentin et n'avait aucun lien avec la France, si ce n'est qu'il était né à Brest parce que son père y avait joué. On n'a jamais eu de scrupules à aller chercher ailleurs ceux qui pouvaient faire la gloire de la France. On ne compte pas les athlètes russes à qui l'on a accordé la nationalité française pour avoir une médaille de plus aux Jeux olympiques.
C'est donc qu'autre chose se joue derrière, que l'enjeu n'est pas là. Il y a certainement des préjugés qui concernent les qualités footballistiques, qui reprennent de vieux schémas morphologiques que l'on pensait dépassés depuis les années 1930, ou des éléments d'ambiance comme l'image de la racaille : on estime que certains types de populations vont mettre une mauvaise ambiance dans le vestiaire, ou trop protester. Pour moi, ce sont ces préjugés, conscients ou inconscients, qui font que l'on en vient à envisager ce type de politique discriminatoire.
Que peut une fédération ? En France, c'est la Ligue de football professionnel qui organise le championnat, mais on pourrait imaginer que la FFF, voire le ministère, ait un droit de regard sur ce qui s'y passe. Vous me demandez si j'ai d'autres exemples : pas besoin d'aller jusqu'au niveau de l'équipe de France pour en trouver. En 2012, nous avions documenté la situation du Paris Football Club (Paris FC), qui évoluait en troisième division. Le président de l'époque, Pierre Ferracci, est toujours en fonction. Il est très connu, président du groupe Alpha, proche de la CGT – plutôt l'image d'un homme de gauche. Or nous avions eu des échos sur une politique de quotas dans son club. Nous sommes allés le voir et il nous a dit la chose suivante : « Bien sûr, il y a des caractéristiques positives ou négatives, qu'on retrouve chez les uns ou chez les autres. Tout le monde vous dira que les Blacks, certains Blacks, sont doués techniquement, très forts physiquement, parfois un peu décontractés, un peu indolents, et que ça peut être préjudiciable en termes de concentration. »
À l'époque, le Paris FC avait une double présidence. Nous sommes donc allés voir l'autre président, Guy Cotret, pensant qu'il aurait une réaction très critique parce qu'il se battait pour prendre la tête. Guy Cotret était membre du directoire de la Caisse nationale des caisses d'épargne, président du Crédit foncier de France. Il est ensuite devenu président de l'AJ Auxerre, puis patron des présidents de clubs français – tout cela pour dire que son avancée n'a pas vraiment été contrariée par la suite. Il avait pourtant répondu : « Quand on a une composition d'équipe avec seulement des joueurs africains, en termes de mobilisation, d'esprit de révolte, ce n'est pas toujours facile à animer. Ils ont un caractère qui engendre un certain laxisme. À chaque fois qu'on a été mené au score, on n'est jamais revenu, on ne l'a jamais emporté. C'est la race, pas la race, je n'en sais rien. »
Ce type de propos, tenus par des dirigeants de club et relayés par des médias, ne suscitent aucune réaction, ni dans le monde du football, ni au ministère, ni à la fédération. Le journaliste Daniel Riolo, dans Racaille Football Club, indiquait qu'un certain nombre de clubs limitaient le nombre de musulmans dans leurs effectifs. Le président du syndicat des clubs professionnels, qu'il citait dans ce livre, revendiquait cette existence de quotas. Il disait : « Si vous avez 60 %, voire 80 %, de joueurs d'origine africaine dans un club […] la vie sociale du club n'est plus la même ». « Il y a par exemple des joueurs qui viennent de tribus dominantes et, du coup, ce sont toujours eux qui décident et pas les autres. » Et il ajoutait : « Et qu'on ne me dise pas que je suis raciste, ma belle-fille est camerounaise. » Cela n'avait suscité aucune réaction, pas même une demande de démission de ce patron des clubs français.
Autre exemple, Willy Sagnol, ancien joueur de l'équipe de France, a tenu des propos assez proches de ceux de Laurent Blanc, et il y en a bien d'autres.
Il n'y a donc pas eu de prise de conscience à l'époque, malgré notre travail – peut-être nous y sommes-nous mal pris. Il n'y a eu aucune conséquence alors que ces pratiques existaient dans certains clubs, comme cela a été prouvé plus tard au PSG. On peut soupçonner qu'elles perdurent, puisqu'elles sont assumées par un certain nombre d'acteurs du football. Je ne sais pas ce qu'il en est dans d'autres sports.
Lorsque cette réunion s'est déroulée, cela faisait des mois, pour ne pas dire des années, que l'on entendait dans l'air ambiant parler de communautarisme, de traîtres à la patrie, de gens qui ne se sentent pas vraiment français… Il s'agissait de chercher des boucs émissaires, comme on le voit dans l'ensemble de la société. Des intellectuels participaient à ce mouvement, comme Alain Finkielkraut, qui évoquait une équipe de France « black black black ». Erick Mombaerts, lui, affirmait en 2010 : « L'équipe de France est beur black blanc, et j'insiste sur l'ordre. Il va falloir y remédier. »
Il existait donc des signaux faibles. Ce qui m'intéresse, c'est comment ce genre d'atmosphère peut, sans qu'on s'en rende compte, jusqu'à ce que le journalisme le documente, orienter une politique publique – comment des gens aussi cortiqués, à des places aussi puissantes, peuvent transformer des propos de café du commerce en éléments concrets de politique publique. C'est un enseignement très actuel. C'est parce que des gens en interne ont compris ce qui se passait qu'ils ont essayé de mettre fin au projet, en recourant à des journalistes.
Nous avons été sidérés à l'écoute des propos tenus lors de cette réunion, qui nous replongeaient dans des théories racialistes dignes de Gobineau. Ces thèses sont absurdes, mais elles ont été le moteur d'un projet de politique publique. C'est sur cette base que l'homme le plus puissant dans ce domaine, le sélectionneur de l'équipe de France, a pu dire : « Les Espagnols, ils m'ont dit : "Nous, on n'a pas de problème. Nous, des Blacks, on n'en a pas". »
L'affaire Galtier, qui est en cours, présente des similitudes avec celle que nous évoquons. Nous verrons quelles suites lui seront données. Il est choquant qu'il y ait eu aussi peu de changements au sein de la FFF depuis 2011, et il importe que la justice sanctionne les auteurs de ces actes.
En juillet, votre confrère Romain Molina nous avait confié que des journalistes étaient au courant d'un certain nombre d'affaires qu'ils ne publiaient pas, parce qu'ils subissaient des pressions ou ne souhaitaient pas être mis en difficulté. Confirmez-vous ces pratiques ?
Je ne peux pas répondre car je ne dispose pas d'exemples concrets, précis et documentés. Ce serait du simple commentaire.
Ces journalistes disposent-ils de véritables informations, recoupées, publiables ? Nous ne nous interdisons pas de travailler sur des cas de censure, mais nous n'avons pas documenté de cas de ce type. En tout cas, il n'y a pas de spécificité sportive en ce domaine. Ainsi, des dirigeants de partis ne parlent plus à certains de nos collègues journalistes politiques qui ont révélé tel ou tel fait concernant leur mouvement ou leur entourage ! Les journalistes perdent alors leurs sources et n'ont plus accès à certaines informations.
Comment expliquez-vous l'absence d'évolution, au sein de la FFF, sur la question du racisme et des discriminations ? Est-ce pour protéger le sport à tout prix, comme on l'entend beaucoup dans l'athlétisme ? Est-ce dû à l'absence de sanctions ? Au fait que le politique ne s'en empare pas ?
Mediapart a publié plusieurs articles sur la sélection en équipe nationale de rugby de Bastien Chalureau. Condamné en première instance, il continue à nier les accusations de racisme et a fait appel. Le Président de la République a estimé dans une interview à L'Équipe qu'il serait préférable que le joueur ne soit plus sélectionné si la condamnation était confirmée en appel. Quel équilibre trouver entre le respect de la présomption d'innocence et la lutte contre le racisme ?
Ce dernier point excède le champ du sport. La question de la présomption d'innocence et de la valeur de la condamnation est épineuse, et fondamentale.
La présomption d'innocence interdit d'affirmer que quelqu'un est coupable d'une infraction pénale tant qu'il n'a pas été condamné définitivement pour cela – ce qui n'empêche pas, en attendant, de discuter des faits. Dans le monde politique, on a assisté à une évolution des pratiques sur ce sujet. Selon la jurisprudence Balladur, un ministre mis en examen devait démissionner. Il s'agissait d'éviter que le soupçon visant l'intéressé ne s'étende à l'institution, et de faire en sorte que chaque membre du gouvernement se consacre pleinement à sa tâche. Les choses ont beaucoup changé, y compris dans l'esprit du président Macron. En mars 2017, alors candidat, ce dernier affirmait que, bien évidemment, un ministre mis en examen devrait démissionner. Pourtant, deux ministres en fonction vont être jugés d'ici à la fin de l'année : Olivier Dussopt pour favoritisme, et Éric Dupond-Moretti pour prise illégale d'intérêts. Un secrétaire d'État était précédemment resté au gouvernement jusqu'à sa condamnation.
Chacun peut avoir son avis en la matière mais, en tout état de cause, il y a eu une évolution. À la lumière de ce qui se passe dans le rugby, on découvre que, pour le Président de la République, le critère est désormais la condamnation en appel – bien que celle-ci ne soit pas non plus définitive, puisqu'on peut toujours se pourvoir en cassation. Alors, faut-il attendre l'arrêt de la Cour de cassation, voire la décision de la Cour européenne des droits de l'homme dix, quinze ou vingt ans après les faits, pour réagir ? La situation judiciaire empêche-t-elle politiquement de le faire ?
À la suite de nos révélations sur le chantage à la sextape que Gaël Perdriau, maire de Saint-Étienne, est accusé d'avoir monté contre son premier adjoint, et avant même sa mise en examen, Les Républicains – je précise que d'autres partis politiques agissent de même – ont décidé de l'exclure de leurs rangs. C'est une décision politique qui n'est pas systématiquement prise dans d'autres cas, même à l'égard de personnes condamnées définitivement.
Il ne me paraît donc pas justifié de conditionner la réaction politique, administrative, citoyenne à la décision judiciaire. La justice, dans une affaire pénale, se prononce uniquement sur le caractère pénalement répréhensible d'un acte.
Pour en revenir à votre première question, l'absence d'évolution est selon moi la marque d'une faillite générale, de la lâcheté politique, de la passion sportive et de liens d'intérêts. Comment est-il possible que ce que nous avons raconté n'ait pas fait débat ? Je pense que c'est comme un muscle, ça se travaille. S'agissant de la lâcheté politique, je pense que certains responsables considèrent qu'ils n'ont pas grand-chose à gagner à aller sur ce terrain et à se mettre à dos des millions de passionnés. Cela étant, mettre des mots sur l'affaire des quotas ne signifie pas ne pas aimer le football ! Et j'inclus les médias dans cette faillite générale.
Depuis le début de nos auditions, nous constatons que peu de progrès ont été accomplis au cours des dernières années. Nous avons le sentiment qu'il y a toujours un point de blocage. On ne touche pas à la statue du commandeur. Le PSG, par exemple, est un peu le gagne-pain de L'Équipe ; le quotidien ne publie pas l'intégralité des informations qu'il détient sur le club. Cela renvoie à la question de la déontologie journalistique. Nous cherchons les moyens d'éviter que les dysfonctionnements que nous identifions se reproduisent à l'avenir. Or je ressens souvent une forme de fatalisme de la part des personnes que nous auditionnons. Il ne semble pas y avoir de solution. Le sport, en l'occurrence le football, paraît au-dessus de tout. Le sélectionneur de l'équipe de France que vous évoquiez, par la suite, est devenu entraîneur de clubs prestigieux et consultant de médias importants. Que pourrait-on faire pour que la société reconnaisse les faits commis et pour que ceux-ci soient sanctionnés ?
Le journaliste est plus habitué à exposer les problèmes qu'à réfléchir aux solutions, mais la FFF me donne l'impression d'être un petit milieu. À l'époque des faits que nous avons évoqués, le président de la Ligue de football professionnel, Frédéric Thiriez, avait appelé dans une tribune à la fin des polémiques – son propos ne portait pas sur la fin des discriminations. On parle parfois de la famille du football. Ce sont des gens qui se fréquentent et travaillent ensemble depuis des années, parfois des décennies. Ils statuent entre eux, se rendent des services. Lorsque l'un des leurs est mis en cause, ils font bloc, comme cela peut se produire n'importe où ailleurs. Il manque peut-être un regard extérieur, ce qui est une nécessité pour toute institution. On pourrait envisager qu'une autorité de tutelle, une Cour des comptes, examine les questions éthiques. À l'heure actuelle, il existe certes des plateformes, mais des blocages empêchent la remontée de l'information.
Quelques semaines après nos révélations sur le scandale des quotas, en mai 2011, a eu lieu la journée de détection de Clairefontaine – celle pour laquelle on avait demandé à Gérard Prêcheur de prendre des « vrais Français ». Dans tous ceux qui se sont présentés figurait un joueur français aux origines algériennes et camerounaises : Kylian Mbappé. Si les quotas envisagés un mois auparavant avaient été appliqués, peut-être la FFF ne l'aurait-elle pas sélectionné, de crainte qu'il ne joue un jour pour l'Algérie ou le Cameroun ! On ne peut pas dire que ces gens soient guidés par l'intérêt du football français, puisqu'ils prennent le risque de passer à côté de talents exceptionnels. D'ailleurs, dans l'équipe qui a emmené la France en finale de Coupe du monde, il y a dix Noirs sur onze joueurs. Mais même un argument aussi rationnel que celui-là est difficile à faire entendre.
Le principal invariant que je perçois dans toutes les affaires politico-financières sur lesquelles j'ai travaillé, affaire des quotas comprise, est le sentiment d'impunité – plus que l'argent par exemple. L'absence de sanction vaut approbation : c'est ainsi que se sédimente l'impunité. Or on sait que la sanction la plus efficace est celle qui vient de son milieu, plus que la sanction judiciaire, administrative ou politique, même si elle ne les exclut évidemment pas. Il faut avoir le courage de constater les choses et de décider en conséquence, chacun à sa place.
Le corollaire de ce sentiment d'impunité très présent dans ces baronnies est la fatigue démocratique. Dans des périodes de crise, beaucoup souhaitent que l'on n'égratigne pas la petite part de rêve qui reste. Pour ma part, il me semble que la petite part de rêve doit être exemplaire.
Ce qui me mène à une troisième remarque : on touche là un peu au sacré. Devrions-nous aller vers une loi de séparation de l'État et… du sport ? Plaisanterie à part, il faut être capable de raisonner contre ses propres passions, ce qui est très difficile.
L'argent constitue aussi un facteur essentiel. Le PSG représente un enjeu financier majeur. Je pense que les journalistes auront du mal à publier des informations sur les prochains Jeux olympiques car tout le monde a intérêt à ce qu'on ne gâche pas ce moment, qu'on ne salisse pas l'image de la France. Un journaliste qui aura vent d'un marché truqué, d'un retard, d'une pollution peinera à trouver des sources car il fera face aux intérêts conjugués du sport, de la politique et de l'argent. Ce n'est pas nouveau : le drame du Heysel nous rappelle que l'on a déjà joué dans un stade en présence de morts – le spectacle devait continuer, quoi qu'il arrive. Tout le monde a trouvé cela normal, à l'époque. On a très peu évolué. Le sport, surtout le foot, mondialement partagé, surpasse tout.
N'oublions pas que le sport, c'est de la politique. Le PSG est la propriété d'un État, et ce n'est pas une exception. Il ne s'agit donc pas que de sport. Des États poursuivent leurs intérêts avec le sport, parfois au détriment de la passion de millions de personnes. Ils utilisent ces véhicules qui ont une dimension diplomatique, financière, politique. Ils sont parfois impliqués dans des procédures judiciaires, comme le Qatar pour l'attribution de l'organisation de la Coupe du monde de football en 2022.
Messieurs, merci de votre présence ce matin. Si vous souhaitez nous faire parvenir d'autres informations ultérieurement, vous pourrez le faire par écrit.
La séance s'achève à douze heures cinquante.
Membres présents ou excusés
Présents. – Mme Béatrice Bellamy, M. Stéphane Buchou, Mme Pascale Martin, Mme Sophie Mette, M. François Piquemal, Mme Claudia Rouaux, Mme Sabrina Sebaihi